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Écritures de voyage

« Le Retour des Terre-Neuvas » suivi de « Miquelon aux Antilles »

Eugène Nicole

Texte intégral

1. Le retour des Terre-Neuvas

1Tous les ans, à la même époque – en profitant parfois pour déposer à l’hôpital un pêcheur blessé ou malade –, ils faisaient escale à Saint-Pierre pour se ravitailler.

2Ils entraient à grand bruit dans la salle du Café du Nord, où nous habitions avec notre grand-mère paternelle.

3Nous avions vu leur chalutier s’amarrer un quart d’heure plus tôt au quai du Balisage distant d’une cinquantaine de mètres de cette porte d’entrée. Ils venaient de Granville, de Saint-Malo ou de Biarritz. Ma grand-mère et sa sœur Marie, tenancières de l’établissement, les connaissaient personnellement.

4Eux aussi.

5« Bonjour Jeanne ! Bonjour Marie ! »

6J’ai découvert avec émotion le portrait que trace de cette dernière le capitaine Jean Recher dans son livre Le Grand Métier. Curieusement, c’est moins à partir de mon propre souvenir que de ces quelques mots qu’il lui consacre que se réanime en moi aujourd’hui une scène qui, répétée d’année en année, prit, peut-être contre notre gré, l’apparence d’un rituel.

7On nous asseyait sur le comptoir, ma sœur Maryse et moi.

8Nous étions pour quelques heures les « enfants des terre-neuvas » : dans l’ordre familial une abstraction ou les acteurs d’un personnage collectif mettant sur chacun d’eux, qui nous prenaient dans leurs bras, les traits d’une petite fille ou d’un petit garçon qu’ils n’avaient pas vus depuis des mois.

9Ces jours-là, la salle du Café du Nord bruissait d’accents qui n’étaient pas tout à fait les nôtres.

10Au tabac blond des Américaines s’était substitué celui des Gauloises.

11« Alors, La Boulange », intervenait Marie, comment va votre dernier-né ?

12L’alcool aidant, des bagarres éclataient. Depuis la cuisine où nous nous étions retranchés, nous regardions, terrifiés, notre grand-mère immiscer entre les belligérants sa frêle silhouette qui, contre toute attente, les faisait sortir s’expliquer dans une ruelle voisine.

2. Miquelon aux Antilles

13Il y a quelques années, lors d’un séjour à la Martinique, me trouvant, vers six heures du soir, sur la grève d’un petit port de la côte est, me bouleversa une phrase que, scrutant le large, répétaient à divers intervalles plusieurs femmes apparemment en attente du retour tardif de leurs maris pêcheurs :

14« Ils seront allés à Miquelon ».

15On m’expliqua que « Miquelon » désigne le point où, suffisamment avancé en mer, l’embarcation ne voit plus le rivage – définition des plus poétiques qui ne pouvait cependant m’empêcher de penser que cet horizon marin se référait aussi à l’archipel dont provenaient les morues séchées qui furent la nourriture des esclaves des plantations.

16L’origine de l’expression semble guadeloupéenne. Je l’ai depuis retrouvée dans Mémoires d’Îles d’Ina Césaire (« des gommiers reviennent de Miquelon »), dans Antan d’Enfance de Patrick Chamoiseau (« Les pêcheurs revenaient des lointains de Miquelon à onze heures ») et dans divers autres textes d’écrivains de la Martinique et de la Guadeloupe.

17Métaphore d’un lien, métonymie de la distance (ou l’inverse) « Miquelon » serait, dans cette acception, l’Ailleurs d’une France d’ailleurs…

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Pour citer cet article

Référence électronique

Eugène Nicole, « « Le Retour des Terre-Neuvas » suivi de « Miquelon aux Antilles » »Viatica [En ligne], 6 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/139 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.139

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Auteur

Eugène Nicole

Eugène Nicole, écrivain miquelonnais et spécialiste de Proust, qu’il enseigne à l’Université de New York, a été salué au festival des Étonnants Voyageurs qui lui a décerné en 2011 le prix Joseph Kessel pour L’Œuvre des mers, foisonnant roman autobiographique en cinq volumes consacré à l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon (Eugène Nicole, L’Œuvre des mers, Paris, Éditions de l’Olivier, Paris, 2011).

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Droits d’auteur

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