Bonheur et société : des médiations complexes

Introduction

Happiness and Society: Complex Mediations

Résumés

Résumé : La promotion de l’idée de bonheur est soumise à des injonctions contradictoires.
Dans le champ professionnel d’abord, cet épanouissement individuel ne correspond pas nécessairement aux objectifs économiques que se donnent les entreprises. Comment les salariés appréhendent-ils l’idée de laisser leur volonté d’épanouissement individuel aux portes des entreprises ? Dans le champ politique ensuite où il est difficile de discuter internationalement de valeurs communes. Comment au niveau international peut-on engager des discussions sur des valeurs sociales, sociétales et politiques ?

Zusammenfassung : Das erste Heft der Zeitschrift K@iros befasst sich mit dem Thema Glück. Der von K@iros gewählte transdisziplinäre Ansatz ermöglicht es, sowohl die Komplexität als auch die Widersprüche der Thematik zu behandeln. Widersprüchlich sind beispielsweise die Erwartungen und Vorstellungen in Bezug auf das individuelle Glück (im Beruf, als Individuum oder Staatsbürger) und kollektive Zwänge (politischer, wirtschaftlicher oder beruflicher Natur). Hieraus ergeben sich vier Forschungsschwerpunkte :
1. Themenschwerpunkt : Konzepte, Kontextualisierung, Evaluationsverfahren
Ausgehend von der Entwicklung und Existenz sogenannter Glücksindikatoren soll in diesem Heft eine erste Bilanz der verschiedenen Evaluationskriterien versucht werden.
2. Themenschwerpunkt : Glücksvorstellungen
Auf der Grundlage bestehender Widersprüche zwischen individuellen Erwartungen und kollektiven Verpflichtungen sollen die Vorstellungen des Glücks untersucht werden.
3. Themenschwerpunkt : Glück und Arbeit
Wie wirkt sich dieser Widerspruch auf die Arbeitswelt aus ?

Abstract: The first issue of K@iros looks at happiness. The transdisciplinary approach taken in K@iros makes it possible to deal with contradictions in their complexity, contradictions between expectations and representations of individual happiness (as an employee, an individual, a citizen), and collective constraints (in the political, the economic or the professional sphere). This issue will focus on four research areas:
Strand 1: Concepts, contexts, measurement tools
Drawing on the existence of tools to measure happiness, this issue will offer an overview of the current state of these different chosen criteria.
Strand 2: Representing happiness
Considering the existing contradictions between individual expectations and collective obligations, what are the representations of happiness?
Strand 3: Happiness and work
How is this contradiction at play in the workplace?

Resumen: El primer número de la revista K@iros plantea el tema de la felicidad. El enfoque transdisciplinar elegido por K@iros permite acercarse a las contradicciones que existen entre la felicidad individual y felicidad colectiva en su máxima complejidad. Se tratan, por lo tanto, aquellas disidencias que emanan de la felicidad individual y de sus distintas dimensiones dentro del plano de la realidad vivencial (como individuo, ciudadano e integrante del sistema productivo de trabajo), así como las limitaciones colectivas que le impone la sociedad (políticas, económicas y profesionales).
Desde estas premisas conceptuales, el presente dossier aborda las siguientes áreas de investigación :
1ª Área. Conceptos, contextos y dispositivos de medición
Partiendo del hecho de que existen herramientas para medir la felicidad de una población, este primer número propone realizar una primera aproximación de los diferentes criterios que estos instrumentos suelen adoptar para llevar a cabo dicha medición.
2ª Área. Las representaciones de la felicidad
Las contradicciones entre lo que se espera en el plano individual para ser feliz y las obligaciones colectivas. ¿Cuáles son las representaciones de la felicidad ?
3ª Área. Felicidad y trabajo
¿ Cómo esta contradicción se desarrolla en el mercado laboral ?

Index

Mots-clés

bonheur, interculturel, feel good tv, norme, représentations, société, bien-être, psychologie positive

Keywords

happiness, intercultural, feel good TV, standard, representations, society, positive psychology

Plan

Texte

Le bonheur est une notion complexe et soulève des problématiques multiples.

Le bonheur revendiqué comme une demande sociale, politique et économique légitime

Plus que jamais, dans le contexte international de crises (quelles qu’en soient les formes), le bonheur est un état revendiqué non seulement à titre individuel, mais aussi à titre collectif.
Pourquoi les indices de bonheur et de bien-être préoccupent-ils de plus en plus de nombreuses institutions qui s’attachent désormais à prendre le bonheur comme un indicateur du degré d’évolution des sociétés modernes et postmodernes ? Est-ce la précipitation des sociétés contemporaines dans des crises qui bouleversent leurs valeurs et intiment l’ordre de se définir ? Le bonheur collectif d’une société, le sentiment de bien-être des citoyens seraient une échelle de mesure du progrès. Un progrès qui serait non seulement économique, si nous nous intéressons au bien-être matériel, mais aussi celui des libertés individuelles et collectives des sociétés démocratiques.

Le 20 mars 2013 a eu lieu la première journée mondiale du bonheur, à l’initiative de l’ONU. Cette résolution internationale fait suite à la réunion qui s’est tenue le 19 juillet 2012, organisée par le gouvernement du Bouthan. Cet État, dès les années 1970, reconnut le Bonheur national brut comme un indicateur de progrès. Cette réunion fut l’occasion pour les États membres de se pencher sur la définition d’un nouveau paradigme économique, incluant les indices de bonheur et de bien-être. Depuis une dizaine d’années, l’OCDE s’attache à mesurer le bien-être et le progrès afin de « comprendre ce qui contribue au bien-être des individus et des pays ainsi que d’identifier comment susciter plus de progrès pour tous ».

Cette préoccupation grandissante sur et pour le bien-être des sociétés donne lieu à de nombreuses études, rapports, réunions et colloques, organisés par les institutions supranationales, par l’Europe et par les États. En France, de la Commission Stiglitz à l’Observatoire international du Bonheur (fondé en 2012), le critère du bien-être social s’inscrit également comme un indicateur de croissance. En Allemagne, une commission d’enquête « croissance, bien-être et qualité de vie », constituée de députés et d’experts, a été mise en place. Au Royaume-Uni depuis 2010, David Cameron a lui aussi introduit la notion de bonheur intérieur brut.

Politiquement et économiquement, le bonheur est donc de plus en plus revendiqué comme une demande légitime.

De même individuellement, l’idée de bonheur et d’épanouissement constitue l’une des valeurs centrales de la société contemporaine (Rudolf Rezsohazy, 2006). Être épanoui et heureux relève des objectifs individuels légitimes prioritaires. Pourtant, cette promotion de l’idée de bonheur est soumise à des injonctions contradictoires.

L’idée de bonheur soumise à des injonctions contradictoires

Dans le champ professionnel d’abord, cet épanouissement individuel ne correspond pas nécessairement aux objectifs économiques que se donnent les entreprises. Comment les salariés appréhendent-ils l’idée de laisser leur volonté d’épanouissement individuel aux portes des entreprises ?

Dans le champ politique ensuite où il est difficile de discuter internationalement de valeurs communes. Comment au niveau international peut-on engager des discussions sur les valeurs sociales, sociétales et politiques ?

Une approche transdisciplinaire du bonheur

Pour répondre à ces questions, cette étude sur le bonheur repose sur une double démarche transdisciplinaire.
D’une part, ce premier numéro de la revue K@iros promeut le dialogue entre trois disciplines pour construire des connaissances nouvelles, au-delà et entre chacune d’entre-elles (Nicolescu, 1996). S’inscrivant dans une tradition à visée plus épistémologique et théorique (Piaget, 1973 ; Nicolescu, 1996 ; Bechillon, 1997) « la transdisciplinarité [mise en œuvre ici] représente un processus de connaissances qui va au-delà des frontières disciplinaires. Elle implique une importante reconfiguration des partages disciplinaires dans une perspective systémique, globale et intégrée » (Darbellay et Paulsen, 2008 : 1-12).

Pour faire dialoguer ces disciplines, il faut au préalable que chacune s’ouvre aux connaissances des autres. Afin de mieux se comprendre et de pouvoir traiter ensemble des problématiques scientifiques complexes, il faut toujours faire un effort d’explicitation de ses propres concepts et méthodes puisque cette explicitation oblige à communiquer ses résultats à d’autres disciplines, le choix de la transdisciplinarité facilite également l’échange entre théoriciens et praticiens.

D’autre part, ce numéro aborde l’ensemble des questions traitées de manière globale. Il existe de multiples perspectives d’analyse pour appréhender la transformation des sociétés contemporaines. Or, elles sont habituellement traitées séparément. Il est donc indispensable de clarifier en quoi ces différentes perspectives font conjointement sens (Mathien, 1989 : 18). Comment – et c’est précisément l’intérêt d’une approche globale – étudier ces phénomènes non pas en les segmentant, mais en les étudiant en même temps, sous des angles différents ? L’approche globale n’a pas pour objectif l’exhaustivité, elle cherche simplement à faire le lien entre des univers scientifiques qui, de prime abord, peuvent apparaître comme disparates, voire indépendants les uns des autres (Rouquette, 2010 : 241). Notre optique sera celle d’aller à contre-courant de cette logique d’isolement : nous souhaitons au contraire réunir et rassembler les connaissances. Nous sommes convaincus que ce croisement du regard, qu’il soit transdisciplinaire ou interculturel, nous aidera à identifier et à interpréter les mutations des sociétés actuelles.

Ce travail se fera sur la base des apports méthodologiques et théoriques propres aux trois disciplines représentées. L’approche transdisciplinaire du bonheur proposée pour ce numéro par Pierre Mathieu, Sébastien Rouquette et Olivia Salmon-Monviola permet de traiter de ces contradictions dans leur complexité, contradictions entre attentes et représentations de bonheur individuel (comme salarié, individu, citoyen) et contraintes collectives (politiques, économiques, professionnelles). De façon à ce que le dialogue entre les trois disciplines sur ces questions intègre les dimensions communicationnelles, civilisationnelles et gestionnaires de ces tensions et y apporte un éclairage nouveau.

Dans cette perspective, trois axes de recherche sont successivement traités : les critères théoriques du bonheur, les représentations du bonheur et les limites de l’approche de la psychologie positive.

Les axes de recherche

1er axe : Le bonheur, un concept difficile à mesurer

Partant de l’idée qu’il existe des outils de mesure du bonheur (en entreprise, en société : Layard Richard, 2006), ce numéro propose d’abord de faire un état des lieux des différents critères adoptés. Dans le domaine politique et économique, quels indicateurs, quels outils de quantification ont été choisis pour savoir si les objectifs fixés ont été atteints ?

Gil-Ian Royannez montre la difficulté de mesurer – suivant des critères « objectivés » – le bonheur. En effet, le concept de bonheur est si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire. Veut-il la richesse ? Veut-il beaucoup de connaissances et de lumières ? Veut-il une longue vie ? Qui lui garantit que cette longue vie ne soit pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l’omniscience.

Partant de la difficulté à se donner d’incontestables critères théoriques du bonheur, la deuxième partie s’attache à étudier les représentations contemporaines du bonheur circulant dans l’espace social.

2e axe : Le bonheur, objet de représentations culturellement diversifiées, socialement contradictoires et médiatiquement intéressées

Compte tenu des contradictions entre attentes individuelles et obligations collectives, quelles sont les représentations médiatiques du bonheur ? Quelles sont à la fois les représentations du bonheur professionnel et du bonheur privé (Brune, François, 1985) ? Comment se gèrent médiatiquement les contradictions entre attentes individuelles au bonheur et obligations collectives ?

La première étude choisit un niveau de compréhension supranational. Il s’agit d’une étude interculturelle comparée des discours portés sur la notion de bonheur sur l’Internet allemand, chinois et malgache. Que montre cette enquête ? D’abord que si les préoccupations accordées à l’épanouissement individuel se retrouvent effectivement sur l’Internet allemand, ce n’est pas le cas en Chine ou sur les sites malgaches. Cette préoccupation, et le conflit des valeurs que cette attente nouvelle génère, est donc – actuellement – culturellement située. Alors que les Allemands expriment en ligne leurs préoccupations pour la réalisation de soi, les Chinois y défendent avant tout l’importance qu’ils accordent à la famille, les Malgaches à la religion. Ensuite qu’un tel regard comparé offre incontestablement une clé de compréhension des valeurs sous-tendant l’émergence et la résistance aux conceptions du bonheur occidentales.

Tirant parti d’une analyse historique de livres, films et autres produits culturels édités depuis 1945, Rémy Pawin constate qu’émergent principalement deux déclinaisons du bonheur : la réussite sociale et l’épanouissement. La première, la voie du bonheur par la réussite est ancienne et repose notamment sur la jouissance différée. Elle propose aux individus d’être heureux une fois le succès garanti. La seconde déclinaison, plus récente, invite les acteurs à assumer leurs propres désirs, à aimer, à s’amuser et à savourer le chemin qu’ils sont en train de parcourir, quelle qu’en soit l’issue. Ces deux représentations sont en conflit quand les partisans de l’épanouissement argumentent contre le modèle de la réussite sociale qu’ils jugent injuste et, de surcroît, inapte à procurer le bonheur. Cet article s’attache alors à étudier les arguments utilisés par les uns et par les autres pour décrédibiliser les représentations adverses du bonheur. Des conflits qui révèlent les présupposés sous-jacents des deux parties.

Dans une analyse complémentaire, focalisée sur les médias de masse, Virginie Spies montre que les grandes chaînes de télévision prennent pleinement en charge la représentation fondée sur l’épanouissement, la spontanéité, le temps présent. Les émissions de « feel good télévision » notamment, le font en proposant des « solutions » rapides. En fait, il s’agit moins d’un véritable bonheur que d’une mise en scène de moments heureux, d’instants de plaisirs. Elles le font en développant un discours d’autopromotion : « grâce à nous, vous vous sentirez mieux ».

Plus significatif encore, les chaînes de télévision grand public promeuvent une conception prétexte à la création d’un processus communicationnel. Elles le font et en se présentant comme acteurs incontournables pour créer et maintenir une relation entre spectateurs connectés, les téléspectateurs commentant – grâce aux dispositifs développés en ligne par les chaînes – sur les réseaux sociaux numériques les émissions qu’ils sont en train de regarder. Autrement dit, dans ce conflit médiatique et social entre deux conceptions du bonheur relevées par Rémy Pawin, les grandes chaînes de télévision ont choisi de privilégier l’un de ces deux discours : le bonheur comme épanouissement immédiat. Ce faisant, elles font écho à ce qu’Edgar Morin avait défini comme « l’esprit du temps » contemporain. Mais elles le font de manière biaisée, à partir de dispositifs communicationnels qui mettent ces chaînes au centre de relations fondées, notamment, sur la convivialité et l’instantanéité. Elles le font en s’imposant comme des intermédiaires communicationnels indispensables dans la valorisation et dans le partage des valeurs d’épanouissement.

3e axe : La psychologie positive : une réponse aux injonctions – sociales, médiatiques et économiques – contradictoires portant sur le bonheur ?

Face à ces injonctions contradictoires, que les mass medias traitent à leur façon – en en tirant un profit médiatique (en termes d’audience) et financier (en fidélisant les téléspectateurs) – quel discours est porté par les sciences sociales ? C’est l’objet de la troisième partie qui prend le parti d’étudier l’apport et les limites des approches scientifiques étudiant le bonheur, notamment de l’approche de psychologie positive.

Quels sont les limites et les apports de la psychologie positive quand il s’agit de répondre à cette injonction contradictoire existant entre l’idée d’épanouissement personnel, l’hédonisme, la permissivité et l’obligation d’adopter un comportement fondé sur l’autorité, la responsabilité, l’obéissance dans les organisations professionnelles pour qui l’épanouissement individuel ne relève pas du cadre de l’entreprise ?

La première enquête fait une méta-analyse des études scientifiques du bonheur. Deux approches sont successivement étudiées : l’approche humaniste du bonheur, dominante dans les années 1960 et 1970 ; l’approche psychologie positive ensuite, majoritaire depuis les années 1990. L’article de Stéphanie Kleiner montre que non seulement les épistémologies de ces deux approches divergent, mais que leurs énoncés et les propositions qui en découlent diffèrent tout autant.

Il est dès lors intéressant de prendre en compte les résultats de l’article de Marie-Pierre Feuvrier à la lumière de cette lecture comparée de l’approche humaniste versus l’approche de psychologie positive. En effet, cet article intitulé « Être heureux au travail : réorientation de parcours et développement du potentiel humain » s’appuie sur le courant de la psychologie positive dans la mesure où ce courant s’intéresse à la capacité des individus à éprouver du plaisir, des émotions positives et à donner un sens à leur existence quel que soit le contexte où ils se trouvent. L’enquête de Marie-Pierre Feuvrier se concentre plus précisément sur le parcours d’individus dont la trajectoire professionnelle est marquée par une crise alors qu’ils sont concrètement confrontés à la difficulté de concilier volonté d’épanouissement individuel et impératifs professionnels. Les déclencheurs de ces crises – de ces prises ? – de conscience peuvent être négatifs : épuisement, pression professionnelle, burn out. D’autres sont positifs : sentiment de sacrifier sa vie familiale et son identité de père ou de mère, de ne pas « profiter de la vie ». Tous vivent le sentiment de sacrifier un épanouissement présent pour un bonheur différé, un bonheur fondé sur l’idée de réussite professionnelle et sociale future. Dans ces situations de mal-être, bonheur et travail sont-ils compatibles ? S’appuyant sur l’expérience des huit formateurs interrogés, Marie-Pierre Feuvrier considère que, oui, des solutions sont possibles, à condition de privilégier des réponses endogènes (relevant de l’individu et pas du contexte dans lequel il se trouve). À condition, au fond, de privilégier des conduites et des comportements étudiés par le courant de psychologie sociale.

Les résultats indiquent que même si certains évoquent des succès matériels, tous relatent majoritairement un travail intérieur par le développement du potentiel humain ou la levée de croyances limitatives pour retrouver le bonheur.

Développer la confiance, développer son autonomie, réaliser ses rêves, apprendre à faire des choix, chercher des aspects positifs dans toute situation, chacune de ces expressions fait partie des plus citées par les huit individus interrogés.

Comme si, au fond, les voies possibles pour résoudre les contradictions inhérentes entre les injonctions à l’épanouissement individuel et celles relatives au respect des logiques économiques ou institutionnelles extérieures devaient être résolues par chacun, faute de trouver des solutions – politique, idéologique, sociale, juridique ou économique – collectives.

Quelles conclusions transdisciplinaires tirer de ces analyses du bonheur ?

En quoi ce dialogue entre ces trois disciplines dans une perspective transdisciplinaire apporte un éclairage nouveau ?

L’objectif de ce numéro est de comprendre le rapport entre l’individu et la société par le prisme du bonheur, que ce soit dans la façon de le mesurer, de se le représenter ou de l’atteindre compte tenu des injonctions contradictoires qui sous-tendent la notion.

Trois résultats ressortent qui valident la pertinence d’une triple approche disciplinaire au regard de la convergence des résultats apportés. Et surtout – c’est l’apport d’une approche systémique, globale et intégrée – des relations existant entre ces résultats, entre ces évolutions.

Le premier consiste à montrer la complexité des rapports de médiation entre l’individu et la société sur cette question du bonheur. Plus précisément, cette approche de la question du bonheur nous permet de jeter un éclairage sur les rapports sous-tendus entre l’individu et la société. En effet, les différentes contributions mettent en exergue le rapport médié que les individus entretiennent de manière explicite ou implicite avec la collectivité à laquelle ils appartiennent sur une question – le bonheur – à laquelle il appartient à chacun non seulement de donner sa propre définition et les moyens d’y parvenir, mais également de répondre à des injonctions normatives.

Au regard des analyses proposées, il existe au moins quatre médiations :

  • L’analyse économique de la mesure du bonheur montre qu’il y a une première médiation qui passe par une comparaison que chaque individu fait de sa situation avec celle de l’autre.
  • L’analyse des représentations du bonheur éclaire sur le contexte normatif qui prédispose le comportement de chacun dans sa quête du bonheur.
  • L’analyse de la gestion des trajectoires professionnelles étudiées met en évidence les hiatus entre les aspirations individuelles et les contraintes du monde du travail.
  • Enfin, les analyses réalisées sur les recherches en psychologie révèlent comment celles-ci cherchent à répondre à ces injonctions contradictoires.

Le deuxième résultat consiste à révéler les relations existant entre les différentes évolutions constatées.

Ainsi, l’approche civilisationnelle a permis de situer socialement l’importance accordée au bonheur comme épanouissement individuel immédiat.

L’approche communicationnelle a montré, d’une part, comment un conflit de représentations entre cette conception du bonheur émergente depuis l’après 68 et la représentation plus traditionnelle du bonheur – le bonheur fondé sur le travail, la responsabilité, la fidélité, la réussite professionnelle (Rezsohazy R., 2006) – émergeait de manière latente dans de multiples produits culturels. Elle a dévoilé, d’autre part, comment les médias de masse prenaient à leur compte cette valorisation pour un bonheur individuel, immédiat dans des émissions centrées sur le bien-être et dans des dispositifs communicationnels. Les médias se placent de cette façon au centre de ces relations forgées entre spectateurs à partir de ces émissions.

L’approche gestionnaire, quant à elle, a exposé comment ce conflit de représentations se vivait dans des trajectoires de vies et des trajectoires de carrières professionnelles. Comment des individus en situation de crise réévaluaient leurs priorités pour concilier leurs aspirations de bien-être personnel à leurs contraintes professionnelles ? Des trajectoires qui font écho – au fond – aux conflits de représentations entre deux conceptions du bonheur exposées par les approches communicationnelles et civilisationnelles.

Enfin, le troisième résultat montre à quel point les individus des sociétés occidentales se trouvent confrontés à ces injonctions différentes, et parfois opposées, à la fois dans le domaine personnel, professionnel et celui des représentations. Ces contradictions se retrouvent dans ces trois champs et placent les individus en situation de fragilité. Et ce d’autant plus que, in fine, devant cette situation qui relève des logiques sociales et économiques générales, il est recommandé – notamment par l’approche de psychologie positive – de trouver des solutions intérieures. Au fond, de se « débrouiller » seul, en jouant de ses propres compétences personnelles et relationnelles. Un constat qui n’est pas sans rappeler celui d’Ulrich Beck. L’origine du problème est collective – alors que l’origine du risque est globale (économique écologique, etc.) dans la sociologie d’Ulrich Beck – on renvoie l’individu à ses seules responsabilités pour remédier à cette situation. Les contradictions relevées dans ce numéro sur le concept du bonheur, ne sont-elles pas, au fond, l’illustration des contradictions plus générales inhérentes au mouvement d’individualisation de la société ?

Bibliographie

Béchillon, Denys (1997), « La notion de transdisciplinarité », Guerre et paix entre les sciences. Disciplinarité inter et transdiciplinarité, Revue du MAUSS, n° 10, p. 185-200.

Darbellay, Frédéric et Paulsen, Theres (dir.) (2008), Le défi de l’Inter- et Transdisciplinarité. Concepts, méthodes et pratiques innovantes dans l’enseignement et la recherche, Lausanne, Presses polytechniques universitaires romandes (PUR), 311 p.

Mathien, Michel (1989), Le système médiatique. Le journal dans son environnement, Paris, Hachette supérieur, 318 p.

Nicolescu, Basarab (1996), La transdisciplinarité, Monaco, Éditions du Rocher, 98 p.

Piaget, Jean (1973), « L’épistémologie des relations interdisciplinaires », Bulletin Uni-informations, n° 31, p. 4-18.

Rezsohazy, Rudolf (2006), Sociologie des valeurs, Paris, Armand Colin, 184 p.

Rouquette, Sébastien (2010), L’hypermédia Internet. Analyse globale de l’espace médiatique internet, Paris/Louvain, De Boeck, 235 p.

Citer cet article

Référence électronique

Pierre MATHIEU, Sébastien ROUQUETTE et Olivia SALMON-MONVIOLA, « Bonheur et société : des médiations complexes », K@iros [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 22 mars 2015, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=84

Auteurs

Pierre MATHIEU

Maître de conférences en Sciences de gestion, EA 3849 CRCGM, UBP

Sébastien ROUQUETTE

Professeur en Sciences de l’information et de la communication, EA 4647, UBP

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Olivia SALMON-MONVIOLA

Maître de conférences en Civilisation espagnole, EA 4647, UBP

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