L’oubli : jalons pour une approche transdisciplinaire

Oblivion: Milestones for a Transdisciplinary Approach

Plan

Texte

Phénomène physiologique et psychologique, objet philosophique, l’oubli n’a pas été ignoré des diverses sciences humaines et sociales, soucieuses d’apporter leur éclairage sur un phénomène qui alimente nombre de débats de société. Recherché ou refusé, éphémère ou durable, cet oubli constitue aujourd’hui encore un objet d’enquête pour de nombreux chercheurs venus de toutes les disciplines, aspirant à explorer les zones d’ombres des « mémoires culturelles collectives » (Assmann, 1999) et à questionner les omissions et refoulements communs, les secrets et tabous partagés. Trop souvent, cependant, ils s’y emploient sans s’affranchir des cloisonnements disciplinaires et/ou nationaux, à rebours des pétitions de principe sur l’interdisciplinarité et l’interculturalité devenues la norme des discours épistémologiques.

Les coordinateurs et les auteurs du présent dossier entendent dépasser les déclarations d’intention, en combinant la diversité de leurs profils et de leurs domaines d’expertise – thématiques et géographiques – pour esquisser collectivement une cartographie identitaire de la problématique de l’oubli. Celle-ci comprend deux dimensions indissociables : d’une part, la réalité sociale, faite de processus historiques et de dynamiques immédiates ; d’autre part, l’imaginaire social, c’est-à-dire la perception de cette même réalité (représentations, images) et la construction de discours collectifs (mythes, croyances, valeurs). Les contributions ici réunies s’organisent autour de deux axes majeurs, qui ne prétendent nullement épuiser les possibilités de questionnements.

L’oubli à l’ère du numérique : objet d’étude et défi déontologique

La première partie de ce numéro réunit quatre articles ayant trait à la question du numérique dans une perspective déontologique, problématique qui préoccupe en particulier les sciences de l’information et de la communication, mais aussi les professionnels de la documentation et des bibliothèques.

À l’ère du big data et de l’énorme augmentation de la capacité de stockage de données et d’informations, la question de l’oubli comme droit ou comme nécessité se pose tant au niveau individuel qu’au niveau social. En France, dans le cas du numérique, l’oubli devient une revendication morale : le « droit à l’oubli » impliquant le droit à « l’anonymat, à l’incognito et à la solitude1 » est relié à la vie privée. Côté juridique, ce lien est explicité dans deux chartes2 contenant des restrictions sur la durée d’exploitation des données personnelles par les professionnels de la publicité électronique, les moteurs de recherche et les sites de réseautage social ainsi que sur la suppression de résultats de requêtes de contenus qui n’apparaissent plus en ligne.

En sciences de l’information et de la communication, la notion d’oubli est conjuguée avec celle de trace, qui se définit comme l’enregistrement et la textualisation des données générées par l’usage des dispositifs numériques. En effet, l’avènement du numérique a eu comme conséquence la scripturalisation d’un grand nombre d’actions non scripturales avant l’ère digitale : l’envoi d’un courrier, l’achat d’un produit ou l’accès à un document et la consultation de ce même document passent aujourd’hui obligatoirement par une série d’actes d’écriture dont les traces sont enregistrées, mémorisées matériellement. Ces traces peuvent être textualisées, afin d’être utilisées à des fins scientifiques, économiques, politiques ou commerciales. En plus, les traces enregistrées sont souvent interprétées en tant qu’indices identitaires d’une personne ou d’une collectivité et dans ce cadre, l’expression « identité numérique » signifie l’ensemble des productions écrites concernant un objet qui s’accumulent ou s’effacent dans le temps.

Vu sous l’angle de la numérisation croissante des sociétés, l’oubli correspond surtout à l’absence de trace écrite, d’empreinte inscrite dans une matérialité, et devient potentiellement une notion chargée de connotations idéologiques. « Droit à l’oubli », « web éphémère », « bulle de filtres » sont des expressions fréquemment utilisées par ceux qui souhaitent s’opposer à un univers numérique tout-puissant et qui revendiquent la mise en œuvre de méthodes d’effacement de traces. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant d’observer une augmentation des demandes de suppression de liens adressées aux opérateurs de moteurs de recherche et l’émergence de dispositifs de communication pour l’effacement des traces numériques.

Par ailleurs, la revendication du « droit à l’oubli » se relie à la critique des méthodes de production de valeur basées sur les activités quotidiennes des internautes, qui sont appliquées par les grandes entreprises de commerce électronique. Les traces enregistrées et textualisées alimentent des bases de données commercialisables et se transforment ainsi en source de bénéfices. Il s’agit – sur le plan politique, économique et moral – non seulement de protéger l’identité et l’intimité des internautes, mais aussi de protester contre l’idée du « travail gratuit », que celui-ci soit direct (production de données) ou indirect (récupération de données).

Dans tous ces discours et débats de société, nous retrouvons comme dénominateur commun l’oubli matériel qui prend la forme de l’effacement documentaire. En effet, l’apparition des technologies numériques dans tous les domaines de l’activité humaine a profondément modifié les rapports de l’homme avec son environnement et amené à ce que nous pourrions appeler une « redocumentarisation du monde » (Pédauque, 2007). Toute action passe par l’écrit, mais l’écrit lui-même ne cesse de se transformer. Des pratiques récentes comme l’écriture participative, la possibilité d’effectuer de nouvelles actions d’écriture sur des documents anciens, le développement de l’indexation de contenus dans les archives numériques et la transformation continuelle des documents sur le web ne sont que quelques exemples de structures « écrites et écrivantes » (Jeanneret, 2007 : 149). Elles soulèvent en permanence la double question de la mémoire et de l’oubli, étant donné qu’il s’agit de systèmes qui imposent de nouvelles règles et qui formatent les processus de sélection, d’effacement ou de pérennisation de contenus. Les « écrits d’écran » numériques (Souchier, 1996) sont dynamiques, c’est-à-dire transformables et gérés par des algorithmes qui conditionnent la relation de l’homme avec son univers, son histoire et son patrimoine.

En d’autres termes, le numérique permet de réunir de nouvelles mnémotechnologies qui déterminent le renouvellement des processus de mémoire et d’oubli. Dans le monde numérique, les anciens contenus en provenance des univers technologiques précédents (formats imprimés et audiovisuels, en particulier) se modifient en même temps que de nouveaux contenus s’ajoutent ou s’effacent. Selon Milad Doueihi, le numérique est caractérisé par la convergence entre un héritage culturel complexe et une nouvelle technique (Doueihi, 2011 : 9). Cet héritage est conservé grâce aux processus d’archivage ouverts et collectifs (souvent publics ou non commerciaux), mais en même temps soumis au traitement des grands systèmes de gestion de contenus (de type privé et commercial) qui dominent l’univers du web. Sur le plan technique, l’enregistrement et l’indexation des anciens et des nouveaux contenus deviennent l’objet de réflexions et de négociations culturelles et sociales entre les producteurs, les gestionnaires et les utilisateurs de contenus en ligne.

Pour Dominique Cotte (« La culture numérique entre l’appréhension de l’oubli et la fabrication de la mémoire »), le numérique introduit un nouveau paradigme informationnel, au sein duquel les agencements entre objets numériques sont autant source d’information que les contenus eux-mêmes. Étant donné que l’enregistrement de la totalité de ces flux d’information n’est pas possible et/ou souhaitable, l’auteur s’interroge sur un nouveau rapport à la mémoire et à l’oubli, basé sur une gestion informationnelle au service du mouvement et renonçant à l’accumulation systématique des contenus stabilisés. À l’opposé de Dominique Cotte, Antonio Fernández Vicente (« L’oubli [im]possible et la mémoire artificielle : de l’écriture au Web ») formule l’hypothèse de l’impossibilité de l’oubli dans le web, puisque le support numérique est caractérisé par sa capacité à enregistrer et à rendre visible toute action et toute information. Or, selon l’auteur, l’oubli ne s’oppose pas à la mémoire : il a une fonction complémentaire en ce qu’il donne sens au souvenir. L’abolition de l’oubli dans le numérique ne peut donc que dévaloriser la mémoire. Le rôle de l’oubli dans la conservation de la mémoire est également analysé par Lénaïk Leyoudec (« Instrumenter la mémoire : contrecarrer l’oubli à l’échelle du document ») : à partir de l’étude empirique d’un corpus de films patrimoniaux, l’auteur démontre comment l’oubli devient un élément constitutif de la mémoire dans la reconstruction de l’intelligibilité d’un document d’archives décontextualisé. De leur côté, Aude Roelly et Marie Ranquet (« Entre oubli et mémoire, l’archiviste funambule ») étudient le rôle de l’archiviste en tant qu’acteur évaluateur et décideur. Elles examinent le processus selon lequel l’archiviste évalue les contenus et se forge une opinion face à un ensemble documentaire pour décider de sa conservation (mémoire) ou de son élimination (oubli). Divers facteurs interviennent dans cette décision.

L’oubli au tournant du xxie siècle : enjeu historiographique, réconciliation collective et équation personnelle

L’oubli intéresse naturellement au premier chef les historiens et les civilisationnistes, qui ne l’envisagent pas seulement dans sa dimension réductrice et négative, seule retenue par les dictionnaires qui mettent l’accent sur la défaillance irréversible de la mémoire provoquée par un effacement des traces – obstacle et défi à l’élaboration de ce que Paul Ricœur appelait l’« opération historiographique » (Ricœur, 2000). Tout au contraire, ils affirment qu’en l’oubli réside la condition même de la mémoire et de l’histoire, puisque l’on ne peut tout mémoriser – chez Borgès, Funes el memorioso, l’homme qui se souvient de tout, sombre dans la folie (Borgès, 1957). Il ne peut même y avoir de pensée sans oubli, car penser implique de hiérarchiser, donc de sélectionner et, par là même, d’oublier. Ainsi toute mémoire est-elle par définition sélective (Schaeffer, 2013). On suggère, dans cette seconde partie, trois pistes de réflexion parmi d’autres envisageables.

La première est d’ordre épistémologique et historiographique. La science historique a d’une certaine manière fondé ses avancées majeures sur le vide de l’oubli, lorsque l’école des Annales puis la Nouvelle Histoire ont braqué le projecteur sur ces grandes oubliées qu’étaient les masses silencieuses. Pour autant, a-t-elle pour vocation première de lutter contre l’oubli ? La société et les médias assignent aujourd’hui volontiers à l’historien une fonction de premier agent d’un « devoir de mémoire » qu’il ne regarde pas sans circonspection, tant les finalités idéologiques qui peuvent motiver les revendications mémorielles du politique (voir le débat piégé sur les aspects positifs de la colonisation) et/ou de certains groupes d’intérêt entrent en conflit avec la déontologie scientifique3. Le grand défi consiste à « introduire une référence historienne dans un espace public saturé d’activisme mémoriel » (Grillot, 2014). Jusqu’à quel point la mémoire, d’essence affective voire passionnelle, et la mise à distance que suppose l’analyse historique sont-elles compatibles ?

Dans une perspective plus méthodologique, on peut s’interroger sur la façon dont historiens et civilisationnistes composent avec l’oubli, notamment dans la première phase documentaire de l’opération historiographique. D’où un possible prolongement sur la place de l’archive. Incomplètes voire sélectionnées, parfois même falsifiées, les archives ne sont-elles pas elles-mêmes des lieux d’oubli ? Dès lors, le chercheur ne risque-t-il pas de devenir fabricant ou complice de l’oubli ? Dans un autre registre, on peut s’interroger sur l’avenir de la recherche historique dans un contexte de généralisation de formes dématérialisées d’archivage pouvant accroître le risque de trou noir4 ? Ne serait-ce que d’un point de vue technique, en effet, la pérennité de l’archivage numérique exclusif pose question. La perspective d’un effacement massif des traces du passé doit en outre être pensée en lien avec le « droit à l’oubli numérique » qui s’affirme comme une revendication croissante des citoyens-consommateurs, lesquels n’entendent pas le limiter aux informations qualifiées de « sensibles » (opinions politiques et religieuses, informations médicales, etc.). La puissance publique – qu’il s’agisse de la CNIL en France ou des institutions européennes – tend à faire droit à cette aspiration des individus à maîtriser les traces électroniques de leur existence publique et privée, comme en témoigne la récente instauration d’un formulaire de « droit à l’oubli », imposé depuis le 13 mai 2014 à la société Google par la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE)5.

Une seconde piste de réflexion prenant en compte, dans une perspective ricœurienne, la dimension active d’un oubli force agissante, envisage celui-ci comme condition de la réconciliation collective. Les séquences historiques en offrant l’exemple sont nombreuses, toutes périodes confondues. Au tournant des ive-ve siècles av. J.-C., alors que les factions athéniennes rivales s’entredéchirent sous l’œil de l’occupant spartiate, Archinos, qui prône l’amnésie et interdit jusqu’à l’évocation des crimes passés, parvient à pacifier les esprits (Sartre, 2006). C’est bien sûr l’oubli que le célèbre édit de Nantes de 1598 – comme du reste les précédents édits royaux de pacification – compte pour clore les guerres civiles les plus longues de l’histoire de France, les guerres de Religion, en prescrivant que « la mémoire de toutes choses passées […] demeurera éteinte et assoupie, comme de choses non advenues » (Christin, 2009). C’est encore sur l’oubli et l’effacement du passé que se fonde le concept d’« heure zéro » (Stunde Null) de l’Allemagne d’après-guerre, la transition démocratique dans l’Espagne post-franquiste et la réconciliation nationale prônée en septembre 2005 par le président algérien Abdelaziz Bouteflika6. Au « devoir de mémoire » pourrait donc être opposé sans provocation aucune un « devoir d’oubli », d’« oubli nécessaire » permettant le vivre-ensemble (Joutard, 2006). Or, de l’amnésie découle cette invention d’Archinos, l’amnistie – les deux vocables partagent d’ailleurs une commune étymologie grecque –, l’une de ces « institutions de l’oubli » auxquelles appartient également la prescription (Ricœur, 2002 : 26).

C’est bien d’institutions qu’il s’agit, en tant que créations de pouvoirs étatiques qui sont les premiers prescripteurs volontaires et systématiques de l’oubli. Garantissent-elles un oubli effectif ? Rien n’est moins sûr, pour deux raisons au moins. D’abord parce que ni la contrainte, ni la persuasion ne le peuvent, car plus grands sont les efforts intentionnellement déployés pour oublier, plus l’objet à oublier « se place au centre de notre conscience », souligne Umberto Eco (Eco, 1999 : 237). Ensuite parce qu’il ne peut y avoir d’apaisement sans exigences minimales de justice : une amnistie qui absoudrait trop largement ne peut recueillir l’adhésion des victimes des abus ou des crimes les plus criants – c’est là que le bât blesse en Algérie. On touche ici à l’existence d’un autre oubli, qui n’aurait pas les vertus pacificatrices de l’« oubli nécessaire » : l’oubli « pervers », participant de stratégies de dissimulation et d’évitement de responsabilités. Le drame de la mémoire de la guerre d’Algérie n’est-il justement pas de voir succéder, à une période de silence susceptible de panser les plaies, un oubli aux intentions moins avouables ? Toute injonction d’amnésie serait donc vaine. De même, toute entreprise institutionnelle d’effacement des traces d’un passé honteux n’est-elle pas vouée à l’échec, ne générant que le refoulement et l’enfouissement de la culpabilité dans le silence ? Ainsi à Vichy, dont la population aspire, sans y parvenir, à l’oubli radical d’une séquence de l’histoire de la ville (Haas, 2002).

Puisque l’oubli ne peut être imposé, il doit être catalysé au moyen d’éléments générateurs de consensus7. Il peut s’agir de ruptures symboliques, telles que la création, par la Révolution française, d’un nouveau calendrier marquant la naissance de la République et la mort de l’Ancien Régime. Quelle place, ici, pour le mensonge, qui peut constituer un ultime recours lorsque le désir de vengeance est trop fort pour être complètement canalisé ? C’est au prix du « mensonge patriotique » du général de Gaulle, concédant par défaut un « brevet de bons Français » à tous ceux qui ne firent pas partie du demi-million de personnes concernées par l’épuration, que la France évita en 1944 la guerre civile (Azéma, 2006). Que faire, enfin, du pardon ? Est-il nécessaire à l’oubli ? Paul Ricœur séparait nettement les deux notions, l’une et l’autre voie de libération du passé ; mais l’oubli efface, tandis que le pardon accueille le passé au sein du présent. On peut cependant encore en débattre, de même que l’on peut s’inscrire, enfin, dans une perspective littéraire envisageant davantage l’oubli comme solution de l’équation personnelle du sujet. Quelle place pour l’oubli dans l’écriture de soi, qu’il s’agisse du genre littéraire des mémoires ou, plus largement, de tous les ego-documents ?

À ces suggestions liminaires, les contributions de cette seconde partie ajoutent la variété et l’originalité de leurs démarches propres, dont on se limitera simplement à relever ici certains traits saillants. Élisa Goudin-Steinmann (« Le rôle de l’oubli dans les pratiques commémoratives à l’exemple des 750 ans de Berlin en RDA en 1987 ») pointe l’importance des omissions dans la mise en scène du passé lors de commémorations est-allemandes antérieures à la chute du mur de Berlin, où les silences en disent autant que la propagande porteuse d’une vision téléologiquement orientée du passé. L’oubli prescrit incite à faire communauté autour d’un modèle sociopolitique donné. Mathilde Lavenu (« Architecture et oubli : le souvenir chez Ruskin ») se penche sur l’œuvre longtemps oubliée d’un architecte du xixe siècle, à replacer dans un plus vaste corpus de textes interrogeant l’articulation de l’architecture avec le souvenir et l’oubli. Si John Ruskin confère à l’architecture une fonction mémorielle, c’est en la distinguant de la vocation commémorative assignée au monument. Oubli et mémoire constituent des attributs fondamentaux de l’architecture, qui questionnent le temps et la représentation de sa durée. L’auteur met en lumière l’originalité de la pensée de Ruskin, en regard notamment de celle du célèbre Eugène Viollet-le-Duc. Oubliée l’œuvre de Ruskin, jusqu’à une époque récente ; oubliés, de la même manière, les auteurs, les textes et les personnages traqués par ces détectives littéraires tourmentés dépeints par Neige Sinno (« Enquêtes littéraires dans le roman mexicain contemporain : figures du lecteur en arpenteur de l’oubli »), qui transposent l’enquête – emblématique du genre policier – dans un univers moins attendu, celui du roman mexicain contemporain. Littéraire et individuel est aussi le propos de Bernard Bienvenu Nankeu (« L’érotisme comme oubli dans Le livre d’un homme seul de Gao Xingjian »), mais on retrouve ici la pensée ricœurienne de l’oubli évoquée plus haut : l’œuvre élève en effet la fuite en avant dans la quête du plaisir des sens au rang d’avatar de l’« oubli heureux », grâce auquel l’individu panse les blessures du passé.

Mêlant discours théorique et études de cas, enjeux actuels du numérique et enseignements historiques, cette réflexion collective autour de l’oubli multiplie les angles d’approche en faisant le pari de leur complémentarité, dont le lecteur jugera en dernier ressort. À l’image des coordinateurs du présent dossier, peut-être déplorera-t-il, en jetant sur l’édifice un regard d’ensemble, l’absence au moins relative de l’histoire stricto sensu ou de la philosophie. Peut-être aspirera-t-il aussi à davantage d’ouverture encore, au sein même des diverses contributions, aux paradigmes de sciences connexes, pour passer d’une juxtaposition de regards à leur véritable croisement. Comme tout idéal, la transdisciplinarité est inatteignable, mais on peut y tendre. Ce recueil d’articles a le mérite de faire converger vers un objet transversal des regards qui trop souvent s’ignorent ; il pose l’un de ces jalons sur lesquels s’appuyer pour mieux les dépasser, constitue l’une de ces étapes constitutives de la recherche. Moins qu’une somme de ce que l’on sait, ce dossier est en lui-même un nouvel appel.

1 Nous reprenons ici les propos d’Alex Türk, président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), à l’atelier du 12 

2 Ces deux chartes, élaborées et rédigées à l’initiative de Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’État chargée de la prospective et du

3 Voir notamment la brève mise au point de Rémond, 2002, ainsi que les diverses contributions composant le dossier thématique de la revue Esprit

4 Voir sur ces questions au confluent de l’historiographie et de l’archivistique les réflexions de Wieviorka, 2002 ; Neuschwander, 2002 ; Rodes, 2002

5 Cf. http://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/05/30/google-lance-un-formulaire-d-oubli-pour-les-europeens_4428983_4408996.html (source consultée le

6 Pour l’Allemagne, voir Braun et Gerhardt, 2007. Pour l’Espagne : Aguilar, 2008. Sur le dossier algérien, on renvoie à Stora, 1991 et 2008 (commode

7 Voir sur cette problématique Joutard, 2013/2.

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Wieviorka, Annette (2002), « Entre transparence et oubli », in Thomas Ferenczi, (dir.), Devoir de mémoire, droit à l’oubli ?, Bruxelles, Éditions Complexe, 281 p., p. 177-184.

Notes

1 Nous reprenons ici les propos d’Alex Türk, président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), à l’atelier du 12 novembre 2009 organisé par Nathalie Kosciusko-Morizet, rapportés dans Le monde informatique : http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-nathalie-kosciusko-morizet-veut-concretiser-le-droit-a-l-oubli-numerique-29416.html (source consultée le 01-03-2015). Les actes de cet atelier sont disponibles à l’adresse http://archives.strategie.gouv.fr/cas/system/files/42c40f4dd01_0.pdf.

2 Ces deux chartes, élaborées et rédigées à l’initiative de Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’État chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique, et signées par des annonceurs, des sites de réseautage social et des moteurs de recherche le 30-09-2010 et le 13-10-2010, limitent à soixante jours la durée d’exploitation des cookies et prévoient la suppression du cache des pages indexées (cf. http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/10/13/droit-a-l-oubli-sur-internet-une-charte-signee-sans-google-ni-facebook_1425667_651865.html, source consultée le 01-03-2015).

3 Voir notamment la brève mise au point de Rémond, 2002, ainsi que les diverses contributions composant le dossier thématique de la revue Esprit, août-septembre 2000 : Les historiens et le travail de mémoire. Pour aller plus loin, on pourra recourir au bilan récent de Joutard, 2013/1.

4 Voir sur ces questions au confluent de l’historiographie et de l’archivistique les réflexions de Wieviorka, 2002 ; Neuschwander, 2002 ; Rodes, 2002 ; et plus récemment Joutard, 2013/3.

5 Cf. http://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/05/30/google-lance-un-formulaire-d-oubli-pour-les-europeens_4428983_4408996.html (source consultée le 29-01-2015).

6 Pour l’Allemagne, voir Braun et Gerhardt, 2007. Pour l’Espagne : Aguilar, 2008. Sur le dossier algérien, on renvoie à Stora, 1991 et 2008 (commode mise au point avec Stora, 2006).

7 Voir sur cette problématique Joutard, 2013/2.

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Référence électronique

Pergia GKOUSKOU-GIANNAKOU, Grégory GOUDOT et Dana MARTIN, « L’oubli : jalons pour une approche transdisciplinaire », K@iros [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 25 mars 2017, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=123

Auteurs

Pergia GKOUSKOU-GIANNAKOU

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, UBP

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Grégory GOUDOT

Docteur en Histoire, Membre associé du Centre d’Histoire « Espaces et Cultures », UBP

Dana MARTIN

Maître de conférences en allemand, UBP

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