L’érotisme comme oubli dans Le Livre d’un homme seul de Gao Xingjian

Erotism as a Means of Forgetfulness in Gao Xingjian’s Le Livre d’un homme seul

DOI : 10.52497/kairos.295

Résumés

L’oubli n’est pas toujours une défaillance de la mémoire. Il existe un type d’oubli qui participe d’une certaine quête de bonheur. C’est un oubli heureux ou volontaire. Il est recherché quand l’individu ou l’homme se sent « menacé » pas un passé triste ou atroce, quand il éprouve de la douleur à ressasser un souvenir générant chez lui un état dépressif, une conscience malheureuse ou douloureuse. Le narrateur du Livre d’un homme seul de Gao Xingjian manifeste une volonté ferme d’oublier la Révolution culturelle chinoise. Dans sa résolution à tirer un trait sur le passé, l’érotisme et la rencontre des femmes s’offrent comme un exutoire. On se pose alors la question de savoir quel rapport l’écrivain établit entre ces deux notions a priori distinctes. Comment passe-t-il de l’érotisme à l’oubli ? Cet article tente de répondre à ces interrogations en questionnant l’érotisme et l’oubli pour dégager le principe de vie que le romancier établit entre ces deux univers que tout semble opposer, l’un psychique et spirituel ; l’autre sensuel et physique.

Forgetfulness is not necessarily a lapse of memory. There exists a type of forgetfulness which has to do with a quest of knowledge. It is a happy or voluntary forgetfulness. Individuals or human beings are in quest of this type of forgetfulness when they find themselves “threatened” either by a sorrowful or atrocious past, when they feel pains to brood over a past event. This therefore creates in the mind of individuals a state of depression, making their conscience stricken with unhappiness and painfulness. The narrator in Gao Xingjian’s Le Livre d’un homme seul shows a strong willingness to forget about Chinese Industrial Revolution. In his determination to forget about the past, the narrator resorts to erotism and the company of women as an outlet. The following question can therefore be asked: what relationship does the writer establish between these two notions which are apparently distinct? How does he move from erotism to forgetfulness? This paper attempts to provide answers to these questions while questioning the notions of erotism and forgetfulness in order to bring out the relationship that the novelist establishes between these two worlds where everything seems to be opposed, one being psychic and spiritual; the other being sensual and physical.

Index

Mots-clés

Chine, érotisme, histoire, liberté, oubli, Révolution culturelle, Xingjian (Gao)

Keywords

Xingjian (Gao), history, Revolution Culturelle, China, erotism, forgetfulness, liberty.

Plan

Texte

Introduction

« L’oubli est nécessaire à la société comme à l’individu » (Augé, 1998 : 7)

Le rapport des écrivains à l’histoire est un rapport aussi bien harmonieux ou disharmonieux que de déni. Il y a ceux qui témoignent, louent ; d’autres fuient, évitent, esquivent ; certains recherchent la neutralité et d’autres gomment l’histoire pour servir des intérêts inavoués. Deux auteurs chinois contemporains, à savoir François Cheng et Gao Xingjian, revendiquent dans leurs œuvres un devoir de mémoire vis-à-vis de l’histoire chinoise contemporaine. Selon Gao Xingjian (2004), « L’histoire porte toujours l’empreinte du pouvoir et elle est écrite et réécrite chaque fois qu’un pouvoir en remplace un autre. L’œuvre littéraire, une fois publiée ne peut être changée. C’est pourquoi la responsabilité de l’écrivain vis-à-vis de l’histoire est beaucoup plus lourde. […] Lorsque l’écrivain s’engage dans cette sorte d’écriture, le mieux est qu’il devienne spectateur, qu’il conserve une distance suffisante, surtout lorsqu’il touche à une époque historique remplie de catastrophes ». De ce point de vue, l’écrivain face à l’histoire doit faire preuve de détachement, lequel lui permettra de rester dans l’objectivité pour un témoignage franc. Cet appel semble prendre forme dans Le Livre d’un homme seul, roman dans lequel en plus de l’écriture de l’histoire, Gao Xingjian se narre. Il y est question d’un « je » fragmenté entre un « il » (le passé) et un « tu » (le présent). Le « tu » entretient avec le « il » un rapport douloureux et cherche à s’en affranchir par le recours à Éros. Érotisme et histoire sont de ce fait les thèmes principaux du roman du peintre et essayiste chinois. Les deux sujets sont mis en parallèle dans une perspective d’oubli comme une quête d’affirmation individuelle. À ce sujet, cet article, partant d’une approche conceptuelle de l’érotisme et de l’oubli ainsi que de la protection de soi et de la liberté qui en résultent, montre que face aux blessures de l’histoire, Gao Xingjian fait de la quête des plaisirs charnels instantanés une source d’apaisement, d’oubli.

Considérations théoriques sur l’érotisme et l’oubli

La signification de la notion d’érotisme n’est pas aussi simple qu’elle n’y paraît de prime abord. Cette dernière a une signification à déclinaison culturelle variable. L’érotisme se mêle dans le langage, se confond et fluctue. Il varie d’un individu à l’autre, d’un peuple à l’autre, d’une époque à l’autre ou d’une culture à l’autre autre. Tandis que pour certains, l’érotisme s’oppose à la notion de pornographie et désigne un ars erotica traditionnel, stylisé, civilisé ou culturalisé, pour d’autres, il renvoie à toutes les formes de sexualité, de la manière idéalisée jusqu’à la passion violente, du sexuel feutré au plus explicite. C’est une notion tout aussi bien alternative que relative. Ainsi, entre érotisme et pornographie, il y aurait une distinction fondamentale qui est de l’ordre du sublime et du grotesque, du moral et de l’immoral. L’érotisme est la pornographie masquée, « euphémisée » et la pornographie est l’érotisme démasqué, « déseuphémisé ». La spécialiste de l’analyse du discours qu’est Marie-Anne Paveau nous fait percevoir la pornographie, dans sa définition et sa représentation, comme « […] toujours en délicatesse avec l’érotisme qui lui sert souvent de grand frère acceptable et légitime » (Paveau, 2014 : 27).

Pour dire les choses plus pertinemment, reprenons ce chiasme de Paul Laurendeau (2008) : « L’érotisme serait la pornographie qu’on approuve moralement et la pornographie serait l’érotisme qu’on réprouve moralement ». Georges Bataille ne confronte pas les deux mots. Cependant, il garde le terme d’érotisme, duquel il propose une triple classification : l’érotisme des corps, l’érotisme des cœurs et l’érotisme sacré. L’auteur donne de chaque forme une définition plus que précise. Pour ce qui est de l’érotisme sacré, il explique que « sous sa forme familière en Occident, l’érotisme sacré se confond avec la recherche, exactement avec l’amour de Dieu » (Bataille, 1950 : 22). Plus loin, il poursuit : « l’érotisme sacré […] touche [à] la fusion des êtres avec un au-delà de la réalité immédiate » (Bataille, 1950 : 25). Quant aux deux autres types, il différencie nettement pornographie et érotisme :

L’érotisme des corps a de toute façon quelque chose de lourd, de sinistre. Il réserve la discontinuité individuelle, et c’est toujours un peu dans le sens d’un égoïsme cynique. L’érotisme des cœurs est plus libre. S’il se sépare en apparence de la matérialité de l’érotisme des corps, il en procède en ce qu’il n’en est souvent qu’un aspect stabilisé par l’affection réciproque des amants. Il peut s’en détacher entièrement, mais alors il s’agit d’exceptions comme en réserve la grande diversité des êtres humains. À la base, la passion des amants prolonge dans le domaine de la sympathie morale la fusion des corps entre eux. Elle la prolonge ou elle en est l’introduction (Bataille, 1950 : 26).

De cette triple orientation du concept d’érotisme proposée par Bataille, nous retenons dans cette réflexion que n’impliquant pas d’engagement envers l’autre, l’érotisme des corps, au cœur du roman de Gao Xingjian, est très proche de la liberté du sujet désirant. Ce type d’érotisme implique une relation purement discontinue, sensorielle et corporelle. Sa discontinuité individuelle, c’est-à-dire son amour de l’instant, de l’immédiat, son rejet de la durée, de l’histoire, de la passion et des obligations traduit une certaine aventure en quête d’exutoire, de soulagement. De ce point de vue, il est le pendant du corps érotique que Gaëtan Brulotte (1998 : 51) situe entre le corps amoureux et le corps pornographique. Le corps amoureux est lyrique, plein de signes d’intériorité et symbolise un idéal, un rêve, une éternité. Le corps pornographique est dépouillé de ces signes, il est a-signifiant, offert, ouvert aux contacts sériels les plus erratiques, vit dans l’intermittence et l’oubli, et se réduit à un système d’organes fonctionnels dépourvus d’unité intérieure. Et le corps érotique, celui-là même que l’on peut coupler à l’érotisme des corps dans Le Livre d’un homme seul, est mi-objet mi-sujet. Il est attentif aux codes, vit dans la présence sensorielle immédiate et, bien que parfois télescopé, prend le temps de se mettre en désir et d’être mis en désir ; il est toujours prêt à livrer un exploit de signification.

En ce qui concerne l’oubli, Le Grand Robert en donne une définition qui manifestement ne tient pas compte de la complexité qu’il y a autour de ce mot. Ce dictionnaire stipule en effet que « l’oubli est une défaillance temporaire ou définitive de la mémoire, portant soit sur des connaissances ou aptitudes acquises, soit sur les souvenirs ». Or l’oubli est de nature diverse. Tantôt défensif ou cognitif, tantôt psychogène ou lésionnel, l’oubli se décline sous différents visages. On en distingue plusieurs formes (Augé, 1998) que l’on peut ranger en oubli inconscient et conscient, en oubli volontaire et involontaire. L’oubli involontaire relève des troubles de la mémoire, des pathologies psychiques alors que l’oubli volontaire relève du pardon, du refoulement, du déni conscient. Paul Ricœur distingue deux types d’oubli : l’oubli clinique comme effacement irréversible des traces et l’oubli heureux comme marque de l’horizon d’une mémoire apaisée, grâce au pardon par exemple (Ricœur, 2000 : 537-542). Avec l’oubli heureux, le sujet tente d’oublier des événements de son passé qui lui sont défavorables pour se construire un avenir. C’est de ce type d’oubli dont relève l’œuvre étudiée.

Entre l’érotisme des corps et l’oubli heureux, il y a une passerelle, un dénominateur commun qui est le souci de soi, la préservation de sa liberté. L’adepte de l’érotisme des corps est soucieux de sa liberté et l’homme qui cherche à oublier est soucieux de son bonheur, de sa paix. Les deux notions peuvent donc être rapprochées ou avoir la même valeur sémantique du moment qu’elles n’entravent pas l’individu en tant que personne autonome. C’est du reste ce à quoi s’attelle l’écrivain chinois Gao Xingjian. Il associe érotisme des corps et oubli heureux pour exprimer ce que Paul Ricœur nomme « l’identité narrative » (Ricœur, 1990 : 98), c’est-à-dire la composante temporelle de l’identité personnelle, le mode de gestion d’une question existentielle face à l’Histoire ou aux déterminismes tous azimuts.

Érotisme des corps : entre oubli heureux, exil et liberté

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche (1993) écrit : « Sans oubli, il ne saurait y avoir de bonheur, de belle humeur, d’espérance, de fierté, de présent ». Pour avancer, il faudrait savoir rompre, oublier certains éléments du passé, car « l’histoire est un fardeau », répète le penseur. Le philosophe exalte ici le bonheur de l’oubli. Il touche au concept libérateur.

Rompre avec le passé, l’histoire, la mémoire collective au profit du bonheur, de la liberté, d’un compte-rendu-de-soi, d’une quête d’affirmation individuelle, c’est ce que fait Gao Xingjian. C’est un credo existentiel dans son roman autobiographique Le Livre d’un homme seul. On y voit l’oubli comme une volonté consciente qui recherche dans l’érotisme des corps un moyen de se départir de pénibles souvenirs de la Révolution culturelle chinoise et de « sa folie terrifiante1 » comme le souligne l’Académie suédoise lorsque le prix Nobel de littérature est décerné en 2000 à l’auteur.

En effet, Le Livre d’un homme seul relate la vie exacte de Gao Xingjian. En tant que « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune, 1975 : 14), l’autobiographie de Gao Xingjian revisite l’expérience qu’un homme a connue de la Révolution culturelle chinoise et l’état d’esprit qui l’anime aujourd’hui en tant que rescapé, réfugié, exilé « condamné […] à l’errance [érotique,] géographique et intérieure, [refusant] de se laisser berner par la mystique des sacro-saintes vertus de l’enracinement et de [l’endoctrinement] » (Kavwahirehi, 2011 : 53).

En d’autres termes, ce récit est celui d’un homme qui a perdu tout espoir de réconciliation avec la terre de ses ancêtres et qui n’est pas non plus attaché à la terre qui l’accueille. Témoin de lui-même, il constate avec douleur qu’il est plus seul que jamais. Les plaisirs éprouvés auprès de ses nombreuses conquêtes féminines lui permettent d’évacuer son passé d’homme ayant vécu et pris part au régime de la Chine communiste. Il en arrive ainsi à se soustraire à la solitude, à adopter une voie personnelle dans le Nouveau Monde. Le titre du roman est très révélateur à ce sujet. On y décèle aisément l’entreprise d’une confession rousseauiste2 et d’une présentation loyale de la personne de Xingjian sur le double plan spirituel et social. La présentation dépeint un promeneur solitaire qui s’est frayé dans la cohue du monde un chemin plutôt épicurien. La vie qu’il s’est refaite ailleurs n’est construite ni sur une politique, ni sur une conviction collective, encore moins sur le rêve d’un retour. Mais elle se cristallise sur les possibilités de rencontres, de passades, de jouissance et d’aventure pour enfin arriver à l’« oubli régénérateur » selon les termes de Daniel Pimbé (1997 : 34). Les rencontres font ainsi l’économie de la relation amoureuse en se réduisant à l’érotisme des corps, à ce que Brulotte appellerait « coup de dés » et qui « suppose un arrière-fond nomade, un peu sauvage, dionysiaque, une temporalité aérée et plus ou moins festive, faite d’oisiveté, de laisser-aller, d’insouciance, de mouvance, d’errance, d’acalculie, de désordre » (Brulotte, 1998 : 36).

Gao Xingjian fait partie de ces nombreux intellectuels chinois qui ont, dans les années 1960, connu oppressions et tortures orchestrées par le régime en place : le communisme de Mao. En effet, l’auteur est né en 1940 à Ganzhou en Chine. Le premier de ses ouvrages théoriques, Premier essai sur l’art du roman moderne (1981), qui va à l’encontre du réalisme révolutionnaire prôné par le régime communiste, fait de lui un intellectuel indésirable : « il est déclaré ennemi public » (LHS, 38)3. Pendant la Révolution culturelle, il est envoyé dans des camps pour « la rééducation par le travail » (LHS, 38) et doit brûler ses manuscrits :

Lorsque les gardes rouges étaient partis, il était resté à observer la pièce jonchée de carreaux cassés et de terre. Il avait réalisé que lorsqu’un tel drame te tombait sur la tête, il était déjà trop tard. C’est alors qu’il avait pris la décision de brûler ses manuscrits et cahiers de journal, enterrant à jamais son lyrisme, ses souvenirs d’enfance, son narcissisme et ses illusions d’adolescents, ainsi que son rêve de devenir écrivain (LHS, 84).

En 1988, il s’exile en France et y obtient le statut de réfugié politique : « Tu es en possession d’un titre de voyage français, tu as le statut de réfugié politique » (LHS, 13). Sa pièce La Fuite (1989) est une révolte contre les répressions sanglantes et les événements de Tian’anmen, au cours desquels on assista pendant deux jours (3 et 4 juin 1989) à la plus importante d’une série de manifestations estudiantines en faveur de la démocratie à Pékin. La pièce provoque bientôt la censure de ses œuvres en Chine. Il acquiert la nationalité française en 1998. Cette nationalité semble être plus un nouveau départ qu’un rempart. Si elle le protège contre toute tyrannie, elle le renvoie à un dialogue avec soi d’où émerge une ipséité affichée et assumée.

« Véritable écriture subjective » comme le dirait Jin Siyan (2004 : 1), Le Livre d’un homme seul est un témoignage intime qui fait voir la terreur du système totalitaire sous Mao. Le roman, conçu de manière enchâssée, alterne deux époques : le passé (la Chine communiste de Mao) et le présent (le réfugié politique, l’homme libre). Dans le passé, le protagoniste est un « Il », sous lequel l’auteur règle ses comptes avec la Chine : « Il avait quitté ce pays dix ans auparavant et ne voulait plus se rappeler ce passé avec lequel il pensait avoir complètement rompu » (LHS, 39). De ce fait, il rumine et expose l’envers cru de la machine totalitaire communiste avec ses persécutions. Le présent relaté à travers un « Tu » se trouve encore être l’auteur qui dit sa quête de liberté en exil à travers voyages, écriture et amours furtives avec quelques femmes :

Tu te sens léger comme l’air, tu as l’impression d’avoir perdu du poids, tu voyages de pays en pays, de ville en ville, de femme en femme, tu ne penses pas à trouver un abri pour la vie, tu te sens voler, tu mâchonnes des mots amusants qui, comme le sperme que tu éjacules, laissent des traces. Tu n’attends rien, ne te soucies plus des tenants et des aboutissants de l’existence. Puisque tu as retrouvé cette vie, pourquoi t’en préoccuper ? Tu te contentes de vivre l’instant, telle la feuille de l’arbre qui tombe après avoir volé dans les airs, la feuille de l’arbre à suif, du peuplier ou du tilleul ? […] Tu es un saxophone qui pousse sa complainte suivant ses sensations, qui crie en suivant ses sentiments, ah, adieu la révolution ! […] De quoi avoir peur ? Quand le moment de disparaître sera là, tu disparaîtras, disparaître entre les cuisses humides d’une femme, voilà qui serait merveilleux […] » (LHS, 462-463).

L’auteur est un personnage errant, un don Juan qui mêle liberté et jouissance : « La liberté ne se donne pas, ne s’achète pas, elle est plutôt ta propre conscience de la vie, le délice de ta vie ; goûte à cette liberté, comme à la jouissance que t’apporte l’amour physique avec une belle femme. N’est-ce pas la même chose ? » (LHS, 328). Par ses conquêtes féminines dans ses voyages, Gao Xingjian recherche la paix et la sérénité intérieures.

La nouvelle vie en Occident est menée sans tabou, sans utopie ni interdit. La femme occidentale et sa chair sont pour ce Chinois le dérivatif d’une inénarrable souffrance intérieure. Elle incarne, avec son allure dévergondée, délurée, émancipée, la liberté et l’hédonisme tant recherchés et tabous sous la Chine culturelle : « Et tu rencontres beaucoup moins d’obstacles pour faire l’amour avec les Occidentales » (LHS, 458). Dans la Chine culturelle en effet, « tout le monde devait être puritain » (LHS, 92). La femme chinoise à l’époque n’était pas aussi lubrique, débridée et entreprenante : « Elle ne savait pas sucer, elle savait seulement donner et elle ne savait pas ce qu’était la jouissance » (LHS, 65). Elle éprouvait presque une gêne à l’idée de la sexualité ; et conquérir les femmes aurait été un crime.

Aujourd’hui, homme libre, il court à travers le monde en quête d’aventures et de sensations comme il court les femmes. Il veut tout oublier de cette Chine qui a, à un moment donné, bafoué sa liberté, étouffé son désir des femmes. Réfugié en Occident, l’homme découvre et assume sa nature volage, donjuanesque :

Tu n’es pas un honnête homme, inutile de faire l’innocent, tu n’as qu’une envie, c’est de répandre ton désir partout dans le monde, d’en engluer le monde entier […] en réalité tu te réjouis t’avoir récupéré une telle vie, cette vie qui t’appartient (LHS, 458).

Le récit prend des allures intimistes, égotistes. L’auteur s’y confesse dans la plus grande sincérité. Le témoignage sur une époque se mêle à l’étude et à la révélation de soi, à la transparence romantique, à la « vérité romanesque » (Girard, 1961). On y découvre un Xingjian qui a toujours été de nature frivole, inconstant dans ses relations aux femmes. C’est qu’à l’époque de la révolution, ce type de vie était impossible, interdit.

Maintenant loin d’une Chine inhibitrice, victorienne, compressive, l’auteur semble faire l’éloge du plaisir intense, immense et instantané. La chair individuée, le corps charnel, qui n’est pas un corps amoureux, devient un espace de vie réelle : « tu as besoin de réaliser grâce à son corps que tu vis encore à la minute présente » (LHS, 74). L’écriture se prête à la justification du désir. La motivation de l’auteur est sans ambages : défendre son droit au désir comme le vieux Ruben Olivier d’André Brink, qui, dans Les Droits du désir (2003), est un ex-bibliothécaire qui tombe passionnément amoureux de la jeune Tessa, soudainement apparue un soir d’orage. Le désir permet à l’homme de Gao de se soulager, de tirer un trait sur le passé, de noyer sa solitude : ses « réminiscences douloureuses […] sont devenues supportables grâce au désir sexuel » (LHS, 150).

Le désir ou l’acte sexuel apaise l’évocation douloureuse des sombres souvenirs du narrateur-auteur. Ce même désir assouvit des fantasmes interdits sous la Chine culturelle : « Tu as besoin d’une femme, tu as besoin de t’épancher dans le corps d’une femme, épancher ton désir, ta solitude » (LHS, 93). L’aventure avec chaque femme est un moyen d’évacuer l’affliction, la tension interne, le sentiment haineux qui s’empare de son âme toutes les fois que ses souvenirs l’assaillent : « L’exil se réalise-t-il alors dans cette affirmation d’une liberté sensuelle et érotique permettant d’effacer les souffrances de l’histoire ? » (Veg, 2010). La réminiscence du passé n’aide qu’à s’offrir une jouissance plus accentuée du moment présent :

Il faut bien vivre, et le plus important, c’est de vivre l’instant même […]. Dieu omnipotent a bien créé ce monde, pourtant il n’a pas conçu un avenir. Inutile de te creuser la cervelle, tu ne conçois rien, tu vis dans l’instant, à cet instant tu ignores de quoi sera fait l’instant suivant, ces changements soudains ne sont-ils pas quelque chose de merveilleux ? (LHS, 66 et 473).

Pour faire son deuil de la Chine, Gao Xingjian utilise le sexe. L’amour du sexe, du désir sans engagement, est motivé par un trouble psychologique qui est la conséquence d’un passé pénible. Dans le livre, l’auteur largue les amarres, dissocie nettement son destin de la collectivité chinoise et du monde :

À présent, tu n’as pas de doctrine. Et un homme sans doctrine ressemble davantage à un homme. Un insecte ou un brin de paille n’ont pas de doctrine, toi tu es un être vivant qui n’est plus manipulé pas aucune doctrine, tu préfères te dire un observateur qui vit en marge de la société, qui, bien qu’il ne puisse éviter d’avoir un point de vue, une opinion et ce que l’on nomme des penchants, n’a aucune doctrine – voilà où réside la différence entre le « tu » ici présent et le « il » que tu observes (LHS, 169-170).

Le rejet de toute identification théorique, de toute appartenance nationale et des « -ismes » est au cœur des écrits de Gao Xingjian (2004 : 22) : « Je dois dire que je n’appartiens à aucune école, en politique comme en littérature, que je n’adhère à aucun principe, pas même au patriotisme ou à un nationalisme quelconque ». Cette démarcation, cette désolidarisation de la nation de Confucius, ce refus du nationalisme ou de la nationalité chinoise, ce rejet de la patrie chinoise et de toute doctrine font place à un autre sentiment, un nouvel état d’esprit qui n’en est pas moins une doctrine : la jouissance, l’hédonisme. Tout au long de sa fuite, de sa quête de liberté, de son exil, l’auteur semble valoriser et rechercher systématiquement le plaisir comme générateur de l’oubli. Le mode de vie adopté est, du point de vue de Soren Kierkegaard (1984), esthétique, c’est-à-dire consistant en la recherche du plaisir et de l’épanouissement du désir, à faire de la jouissance le but de la vie. Comme tout bon esthéticien, il « pose la dimension de son moi comme le seul horizon de toute vérité. Il est dans un égoïsme : rien d’autre que lui, que sa sensibilité, [sa sensualité] ne sont pour lui vrais » (Touchet, 2005 : 5). Dans le vœu catégorique d’oublier et d’exister en tant qu’individu spécifique, la satisfaction des sens, la sensualité voluptueuse est privilégiée comme axe débouchant sur le bonheur et la liberté :

Dans Le Livre d’un homme seul, ses aventures sexuelles symbolisent la liberté totale recouvrée en Occident. Il affirme sa fierté d’être libre, d’avoir été capable de quitter son pays sans attendre d’hypothétiques changements, et cette liberté passe aussi par une activité sexuelle débordante […] (Dutrait, 2006 : 7).

L’auteur revendique une morale personnelle, une individualité réalisée et consommée dans l’errance, les menus plaisirs et la jouissance. C’est à croire que les années de la Révolution culturelle en Chine étaient une barrière à cette forme de vie. Le narrateur refuse toute plongée dans le passé chinois mais aussi tout engagement idéologique actuel au profit d’un oubli hédoniste. Le désir, le plaisir sont donc, pour cet auteur, dans la recherche de l’effacement de ces pénibles souvenirs, dans la modélisation d’une existence individuelle, deux entités essentielles, approuvées, qui dorénavant feront son histoire, sa vie. Son œuvre est écrite dans le but de faire voir un homme rongé par des souvenirs auxquels il veut renoncer, et par le désir sexuel qui l’envahit comme un jeune pubère.

Pour Gao Xingjian, l’érotisme dépourvu d’attachement sentimental est comparable à Léthé, cette source des Enfers où les âmes des morts viennent se désaltérer pour oublier toutes leurs souffrances passées ou les circonstances de leur vie antérieure. Les sexualités passagères, éphémères sont comme les liqueurs rassurantes des longs oublis. L’écrivain cherche l’oubli dans des rencontres, des sexualités de dépense, des rapprochements corporels sans lendemain. Jouir va de pair avec le fait de tirer un trait sur le passé.

Conclusion

La question centrale de la réflexion que nous venons de mener consistait à voir comment Gao Xingjian, dans Le Livre d’un homme seul, met sur le même plan érotisme et oubli. Il en ressort, à première vue, que la composante sexuelle de son roman autobiographique est axée sur une forme particulière d’érotisme appelée érotisme des corps ou corps érotique. En seconde analyse, cet érotisme des corps est le lieu d’immersion du passé, le creuset d’une variante de l’oubli : l’oubli heureux. Ainsi, il y a entre l’érotisme des corps et l’oubli heureux une équivalence sémantique, un viaduc notionnel, un même effet psychologique. Les deux expressions sont absolument identiques ou très voisines par le sens et par la tranquillité qui en découlent. Dans son récit, le romancier en a fait sa règle de conduite et d’action, le principe existentiel d’une nouvelle vie, d’un nouveau départ dans l’exil. La rencontre, la quête des femmes ou l’errance sont au service d’un objectif fondamental : oublier les horreurs, les persécutions, les tortures et les abus de la Révolution culturelle chinoise. Ici, l’oubli, loin d’être une défaillance psychique, est au contraire un moyen thérapeutique visant au traitement du traumatisme causé par le passé, l’histoire.

1 Voir http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2000/press-f.html

2 Les confessions, étrange autobiographie romancée de Jean-Jacques Rousseau, qui dépeint l'auteur « dans toute la vérité de la nature ».

3 Lire : Le Livre d’un homme seul, p. 38. Les extraits de l’œuvre seront ainsi référencés.

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Notes

1 Voir http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2000/press-f.html

2 Les confessions, étrange autobiographie romancée de Jean-Jacques Rousseau, qui dépeint l'auteur « dans toute la vérité de la nature ».

3 Lire : Le Livre d’un homme seul, p. 38. Les extraits de l’œuvre seront ainsi référencés.

Citer cet article

Référence électronique

Bernard Bienvenu NANKEU, « L’érotisme comme oubli dans Le Livre d’un homme seul de Gao Xingjian », K@iros [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 26 mars 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=295

Auteur

Bernard Bienvenu NANKEU

Professeur assistant, Université de Maroua.

Droits d'auteur

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