Compréhension et prise en compte de la notion de bonheur, quel impact dans la réflexion économique ?

Le bonheur, un concept difficile à mesurer

Understanding and Consideration of the Concept of Happiness, what Impact in Economic Thinking?

DOI : 10.52497/kairos.329

Résumés

Résumé : Le questionnement abordé est le suivant : que savons-nous, en l’état actuel des connaissances, du bonheur, et de son importance pour le développement humain dans son ensemble et pour celui de ses individualités ? Peut-on esquisser une approche générale ? En quoi cette approche serait-elle primordiale pour déterminer nos objectifs, sociaux et individuels ?
Pour répondre à ce questionnement, la méthodologie de cet article consistera, dans un premier temps, à présenter les principaux résultats empiriques sur le sujet.
De nombreuses bases de données ont vu le jour : le BNB, le World Database of Happiness, l’IBM, l’IDH et bien d’autres encore. Les enquêtes ont apporté la possibilité de travailler sur de très nombreuses données concernant le niveau de bonheur ressenti par les populations, et sur ses causes. Elles se complètent, mais aboutissent, en définitive, à des résultats souvent proches.
La deuxième partie analyse la pertinence et les faiblesses de ces enquêtes, afin de faire émerger plus précisément une définition du bonheur et de ses composantes.
L’objet de la troisième partie est de définir la portée économique de ces résultats. En effet, de nombreuses théories économiques s’appuient sur une vision du bonheur sous-jacente, que ce soit par exemple dans le calcul de la productivité individuelle (théorie du salaire d’efficience) ou encore dans la détermination des choix (rationalité limitée)…
Nous terminerons ce travail par une modélisation simple de l’impact du bonheur dans nos choix.

Abstract: The questions addressed are : what do we know, in the current state of knowledge, happiness, and its importance for human development, global and individual ? Can you outline a general approach ? How this approach is essential to determine our goals, social and individual ?
To answer these questions the methodology of this article consists, firstly, to present the main empirical results on the subject.
Many databases have emerged : the NBB, the World Database of Happiness, IBM, HDI and many others. Investigations have provided the opportunity to work on large amounts of data on the level of happiness felt by the population, and its causes. They complement, but lead ultimately to results often close.
The second part analyzes the relevance and limitations of these investigations, in order to more precisely the emergence of a definition of happiness and its components.
The purpose of the third part is to define the economic significance of these results. Indeed, many economic theories are based on a vision of happiness underlying, whatsoever for example in the calculation of individual productivity (efficiency wage theory), or in determining the choice (bounded rationality)…
We conclude this work by a simple model of the impact of happiness in our choices.

Index

Mots-clés

bonheur, économie, équité, rationalité, revenus, salaire d’efficience

Keywords

happiness, economy, equity, rationality, incomes, efficiency wage model

Plan

Texte

Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce qu’il désire et veut véritablement. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant, pour l’idée du bonheur, un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si clairvoyant et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissances et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui garantit que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l’omniscience.
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique de mœurs (1785)

Selon Aristote, le bonheur est le bien suprême, car c’est le seul que nous voulons pour lui-même et non dans un autre objectif. Il est un état de satisfaction complète, permanente, et nécessite une parfaite harmonie entre l’ordre universel (environnement) et nos valeurs propres (personnalité).

Kant, Nietzsche, Spinoza, Épicure, Mill… nombreux sont les philosophes qui ont également réfléchi au sens du bonheur, et peu d’approches sont réellement dichotomiques. Mieux, beaucoup de ces approches se retrouvent dans les fondements de théories économiques actuelles, largement admises et validées empiriquement.

L’ensemble des sciences humaines (philosophie, psychologie, sociologie, neurosciences…) montre que le bonheur ne passe pas uniquement par la consommation marchande.

Des sociologues tels que Bourdieu, Robinson ou encore Ellul tentent d’expliquer l’impact de l’environnement, de la société, sur les actes et le ressenti individuel.

Les observations et réflexions de psychologues ou de neuroscientifiques (Jung, Csikszentmihalyi, Hagman, Panksepp, Davidson…) donnent quant à elles des indications sur la « boîte noire », les mécanismes individuels qui peuvent expliquer les différences de perception et d’aptitude au bonheur.

Le bonheur est une notion centrale dans les sciences humaines, et l’économie ne déroge pas à cette règle. Elle a toujours considéré que seul l’individu est apte à évaluer le bien-être que lui procurent ses divers comportements. Dès la fin du xviiie siècle s’est développée une économie du bien-être, définie par le philosophe Jeremy Bentham comme la somme des plaisirs moins la somme des peines. Ce n’est qu’à partir des années 1970, grâce à un regain d’intérêt pour l’économie normative qu’une vague récente d’économistes en est venue à vouloir mesurer plus directement ce qui rend les gens heureux. L’économie normative est incontournable en économie du bien-être depuis l’essor des mesures de White, Veenhoven, Inglehart, Layard ou Kahneman entre autres.

Le questionnement abordé est le suivant : que savons-nous, en l’état actuel des connaissances, du bonheur et de son importance dans le développement humain et pour l’individu ? Quels sont les facteurs qui permettent de déterminer nos objectifs, sociaux et individuels ?

L’objet de notre première partie, microéconomique, est de nous questionner sur la pertinence de la notion de maximisation d’utilité, à partir des nombreuses bases de données sur le niveau de bonheur individuel ressenti.

Dans une deuxième partie, nous chercherons à définir la portée macroéconomique de ces résultats et en tirer des conclusions sur la maximisation de la valeur économique collective.

Mesures du bonheur et principaux résultats individuels

Afin de garder l’exigence de lisibilité et de cohérence vis-à-vis des données, les résultats des trois enquêtes majeures, internationales et récentes sont présentés ici1. Seront également abordées par la suite quelques études nationales pour illustrer plus précisément des points de raisonnement.

Présentation des résultats

Les résultats des différentes enquêtes se rejoignent au niveau individuel.

Encadré 1 : Présentation des principales enquêtes

Tout d’abord, le World Value Survey (WVS) enquête pluriannuelle initiée dès 1981 par Inglehart, concerne plus de 100 pays (plus de 400 000 personnes interrogées) sur l’ensemble des études (59 pays et 85 000 personnes interrogées pour 2010-2014).

Les données analysées par pays ou par « vagues » de réponses sur 3 à 5 ans permettent de comparer les différents pays, de distinguer l’importance de nombreux critères et les évolutions dans le temps. La deuxième étude présentée ici commence en 2007, lorsque le World Database of Happiness (WDH) de Veenhoven valide 3 000 enquêtes faites dans 148 pays, classées selon 140 catégories de sujets : éducation, métier exercé, sexe, revenus, santé, conditions de travail…

Cette synthèse de travaux vise à obtenir une vue plus large des résultats et à réduire les biais possibles. Cela aboutit à plus de 1 700 études qui donnent lieu à des analyses transversales et à un classement général, avec des conclusions similaires aux tendances du WVS.

Enfin, la dernière étude présentée concerne le World Map of Happiness (WMH), qui en 2006, sonde le bien-être de 80 000 personnes dans 178 pays. White a étudié des données publiées par l’UNESCO, la CIA, la New Economics Foundation, l’OMS, la base de données Veenhoven, la Latinbarometer, l’Afrobaromètre, et la UNHDR, pour créer une projection du bien-être subjectif : la première carte du monde du bonheur. Cette étude se concentre sur trois principales variables considérées dans les réponses comme primordiales, la santé, la richesse et l’éducation.

Pour finir, les résultats des trois études sont assez proches, et surtout ne se contredisent pas. Une analyse statistique plus fine comparant l’ensemble des variables aurait probablement son intérêt, mais les résultats génériques présentés ici nous permettent déjà de nous appuyer sur des postulats robustes pour notre analyse.

En ce qui concerne les revenus, les corrélations entre le bonheur et le revenu personnels sont fortes dans les pays en développement et faibles (mais positives) dans les pays riches. Au-delà d’un certain seuil (20 000 $ par an selon Veenhoven), les revenus n’ont plus qu’une fonction marginale sur la qualité de vie. Dans le même temps, les facteurs socioéconomiques (revenu mais aussi statut, mariage, conditions de travail, etc.) n’expliqueraient pas plus de 20 % de la variance de bien-être subjectif entre personnes (Davoine, 2007).

Un aspect important du bonheur personnel vient de la dimension affective. Le temps passé en famille, ainsi que les liens d’amitié (confiance) et la participation communautaire ont un impact positif très significatif sur le bien-être. Lorsque l’on s’intéresse aux causes des écarts de satisfaction au sein de la population, on se rend compte qu’ils dépendent beaucoup plus de la personnalité : optimisme, empathie, estime de soi… que du genre (CSP, âge, sexe, ethnie…) ou du regard des autres. Dans les sociétés occidentales, le bonheur n’est pas une question de genre mais plutôt de psychologie. Les maladies mentales (dont la dépression) sont devenues une des principales sources de misère et de mal-être (plus de 30 % des écarts de ressenti). Pour terminer, il est amusant de noter que l’intelligence (mesurée par le niveau de QI) ne semble pas avoir d’impact sur la satisfaction ressentie.

Par souci de clarté, il est maintenant important de distinguer facteurs de bien-être déclarés et bien-être observé. Ce que les individus déclarent comme étant les principaux facteurs de leur bonheur peut être différent du lien observé entre le niveau de ces facteurs et le bien-être ressenti.

Lorsque l’on interroge directement les personnes sur la question, le niveau de bonheur ressenti est principalement associé au niveau de santé (corrélation de 0,62), de richesse (0,52), puis d’éducation (0,51), trois variables qui s’avèrent par ailleurs particulièrement interdépendantes dans l’analyse. « Les frustrations de la vie moderne et les angoisses de l’âge, semblent être beaucoup moins importantes par rapport à la santé, les besoins financiers et éducatifs », nous explique White (2007).

Une comparaison entre ce que les personnes déclarent souhaiter pour être heureux et les corrélations vérifiées qui expliquent le niveau de bonheur fait alors apparaître quelques paradoxes intéressants.

Nous avons vu que les individus mettent la santé (avec les revenus et l’éducation) au premier plan de leurs préoccupations dans certaines enquêtes d’opinion alors que ce paramètre a un impact mineur dans les résultats des enquêtes.

Au-delà de la rationalité, forcément limitée, quelles sont les causes des erreurs d’appréciation concernant les déterminants de notre propre bonheur ? Il apparaît que la source principale d’erreur est le phénomène d’adaptation. Par exemple, les individus craignent une dégradation de leur santé et seraient prêts à des sacrifices importants pour la recouvrer ou la garder, alors que l’on observe très peu de différences en termes de niveaux de bonheur entre les individus en bonne et mauvaise santé. Une étude britannique de 2004 menée auprès de 249 gagnants du loto révèle que plus de la moitié d’entre eux se déclarent plus heureux qu’avant, leurs revenus, plus élevés, satisfaisant mieux leurs aspirations. Mais une étude de 1978 montre que plusieurs années après l’événement, les gagnants du loto ne sont pas plus heureux que des individus lambda, eux-mêmes pas plus heureux que des paraplégiques (Dortier, 2006). On peut conclure que si un gain accroît le bonheur dans un premier temps (ou qu’un accident produit l’inverse) les effets s’estompent petit à petit par un double processus : celui de l’habitude – on prend plaisir à aller dans un restaurant la première fois, moins le lendemain, encore moins la semaine suivante – et celui des désagréments inattendus – aller au restaurant amène une prise de poids, des limites dans les choix de plats… Il en va de même en ce qui concerne le niveau d’éducation, ou encore les revenus (phénomène des « goûts dispendieux » : pauvres satisfaits, qui ont appris à se contenter de peu) et les inégalités (phénomène de « l’épouse complaisante » : femmes habituées à une inégalité par rapport aux hommes) (Sen, 1979). Les aspirations des personnes évoluent avec le temps et cette adaptation compense la hausse (ou la baisse) réelle de bien-être. C’est ce que l’on appelle le paradoxe d’Easterlin (1974). Ce phénomène vérifie ce que les psychologues appellent l’« adaptation hédoniste » : sur l’ensemble d’une vie adulte, le degré de bonheur reste relativement constant, à l’exception d’une légère baisse durant la quarantaine, donc invariable par rapport au revenu.

Pour cette raison, la satisfaction d’une population peut apparaître stable, malgré une amélioration réelle de son bien-être, simplement parce qu’au moment de répondre les enquêtés se sont habitués à cette amélioration.

Une autre remarque de fond est que la corrélation entre des variables objectives (revenus, niveau de scolarité) et le niveau de bonheur n’est pas constante, mais relative à chaque individu et à sa situation. S’il apparaît clairement qu’il existe des exigences universelles pour une vie heureuse (revenu ou niveau d’éducation minimum) au-delà les effets des différentes variables semblent dépendre en partie des caractéristiques de la personne et de la situation. En ce sens, ce ne serait pas, par exemple, la richesse réelle qui compte mais la richesse relative à ceux qui nous entourent2. De même, apprendre à lire conduit à une hausse plus significative et surtout plus durable de satisfaction lorsque la majorité de son entourage (famille, ville, pays) ne sait pas lire. Dans le cas inverse, apprendre à lire sera considéré comme la norme.

Pour cela, il est important de se méfier de la causalité directe au sein d’un même pays, entre la satisfaction déclarée et certaines variables dont l’importance peut être masquée.

Au-delà du phénomène d’adaptation, il est intéressant d’observer que les résultats sont très différents de ce que nous avons présenté jusqu’à présent, lorsque la satisfaction analysée concerne un ressenti immédiat. Kahneman (2004) se focalise sur l’utilité du moment, en étudiant ce qui, au cours d’une journée, a le plus d’influence sur le sentiment de bien-être. Il en conclut que notre satisfaction immédiate est particulièrement sensible aux événements de la journée (faire l’amour, subir une réunion de travail ou des remarques pénibles…) et à notre tempérament (mélancolique, joyeux…). Elle le serait en revanche beaucoup moins aux critères généraux vus précédemment : revenus, situation maritale, santé…

Csikszentmihalyi et Wong (1991) avec la même méthode mettent en avant certaines constantes grâce à l’étude de données longitudinales et montrent que nous avons globalement tendance à nous sentir bien lorsque nous pratiquons des activités collectives de loisirs, structurées (pratiquées régulièrement, avec des clubs ou des associations par exemple) et que les plus grands déplaisirs concernent le travail, principalement s’il est effectué seul ou sous l’observation d’un patron.

Pour terminer, nous allons nous intéresser à l’impact des hasards de la vie sur le bonheur, variable qui a reçu peu d’attention. Veenhoven (1997) nous présente les résultats des rares études sur le sujet, dont une étude australienne de Heady et Wearing (1992).

Tout d’abord, cette étude a montré que le cours des événements de vie n’est pas le même pour tout le monde. Certaines personnes voient leur parcours constamment jonché de problèmes : ils ont des accidents, perdent leur emploi, tombent malades, etc. À l’inverse, certains réussissent la plupart du temps. Si une grande partie de ces écarts est due au hasard (35 % environ de la variation sur plus de huit ans), l’étude montre également que les événements favorables ont surtout semblé se produire plus souvent pour les personnes qui étaient bien éduquées et psychologiquement extraverties. Les événements indésirables étaient plus fréquents chez les sondés souffrant de névroses.

L’étude a également démontré que les écarts entre ces événements de vie affectent le bonheur ressenti (25 % des différences de satisfaction, dont environ 10 % étaient complètement indépendants de la personnalité). Le bonheur ressenti varie tout au long de la vie en fonction principalement des événements qui la jalonnent.

Encadré 2 : Limites des mesures et problématiques de fond

Il semble important de pondérer nos conclusions en présentant les différentes causes d’erreurs possibles que la méthodologie d’enquête peut induire.

Tout d’abord, aucun des biais heuristiques les plus fréquemment supposés ne semble en mesure de sérieusement remettre en cause les conclusions les plus consensuelles présentées précédemment.

L’économie normative a cherché les meilleures façons de corriger ou de tenir compte des risques de biais dans ses résultats. Une littérature abondante s’est penchée sur ces questions et nombre de solutions et conseils pratiques ont été mis en place (Fleurbaey, 2012). Certains biais peuvent être systématiques ; par exemple lorsqu’ils sont liés à l’ordre des questions, et peuvent être corrigés économétriquement. Les biais de perception peuvent quant à eux être réduits en présentant l’information d’une façon plus claire, avec des supports intuitifs. Pour ce qui est des problèmes de langage, différentes études (disponibles sur les sites du WVS et du WDH) ont testé cette hypothèse en comparant les réponses données selon la formulation de la question, ou en posant des questions en deux langues différentes dans des pays bilingues (ou à des personnes bilingues). Elles n’ont trouvé aucune preuve de biais linguistique.

Au-delà des questions méthodologiques, des objections de fond demeurent et semblent plus solides.

Les plus problématiques proviennent d’une réflexion sur l’approche normative. À quel point est-il pertinent d’analyser le ressenti de la population ? Si nous sommes rationnels, nous apprécions ce qui est bon pour nous, et dans ce cas le bonheur ressenti correspond au bien-être réel, et les résultats de nos envies sont positifs pour nous. Mais nous n’avons pas le temps ni les compétences pour apprendre tout ce qui nous permettrait de faire les bons choix. Les informations ne circulent pas parfaitement et il nous est compliqué de connaitre les conséquences de certaines actions. Les recherches sur les comportements ont révélé que les personnes elles-mêmes font des erreurs dans leurs choix relatifs à leur retraite, à leur santé, à leurs assurances, à la gestion de leur temps, au choix de leur métier, ou encore de leur vie de famille, et ne maximisent pas leur bien-être (Fleurbaey, 2012). De plus, une grande partie de nos préférences semblent être innées et liées à l’évolution nécessaire à la survie humaine : regroupement, organisation sociale, nourriture, développement de la réflexion, des outils… Malheureusement même nos instincts (compétition, accumulation, curiosité) autrefois utiles pour notre développement, peuvent rendre malheureux à l’heure actuelle où nos besoins vitaux ne sont plus mis en cause (Easterlin, 2003).

Enfin, un individu ne cherche pas obligatoirement à maximiser son bonheur. Il existe d’autres objectifs dans la vie, qui ne conduisent pas toujours à la satisfaction personnelle (prêcher, aider les autres, protéger, apprendre et comprendre…). Dans ces cas, la satisfaction des désirs immédiats peut s’opposer fortement à la volonté profonde. À l’inverse, « certains modes de vie, en dépit du degré de satisfaction éprouvé, ne peuvent être dits heureux parce que la capacité d’agir et de sentir y est très réduite. Ainsi par exemple un individu, simple d’esprit ou lobotomisé, peut être parfaitement heureux – d’un point de vue subjectif – à compter des brins d’herbe mais aucun de ceux qui l’observent ne le jugeront heureux » (Guibet Lafaye, 2012).

Impacts de la notion de bonheur sur la notion d’utilité

Les remarques précédentes nous donnent des informations particulièrement intéressantes sur la notion de bonheur. Nous pouvons en conclure que le bonheur n’est pas totalement rationnel, il est relatif, en partie aléatoire et nécessite une amélioration régulière de sa situation, car l’être humain s’habitue à son état. De plus, il ne peut être le seul critère recherché par une personne, le bien-être (réel) et les objectifs de vie de chacun n’étant pas systématiquement corrélés à la sensation de satisfaction.

Mais à quel point ces remarques sont-elles justes, et que nous apprennent-elles au final sur la notion de bonheur ?

Le paradoxe d’Easterlin et l’hypothèse de bonheur relatif impliquent qu’il n’est pas possible de bénéficier d’un bonheur durable, ni au niveau individuel, ni au niveau sociétal. Nous serions heureux quand la vie est proche de l’idéal, mais au fur et à mesure que l’on s’en approche, nous définissons des exigences plus élevées et redevenons tout aussi peu heureux qu’avant. De même, la comparaison sociale nous permet d’être plus heureux lorsque nous dépassons par exemple, le niveau de revenu d’une partie de notre entourage, mais cela va nous conduire à vouloir dépasser les suivants, etc.

Ces théories supposeraient au niveau sociétal que le bonheur moyen de chaque pays fluctue autour d’un niveau neutre, entre satisfaction d’évoluer et de faire mieux que certains, et insatisfaction liée à l’habitude et au bonheur des citoyens avec un niveau de bien-être supérieur. Il en irait de même pour l’évolution de la satisfaction de chaque individu tout au long de sa vie. Pourtant, le bonheur ne semble pas être le même dans les pays riches et pauvres et certains événements affectent durablement la satisfaction (avoir un enfant handicapé ou perdre un conjoint par exemple). Dans l’ensemble, tout cela confirme que le bonheur est relatif mais uniquement à partir d’un certain niveau de bien-être et de satisfaction supportable. De plus, si le sentiment de bonheur évolue en même temps que l’accroissement du bien-être, cela n’empêche pas qu’un individu ayant multiplié les moments appréciables, malgré tout, sur la somme de sa vie, aura eu une vie plus heureuse et agréable que celui qui aura accumulé les périodes difficiles. En partant de ces principes, il est intéressant de savoir quels critères s’avèrent plus durables et moins relatifs que d’autres. Selon Easterlin (2001), Frederick & Loewenstein (1999), ou encore Layard (2005), de nombreux amis, une vie de couple heureuse, une qualité de vie sociale (travail, association…) ou encore la qualité de l’environnement (lieu de vie) ont un impact plus durable sur la satisfaction qu’une augmentation de salaire. Certaines nuisances s’avèrent également durables dans leur impact, comme le bruit ou la douleur. L’amélioration de la satisfaction liée à une hausse de revenus peut être durable à partir du moment où cette hausse est correctement utilisée (hausse du temps libre, de l’implication sociale, plutôt que l’achat de biens matériels tels que voiture ou maison) (Frank, 1985). Bien que le bonheur moyen d’une personne tout au long de sa vie soit assez constant, il est clairement fluctuant sur des courtes périodes, dans le relatif comme dans l’absolu. De plus le niveau de satisfaction est sensible au changement de conditions de vie, certaines sensations étant, comme nous l’avons vu, plus durables (passions, naissances, veuvage ou divorce…).

Nous avons vu précédemment que la personnalité impacte les événements qui surviennent au cours d’une vie. Nous pouvons ajouter qu’elle impacte également la façon dont un événement est ressenti. Tout le monde n’aime pas les fêtes, ni ne réagit de la même manière lors de sa première rupture. Pourtant, les enfants heureux n’ont pas plus de disposition à se sentir bien à l’âge adulte, les pays à l’humeur réputée moins joyeuse (telle que la France) n’ont pas un niveau de bonheur déclaré inférieur à ce que leur niveau de vie peut laisser supposer (Veenhoven, 1997)… S’il est important de retenir que le bonheur ressenti dépend évidemment des caractéristiques personnelles (et surtout de leur impact sur les événements de vie), tous ces résultats pris ensemble affaiblissent sans équivoque l’argument déterministe que le bonheur est un phénomène biologique sur lequel on ne peut agir.

La psychologie, la neurologie, la sociologie, l’économie… toutes considèrent que le bonheur consiste en un sentiment subjectif de bien-être. En économie la conception du bien-être lié à la satisfaction des préférences exclut les préférences irrationnelles ou contraires à notre intérêt objectif. Mais cela conduit à ignorer les ressentis. Si plusieurs individus disposent d’un bien-être estimé suffisant mais se sentent malheureux (revenus élevés par exemple) peut-on l’ignorer ? À l’inverse si les accidentés se sentent parfaitement heureux après quelques années, doit-on diminuer les interventions publiques pour limiter les accidents ? Scitovsky en s’appuyant sur la psychologie expérimentale soulignait déjà en 1976 que les hommes ne recherchent pas uniquement le confort matériel et l’absence de souffrance, mais aussi, de manière assez personnelle, de la stimulation, de la nouveauté, des défis… Les théories cognitives suggèrent qu’il existe différents besoins liés aux préférences : organiques (nourriture, logement, sexe…), sociaux (famille, positionnement par le travail, participation à la vie de société…) mais aussi de développement personnel ce qui est plus lié aux objectifs propres de chacun (maîtrise, variété des activités, développement de savoirs et savoir-faire, etc.). Ce constat conduit certains à affirmer qu’il n’y a pas de vie bonne objectivement définie. Dans ce cas, on peut se demander comment utiliser précisément toutes ces études pour définir de manière pertinente les critères à prendre en compte dans la maximisation d’utilité ?

Un petit exemple permet de répondre sommairement à cette question. Partons du salaire d’efficience, une notion introduite par Solow (1979), qui nous explique qu’une firme aura intérêt à payer plus ses salariés, jusqu’à ce que la hausse de productivité marginale engendrée par la hausse de salaire soit équivalente à la hausse de salaire marginale. Il est intéressant pour notre exemple de remplacer la motivation liée au salaire par une satisfaction liée aux critères vus précédemment. La satisfaction des employés est un élément essentiel de la gestion du capital humain, déterminante pour la rentabilité de l’entreprise. De nombreuses observations montrent que les pratiques de management « qualitatif » : participation au profit, aux décisions, aides au logement, crèches d’entreprise, plan d’épargne spécifique, autodirection des équipes de travail… sont fortement liées à la productivité et à la fidélisation (Black et Lynch, 1998). La qualité des collègues de travail et des conditions de travail est également déterminante. Les possibilités de développement personnel telles que les formations diminuent également le turnover (Goux et Maurin, 1997). Les employés fiers de leur entreprise et valorisés par celle-ci s’impliquent plus dans les activités de l’organisation, et plus durablement (Maignan et Ferrell, 2001). Au-delà de l’incitation financière, beaucoup de salariés considèrent que la reconnaissance qui leur est portée ainsi que la notoriété de l’entreprise sont au moins aussi importantes (Lacroix, 2008). Lorsque les salariés contribuent au développement de l’entreprise en étant preneurs de décisions, ils sont plus fréquemment en contact avec la direction de l’entreprise, la main-d’œuvre est alors plus impliquée, plus intégrée, plus autonome, capable par elle-même d’accroître la qualité de la production (Le Bouedec, 1988). S’ils sont satisfaits de leur relation avec l’employeur, au-delà de la simple relation productive, les salariés estiment avoir des obligations supplémentaires qui constituent leur Contrat psychologique (Rousseau, 1989). D’un côté, la firme dispose d’une ressource critique initiale (matériel, savoir-faire, moyens financiers, etc.). De l’autre, les salariés disposent d’un capital humain essentiel au fonctionnement et à la communication de l’entreprise. La productivité est maximale lorsque chacun donne pleinement l’accès à sa ressource critique (Rajan et Zingales, 1998). De ce fait, la participation volontaire et la consonance entre les valeurs personnelles et celles véhiculées par l’entreprise sont elles aussi déterminantes dans la productivité. En effet, les managers ne doivent récompenser financièrement que de façon exceptionnelle les participants, car une récompense systématique ne leur permettrait plus de s’imputer pleinement la responsabilité de leur comportement et peut même les démotiver en leur faisant ressentir une forme de « dissonance cognitive » (Moscovici, 1984).

Toutes ces observations correspondent avec nos résultats précédents. L’incitation financière peut être efficace, mais n’est pas suffisante dans la durée. Les relations sociales, avec la direction (reconnaissance, justice…) et les autres salariés, sont primordiales. Un certain degré de liberté et de participation est également important. L’environnement (image et valeur de l’entreprise) et les possibilités d’évolution (promotion, formations…) restent déterminants.

Ces parallèles, réalisés assez sommairement, viennent conforter nos conclusions et montrent tout l’intérêt de les utiliser dans les approches économiques classiques, afin d’obtenir des résultats théoriques plus proches des observations empiriques. Cela nécessiterait bien évidemment une observation plus fine et une pondération de chaque variable, ce qui n’est pas notre propos ici.

Bonheur et mécanismes macroéconomiques

L’approche économique classique cherche à optimiser le bien-être des individus et des nations. Pour cela, la microéconomie prend pour postulat que la satisfaction du consommateur est fonction des quantités consommées, et donc du revenu. En macroéconomie, le revenu est remplacé par un objectif de croissance économique.

Afin de garder là encore une cohérence vis-à-vis des résultats présentés, nous allons ajouter aux trois enquêtes internationales présentées précédemment trois indicateurs nationaux utilisés politiquement dans le monde : le Bonheur national brut devenu le Bonheur intérieur brut, l’Indice du Bonheur mondial, l’Indice de Développement humain.

Encadré 3 : Présentation des principaux indices

Ces indices ont pour objectif d’aller au-delà du PIB en agrégeant plusieurs indicateurs économiques et sociaux, avec des critères simples et objectifs :

•  l’Indice de Développement humain (IDH), conçu par les économistes Sen et Ul Haq qui associe trois indicateurs : PIB, espérance de vie et niveau de formation ;
•  l’Indice du Bonheur Mondial (IBM), développé par Globeco depuis 2000, qui synthétise 40 indicateurs à raison de 10 pour chacun des quatre thèmes suivants : sécurité, liberté, qualité de vie, et connaissances ;
•  le Bonheur national brut, indice préconisé par le roi du Bhoutan en 1972, fondé sur 4 critères : développement durable, qualité et développement de la culture, qualité de la gouvernance et croissance économique. Cet indice, abandonné en 2013, a grandement inspiré l’indicateur « du vivre mieux » développé en 2011 par l’OCDE, appelé Bonheur intérieur brut (BIB), qui prend pour bases 11 critères : les revenus, le logement, l’emploi, la santé, la sécurité, la vie en communauté, la gouvernance, l’éducation, l’environnement, le sentiment de satisfaction personnelle, l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie de famille. Cet indice, en partie inspiré du rapport Stiglitz et auquel a participé Sen, permet aux 34 pays membres de l’OCDE de calculer leur qualité de vie.

Présentation des résultats

Au niveau des comparaisons mondiales, il est intéressant de remarquer que les résultats des indices créés afin de comparer différents pays aboutissent à des résultats extrêmes proches entre eux mais aussi des trois études précédemment présentées, en s’appuyant pourtant sur des critères différents.

Ainsi, on note par exemple une progression globale du bonheur mondial. Les pays du nord de l’Europe caracolent en tête des classements. Les pays asiatiques sont relativement mal classés, et les pays d’Amérique latine le sont relativement bien. Plus précisément, les États-Unis, qui bénéficient d’un PIB élevé, sont classés autour du 20e rang à la fois par White (WSV), Veenhoven (WDH) et Le Roy (IBM) en raison de leur faible niveau de sécurité et de santé et de l’existence de fortes inégalités de revenus.

Finalement, plusieurs généralités ressortent de ce travail de synthèse :

  • Le bonheur moyen est plutôt élevé et a eu tendance à augmenter dans la plupart des pays modernes au cours des quarante dernières années, mais bien moins que le niveau de PIB. Globalement les écarts entre pays se réduisent.
  • Les sociétés aux valeurs individualistes (Nord de l’Europe ou pays d’Amérique latine avec le Costa Rica et le Mexique par exemple) sont en moyenne plus heureuses que les sociétés aux valeurs collectives (Japon ou Chine par exemple).

En effet, une partie de la variation des valeurs humaines entre les sociétés se résume à deux grandes dimensions, qui impactent fortement le bonheur ressenti. Un premier clivage oppose les sociétés traditionnelles qui valorisent la religion, les liens parent-enfant, le respect de l’autorité (fierté nationale) et les valeurs familiales traditionnelles aux sociétés laïques « rationnelles » qui prônent le droit au divorce, à l’avortement, à l’euthanasie et au suicide. Ces valeurs facilitent le sentiment de bien-être. Le second clivage oppose les valeurs de « survie » (préférence de la sécurité sur la liberté, non-acceptation de l’homosexualité, abstinence de l’action politique, méfiance à l’extérieur et un faible sentiment de bonheur) aux valeurs individualistes, dont la priorité reste la protection de l’environnement, la tolérance des étrangers, l’égalité (sexes, pratiques…) et la participation à la prise de décision dans la vie économique et politique (processus de démocratisation). La plus forte corrélation entre les valeurs laïques rationnelles et les valeurs individualistes se trouve dans les sociétés protestantes d’Europe du Nord, en moyenne les plus heureuses. Notons qu’à mesure qu’ils se développent et s’industrialisent, les pays tendent à promouvoir les valeurs laïques et individualistes au détriment des valeurs traditionnelles et « de survie ». En ce sens les transitions des sociétés agricoles vers l’industrialisation, puis vers une société de la connaissance et du service (société postindustrielle) ont un impact indirect fort par la transformation des valeurs de la société et le sentiment de bonheur qui en découle. C’est par ce biais que la croissance du PIB modifie fortement le niveau de bonheur des pays en développement. Les écarts de conditions de vie sont généralement plus importants entre individus d’une même société, qu’entre les sociétés elles-mêmes, pourtant elles ont un impact cinq à dix fois plus bas que les différences entre les valeurs des pays ! Un sous-ensemble de valeurs sociales émancipatrices semble être prioritaire dans le bien-être ressenti et correspond à la liberté de choix et à l’égalité des chances (la liberté, l’égalité des sexes, l’autonomie, la démocratie…). Ces valeurs émancipatrices économiques, sociales et institutionnelles constituent l’élément culturel fondamental du processus qui permet aux personnes de choisir librement leurs actions tout au long de leur vie, et d’accéder au bien-être individuel. Elles fournissent les besoins sociaux qui vitalisent et bougent les sociétés et mettent les dirigeants sous pression en cherchant à obtenir les facteurs objectifs qui, par la suite, conduisent à la démocratie (la prospérité économique, l’intégration au marché mondial, l’exposition médiatique, etc.). On peut toutefois parler d’externalités négatives du développement des valeurs individualistes dans nos sociétés : les dernières décennies ont connu une hausse continue du taux de divorce, du nombre de familles monoparentales et une baisse du temps passé en famille (Layard, 2005). Dans le même temps, le niveau de confiance interpersonnelle recule et le taux de confiance dans les pouvoirs publics a chuté (la proportion d’Européens se déclarant satisfaits de la démocratie dans leur pays oscille entre 40 et 50 %).

Les études montrent ainsi que les facteurs les plus marquants sur le ressenti sont, dans l’ordre, le pouvoir d’achat par habitant, les qualités institutionnelles (droit, qualité du gouvernement…) les libertés, l’égalité (entre sexes, économique…) et la sécurité (l’ensemble de ces données explique 63 % des variances dans les réponses). Il est également intéressant de voir que la corrélation entre tous ces critères et le niveau de PIB du pays est particulièrement forte. La corrélation entre des facteurs comme les revenus et le bonheur montre des écarts considérables entre les divers pays ce qui souligne l’importance des facteurs sociaux sur le ressenti. On observe ainsi des résultats inattendus tels que la corrélation négative entre bonheur et revenus dans la Chine communiste. Les pays d’Asie exprimant dans l’étude un fort sentiment d’identité collective sont mal classés, ce qui tend à confirmer les conclusions précédentes.

Enfin, selon White, les positions respectives de la Chine (82e), de l’Inde (125e) et la Russie (167e) permettent de noter que les plus grandes populations ne sont pas associées avec les pays les plus heureux.

D’autres facteurs consensuels mais moins fondamentaux améliorent le ressenti : l’accès à l’information (presse, télévision…) est une nécessité ressentie dans la même logique que la participation à la vie politique. La densité de la population peut, quant à elle, conduire à des externalités négatives : perte de participation, rareté de certains biens, opacité des informations… Enfin, l’état de l’environnement – qualité de l’eau, pureté de l’air, patrimoine naturel et urbain, bruit – affecte de plus en plus la qualité de vie des populations3.

En ce qui concerne plus directement la croissance, Easterlin (1974) fut le premier à attirer l’attention des économistes sur l’absence de corrélation directe entre le niveau de PIB d’un pays et la satisfaction de vie de sa population. Trente années de croissance économique soutenue n’auraient pas directement augmenté l’évaluation subjective de la satisfaction de vie. Le cas belge est un parfait exemple : depuis le premier choc pétrolier, le PIB réel par tête a augmenté de 80 %, mais la satisfaction moyenne a diminué de 8,8 % (Cassier, Delain, 2006).

Selon Veenhoven (1991) et Inglehart (1988), il existe une corrélation positive mais dispersée de la croissance du PIB sur le bonheur. Au-delà d’un certain niveau, elle n’a que peu d’impact sur le ressenti. En deçà, elle est déterminante, tout d’abord par l’amélioration directe du revenu et de la capacité de consommation (il n’y a pas de bonheur possible lorsque les conditions de vie sont en dessous d’un niveau tolérable) puis par le biais des évolutions sociales présentées précédemment.

Plusieurs raisons expliquent cet écart entre croissance du PIB et évolution du bonheur. Depuis la fin des années 1970, on assiste à une augmentation des inégalités de revenus dans la plupart des pays de l’OCDE, source d’insatisfaction. De plus, malgré la croissance européenne le chômage ne se résorbe pas. Or celui-ci affecte la satisfaction de vie individuelle (pour un tiers par la baisse de revenu et pour deux tiers par la perte du statut social) et agrégée (retombées sociales et budgétaires). Le bien-être est aussi affecté par l’évolution des conditions de travail : pressions accrues liées au besoin de rentabilité, développement des pratiques de just in time, accroissement de la complexité des tâches… Les problèmes de santé d’origine professionnelle (hypertension, stress, anxiété, dépression) affectent aujourd’hui entre 23 et 33 % de la population européenne, et plus du double au Japon.

Les effets négatifs du développement économique viennent provoquer un mal-être dans la population, qui compense et masque probablement en partie les effets positifs de la croissance des revenus. On peut ici encore parler d’externalités négatives à partir d’un certain seuil de développement économique, la nouvelle problématique devenant alors moins la croissance, que la maîtrise de ces effets pervers et la bonne utilisation des ressources disponibles.

Portée économique des résultats

L’apport de l’économie du bonheur consiste à tenir compte du fait que le bonheur individuel dépend non seulement des revenus et de la croissance, mais aussi d’une pluralité de variables personnelles, telles que l’éducation, la participation sociale, la vie de famille, ou même encore le caractère, la chance, la génétique… et de variables nationales telles que la sécurité (sécurité physique et juridique4) la liberté d’agir et de penser, l’équité et la tolérance5, l’accès à l’information ainsi que le niveau d’éducation. Elle cherche pour finir à identifier les circonstances dans lesquelles les gens tendent à être heureux pour favoriser, comme l’ont indiqué en leur temps Bentham, Pareto, ou Layard, « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».

Pour comprendre la portée économique de cet apport, nous allons procéder en deux temps. Tout d’abord, nous allons reprendre de manière plus théorique ce qu’implique la pluralité des variables explicatives du bonheur. Puis nous verrons l’évolution des approches économiques à ce sujet, ce qui nous permettra de présenter les implications économiques de l’ensemble des résultats des parties précédentes.

L’approche la plus courante est de considérer le bonheur comme un sentiment global. Cela limite également les difficultés, car il suffit de poser une question, simple, pour avoir une réponse et une estimation. Toutefois, cela ne donne pas une idée très précise de l’importance relative des différents critères. Michalos (1985) propose une autre approche. Il conçoit le bonheur comme la somme pondérée de différentes sous-catégories de désir. Le bonheur serait principalement fonction des écarts de perception entre la réalité et chacune de ces attentes. Cette réflexion s’appuie sur une base intuitive : si je déprime pour une raison précise (décès, perte d’emploi, maladie…) je me sentirai malheureux dans l’absolu. Mesurer chacune des catégories plutôt que le bonheur global permet de mieux comprendre les composantes du ressenti et du bien-être objectif. Cette analyse souffre tout de même de certaines limites, dont un biais d’endogénéité important mesuré par Veenhoven (1991), que l’on peut résumer ainsi : je me sens globalement heureux, donc c’est que je dois avoir ce que je veux. De plus certaines catégories peuvent avoir des liens entre elles (un mauvais mariage peut conduire à moins bien supporter son âge). Il en conclut que si ce point de vue est intéressant, il n’est pas correct formulé ainsi. Mais sans utiliser des sous-catégories pondérées, nous pouvons distinguer les grandes lignes qui nous permettront de modéliser plus aisément les résultats obtenus. Ces résultats peuvent être présentés autour de deux grands axes différenciants : les aspects micro et macro (paramètres individuels, sociétaux et nationaux) et le temps (immédiateté de la sensation et durabilité).

La satisfaction apportée par les facteurs macro provient de la qualité de l’organisation sociale qui est un prérequis à un bien-être personnel durable, en permettant à chacun de trouver sa place au mieux dans la société. La croissance, l’évolution vers des valeurs laïques et individualistes et le développement de valeurs sociales émancipatrices expliquent plus de 2/3 des écarts de réponses (bonheur déclaré) constatés. Ce niveau d’explication est encore un peu plus élevé si l’on ajoute la qualité de l’environnement (circulation de l’information, densité de population et qualité de l’environnement naturel). La position d’une personne au sein d’une société apparaît moins importante que la qualité du fonctionnement de cette société elle-même. Pourtant, ces critères ne correspondent pas aux déclarations des sondés lorsqu’on les interroge sur les principales conditions de leur bonheur (santé, revenu et éducation). De plus leur impact est beaucoup plus important dans les pays en développement que dans les pays riches. Cela montre que les individus ne sont pas obligatoirement conscients de l’importance de certains facteurs et s’habituent rapidement à leurs nouvelles conditions6. De manière indirecte, une bonne organisation sociale facilite l’accumulation d’expériences positives, qui ont une influence sur notre caractère, et par ce biais sur notre ressenti immédiat. De manière directe, par la hausse des revenus, l’accès aux soins, le niveau d’éducation entre autres, la satisfaction augmente jusqu’à ce que ces aspirations humaines soient atteintes. Par la suite cela n’apporte aucun bonheur durable en raison de l’effet d’habitude. Il en va de même pour notre situation physique et matérielle. Une fois les minima des conditions de vie jugées acceptables atteints, la satisfaction dépendra de sa situation comparée à celle des membres de son groupe de référence. La satisfaction apportée par les facteurs micro a des origines multiples déjà abordées. Les seuls aspects influençant de façon durable le bonheur personnel viennent de la dimension affective, de la qualité de nos relations sociales. Le mariage, le temps passé en famille, ainsi que les liens d’amitié, la reconnaissance sociale (par le travail ou la participation communautaire) influent positivement et durablement la sensation de bien-être. Certaines nuisances fortes et répétitives (bruit, douleurs…), ainsi que certains événements tragiques, souvent liés à l’entourage (décès, maladie d’un enfant, divorce…) ont à l’inverse un impact négatif fort et de longue durée.

À l’inverse, notre caractère et nos expériences peuvent apporter une satisfaction immédiate forte, mais volatile et ne correspondant à aucune aspiration particulière. Notre satisfaction immédiate est particulièrement sensible aux événements de la journée (joie ou déception amoureuse, accrochage en voiture, échec sportif…) et à notre tempérament (optimisme, estime de soi, mélancolie, dépression…). De toutes nos caractéristiques intrinsèques personnelles (sexe, âge, religion…), ce sont celles liées au tempérament qui ont le plus d’impact sur notre bonheur immédiat. Pourtant, aucune recherche n’a pu démontrer un réel déterminisme lié à la personnalité7.

Notre hypothèse est que si le caractère a bien un impact sur notre ressenti, ce même caractère dépend également de nos conditions de vie (éducation, environnement social…) et de notre expérience. De nombreuses études montrent par exemple l’impact de notre travail sur notre personnalité8. La biologie, quant à elle, nous explique que la sérotonine, un neuromédiateur euphorisant, détermine en partie notre humeur, et que le taux de sérotonine présent dans chaque individu dépend de facteurs génétiques, mais aussi de nos expériences de vie.

Si tous ces résultats découlent d’analyses empiriques assez pointues, ils ne sont pas encore modélisés de manière consensuelle dans la théorie économique. Cependant, l’impact pourrait en être particulièrement important sur toute la science économique. Par exemple l’économie du bonheur peut nourrir le débat sur l’arbitrage entre inflation et chômage. En effet, la hausse des prix aurait des conséquences moins importantes que l’augmentation du taux de chômage sur l’insatisfaction dans un pays (Davoine, 2012).

Pour comprendre un peu mieux cet impact, nous reprendrons la distinction entre bonheur absolu et bonheur relatif, qui coïncide avec la distinction entre vécu et jugement : si le bonheur est vécu, c’est quelque chose d’absolu au sens où il ne dépend de rien d’autre (donc objectif selon Kant) ; en revanche, si notre bonheur est un jugement qui compare notre sort à celui des autres ou à une espérance, alors il provient d’une comparaison, il est relatif. Le bonheur apporté par les conditions macro est absolu et durable en dessous d’un certain seuil, car il est vécu et nécessaire. Au-delà, il devient temporaire, car les aspirations évoluent en même temps que les conditions de vie. Le bonheur apporté par les conditions micro est absolu et durable en ce qui concerne les relations sociales, absolu temporaire en ce qui concerne notre caractère et nos expériences, et enfin relatif et temporaire en ce qui concerne notre situation physique et matérielle. Il n’existe pas, en raison du phénomène d’adaptabilité, de bonheur relatif durable. En reprenant les résultats comparatifs de certaines études présentées précédemment ainsi que les conclusions de sociologues tels que Bourdieu, Robinson, Durkheim, Moscovici ou encore Ellul, qui tentent d’expliquer l’impact de la société sur les actes et le ressenti individuel, nous proposons une approche assez basique et purement théorique du lien entre ces différentes formes de bonheur et certaines de nos décisions. Cet exercice a pour intérêt de rendre aisément visibles les relations de tous ces différents facteurs entre eux, et de donner des pistes de réflexion prioritaires pour d’éventuelles politiques publiques.

Tout d’abord, nous définissons le niveau de bonheur relatif temporaire comme une dissonance cognitive qui correspond à la différence entre les désirs relatifs et la réalité relative. Si cet écart est ressenti comme positif, il pousse soit à une compensation par davantage d’efforts (force créatrice : le désir de ce qui nous manque) soit à un abandon de l’effort, voire à des incivilités (force destructrice : le sentiment d’injustice). S’il est négatif (la réalité dépasse ce que l’on estime juste), il peut conduire à minimiser ses efforts, n’ayant pas de désir supplémentaire à satisfaire. On postule ensuite que le ressenti dépend de son environnement (si on est bien entouré ou non, si la société permet de bénéficier de justice sociale, de liberté, d’un bon accès à la santé, à l’éducation, si elle rémunère les efforts, si on habite dans un lieu agréable, etc.) de notre caractère et de nos expériences, c’est-à-dire de notre bonheur absolu durable et temporaire. Le bonheur durable ne peut dépasser un certain seuil que par le biais des relations sociales, les autres facteurs devenant au-delà temporaires, comme nous l’avons vu précédemment.

Cette modeste démonstration montre l’impact que peuvent avoir la lassitude, le manque de bien-être objectif, le sentiment d’injustice ou l’impression de fatalité sur nos choix. Le bonheur apparaît bien ici comme un état de satisfaction complète, permanente, lié à une parfaite harmonie entre l’ordre universel (environnement) et ses valeurs propres.

Parenthèse sur la responsabilité individuelle et la faiblesse théorique du PIB

Un problème décisif qui découle de notre questionnement est celui de la responsabilité individuelle du bonheur vécu. Les individus ne sont-ils pas seuls responsables de leur malheur, de leurs préférences ou de leurs ambitions ? Un discours strictement libéral supposerait qu’il est logique de laisser à chacun la liberté et la responsabilité de ses décisions mais cela ne se peut que si tous disposent des conditions élémentaires pour le faire.

Les théories de l’égalité des chances jugent que la société doit assurer à chacun des conditions minimales de bien-être et les moyens objectifs de poursuivre la réalisation de son projet de vie. La réussite de ce projet dépend par la suite de la responsabilité individuelle.

Les théories de l’égalité des ressources considèrent également que la société doit fournir des ressources aux individus, ces derniers étant responsables de leur usage ainsi que de leurs préférences (et leurs ambitions). Il en va de même pour l’approche par capabilités (la société doit donner un maximum de liberté aux individus) ou pour les théories indirectes de la justice. Chacun doit tirer les bénéfices et assumer les coûts de ses choix et la société ne doit, en cas de déficit lié à ces choix, accorder aucune compensation. Layard (2005) par exemple propose des politiques visant à éviter toute redistribution injustifiée, parce que l’effet des pertes est plus fort que celui des gains sur le sentiment de bien-être.

D’autres approches plus proches du welfarisme considèrent que les individus ne sont responsables ni de leurs goûts ni de leurs préférences et que la société doit concevoir la redistribution des ressources pour que personne ne soit pénalisé. Fleurbaey (2012) propose de s’intéresser aux réalisations fondamentales du point de vue de la condition sociale, le reste concernant la sphère privée. Bien qu’une faible satisfaction, résultant d’ambitions élevées, soit imputable à la responsabilité individuelle, les sentiments pénibles et le malheur qui résultent du manque de satisfaction légitiment alors l’attention sociale pour les individus malheureux (les dépressifs, les chômeurs, les exclus, etc.).

Quelle que soit l’approche retenue, la faiblesse théorique du PIB et son insuffisance en tant qqu'indicateur utilisable pour justifier des choix de politique publique peut être pointée du doigt.

Conclusion

Pour conclure, les théories et les résultats empiriques des enquêtes présentées ici nous ont permis de mieux comprendre l’importance du bonheur pour le développement humain et en quoi sa prise en compte est primordiale pour déterminer nos objectifs, sociaux et individuels.

Les différences de bonheur moyen entre pays s’expliquent très simplement : les gens sont nettement plus heureux dans les pays riches, sûrs, libres, égalitaristes et tolérants. Ces conditions environnementales, sociales, économiques, institutionnelles sont primordiales pour que chaque individu puisse optimiser son bonheur personnel.

Ces données montrent clairement que la politique a bel et bien un rôle important à jouer sur la qualité de vie, et les populations en sont conscientes. White nous donne l’exemple d’un sondage récent de la BBC qui révèle que 81 % de la population pense que le gouvernement devrait se concentrer sur des actions nous rendant heureux plutôt que riches.

Il faut toutefois faire bien attention à l’utilisation des données. Selon le point de vue ou la méthode adoptée, nous l’avons, vu, l’économie du bonheur peut être aussi conservatrice (importance du mariage et de la famille, majorité des personnes se déclarant satisfaites en l’absence de certains changements, faiblesse de la redistribution…) que réformatrice (accent sur les problématiques sociales, psychologiques, réduction du temps de travail…). Le développement d’un corpus théorique solide et d’une méthodologie encore plus rigoureuse est nécessaire pour dégager des résultats consensuels et applicables.

Nous avons vu également que la recherche individuelle de bonheur ne conduit pas obligatoirement à une amélioration du bien-être social. Cela peut être en raison d’une rationalité limitée ou simplement parce que les objectifs individuels conduisent à des situations de déséquilibre (recherche de monopole, écart de revenus au sein d’une société…) ou de conflit (goût pour la criminalité par exemple).

De manière générale, en produisant les efforts nécessaires à l’amélioration de sa position sociale, chaque agent réduit la situation relative des autres individus et les pousse ainsi à déployer des efforts supplémentaires pour retrouver à leur tour leur positionnement. Cette « course de lévriers » (rat race) stimule évidemment le développement général, la croissance, mais sans accroître proportionnellement le sentiment de bien-être individuel. Van Praag et Frijters (1999) ainsi que Blanchflower et Oswald (2003) montrent qu’une majoration de revenu de 1 % conduit à une hausse de satisfaction un tiers moins importante quand d’autres individus en bénéficient également. Cette tendance naturelle est exacerbée par le développement de la consommation de masse et les habitudes sociales de classements (à l’école, le plus riche, le meilleur vendeur, la voiture la plus rapide…). En raison de ce mode de fonctionnement et de sa rationalité limitée, chaque agent peut être conduit à des choix non optimaux pour sa situation personnelle (course au revenu au lieu du développement des loisirs ou de la vie de famille par exemple). De plus, si s’habituer à une situation avantageuse afin de continuer à évoluer peut être positif, l’inverse en revanche, c’est-à-dire se résigner à une situation négative dans une approche fataliste, ne l’est pas. La résignation masque les carences, car l’habitude dissocie la situation réelle du bonheur ressenti. Pour ces différentes raisons, le bonheur individuel mérite également une approche politique. Layard (2005) suggère de manière assez intéressante des politiques ayant pour but de changer la fonction d’utilité elle-même, par l’éducation et le développement de jeux coopératifs, afin de limiter ce type d’erreurs. Une hausse d’informations ou de capacités cognitives modifie les aptitudes et donc les résultats de nos réflexions. L’apprentissage et la nouveauté sont ici appréciables.

Ici aussi, pour continuer à développer des résultats solides, l’économie du bonheur se doit d’être à l’écoute des autres sciences pour comprendre les mécanismes de la pensée humaine. La psychologie, la philosophie, la sociologie et les neurosciences ont déjà apporté beaucoup. Par exemple, la théorie du niveau d’adaptation part du principe selon lequel l’affectivité est l’un des principaux facteurs de motivation d’un organisme (Helson, 1964). Elle montre que l’affectivité dépend des différences entre l’intensité d’un stimulus (mesuré par la courbe de Wundt, en forme de logarithme) et le niveau d’adaptation de l’organisme. Pour prouver la correspondance entre les déclarations de satisfaction et la sensation réelle de bien-être, Layard (2005) a utilisé l’imagerie cérébrale.

Ou encore, la psychologie cognitive est la première à avoir suggéré l’importance du processus de participation démocratique dans le sentiment de satisfaction d’un individu. Elle nous a également montré l’impact de la dissonance cognitive, lors d’un écart entre nos désirs et la réalité (Damasio, 2005). Et lorsque la réalité n’évolue pas, ce sont nos désirs, nos préférences, qui s’adaptent, selon un phénomène d’homéostasie bien connu des biologistes.

Si nos choix dans notre recherche de bonheur sont approximatifs, on peut tout de même repérer quelques tendances générales logiques, héritées de notre évolution. La recherche d’amélioration constante en fait partie. Nous avons un certain nombre de critères qui nous motivent dans nos choix et qui correspondent à cette recherche : relations et position sociales (revenus, amis, famille, participation à la vie de groupe…) ou encore développement intellectuel. Quand on atteint un de ces objectifs, et qu’on ne peut plus l’améliorer, la satisfaction est durable (vie de famille par exemple). Quand on peut aller plus loin, continuer à évoluer, la satisfaction n’est que temporaire (revenus, niveau de connaissance). L’insatisfaction est un des facteurs d’évolution, positif pour l’espèce, même si cela ne l’est pas pour son propre bonheur immédiat. De même la crainte et l’anxiété (de perdre la santé ou ses revenus) favorisent la survie (Wiederman, 2007) et il est normal de retrouver ces craintes dans les déclarations des sondés, même si en cas de coup dur, l’être humain arrive à s’adapter et revoit ses attentes en fonction de sa nouvelle condition. Malgré tout cela, nous l’avons vu, le bonheur est la norme, les personnes globalement malheureuses étant rares.

Enfin, si les plaisirs hédonistes sans lendemain nous apportent une satisfaction immédiate mais vite oubliée, on en comprend facilement les raisons. Tout d’abord, se souvenir plutôt des expériences négatives permet de se prémunir contre la répétition d’erreurs. Mais surtout, la finalité d’une vie composée de ce type de plaisir pose problème. Dans les expériences où des rats sont mis en situation de pouvoir stimuler eux-mêmes leur production intracérébrale de dopamine par l’introduction d’une électrode dans le cerveau, ils ne font plus que cela. Ils en oublient de boire, de manger et même de copuler. Ils finissent par mourir de plaisir !

1 La plus ancienne enquête a été réalisée aux États-Unis en 1946 et de nouvelles enquêtes s’ajoutent chaque année, ce qui permet d’analyser les

2 Layard (2005) reprend l’exemple des estimations des familles américaines sur le revenu réel minimal pour vivre (résultats du sondage), qui

3 D’après l’Eurobaromètre, 72 % des Européens déclarent que l’état de l’environnement naturel influence leur qualité de vie.

4 La sécurité sociale a un impact bien moins positif, celle-ci diminuant la liberté perçue par le biais des prélèvements sociaux.

5 Le genre (âge, ethnie…) a peu d’impact direct au niveau individuel – même si les femmes apparaissent légèrement plus satisfaites en moyenne – l’

6 Ce que Becker et Stigler nomment « effet d’habitude » (1977).

7 Une étude du professeur David Lykken du début des années 1980 sur des jumeaux élevés dans des milieux différents montre que ceux-ci ont des niveaux

8  Friedman et Naville dans leur Traité de sociologie du travail (1961) par exemple.

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Notes

1 La plus ancienne enquête a été réalisée aux États-Unis en 1946 et de nouvelles enquêtes s’ajoutent chaque année, ce qui permet d’analyser les évolutions de ce ressenti dans le temps.

2 Layard (2005) reprend l’exemple des estimations des familles américaines sur le revenu réel minimal pour vivre (résultats du sondage), qui augmentent de manière quasi parallèle au revenu réel effectif, année après année.

3 D’après l’Eurobaromètre, 72 % des Européens déclarent que l’état de l’environnement naturel influence leur qualité de vie.

4 La sécurité sociale a un impact bien moins positif, celle-ci diminuant la liberté perçue par le biais des prélèvements sociaux.

5 Le genre (âge, ethnie…) a peu d’impact direct au niveau individuel – même si les femmes apparaissent légèrement plus satisfaites en moyenne – l’injustice et le manque de tolérance sociale étant le facteur d’insatisfaction majeur.

6 Ce que Becker et Stigler nomment « effet d’habitude » (1977).

7 Une étude du professeur David Lykken du début des années 1980 sur des jumeaux élevés dans des milieux différents montre que ceux-ci ont des niveaux de satisfaction proches, malgré des conditions de vie différentes. Mais il faut relativiser les résultats : ces conditions de vie ne prennent pas en compte tous les facteurs (nombre d’amis, religion…) et principalement les conditions sociétales particulièrement importantes.

8  Friedman et Naville dans leur Traité de sociologie du travail (1961) par exemple.

Citer cet article

Référence électronique

Gil-Ian ROYANNEZ, « Compréhension et prise en compte de la notion de bonheur, quel impact dans la réflexion économique ? », K@iros [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 22 mars 2015, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=329

Auteur

Gil-Ian ROYANNEZ

Docteur en Économie, Institut Catholique de Toulouse

Droits d'auteur

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