Le point de vue d’un co-auteur :
Que nous disait réellement Halte à la croissance ?

A co-author’s view:
What did the Limits to Growth really say?

DOI : 10.52497/revue-opcd.230

Résumés

Résumé : Il y a 50 ans était publié le rapport Halte à la croissance ? écrit par Dennis et Donnella Meadows, Jorgen Randers et William W. Behrens III. Accusé par les uns d’annoncer l’apocalypse, discrédité par les autres, il a surtout été beaucoup commenté sans être beaucoup lu. Cet article est l’occasion de revenir sur certaines de ces incompréhensions et de réaffirmer, 50 ans après, que ce rapport avait vu juste sur un certain nombre d’éléments et les solutions requises pour y faire face.

Abstract: 50 years ago the Limits to Growth report, authored by Dennis and Donella Meadows, Jorgen Randers and William W. Behrens III was published. Accused by some to announce the apocalypse, discarded by others, it had mostly been heavilt discussed without being read much. This article is the occasion to come back to some of these misunderstandings and to reaffirm, 50 years later, that this report was right on a number of issues and the solutions required to tackle them.

Index

Mots-clés

durabilité, limites à la croissance, prospective, dynamique des systèmes

Keywords

sustainability, limits to growth, prospective, system dynamics

Plan

Texte

Les limites biophysiques

Image

© Félix Zirgel, 2023

Introduction

Le livre intitulé Les limites à la croissance (Meadows et al., 1972) est connu par beaucoup de personnes1 2. Il a été imprimé à trois ou quatre millions d’exemplaires dans au moins 36 langues. Il a suscité des controverses passionnées pendant des décennies3. Pourtant, il y a un manque de clarté quant à ce que ce rapport disait vraiment dans ses 150 pages illustrées, lorsqu’il a été publié pour la première fois aux États-Unis en mars 1972.

De nombreuses personnes pensent que Les limites à la croissance (LC) prédit la fin du monde avant l’an 2000, en utilisant un gros modèle mathématique du système-monde. D’autres pensent que Les limites à la croissance était une projection néo-malthusienne de l’effondrement de la population dans le xxie siècle, causé par des pénuries mondiales de ressources naturelles, dont le pétrole et les terres agricoles. D’autres encore croient que LC prouve que la croissance économique ne peut pas continuer indéfiniment sur une planète finie.

Apparemment, peu se souviennent que LC était une analyse de 12 scénarios représentant chacun un futur possible de 1972 à 2100, et que la principale conclusion scientifique de l’étude fût que :

La cause du dépassement des limites planétaires par l’économie humaine serait des retards dans la prise de décision à l’échelle mondiale, avant que la croissance de l’empreinte écologique humaine ne ralentisse.

Une fois les limites dépassées, la société humaine serait forcée de réduire son taux d’utilisation de ressources et son taux d’émissions. 

La contraction de l’activité humaine pourrait – et peut – seulement arriver de deux façons. Soit par une « réduction maîtrisée » organisée par la société mondiale, ou par un « effondrement » induit par la nature ou le marché. Selon les conclusions de LC, la seule chose qui ne pouvait pas se produire serait que la société mondiale conserve une empreinte écologique non soutenable, utilisant chaque année plus de ressources naturelles que ce que la Terre est capable de régénérer pendant cette même année.

En dépit de ce que disait vraiment LC, le message qui est resté dans les esprits était que « la croissance prendra fin ». Malheureusement, le public croyait – et croit toujours – que LC parlait de croissance « économique », et donc qu’il plaidait pour un arrêt à la valeur ajoutée. En fait, le livre parlait de « croissance matérielle » – croissance du nombre de personnes, des tonnes de ressources utilisées par an, des tonnes d’émissions liées à l’activité humaine. LC parlait de croissance de ce qu’on appellerait maintenant « l’empreinte écologique humaine ». Ceci est important car cela permettait la possibilité que la croissance continue (en valeur ajoutée) tant qu’elle n’était pas associée à une croissance des impacts physiques (par exemple, de l’utilisation de ressources ou de la pollution). La possibilité d’observer une « croissance économique sans augmentation de l’impact physique » pour un siècle ou plus reste une question ouverte. C’est théoriquement possible, mais les nations avec un PIB croissant et une empreinte stable sont rares.

LC ne cherchait pas à résoudre cette question du découplage, et les opinions des auteurs étaient partagées quant à la possibilité d’un découplage. Toutefois, ils s’accordaient sur la nécessité, pour la société mondiale, de réduire son empreinte écologique par unité de consommation. Plus important encore, cette réduction devrait être engagée à temps afin d’éviter le dépassement global. Ils s’accordaient également sur le fait que la tâche serait grandement simplifiée si la société humaine s’éloignait de sa fascination pour la croissance, à la fois en termes de population et de valeur économique. Cela nous ramène donc à notre question originelle : quel était vraiment le message de LC ? Et ce message a-t-il une quelconque pertinence aujourd’hui ‑ 50 ans plus tard ?

Les messages originels de LC

Tout d’abord, permettons-nous de reformuler – en langage moderne – les conclusions officielles de LC, présentées en page 23 de la première édition4. La reformulation utilise volontairement des termes qui n’existaient pas en 1972 – des concepts et des mots qui ont évolué depuis, en partie en réaction aux débats mondiaux – dont certains toujours d’actualité – sur la validité des messages portés par LC.

LC 1 : L’empreinte écologique humaine a augmenté rapidement de 1900 à 1972

LC avait observé que l’impact environnemental de la société humaine avait augmenté de 1900 à 1972 à cause de la croissance de la population mondiale, de l’utilisation des ressources et de l’impact environnemental par personne. En d’autres termes, l’empreinte écologique de l’humanité était devenue plus conséquente, de par la croissance du nombre d’humains, celle de la quantité de ressources consommées et la pollution générée par personne et par an.

Cette hausse s’est poursuivie depuis 1972, malgré l’espoir de nombreux idéalistes que le progrès social stabiliserait la population mondiale et/ou réduirait l’empreinte par personne. L’empreinte a, cependant, continué à grandir, et depuis le milieu des années 1990 le monde dispose de l’appareil statistique nécessaire pour mesurer la croissance physique en termes quantitatifs5. La bonne nouvelle est que l’empreinte écologique par personne s’est stabilisée et a même décliné dans certains pays. L’empreinte écologique humaine totale augmente encore, poussée par l’augmentation de la population mondiale et de la consommation matérielle.

LC 2 : L’empreinte écologique humaine ne peut pas continuer à croître – au taux observé entre 1900 et 1972 – pendant plus de cent ans à partir de 1972

LC déclarait que l’empreinte écologique humaine ne pouvait pas continuer à croître indéfiniment car la planète Terre est physiquement limitée et, dans les faits, relativement petite comparé à l’activité humaine. À long terme, l’Humanité ne peut pas chaque année utiliser plus de ressources physiques et générer plus d’émissions, que ce que la nature est capable de fournir et d’absorber de manière durable.

L’empreinte écologique a continué à croître depuis 1972. Il est utile de répéter que LC utilisait les termes « croissance » et « croissance physique », au lieu des plus modernes et plus précis termes « croissance de l’empreinte écologique » ou « croissance de l’impact environnemental ». Ces derniers mots ne sont entrés dans la littérature que plusieurs décennies après la publication de LC. Le choix de LC sur ces mots a mené à des décennies de débats publics inutiles, car la plupart des lecteurs interprétèrent les mots « croissance » comme identiques à « croissance économique » ou « croissance du PIB (Produit Intérieur Brut) » et arguèrent contre le message de LC sur cette base erronée.

Par ailleurs, beaucoup des critiques de LC pensaient que « la technologie » serait capable de résoudre n’importe quelle crise concernant les ressources en apportant des substituts pour toute ressource qui viendrait à manquer – à temps et sans déclin du bien-être humain. De manière générale, les preuves leur ont donné raison jusqu’à présent : le monde n’est pas encore à court des ressources les plus critiques – les combustibles fossiles, les cultures, l’eau, l’engrais. Néanmoins les menaces s’accentuent, principalement sur la biodiversité mondiale, par exemple pour le récif corallien et les forêts anciennes.

LC 3 : Il est possible, et même probable, que l’empreinte écologique humaine dépasse la capacité de charge de la planète Terre

LC disait que l’empreinte humaine dépasserait probablement les limites physiques de la planète à cause des délais importants dans la prise de décision mondiale. Quand les limites approcheront, la société passera d’abord du temps à discuter de sa réalité – et continuera à s’étendre en débattant. En fin de compte, le débat laissera place pour que les décisions se ralentissent, mais pendant ce temps, disait LC, la croissance continuera et mènera l’empreinte écologique en territoire insoutenable. Bien sûr, ceci est exactement ce qui s’est passé dans l’arène climatique mondiale. Le changement climatique est passé d’une question inconnue il y a 50 ans, à une question connue et vivement débattue aujourd’hui. Et bien qu’il soit clair, pour quiconque souhaite le voir, que nous sommes en dépassement climatique, les émissions annuelles continuent d’augmenter.

Plus précisément, LC disait que ça prendrait du temps (des décennies) pour observer et se mettre d’accord sur le fait que l’activité mondiale actuelle dépasse la capacité de charge à long terme de la planète. Il faudra du temps (des décennies) pour que les institutions nationales et mondiales adoptent la législation nécessaire pour mettre fin à la surexploitation des ressources et des écosystèmes de la planète. Et il faudra du temps (des décennies) pour réparer les dommages causés pendant le dépassement, et guérir les dommages causés aux écosystèmes. En résumé, LC a déclaré que la croissance de l’empreinte écologique ne sera arrêtée qu’après le dépassement du niveau soutenable. Le dépassement ne se produira pas pour toutes les ressources en même temps, mais à travers des histoires individuelles de longue haleine (par exemple : la baleine bleue, les tigres indiens, la morue canadienne, la jungle indonésienne, les récifs australiens).

Le message de « dépassement causé par les retards de décision » n’a pas été retenu par le lectorat de LC. Ceci n’est pas surprenant, car en 1972 (lorsque l’empreinte écologique humaine représentait environ la moitié de celle d’aujourd’hui), il était considéré comme plutôt inconcevable que la société mondiale se permettrait de croître au-delà de la capacité de charge soutenable du globe. Aujourd’hui, nous sommes mieux informés. En 2016, la demande humaine sur la biosphère a dépassé la biocapacité mondiale d’environ 50 %. Le monde d’aujourd’hui est en profond dépassement. Heureusement, la compréhension de cette triste réalité s’est accrue avec la diffusion réussie du cadre des Limites Planétaires de Johan Rockstrøm et al. (2009).

LC 4 : Une fois les limites de soutenabilité dépassées, la contraction est inévitable. 

Selon LC, l’empreinte écologique humaine ne peut pas rester très longtemps en territoire non durable. L’humanité devra revenir en territoire durable. Soit par le biais d’un « déclin organisé » vers des niveaux d’activité durables, soit par un « effondrement » vers les mêmes niveaux, causé par le travail de la « nature » ou du « marché ». Un exemple de la première solution consisterait à limiter les pêches annuelles de poissons au niveau de la pêche durable par le biais de la législation et de la mise au rebut planifiée des navires et des engins de pêche. Un exemple de la seconde solution serait l’élimination des communautés de pêcheurs parce qu’il n’y a plus de poisson. 

Le monde n’a pas encore connu d’effondrement environnemental à grande échelle depuis la publication de LC. Mais il y a eu des cas de dépassements locaux, suivis de contractions (Randers, 2008). Le cas le plus célèbre de « déclin géré » est l’effort visant à éliminer les produits chimiques destructeurs de la couche d’ozone par le biais du protocole de Montréal en 1987, après la découverte de l’amincissement de cette dernière en Antarctique. Aujourd’hui, la situation est encourageante, bien que la couche d’ozone soit toujours endommagée. L’exemple le plus célèbre d’« effondrement » est celui de la pêche à la morue au Canada après 1992. Ici, la situation est moins encourageante : après deux décennies sans pêche, le stock de poissons ne s’est toujours pas reconstitué. 

Certains affirment que la contraction – forcée ou planifiée – n’est rien d’autre qu’un élément normal du processus de croissance économique, et qu’il n’y a donc pas lieu de s’en inquiéter. De ce point de vue, le dépassement et la contraction sont simplement un processus de remplacement d’une ressource par une autre. Ou plus généralement : une technologie cède simplement la place à une autre. Ce point de vue peut peut-être être défendu si la transition se fait en douceur, c’est-à-dire sans baisse temporaire du revenu ou du bien-être humain (comme dans le cas de l’ozone ?), ou si le dépassement et la contraction ne se produisent que dans une seule région géographique (comme la morue de Terre-Neuve). 

En revanche, cette contraction de l’activité économique sera moins bénigne si un problème commun émerge en même temps dans de nombreux endroits à travers le monde. Un exemple contemporain est l’excès de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Dans ce cas, il est probable que la transition vers une nouvelle « solution » (l’électrification basée sur les énergies renouvelables) implique une période temporaire de déclin du bien-être humain – et ressemblera littéralement à un dépassement et à un effondrement – avant que la nouvelle solution ne soit en place.

LC 5 : Le dépassement peut être évité par une politique mondiale tournée vers l’avenir. 

En réponse au défi formé par ses quatre premiers messages, LC a entonné une réponse optimiste :

Le défi du dépassement dû aux retards de décision est réel, mais facilement résoluble si la société humaine décide d’agir.

Selon LC, une politique tournée vers l’avenir peut empêcher l’humanité de dépasser les limites planétaires. Onze des douze scénarios du LC exploraient diverses solutions au défi du dépassement. Le dernier scénario – l’équilibre global – montrait comment le dépassement et l’effondrement pouvaient être évités, du moins en principe. Traduit en politiques concrètes, cela signifie qu’il faut légiférer pour limiter la taille de la population et la consommation de matières premières par habitant. Ou, plus précisément, de maintenir les prélèvements forestiers en deçà de la coupe durable, les émissions de gaz à effet de serre en deçà de la quantité pouvant être absorbée par les forêts et les océans, la taille souhaitée des familles en améliorant l’éducation, la santé et la contraception, et les tensions sociales en réduisant les inégalités. Réalisable dans un modèle informatique, difficile dans le monde réel de la politique.

En substance, LC dit que si la société peut éviter le dépassement, il n’y aura pas besoin de « déclin organisé » ni de menace d’« effondrement ». Le défi des limites a des solutions – du moins en principe. Mais il sera difficile à mettre en pratique, car une politique tournée vers l’avenir exige d’agir aujourd’hui pour obtenir un meilleur lendemain. Une telle politique doit maintenir l’empreinte écologique humaine en dessous de la capacité de charge de la planète Terre. Cette politique doit veiller à ce que l’empreinte humaine ne dépasse pas les limites de soutenabilité. 

LC a conclu qu’une politique tournée vers l’avenir peut résoudre le problème, mais a averti que les mesures technologiques ne suffiront pas. Une solution mondiale véritablement durable nécessitera, selon le LC, une combinaison de progrès technologiques et de changements de comportement.

Depuis 1972, de nombreuses discussions ont eu lieu (à l’intérieur et à l’extérieur de l’ONU) afin de résoudre le problème humain par une action mondiale coordonnée. Les objectifs de développement durable des Nations unies (ODD) constituent la description la plus concrète du défi, et certains progrès peuvent être mesurés (Randers et al., 2018) – notamment dans les ambitions moins détaillées des objectifs du millénaire des Nations unies. Mais les ODD n’insistent pas suffisamment sur le risque de dépassement environnemental si tous les ODD sociaux devaient être satisfaits (Randers et al., 2019).

LC 6 : Il est important d’agir le plus tôt possible.

Enfin, LC indique également qu’il est important de commencer tôt, le plus tôt possible même, afin de réaliser une transition en douceur vers un monde durable – sans passer par un dépassement et une contraction. Ce point a été illustré par le scénario 12 de LC, qui montre que les mêmes politiques mondiales qui ont permis de résoudre le problème (dans le monde modèle) lorsqu’elles ont été mises en œuvre en 1975, ne suffiraient pas si elles étaient appliquées 25 ans plus tard, en 20006.

Nous savons aujourd’hui qu’aucune action réelle visant à prévenir le dépassement n’a été mise en place (dans le monde réel) en 1975. Aucun effort majeur n’était non plus en cours en 2000. Au cours des 20 dernières années, le nombre de mesures statistiques indiquant que l’humanité a dépassé les limites planétaires et continue de s’en éloigner n’a cessé d’augmenter. Le terrain se prépare à l’effondrement ou à la contraction, ou idéalement, à la contraction planifiée. Le changement climatique apparaît comme le principal défi.

Comment le message de LC a-t-il été reçu ?

Le message (relativement évident et optimiste) de LC n’a généralement pas été bien reçu, et a plutôt donné lieu à un débat public acrimonieux au cours des décennies suivantes. Quelques enthousiastes ont considéré le livre comme la litanie d’une nouvelle ère écologique, mais la plupart des gens ont vu dans LC une menace pour les manières d’être chères aux gens à cette époque.

Le message scientifique fondamental de LC peut être résumé comme suit :
La société mondiale risque de dépasser les limites planétaires avant 2100 – et d’être ensuite contrainte de décliner ou de s’effondrer – en raison d’importants retards de réaction de l’économie mondiale. Il s’agit des retards inévitables dans la localisation et/ou la perception des limites planétaires, des retards institutionnels importants liés à la prise de décision (démocratique) et les retards biophysiques entre le moment de la mise en œuvre de mesures correctives et celui de l’amélioration des écosystèmes.

LC n’a pas réussi à faire passer ce message, pour de nombreuses raisons :

  • Nombreux sont ceux qui pensent que la croissance économique continue est la seule solution possible pour répondre aux trois besoins humains légitimes que sont a) un revenu décent, b) le plein emploi et c) la sécurité de la vieillesse pour tous.
  • Beaucoup croient que le progrès technologique résoudra tous les problèmes de ressources et de pollution (à l’avance).
  • Beaucoup ne comprennent pas que la croissance économique (croissance de la valeur ajoutée = croissance du PIB) puisse se produire sans croissance de l’empreinte écologique. 
  • Nombreux sont ceux qui considèrent toute interférence avec le moteur de la croissance économique comme une tentative, par les riches, de maintenir les plus pauvres à terre.

Le message de LC a-t-il résisté à l’épreuve du temps ?

Que s’est-il passé depuis la publication de LC en 1972 ? Comment le monde a-t-il évolué au cours des quatre décennies qui se sont écoulées depuis lors ?

En bref, le monde réel a évolué comme prévu dans LC. Mais, étant donné que LC n’identifiait aucune prévision comme étant « la plus probable », il est un peu plus difficile de répondre à la question de savoir si « LC avait raison ». LC comprenait 12 scénarios différents de 1972 à 2100, et aucun d’entre eux n’était présenté comme le « plus probable ». Le fait que les 12 scénarios n’aient pas beaucoup varié au cours des 40 à 50 premières années (à l’exception des scénarios simulant l’effet d’un changement de politique extrême – changement qui ne s’est pas produit) est un atout. Et la recherche moderne (Turner, 2008 ; Herrington, 2021) a montré que le monde a effectivement suivi les tendances communes de ces scénarios « intermédiaires ».

Cela signifie que la population mondiale et l’économie physique ont continué à croître plus ou moins comme prévu dans les scénarios de LC. Ce qui est important, c’est que le monde réel a dépassé les limites, tout comme dans les scénarios LC – au niveau global, probablement au milieu des années 1980. Cela est le plus souvent accepté lorsqu’il s’agit de la question des émissions de gaz à effet de serre, mais d’autres dimensions de l’activité humaine sont également entrées en territoire non durable.

Mais la même recherche démontre – tout comme le bon sens – que le monde réel ne s’est pas encore effondré – du moins pas au niveau global. Mais comme l’effondrement ne se produit dans aucun scénario de LC avant 2020, les comparaisons historiques utilisant des données jusqu’en 2020 ne disent pas grand-chose sur la qualité du modèle des LC. En 2030, ou plus encore en 2040, nous aurons une indication beaucoup plus claire pour savoir si LC avait raison.

D’un autre côté, le débat public depuis 1972, notamment pour et contre la croissance, a prouvé l’utilité de certains des concepts utilisés dans LC. Par exemple, les « limites », la « croissance physique », « l’équilibre » – bien qu’ils aient été rebaptisés « limites planétaires », « empreinte écologique » et « durabilité ». Ces termes sont désormais courants et utiles dans le débat universitaire et politique.

D’autres concepts des LC, comme la « croissance exponentielle » (=croissance à un temps de doublement constant), les « délais de décision », le « dépassement » et « l’effondrement », ont été moins mis en avant. Ce qui est regrettable, étant donné que ces concepts sont au cœur du principal message scientifique de l’étude LC :

la probabilité que le dépassement résulte de retards de décision, et que la contraction soit une conséquence nécessaire une fois dans le dépassement.

Enfin, nous n’avons pas encore trouvé de solution définitive à l’un des principaux problèmes posés par l’idée de « limites », à savoir l’idée d’une solution technologique. De nombreux observateurs réfléchis s’opposent à l’idée que le monde est fini – même dans l’interprétation physique. Ils pensent au contraire que la technologie sera capable de supprimer les limites planétaires plus vite que nous ne nous en approchons. En d’autres termes, le progrès technologique continuera à repousser les limites ou à augmenter la capacité de charge de la planète, augmentant ainsi la taille de la terre. Pour ce groupe, les LC n’auront raison que lorsqu’il y aura un effondrement significatif, causé par des dépassements de limites environnementales qui n’auront pas été résolus assez rapidement. Pour que la société mondiale continue à repousser ces limites plus rapidement qu’elles n’apparaissent, il faudra investir de manière préventive dans les nouvelles technologies. La société doit investir avant que le problème ne devienne sérieux. Il sera intéressant de voir si ces investissements anticipés dans l’électrification et les énergies renouvelables se feront effectivement à un rythme suffisant pour stopper le réchauffement climatique et les phénomènes météorologiques extrêmes. Si les investissements sont retardés, la solution apparaîtra trop tard, et la société repassera en mode « dépassement et effondrement ».

Le message de LC est-il pertinent aujourd’hui ?

Oui, à plusieurs égards.

Tout d’abord, LC souligne l’urgente nécessité de développer une « vie sur une seule planète ». Si l’humanité veut devenir durable, il est inévitable qu’elle s’organise de manière à respecter les limites physiques de la planète Terre. LC nous rappelle que la « vie sur une seule planète » est une condition du bien-être durable, et donc la nouvelle éthique de la civilisation écologique, comme le disent les Chinois.

LC souligne la nécessité d’une réduction planifiée de l’empreinte écologique humaine. Le besoin le plus urgent est de réduire rapidement les émissions mondiales de gaz à effet de serre, mais la réduction de l’intensité de l’agriculture et de la taille de la population serait également très utile pour maintenir l’empreinte humaine dans les limites de la planète et assurer le bien-être de l’humanité à plus long terme. Il convient de rappeler que l’humanité est déjà en situation de dépassement et que la seule issue est la contraction, idéalement bien gérée. Étant donné que les 15 % les plus riches de la population mondiale représentent 60 % de l’empreinte écologique mondiale, ce sont les riches qui devraient commencer, laissant un espace écologique pour éliminer la pauvreté.

LC souligne la nécessité d’éviter tout nouveau retard dans les prises de décisions sur le cadre de l’effort mondial visant à stopper la croissance physique et à réduire l’empreinte écologique. La nécessité la plus évidente est que les riches commencent dès maintenant, même si les avantages qu’ils en tireront ne seront pas observables de manière fiable avant une génération. Les riches doivent accepter d’investir dans des solutions bien avant qu’elles ne soient commercialement rentables. Malheureusement, il est peu probable que cela se produise, comme l’illustrent les 30 années de réponse limitée depuis que le GIEC a commencé à appeler à l’action climatique, il y a environ 30 ans.

LC fait remarquer que les limites apparaîtront étonnamment vite si la croissance est exponentielle. La croissance exponentielle est une croissance à un pourcentage constant chaque année (par exemple 3 % par an). Elle est caractérisée par un temps de doublement lui aussi constant (dans notre cas, un doublement tous les 24 ans). Cela signifie que si le monde devait être « plein » en 2030, il était déjà à moitié « plein » (= à moitié vide) en 2006, un temps de doublement avant le débordement.

À un niveau plus profond, la LC souligne la nécessité de trouver une solution aux trois problèmes fondamentaux, et légitimes (pauvreté, chômage, insécurité des personnes âgées), qui sous-tendent la fascination occidentale pour la croissance économique. Ces trois problèmes doivent être résolus d’une manière qui soit compatible avec la réduction planifiée de l’empreinte écologique humaine. Il est fort probable que cela nécessitera en fin de compte une allocation équitable des biens communs mondiaux, définis sur une base par habitants.

Et, au niveau le plus profond, le LC nous rappelle que l’objectif ultime est le bien-être, et non la croissance du PIB. La croissance économique est un outil permettant de réduire la pauvreté grâce à la croissance de la productivité. Lorsqu’elle est correctement répartie, la plus grande part du gâteau permet d’améliorer les conditions matérielles de la majorité. Si la poursuite de la croissance économique n’augmente plus le bien-être humain, la démarche logique consiste à abandonner la croissance physique et à rechercher le bien-être.

Il serait imprécis de donner l’impression que rien de positif ne s’est produit en réponse à l’appel à l’action de LC. Au cours des 50 dernières années, on a assisté à une montée impressionnante, bien que laborieuse et lente, des préoccupations environnementales. Des institutions nationales et mondiales ont vu le jour dans le but de protéger la planète – des institutions qui étaient des rêves en 1972. Et, surtout, on sait maintenant (parmi ceux qui s’en soucient) ce qu’il faut faire pour créer un monde durable et équitable.

Il est vrai que ce qu’il faut faire n’est pas rentable du point de vue des investisseurs et nécessitera des changements structurels auxquels s’opposent ceux qui perdront leur emploi ou leur source de profit (à mesure que l’activité fossile sera remplacée par des solutions vertes). Ainsi, des progrès rapides nécessiteront une action collective – réglementation des marchés, garanties de revenus et subventions – pour qu’ils se produisent à grande échelle. En d’autres termes, un État actif œuvrant pour le bien commun. Cela ne sera pas facile dans un monde d’individualiste réfléchissant à court terme (Maxton & Randers, 2016).

Réflexion finale

Les limites à la croissance sont apparues à une époque où la croyance de l’humanité dans le pouvoir de la technologie était à son comble. Il semblait n’y avoir aucun défi qui ne puisse être surmonté par l’application de l’ingéniosité et de l’effort humain sous la forme d’une croissance de la productivité et d’une distribution équitable – sur la base d’un progrès technologique continu.

Dans ce contexte, le message principal de LC a été perçu comme décalé, voire carrément erroné, lorsqu’il a implicitement averti que la politique mondiale de la première moitié du xxie siècle serait dominée par les contraintes mondiales en matière de ressources et de pollution.

Cela semblait peu probable. Mais il semble que cela se réalise (Randers, 2012).

1  Jorgen Randers est un universitaire, professeur émérite en stratégie climatique à la BI Norwegian Business School. Il a été un co-auteur du rapport

2  Cet article est une version mise à jour de celui publié à l’origine pour le quarantième anniversaire du rapport Les limites à la croissance dans le

3  Voir par exemple Bardi U. (2011), The Limits to Growth Revisited, New York/Heidelberg, Springer

4 Les trois conclusions formelles de LC sont les suivantes :1. Si les tendances actuelles de croissance de la population mondiale, de l’

5 Voir par exemple WWF International. (2020), The Living Planet Report 2020, Switzerland, Gland, https://livingplanet.panda.org/.

6 Il faut des hypothèses incroyablement optimistes pour créer un monde durable si l’on part des conditions réelles du monde en 2002. Voir Meadows DH.

Bibliographie

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Notes

1  Jorgen Randers est un universitaire, professeur émérite en stratégie climatique à la BI Norwegian Business School. Il a été un co-auteur du rapport Halte à la croissance ?, directeur de la BI Norwegian Business School, directeur général adjoint du WWF et a dirigé la « Commission norvégienne en matière de faibles émissions ». Les travaux de Jorgen Randers portent sur les enjeux environnementaux, la planification, la dynamique des systèmes et le développement durable.

2  Cet article est une version mise à jour de celui publié à l’origine pour le quarantième anniversaire du rapport Les limites à la croissance dans le journal GAIA en 2012. L’article était intitulé The real message of The Limits to Growth. A plea for forward-looking global policy. Il a été traduit pour la revue Mondes en décroissance par Charlotte Burnod, Clément Choisne et Félix Garnier de l’OPCD.

3  Voir par exemple Bardi U. (2011), The Limits to Growth Revisited, New York/Heidelberg, Springer

4 Les trois conclusions formelles de LC sont les suivantes :
1. Si les tendances actuelles de croissance de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et de l’épuisement des ressources se poursuivent sans changement, les limites de la croissance sur cette planète seront atteintes au cours des cent prochaines années. Le résultat le plus probable sera un déclin plutôt soudain et incontrôlable de la population et de la capacité industrielle.
2. Il est possible de modifier ces tendances de croissance et d’établir une condition de stabilité écologique et économique qui soit durable dans un avenir lointain. L’état d’équilibre global pourrait être conçu de telle sorte que les besoins matériels de base de chaque personne sur terre soient satisfaits et que chaque personne ait une chance égale de réaliser son potentiel humain individuel.
3. Si les peuples du monde décident de s’efforcer d’atteindre ce deuxième résultat plutôt que le premier, plus tôt ils commenceront à travailler pour l’atteindre, plus grandes seront leurs chances de succès.

5 Voir par exemple WWF International. (2020), The Living Planet Report 2020, Switzerland, Gland, https://livingplanet.panda.org/.

6 Il faut des hypothèses incroyablement optimistes pour créer un monde durable si l’on part des conditions réelles du monde en 2002. Voir Meadows DH., Randers J., Meadows DL., (2004), Limits to Growth – The 30 Year Update, Chelsea, Green Publishing: White River Junction, VT. Disponible dans plus de 15 langues. Cela a conduit l’un des co-auteurs à recommander une résilience mondiale accrue comme principale stratégie pour le bien-être humain au xxie siècle et au-delà.

Illustrations

Les limites biophysiques

Les limites biophysiques

© Félix Zirgel, 2023

Citer cet article

Référence électronique

Jorgen RANDERS, « Le point de vue d’un co-auteur :
Que nous disait réellement Halte à la croissance ? », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 21 avril 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=230

Auteur

Jorgen RANDERS

Professeur émérite en stratégie climatique, department of Law and Governance, BI Norwegian Business School

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)