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Comptes rendus

Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au xviie siècle

préf. de Pierre Ronzeaud, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, « Imago mundi », 2012, 879 p., ISBN 978-2-84050-820-5
Vanezia Pârlea
Référence(s) :

Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au xviie siècle, préf. de Pierre Ronzeaud, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, « Imago mundi », 2012, 879 p., ISBN 978-2-84050-820-5

Texte intégral

1Résultat du remaniement d’une thèse de doctorat soutenue en 2000, l’ample ouvrage de Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au xviie siècle s’inscrit dans la série de réflexions portant sur la littérature de voyage développée en France pendant les dernières décennies. Se situant dans la lignée d’illustres devanciers – comme Geoffroy Atkinson ou Paul Hazard – ainsi que très bien ancrée dans le débat plus actuel sur la question, dynamisé par le Centre de recherche sur la littérature des voyages (CRLV) – Sylvie Requemora-Gros se propose de revisiter le xviie siècle français à la lumière assez inhabituelle de la topique de l’homo viator, afin de « rendre peut-être plus complète l’image traditionnelle de sa culture et de son histoire littéraire, à travers une réflexion transgénérique, sociologique et idéologique, sur les structures mentales d’un siècle lointain et sur leur reflet dans la littérature » (p. 14).

2Le voyage est abordé à la fois comme thème et comme structure narrative, la perspective intergénérique soulevant l’hypothèse de la naissance d’un genre littéraire nouveau – la littérature de voyage – dès le xviie siècle, le voyage apparaissant finalement comme un « archigenre ». L’envergure de la démarche suppose la constitution d’un corpus sur mesure, témoignant de l’érudition de l’auteure qui, sans prétendre à une impossible exhaustivité, sera en mesure de prendre en compte plus d’une centaine d’ouvrages. C’est ainsi que les grandes figures de l’âge classique côtoieront les scriptores minores, les voyages imaginaires allant de pair avec les relations de voyage authentiques, ce qui engendrera parfois des miroitements réciproques bien inattendus et originaux. Plaçant comme bornes temporelles les écrits de Montaigne et de Léry en amont et les Mille et une nuits de Galland en aval, la perspective de Sylvie Requemora-Gros s’avère, à l’exemple de nombre d’auteurs sélectionnés, « allocentrique », en privilégiant l’imaginaire d’un Ailleurs situé aux quatre coins du monde. À cette diversité topographique pourra faire écho la diversité du public potentiellement intéressé par ce livre ouvert aux spécialistes de la littérature viatique, aux dix-septièmistes curieux ainsi qu’à tout un chacun désireux de s’embarquer dans un « voyage à travers les genres ».

3Le titre même de l’ouvrage, à connotations viatiques et maritimes, met le cap vers une véritable aventure intellectuelle, une entreprise périlleuse semée d’écueils, comme le souligne à son tour Pierre Ronzeaud, l’auteur de la préface. La nouveauté de cette entreprise transgénérique, placée sous le signe du voyage comme structure et thème essentiel et englobant, prend ainsi les traits d’une sorte de pari pascalien, que l’auteure, une fois « embarquée », se doit de relever pour mener son entreprise à bonne fin.

4D’une limpidité toute classique, le livre est construit selon une structure ternaire extrêmement rigoureuse. Cette formule tripartite qui gouverne tout son échafaudage argumentatif épouse en fait, d’une manière ingénieuse, les contours de son propre objet d’étude – selon les trois moments de tout parcours viatique : l’aller, le séjour, le retour. Ce schéma dialectique trahit également la visée synthétique ouvertement exprimée par l’auteure. C’est donc selon des principes d’harmonie et d’équilibre que les trois parties se développent, consacrées successivement à une esthétique du voyage, à un imaginaire du voyage et à sa réception, pour enfin sonder ses significations idéologiques. Gouvernée par un réseau de correspondances entre macro-texte et micro-texte, la tripartition est le principe aussi bien du tout que des moindres de ses parties, chaque chapitre étant lui-même divisé en trois sous-chapitres correspondants, à une exception près (le chapitre II, divisé en quatre sous-chapitres). Et ce n’est peut-être pas un hasard si un tel souci de la méthode fait résonner ça et là la voix de Descartes lui-même.

5C’est ainsi que, dès la première partie consacrée à l’analyse des arts poétiques viatiques, Sylvie Requemora-Gros fait ressortir la complexité et l’ambiguïté des rapports intergénériques. S’attachant à traiter d’abord séparément les spécificités des poétiques du voyage selon chaque genre littéraire (récits de voyage, romans, théâtre et même poésie), l’auteure en vient à prouver une certaine « contamination du voyage à tous les genres » (p. 247) menant à une « confusion générique ». Genre mêlé, hybride ainsi que source d’hybridations au niveau des autres genres « contaminés », le récit de voyage apparaît à la lumière des analyses pertinentes et extrêmement détaillées de l’exégète comme un « genre métoyen ».

6Les sous-chapitres qui abordent la question moins étudiée des liens entre voyage et théâtre sont particulièrement intéressants. Comme à d’autres endroits, on nous propose un micro-essai de typologie, l’auteure identifiant non moins de huit angles possibles d’approche de l’utilisation des voyages dans le genre dramatique. Ce classement, ainsi que l’analyse du phénomène inverse, à savoir la théâtralisation du récit de voyage, débouchent sur des considérations relevant de l’évolution des genres au xviie siècle. C’est ainsi que la parenté entre l’esthétique viatique et « l’esthétique du désordre » propre au baroque explique, selon Sylvie Requemora-Gros, une évacuation progressive de certains thèmes et motifs allant de pair avec la « transformation de la dramaturgie vers le classicisme » (p. 165). Cette perspective diachronique, loin d’être un exemple isolé, traverse l’ouvrage tout entier, l’évolution des divers genres, pris séparément ou en résonance les uns avec les autres, étant elle-même envisagée en fonction de l’héritage antique ainsi que d’un regard tourné vers le Siècle des lumières.

7L’identification et l’analyse de phénomènes textuels comme le métissage, l’hétérogénéité ou l’intertextualité amènent l’auteure à conclure à une modernité esthétique indéniable du genre de la « littérature géographique » du xviie siècle. Comme le titre de l’ouvrage l’indique d’ailleurs, cette interrogation au sujet d’une certaine modernité à rechercher dans les récits de voyage de l’époque est non seulement l’objet de la première partie, mais apparaît comme l’un des fils directeurs de l’ouvrage tout entier et sert de transition entre les différentes étapes du propos : « La modernité esthétique correspond-elle à une modernité de l’imaginaire viatique ? » (p. 329).

8Afin d’y répondre, Sylvie Requemora-Gros sonde dans la deuxième partie, « De la manière d’imaginer le voyage », certaines notions classiques telles que le vraisemblable ou le merveilleux en rapport avec des motifs récurrents dans la littérature de voyage de l’époque, comme la curiosité et l’exotisme, dont on met en évidence les particularités ainsi que les ambiguïtés. Cette enquête débouche sur la reconstitution d’une « iconologie voyageuse » où images mentales et images réelles (comme, par exemple, celles relevant de la cartographie) fusionnent en une imago mundi reflétant aussi bien l’intérêt du xviie siècle envers l’Ailleurs et l’Autre, ainsi que les limites de cette ouverture. Aussi la libido sciendi exotique s’affirmant surtout à travers les voyages réels n’a-t-elle pour résultat, dans la plupart des cas, qu’une « ethnologie imaginaire ». Car « les illustrations ne sont pas fondées sur la réalité mais sur la réinterprétation de regards occidentaux » (p. 422).

9D’où la prolifération de toute une série de topoi engendrés par la figure de l’homo viator, comme le héros marin, le Turc cruel, le sage oriental ou le pirate, dont les métamorphoses tout au long du siècle témoignent, une fois de plus – malgré leur caractère assez stéréotypé – du lent passage du baroque au classicisme. Nous voulons signaler ici le chapitre très original « Voyage et piraterie, ou du corsaire littéraire, titan des mers » (p. 446-480), qui propose un traitement extrêmement nuancé et judicieux d’une thématique bien exotique aussi bien pour le xviie siècle que pour notre xxie siècle. C’est ainsi que, malgré la quasi-indistinction de termes comme pirate, corsaire ou flibustier dans les relations de voyage authentiques, la littérature de fiction, où la rencontre du pirate acquiert la fonction d’épreuve initiatique, introduit des distinctions nettes et hautement significatives. Il en découle une hiérarchie entre le pirate de basse extraction et le corsaire grand gentilhomme, l’aristocratisation de ce dernier dans le cadre de la littérature baroque étant mise en rapport, grâce à une contextualisation historique, avec des phénomènes sociaux et politiques propres au xviie siècle. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : l’auteure, faisant preuve non seulement de raffinement analytique, mais aussi d’une capacité à intégrer les textes analysés dans une perspective d’ensemble où les enjeux sociaux, politiques et idéologiques de l’époque se font jour, s’emploie à rattacher la fortune littéraire de la figure du corsaire au rêve d’indépendance nourri par les acteurs de la Fronde. Dans la mesure où « les mœurs pirates incarnent une sorte d’idéal aristocratique […] à la portée hautement politique » (p. 479), ce n’est pas un hasard si, dans le cadre de la culture et littérature classiques qui se mettent peu à peu en place, cette figure baroque est entraînée dans le mouvement général de « démolition du héros » (Paul Bénichou).

10C’est, d’ailleurs, selon une même perspective diachronique sur l’imaginaire de l’Ailleurs que l’auteure fait ressortir, à travers l’analyse du voyage galant, un même mouvement de classicisation et de domestication du voyage, débouchant finalement sur « un exotisme à rebours : l’Ailleurs se colore selon les stéréotypes européens, dans un processus d’acculturation de grande ampleur » (p. 508). Paradoxalement, en dépit de la constitution du mythe de l’Ailleurs comme « luxe et volupté » qui, nous assure Sylvie Requemora-Gros, se forme bien au xviisiècle, la modernité de l’imaginaire viatique de l’âge classique semble « beaucoup moins prononcée que la modernité poétique de l’écriture viatique » (p. 586). Cette deuxième partie consacrée à l’imaginaire du voyage aurait peut-être gagné en épaisseur conceptuelle si la prépondérance de l’emploi littéraire de la notion d’imaginaire avait été sous-tendue par une approche relevant de l’anthropologie culturelle et historique.

11La perspective littéraire sera toutefois doublée d’un regard plus proprement anthropologique dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, « Des moyens d’interpréter le voyage », où, au-delà des fonctions de divertissement et d’instruction, correspondant au programme tout classique du placere et docere, c’est la troisième fonction du voyage, celle de réflexion et de questionnement, qui sera la plus exploitée. C’est d’ailleurs ici que l’un des concepts clés de la démarche globale prend tout son sens : le décalage. Car le voyage est décalage – d’abord spatial (et, moins souvent au xviie siècle, temporel) – de même qu’il permet ou provoque le décalage, celui-ci pouvant être différemment décliné selon la perspective particulière prise en compte  décalage idéologique, culturel, politique, ethnologique, utopique etc. Et c’est la rencontre de l’Autre qui, s’avérant bien problématique à la lumière du chapitre VII, pourra donner la mesure de « l’ampleur des remises en question naissant au xviie siècle » (p. 586). Figure exotique à même de susciter la curiosité, voire la fascination, l’autre lointain, qu’il soit Turc, Persan, Amérindien ou Lapon, s’il peut parfois entraîner de réels questionnements, reste encore largement, à en croire Sylvie Requemora-Gros, la cible de préjugés tenaces. La dialectique entre le figement et l’ouverture suivie dans ce chapitre extrêmement intéressant, fondée sur l’étude des points de vue et des jeux de regards échangés entre voyageurs et indigènes – peut-être pas toujours suffisamment exploités – amène l’auteur à des considérations bien nuancées sur la question. C’est ainsi que, si le roman et le théâtre semblent perpétuer l’ethnocentrisme français et ses stéréotypes, le genre viatique est celui qui, grâce à des percées individuelles, réussit à faire le plus de progrès sur la voie d’un certain sentiment de relativité.

12Cependant, dans la plupart des cas, la réflexion sur l’Autre ramène à soi, le détour par l’Ailleurs permettant un nouveau décalage : le voyage s’avère être l’un des facteurs de la modernité politique. L’appartenance confessionnelle des voyageurs joue également son rôle dans le façonnement d’une certaine image de l’Ailleurs et l’ouvrage bouclera la boucle avec un retour vers les voyages imaginaires et utopiques d’auteurs libertins, tels que Cyrano ou Foigny, qui apparaissent comme de « véritables reconstructions littéraires à portées idéologiques annonçant les philosophes du Siècle des Lumières » (p. 825), sièges des vraies remises en question et « machines à déniaiser ».

13Le livre de Sylvie Requemora-Gros nous apparaît comme une référence désormais incontournable pour tout chercheur ou lecteur s’intéressant de près à tout ce qui relève de la problématique du voyage au xviie siècle, et comme un chaînon indispensable pour une perspective d’ensemble sur l’évolution du genre viatique. Le risque d’une entreprise si ambitieuse est toujours celui de laisser sur sa faim un lectorat de spécialistes qui pourraient appeler de leurs vœux un approfondissement de telle ou telle thématique particulière, de toute évidence impossible à réaliser dans le cadre d’une enquête synthétique. Mais l’auteure sait prendre les nécessaires précautions d’ordre méthodologique qui valident son propos. Elle parvient admirablement à organiser et à interpréter une matière « baroque », diverse et foisonnante, et la coule dans le moule « classique » de ses démonstrations méthodiques. Enfin, cette belle contribution aux études viatiques est aussi riche des suggestions qu’elle contient et des pistes de recherche qu’elle désigne. En ce sens, elle est aussi une invitation à d’autres voyages.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Vanezia Pârlea, « Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au xviie siècle »Viatica [En ligne], 1 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2014, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/413 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.413

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Auteur

Vanezia Pârlea

Université de Bucarest

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