Les limites écologiques, sociales et culturelles au tourisme

Ecologic, social and cultural limits to tourism

DOI : 10.52497/revue-opcd.500

Résumés

Résumé : Bénédiction ambiguë, le tourisme a des impacts négatifs sur le milieu naturel, les sociétés et leur culture. Mais en dépit de ces constats bien connus, c’est une industrie qui garde un pouvoir d’attraction très important. Alors comment le limiter ?

Abstract: A mixed blessing, tourism has serious impacts on the environment, societies and their culture. In spite of these well-known facts, it remains a very popular industry. How then could the thirst for travels be reduced?

Index

Mots-clés

tourisme, inégalités, temps de travail, décroissance

Keywords

tourism, inequalities, worktime, degrowth

Plan

Texte

Introduction

La critique du tourisme est un élément classique de la critique de la société de consommation et du productivisme1. Les sciences sociales envisagent plutôt le tourisme comme une activité ambivalente, ayant des impacts négatifs et d’autres plus positifs. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles l’attrait pour le voyage est difficile à mettre à mal, y compris pour les personnes ayant une sensibilité écologiste, et la limitation des voyages d’agrément semble une injonction impuissante. Qu’est-ce qui pourrait soigner notre soif si commune pour le voyage ?

Des impacts négatifs bien documentés

Le tourisme est une industrie dont les impacts sont bien connus. Impacts écologiques, en raison de ses usages des transports, de l’eau et des terres. Les transports longue distance et aériens sont fortement émetteurs de gaz à effet de serre. Les usages touristiques (hôtellerie, piscines, etc.) sont plus gourmands en eau que les usages du quotidien. Le tourisme est aussi un vecteur important de l’artificialisation des terres en raison des infrastructures de transports ou de loisir, des hébergements commerciaux, des résidences secondaires. Impacts sociaux quand les besoins des un·es et les désirs des autres se télescopent, notamment dans l’accès au logement. Les résidences secondaires ou les prix des locations touristiques, plus attractifs que des loyers pour des bailleurs, tendent le marché immobilier dans les villes touristiques, pendant que l’industrie de l’hébergement et de la restauration crée des emplois de mauvaise qualité. Impacts culturels quand le tourisme accélère la standardisation du monde, contribue à l’hégémonie des langues, manières de penser le monde et valeurs occidentales.

Ces problèmes sont abondamment décrits dans une belle littérature (Christin 2014, Mora 2020) et la place me manque pour en donner ici ne serait-ce qu’un aperçu du problème. J’ai de plus choisi d’être dans une approche plus compréhensive du tourisme. Le tourisme étant souvent décrit dans la littérature académique comme une « bénédiction ambiguë », je1 souhaite rendre également compte, au risque de surprendre dans un recueil avec une perspective décroissante, de ses aspects positifs ou au moins ambivalents.

Un fort pouvoir d’attraction

Le tourisme peut aussi avoir des impacts écologiques plus positifs, quand il soutient des efforts de conservation qui sans ça seraient plus difficiles à justifier. Les parcs naturels, nationaux et régionaux, sont des hauts lieux de tourisme dans lesquels la conciliation des activités économiques et de la préservation du milieu s’avère moins favorable que partout ailleurs à l’économie. Dans certains pays du Sud, ce conservationnisme se déploie contre les sociétés locales, il est violent et raciste (Blanc 2020) mais dans d’autres il permet de préserver des forêts et les manières de vivre qui y sont associées, comme celui des Batek dans le Taman Negara Pahang en Malaisie péninsulaire.

Des impacts sociaux plus positifs, quand le tourisme offre à chacun·e la possibilité d’accéder à la nature. Le tourisme de masse n’est pas toujours social et les régimes fasciste et nazi ont aussi accordé des vacances aux classes ouvrières dans les années 1930 mais la possibilité de fuir la ville et d’échapper quelques semaines au travail est un réconfort qu’on ne peut vouloir réserver à certaines classes aisées. Le tourisme apporte aussi des ressources dans des endroits par ailleurs délaissés, des villages éloignés des autres flux de richesses. À Douarnenez, comme en rend compte un projet de recherche sur le tourisme local (Collectif Droit à la ville Douarnenez 2023), avant que le tourisme n’accapare les logements, comme c’est le cas aujourd’hui en raison des résidences secondaires et d’AirBnB, les populations ouvrières accueillaient des touristes à la maison pendant l’été, ce qui leur offrait un petit revenu supplémentaire.

Des impacts culturels quand le tourisme valorise des cultures qui sans ça seraient peut-être broyées. C’est le cas à Bali en Indonésie, où la mise en tourisme de l’île a contribué à renforcer la conscience de soi des habitant·es, contre les forces centralisatrices de l’État indonésien (Picard, 2001). En cherchant des impacts positifs, on peut en trouver et c’est pour ça que le tourisme n’a pas aussi mauvaise presse que les autres industries, que le voyage reste très valorisé. J’ai donc choisi, face à la difficulté d’ignorer radicalement les aspects positifs du voyage, de poser la question des limites qu’on peut lui poser.

Une pratique de distinction sociale

Partir en vacances, pour celles et ceux qui peuvent se le permettre, est une tentation bien grande. Les temps sociaux ritualisent le voyage (« et toi, tu es allée où cet été ? ») et même les écolos ont du mal à résister, quand bien même ils et elles sauraient que le tourisme a des impacts écologiques, sociaux et culturels négatifs (Krémer 2019). Pour partir malgré ça, l’écolo en voyage peut adopter tour à tour trois postures. Partir mais compenser, souvent ses kilomètres en avion, ça peut être littéralement un outil de compensation carbone parfaitement immoral et dangereux. On peut aussi compenser en se déplaçant à vélo ou en mangeant pas ou peu de viande puis claquer ses crédits carbone en vacances (avec la même logique qu’au lieu de réduire on réduit pour compenser… donc ne pas réduire). On peut aussi compenser en faisant un geste solidaire en échange d’un geste insoutenable, en allant soutenir des communautés rurales dans des projets dont certains sont très équitables. Jean-Baptiste Comby (Comby, 2024) a montré combien la compensation appartenait à l’éthos bourgeois et comment naturellement il est une manière bourgeoise d’envisager un mode de vie écologique.

On peut aussi partir autrement, en roulotte ou à vélo, en accueil paysan ou en camping sous tente (pas en camping suréquipé), avec un âne dans les Cévennes, à pied ou en train. Ce sont des formes diverses, plus ou moins abordables et accessibles selon le capital économique, culturel, corporel. Il est douteux qu’elles soient universalisables, par exemple le réseau de train est saturé et en investissant beaucoup dedans on pourrait seulement entamer la part de la voiture et de l’avion dans les départs en vacances (Jarrige et al., 2022).

On peut aussi partir en évitant ce qu’on a identifié comme le pire, en dédaignant les grandes stations balnéaires dont la construction défigura le bassin méditerranéen, en boycottant l’avion ou Airbnb. Comme le tourisme est à la fois une course mimétique et une course à la distinction, beaucoup des efforts des écolos pour faire mieux que les autres rentreront dans ce cadre-là. Mais le tourisme alternatif ne sauvera pas le tourisme. Suite à des travaux dans la péninsule du Yucatán, où coexistent les grands hôtels de Cancún et des structures mayas communautaires qui se sont emparées du tourisme, le géographe Clément Marie dit Chirot (Lariagon, 2023) récuse l’idée que le tourisme tel qu’il est peut simplement se réinventer par ses marges ou par la volonté des consommateurs et consommatrices.

L’avenir « de l’activité touristique passe par des choses beaucoup plus classiques, beaucoup moins sexy et glamour, beaucoup moins vendeuses que le tourisme durable ou responsable. Les enjeux aujourd’hui sont plus autour de la régulation sociale et politique de l’activité touristique plutôt que de l’innovation dans des formes de tourisme qui ont l’apparence, le goût et l’odeur de l’alternatif et qui ne sont parfois que du greenwashing. »

Au fond, il faut seulement admettre que partir en voyage est un privilège. Que l’habitude de partir en voyage est ancrée dans les classes les plus aisées de la société, qui partent loin et souvent. Que voyager, c’est utiliser des surplus de revenu pour une activité qui n’est jamais tout à fait nécessaire, même dans le cadre de réunions familiales, car des millions de personnes ont émigré avant nous sans jamais revoir leurs proches. Que 40 % de personnes en France ne partent pas en vacances, même pour se rendre dans la famille ou chez les ami·es. Qu’autant, et probablement les mêmes, n’ont pas les moyens de choisir leur nourriture : des fruits et des légumes, des aliments sans pesticides. Qu’un enfant sur cinq en France ne mange pas trois repas par jour.

Qu’opposer au voyage ?

Comment donc limiter nos voyages ? Certainement pas en travaillant sur les imaginaires des classes bien dotées en capitaux divers qui sont gourmandes de voyages, puisque cette stratégie peine à convaincre même des écolos. Ce n’est pas tant d’une révolution culturelle que nous avons besoin que d’une révolution politique. D’abord une « démocratisation » du tourisme ne serait pas tant l’extension des droits à consommer du voyage que des droits des sociétés d’accueil. L’anthropologue Franck Michel (Michel, 2020), fin connaisseur et praticien du fait touristique, affirme pour sa part les droits des habitant·es des lieux visités :

« Toute société devrait se donner ses propres moyens de penser, de planifier, de gérer et d’agir sur son destin, en dehors des considérations allogènes souvent formatées par la “bonne” pensée officielle et l’affairisme, autrement dit l’humanitaire et le capitalisme ».

Poser des limites à l’activité économique et au pouvoir du capital, voilà un programme bien ambitieux et pas vraiment dans l’air du temps.

Dans les sociétés de départ, il serait possible de se libérer du tourisme en repensant les temps sociaux pour libérer du travail jour après jour, comme le proposait André Gorz, plutôt que par plus grandes plages propices aux voyages et à la consommation, car la journée de travail moins longue permet de s’investir dans la vie locale, de prendre en charge sa vie quotidienne dans ses dimensions matérielles et affectives. Soit s’occuper de ses proches et faire son ménage, s’attacher à son milieu de vie, en prendre soin plutôt que d’y échapper à intervalles réguliers. Par ses vertus démocratiques et d’investissement de la vie quotidienne, la baisse du temps de travail quotidien ou hebdomadaire est moins favorable au capital. Et si nos lieux de vie nous apparaissent épouvantables (particulièrement pour les urbain·es), si nous n’avons plus la possibilité de les fuir, nous nous battrions peut-être plus fort pour les rendre plus vivables. C’est une hypothèse optimiste, dans un contexte politique aussi défavorable, alors que les quartiers de relégation sont privés d’arbres par volonté de contrôle et alors qu’une minorité de ses habitant·es seulement part en vacances (Correia et al., 2023).

Conclusion

La critique des formes du tourisme ne peut se faire à société égale, elle doit remettre en cause l’organisation du travail et du temps (sur l’année, sur la vie), les contraintes à la concentration urbaine, les inégalités sociales et économiques autant qu’elle doit refuser un imaginaire positif et simpliste de la mobilité et de l’ailleurs nourri par le capital. Ce n’est pas tant le tourisme en soi qu’il nous faut attaquer que la société dont il n’est qu’un symptôme en optant pour une définition extensive de ce fait social. Abolir le tourisme, c’est remettre en question l’organisation économique et sociale qui a besoin du tourisme pour se perpétuer. C’est en changeant la vie de chaque jour qu’on lutte contre l’imaginaire du tourisme, pas en diffusant des injonctions que presque personne ne suit. Ce qu’on peut opposer au voyage, c’est une société décroissante qui donne véritablement envie de rester chez soi.

1  Anthropologue de formation, militante écologiste et féministe, Aude Vidal a proposé une analyse de l’imprégnation des idées libérales en milieu

Bibliographie

Christin R. (2014), L’Usure du monde. Critique de la déraison touristique, Montreuil, L’Échappée.

Mora H. (2020), Désastres touristiques. Effets politiques, sociaux et environnementaux d’une industrie dévorante, Montreuil, L’Échappée.

Blanc G. (2020), L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Paris, Flammarion.

Collectif Droit à la ville Douarnenez (2023), Habiter une ville touristique. Une vue sur mer pour les précaires, Éditions du Commun.

Picard M. (2001), « Bali : vingt ans de recherches », Anthropologie et sociétés, 25 (2) [En ligne] DOI : https://doi.org/10.7202/000236ar

Krémer P. (2019), « L’avion, plaisir coupable de l’écolo voyageur », Le Monde, 22 février.

Comby J-B. (2024), Écolos, mais pas trop… Les Classes sociales face à l’enjeu environnemental, Paris, Raisons d’agir.

Lariagon R., Mayapolis. Tourisme et expansion urbaine dans la péninsule du Yucatán, film français sous licence libre, [En ligne] : https://www.youtube.com/watch?v=rs_VQkb-DS4

Michel F. (2020), Voyages pluriels. Repenser les tourismes, Livres du monde.

Jarrige B., Raillard N., Brossier N., Boosz P. (2022), Voyager bas carbone, The Shift Project. [En ligne] : https://theshiftproject.org/publications/voyager-bas-carbone/

Correia M., Huet D., Rossi C. (2023), « Inégalités climatiques : comment les riches accaparent les espaces verts », Mediapart, 12 août.

Notes

1  Anthropologue de formation, militante écologiste et féministe, Aude Vidal a proposé une analyse de l’imprégnation des idées libérales en milieu militant dans Égologie (Le Monde à l’envers, 2017) et La Conjuration des ego (Syllepse, 2019). Elle est également l’autrice de reportages sur des luttes environnementales et sociales en Malaisie et en Indonésie. Son dernier ouvrage en date, Dévorer le monde (Payot, 2024), est consacré au fait touristique.

Citer cet article

Référence électronique

Aude Vidal, « Les limites écologiques, sociales et culturelles au tourisme », Mondes en décroissance [En ligne], 4 | 2025, mis en ligne le 07 novembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=500

Auteur

Aude Vidal

Essayiste, animatrice du blog Ecologie-politique.eu

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Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)