André Gorz, Éloge du suffisant, présenté par Christophe Gilliand, Paris, PUF, 2019
André Gorz, Penser l’avenir, Entretien avec François Noudelmann, Préface de Christophe Fourel, Paris, La Découverte, 2019

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L’année même où les changements climatiques se font de plus en plus sentir, où s’accroît la prise de conscience de l’effondrement de la biodiversité, laissant craindre un collapsus de l’humanité, où la crise des gilets jaunes fait penser comme un dilemme la volonté d’assurer les fins de mois et celle d’éviter la fin du monde, reparaissent fort opportunément deux textes, préfacés et commentés, d’un des fondateurs de l’écologie politique française, mais aussi « d’un des plus grands auteurs de la critique sociale des soixante dernières années1 », André Gorz2.

Le premier, Éloge du suffisant, est la réédition d’un article intitulé « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » paru dans Actuel Marx en 1992, et présenté par Christophe Gillian qui livre à son propos deux courts textes fort éclairants : « André Gorz, penseur de la transition » et « La décroissance, ou comment décoloniser le monde vécu ». Le second, intitulé Penser l’avenir, est la transcription d’un entretien donné au philosophe François Noudelmann et diffusé sur France Culture en 2005. Le texte est augmenté d’une préface de Christophe Fourel introduisant les thématiques générales de l’œuvre d’André Gorz et d’une postface de François Noudelmann consacrée aux influences réciproques de Gorz et de Sartre.

Dans sa préface, Christophe Fourel identifie les trois axes majeurs qui structurent la pensée d’André Gorz : la pensée de la fin de la société du travail, l’écologie envisagée comme mode de critique radicale du capitalisme, la critique de l’utilisation des techniques à des fins d’asservissement. Ces trois axes sont liés par la quête inlassable que mène André Gorz depuis ses premiers écrits, notamment Le traître, et qui lui aura fait changer maintes fois de pseudonyme, celle de l’émancipation, de la liberté et de l’autonomie.

La première des émancipations consiste à se libérer de l’emprise de la nécessité. Gorz emprunte ici une voie existentialiste proprement anti-naturaliste qui constitue, comme le fait remarquer Christophe Gilliand, une limite à sa pensée écologique, mais qu’il convient de nuancer. Dans son entretien avec François Noudelmann, André Gorz rappelle que son combat a toujours été contre la substitution opérée par le capitalisme des services délivrés gratuitement par la nature par des systèmes techniques de plus en plus sophistiqués. L’émancipation de la nature permise par la technique doit connaître une limitation dès lors que la technique produit une aliénation au système de la marchandise, de la valeur et de l’expertocratie.

La deuxième émancipation est donc celle qui doit nous libérer de l’emprise du capital. Elle est le fondement de la fin ultime qu’André Gorz assigne à sa pensée : l’abolition du rapport de marchandise et de valeur placé au cœur du capitalisme qui pervertit notre rapport au monde :

Nous vivons, avec l’économie capitaliste, sous un régime où l’important, le but de toute activité, n’est pas la création de richesse mais de valeur, c’est-à-dire de choses échangeables et monnayables, et ce qui n’est pas monnayable n’a pas de statut dans l’économie capitaliste. Donc l’amour, l’affection, la solidarité, le soin pris de la nature, tout le qualitatif est éliminé par la rationalité de la valeur, la dictature de la valeur3.

Paradoxalement, « la valeur est une entrave à la création de richesses4 ». À ce titre, le travail salarié en tant que valeur doit être limité pour favoriser un temps libre créateur de richesse.

Cette première critique du capitalisme est renforcée par celle de l’usage qu’il fait de la science et de la technique. En effet, pour asseoir sa domination, le capital multiplie les techniques qui non seulement artificialisent le monde et le font entrer dans la sphère marchande, mais aussi nous le rendent étranger, incompréhensible : « l’homme n’est plus chez lui dans ce monde5 », il est même devenu obsolète et il faut l’artificialiser lui-même pour le rendre conforme à ce Nouveau Monde. La principale menace pèse, selon André Gorz, sur le rapport mère-enfant annihilé par l’utérus artificiel qui brise « le rapport intuitif d’humanisation primaire6 ». C’est en réaction à cet exil imposé par le capitalisme que naît selon André Gorz le mouvement écologique :

Il est né, dit-il, d’une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils du pouvoir économique et administratif7.

Il ajoute :

La « défense de la nature » doit donc être comprise comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes8.

Dans ce cadre, l’écologie politique se définit comme l’élaboration « des modalités pratiques qui permettent la prise en compte des exigences de l’écosystème par le jugement propre d’individus autonomes, poursuivant leurs propres fins au sein de leur monde vécu9 ». Son objectif est donc la réduction de la sphère de l’hétéronomie (dépendance au système économico-technico-scientifique) et l’extension de la sphère autonome (primat du vécu, sens de l’existence). On le voit, l’écologie d’André Gorz est profondément anthropocentrée et indissociable de la lutte contre le capitalisme qu’elle vient éclairer d’un jour nouveau et renforcer.

Une des principales thèses de Gorz est que, détaché de la sphère marchande, l’individu est capable de s’autolimiter et de retrouver le sens du suffisant que le capitalisme nous a fait perdre. Il en voit les prémices dans les 25 % d’informaticiens états-uniens qui choisissent de limiter leur temps de travail pour se consacrer à leur épanouissement personnel, dans les mouvements de critique interne du travail mais aussi dans les efforts d’un pays comme le Danemark pour partager le travail.

Contrairement au capitalisme qui impose une rationalité orientée vers l’accroissement du rendement et l’augmentation de la valeur, la norme du suffisant doit répondre à « la double exigence normative du moindre effort et de la plus grande satisfaction dans le travail, d’une part, et de la gestion rationnelle, intelligible pour tout un chacun, des « échanges avec la nature », d’autre part10 ». Elle ne peut se réaliser que dans l’autogestion de structures dont la taille optimale doit éviter la dilution du sens du travail. Il ne s’agit pas d’abolir la rationalité économique mais de lui assigner d’autres fins qu’elle-même et une place subalterne, de subordoner la sphère de l’hétéronomie à celle de l’autonomie.

Même si, comme le soulignent François Noudelmann et Christophe Gilliand, André Gorz se montre enfermé dans une opposition entre la nature et la culture héritée notamment de l’existentialisme, il n’en reste pas moins qu’il a « vu plus loin que le défi matériel posé par l’écologie pour en faire le levier de la reconquête du sens. […] Il importe de nous imprégner de son intuition initiale : survivre n’est pas une fin en soi si la vie elle-même se trouve vidée de sa substance11. »

Dégagé en outre d’une vision dialectique hegeliano-marxiste de l’histoire, André Gorz nous invite non à la révolution, mais à la transition qui consiste à nous dégager de l’esprit du capitalisme et, comme le dit Christophe Gilliand, à « décoloniser le monde vécu ».

1 François Noudelmann, Penser l’avenir, p. 11.

2 À noter que deux autres ouvrages sur André Gorz sont récemment parus : François Gollain, André Gorz, une philosophie de l’émancipation, Paris, L’

3 Penser l’avenir, p. 52. Souligné par l’auteur.

4 Ibid., p. 53.

5 Ibid., p. 85.

6 Ibid., p. 87.

7 Éloge du suffisant, p. 27. Souligné par l’auteur.

8 Ibid., p. 28. Souligné par l’auteur.

9 Ibid., p. 34.

10 Ibid., p. 35.

11 Christophe Gilliand, Ibid., p. 78.

Notes

1 François Noudelmann, Penser l’avenir, p. 11.

2 À noter que deux autres ouvrages sur André Gorz sont récemment parus : François Gollain, André Gorz, une philosophie de l’émancipation, Paris, L’Harmattan, 2018 et Willy Gianinazzi, André Gorz, Une vie, Paris, La Découverte, 2019 (2e édition mise à jour).

3 Penser l’avenir, p. 52. Souligné par l’auteur.

4 Ibid., p. 53.

5 Ibid., p. 85.

6 Ibid., p. 87.

7 Éloge du suffisant, p. 27. Souligné par l’auteur.

8 Ibid., p. 28. Souligné par l’auteur.

9 Ibid., p. 34.

10 Ibid., p. 35.

11 Christophe Gilliand, Ibid., p. 78.

References

Electronic reference

Frédéric COUSTON, « André Gorz, Éloge du suffisant, présenté par Christophe Gilliand, Paris, PUF, 2019
André Gorz, Penser l’avenir, Entretien avec François Noudelmann, Préface de Christophe Fourel, Paris, La Découverte, 2019 », K@iros [Online], 4 | 2020, Online since 08 September 2020, connection on 18 April 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=488

Author

Frédéric COUSTON

Docteur en philosophie politique, Laboratoire TransitionS, Université Nice Côte d’Azur, IMREDD

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