Concept flou, aux significations polyvalentes et aux contours ambigus (cf. Deleuze & Guattari, 1991 : 106 ; Riot-Sarcey, 2001 ; Lisi, 2012 : 80-82 ; Lacroix, 2004 : 17 ; Bourgne, 2020 : 80-87), l’utopie évolue sans cesse et reste difficile à définir : est-elle une pure vue de l’esprit, pensée « non seulement pour être irréalisable, mais aussi conçue pour ne pas être concrétisée1 » ? Ou bien peut-elle donner lieu à des réalisations matérielles, entre « possibilité réelle » et « possibilité logique » (Laks, 2012 : 23, à propos de la République de Platon) ? Selon la façon dont elle est appréhendée, ses diverses composantes – politiques, géographiques, urbaines, « autobiographiques2 », philosophiques ou métalittéraires – prennent une signification et une portée différentes, qui reflètent la subjectivité des analyses. Conçue étymologiquement comme un « endroit » (τόπος) du « bien » (εὖ) et un « lieu » (τόπος) de « nulle part » (οὐ), l’utopie se façonne en effet comme un espace à aménager en vue de satisfaire les convictions – ou les fantasmes – des concepteurs en même temps que les aspirations des individus, au niveau tant social que personnel. Les utopies sont des « rêves sociaux », selon Sargens (1994 : 1-37), qui concernent autant l’intellectuel que l’homme de la rue : comme l’écrit Michel Ragon dans L’homme et les villes (paru en 1995), « le philosophe dans sa bibliothèque et le déraciné dans son bidonville rêvent d’une ville qui puisse satisfaire aussi bien leur quotidienneté que leurs fantasmes » (cité par Muller : 2017). Et, actuellement, ce sont les problèmes écologiques liés à l’industrialisation massive qui occupent les esprits ; ils ont préludé à la naissance de l’écologie urbaine, laquelle fait de la ville un objet « écologique » : la première école de Chicago présente celle-ci comme un « milieu » (Joseph & Grafmeyer, 1984 ; Berdoulay & Soubeyran, 2002 ; Coutard & Lévy, 2010 ; Paquot & Younès, 2010 ; Paquot, 2010, pour la terminologie) ; de nouveaux concepts se développent, comme l’Arcologie, dont Paolo Soleri est le théoricien : « ce système cherche à atteindre une alliance harmonieuse de l’architecture et de l’écologie dans des cités où l’utilisation de la troisième dimension (verticale) atteint une surface maximale, notamment en maximisant la surface des terrasses et jardins exposés au soleil » (Palle : 139 ; Arcosanti, écovillage fondé par Soleri en 1979, aux États-Unis (Arizona) ; Muller, 2017, pour d’autres exemples). Les expérimentations menées avec Sencity, ville truffée de capteurs qui permettent de faire de multiples expériences écologiques, offrent une autre facette des problématiques d’aujourd’hui ; Mathieu Vidard y a d’ailleurs consacré, le 15 janvier 2020, l’une de ses émissions de La Terre au carré, sur France Inter. Ainsi, à l’instar du primitivisme au début du xxe siècle, la nature se perçoit inconsciemment comme un substitut aux « repères traditionnels de la religion, de l’éthique ou de l’État », que la société n’offre plus à l’homme (cf. Kossaifi, 2012 : 19) : la quête de « l’authentique », le goût pour les arbres et les fleurs, qui se lit sur les murs végétalisés, dans les constructions en briques de terre crue reprises aux anciennes civilisations, dans les cités-jardins (cf. Ehrhardt & Fleury, 2012 : 9) ou dans certaines productions télévisuelles ou cinématographiques3 attestent de l’action de l’utopie, créatrice d’images (Lacroix, 2004) ; celles-ci jouent un rôle apaisant face aux angoissantes questions climatiques et se nourrissent du désir de redonner sens à l’existence. Or, un tel bouleversement des repères a déjà été vécu à l’époque hellénistique, où l’épopée d’Alexandre le Grand a mis à mal la relation individuelle du citoyen avec sa cité et ses dieux, générant inquiétude et solitude anonyme (Amouretti & Ruzé, : 264 ; Lévèque, 1969 : 54), tout en favorisant le regroupement au sein de communautés cultuelles ou de cénacles philosophiques ou littéraires : comme l’écrit P. Lévèque (1969 : 111), « si l’individualisme triomphe, c’est pour s’épanouir dans la collectivité ». Les guerres civiles du ier siècle, à Rome, terreau sur lequel a poussé l’Empire, ont eu le même effet. Les écrivains, que l’on appelle « bucoliques », ont apporté une réponse originale : dans le monde des pâtres, ils ont créé une matrice autonome, dans laquelle, comme l’écrivait Scaliger, « les choses n’entrent [...] que si elles acceptent d’être parlées dans le langage du monde des bergers, que si elles savent s’adapter à ce système de l’imaginaire » (in Conte, 1986 : 46, note 5 ; cf. Kossaifi, 2008 : 137-139). Chez Théocrite, poète syracusain du iiie siècle avant J.-C. et inventeur du genre (Hunter, 1999 : 146 ; Sirinelli, 1993 : 133 ; Gutzwiller, 1991 : 5, 11-12 ; Halperin, 1983 : 78-80 ; 115 ; Rosenmeyer, 1969 : 31 ss), elle s’apparente à une « bulle de bonheur » (Sirinelli, 1993 : 132), conçue autour d’une relation triangulaire qui met le pâtre en harmonie avec ses bêtes et ses dieux, au sein d’une nature idyllique, dans un univers codé, à portée métapoétique (Kossaifi, 1998 : 127-244). Avec Virgile, l’utopie s’ouvre à l’histoire et au temps : ses Bucoliques, écrites dans la Rome républicaine, à la toute fin du premier siècle avant J.-C. (-37), ancrent l’utopie pastorale dans celle de l’Arcadie et s’irisent de touches politiques, comme un retour aux réflexions platoniciennes (sur lesquelles, cf. Laks, 2012 : 19-37). Il reviendra à Longus d’ouvrir la bulle bucolique à la bergère, avec l’héroïne de son roman Daphnis et Chloé, paru sans doute au iiie siècle (Kossaifi, 2008 : 133-153). Le lien avec l’architecture peut sembler ténu. Plus que dans les constructions – les pâtres vivent dans la nature – il se lit dans le plaisir qu’il génère. De fait, comme le dit le metteur en scène Pascal Rambert, à propos de sa pièce, Architecture, jouée en juillet 2019 au festival d’Avignon, dans la cour d’honneur du palais des Papes, « l’architecture est un plaisir d’esthète, où que je sois dans le monde, je lève les yeux, je regarde ce qui m’entoure. Je suis toujours fasciné par ce que je vois. L’architecture raconte beaucoup de choses sur l’organisation sociale, l’organisation des êtres humains » (Locoge, 2019 : 14). Et l’architecture commerciale n’est pas étrangère à ce souci de bien-être, au creux d’une matrice accueillante ; c’est ce dont témoigne notamment le complexe commercial Waves Actisud de Moulins-lès-Metz, premier Open Sky Shopping Center, ouvert le 31 octobre 2014, le long de l’A31, et réalisé par la Compagnie de Phalsbourg (sur cette dernière : Filhol, 2016). On y sent le souffle de l’antique paganisme et on y devine l’utopie, ne serait-ce que par l’organisation de son espace qui n’est pas sans rappeler parfois le plan hippodamien des antiques cités grecques. Comme Pascal Rambert, Philippe Journo, son promoteur, considère l’architecture commerciale comme une œuvre d’art, qui doit s’intégrer au cadre et où « le visiteur prend plaisir à aller ». Voici ce qu’il dit à Catherine Sabbah (2014 : 67) :
J’aime beaucoup l’art et les belles choses. Parfois je me dis, en passant quelque part, qu’à cet endroit il devrait y avoir un marais, ou une forêt. Bon. Il y a une zone commerciale, autant faire en sorte qu’elle soit belle, attractive et que les gens n’aient pas honte de s’y rendre (c’est moi qui souligne).
Ainsi, en 2012, avec l’Atoll de Beaucouzé, en périphérie ouest d’Angers, il choisit le motif de l’anneau de récifs coralliens propre à l’atoll (d’où son nom) pour asseoir l’architecture d’une galerie marchande de 91 000 m². À Waves, son objectif est différent : il s’agit de créer, à ciel ouvert, « un véritable lieu de vie, d’échanges » (cf. Bicard, 2014), une bulle de bonheur en « mêlant, selon les promoteurs, une dimension loisirs et convivialité, des aménagements paysagers généreux, des animations pour tous les âges à un parti-pris architectural des plus audacieux ». Par cette volonté d’unir bien-être psychologique et créativité esthétique, les concepteurs de Waves s’emparent du rêve pastoral pour le transposer dans une réalité mercantile, tout en se montrant soucieux de l’environnement, rejoignant ainsi indirectement la préoccupation des architectes de Reggio Emilia, signataires du « serment de Vitruve » (en écho au serment d’Hippocrate, élaboré au sein du Centro Studi Vitruviani ; cf. Gros, 2018 : 179-184). Voyons donc comment l’architecture moderne de Waves se construit sur un inconscient collectif nourri d’images persistantes et fait revivre la mythique Arcadie dans un espace de l’imaginaire qui transcrit une mutation de l’idéal bucolique. Cela nous permettra peut-être de comprendre ce que recouvre l’utopie aujourd’hui.
Waves, un monde bucolique ?
L’organisation de l’espace
Imaginer pour faire advenir
L’organisation de l’espace est toujours un défi pour le poète comme pour l’architecte, celui de la page blanche ou du terrain vague, qu’il faut aménager en fonction des impératifs du lieu et de l’époque, ce qui, comme l’écrivait Le Corbusier, « nécessite la plus active imagination » (1924 : 36). Il faut en effet « comprendre les objectifs du maître d’ouvrage et les besoins des futurs usagers », selon l’architecte marocain, Tarik Zoubdi ; selon lui (2019), « l’architecture est la traduction spatiale poétique des aspirations humaines à une vie meilleure » ; elle a donc pour fonction de faire advenir l’espérance, « sœur jumelle de l’utopie », selon Desroche (1973 : 37 ; cf. aussi Bourgne, 2020 : 75-79). Certes, le choix de la position du bâtiment répond aussi à des impératifs plus pragmatiques : Vitruve, ingénieur militaire du ier siècle avant J.-C., le disait déjà dans le livre I de son De Architectura (cf. Fleury, 2012 : 210-230) ; de même, à notre époque, ce sont les préoccupations concrètes et non les aspirations idéologiques qui déterminent l’emplacement d’un lieu ou d’un bâtiment. Ainsi, au Maroc, le choix du site d’implantation de l’éco-cité de Zenata, « expérience inédite en Afrique », dont le projet a été « inauguré en 2006 par le roi Mohammed VI » et qui « devrait accueillir 300 000 habitants d’ici à 2030 » (Kadiri, 2017), a été dicté par les contraintes urbaines et la nécessité de construire une ville nouvelle qui ne soit pas une cité fantôme (cf. Pigaglio, 2020). De même, l’endroit dans lequel Waves devait être implanté, n’était qu’« un dépôt de déchets, de frigos abandonnés », selon les propres termes de Gianni Ranaulo, « architecte, scénographe et designer » du projet (Soarès, 2014 : 12’34-36), qui ajoute : « c’était vraiment désespérant » (Soarès, 2014 : 13’13)4. Il s’agit donc d’abord de prendre possession du lieu par l’esprit, d’en imaginer les atouts et d’en explorer intellectuellement les possibilités pour pouvoir faire advenir le rêve et matérialiser le « non encore conscient », ce qui est l’une des facettes de l’utopie comme l’a montré Bloch dans Le Principe Espérance. Ensuite, il faut inscrire l’endroit dans un champ spatio-temporel qui lui donne une signification ; celle-ci, selon Norberg-Schulz (1997 : 166), « dépend de l’identification et elle implique un sentiment d’“appartenance” : elle constitue donc les prémisses de l’habiter » et permet à l’architecture de « revendiquer son appartenance à un lieu, comme si elle en avait toujours fait partie » (Zoubdi, 2019).
Imaginer… Telle est effectivement la méthode de Théocrite qui, dans ses Idylles bucoliques, procède de la même manière : il invite son lecteur à se représenter le lieu à partir de quelques notations topiques ; il dessine un espace circonscrit par « le penchant d’un tertre où sont les tamaris5 » ou par « le pin » qui est « là », présent grâce au déictique qui le fait exister6, un peu « à l’écart » mais propice au chant (III, 38). Ce n’est pas un endroit statique : certains pâtres montent « vers le sommet de la colline7 » et laissent « l’olivier » « en bas8 » ; d’autres, comme le Cyclope de l’idylle XI, s’assoient « sur un rocher élevé » (v. 17-18) au bord de la mer, qui, de toute façon, n’est jamais loin, située dans ce « là-bas » (τηνῶ ; III, 25), qui, comme pour le pin, lui donne sa consistance. Les écrivains bucoliques antiques procèdent tous de cette façon « impressionniste », qui consiste à esquisser les contours d’un réel que l’esprit du lecteur affine selon sa sensibilité imaginative.
Une organisation tripartite : de l’espace poétique bucolique à la vague de Waves
Cependant, même si l’ensemble reste imprécis, puisque la mention des lieux est essentiellement poétique, notamment chez Théocrite et Virgile, c’est malgré tout une organisation tripartite de l’espace qui se devine. Ainsi, le monde bucolique théocritéen s’organise en trois strates géographiques : en bas, la grève et les « belles ondes » marines9 ; un peu plus haut, les plaines, domaine de « Déméter, pleine de fruits, pleine d’épis10 », les fermes, comme celle de Phrasidamos où se célèbrent les Thalysies de l’idylle VII et les régions de pacage des bêtes, « au penchant d’un tertre » (γεώλοφον ; I, 13), ou « près d’une fontaine11 » ; enfin, plus haut encore, la montagne (ὄρος ; IV, 56), qui peut aussi être une colline un peu élevée (Segal, 1981 : 130, 226). C’est une distribution que l’on retrouve dans les vers des Bucoliques virgiliennes, mais aussi dans la prose de Longus ; son roman, Daphnis et Chloé, se passe à Lesbos, dans le vaste domaine de Dionysophanès, organisé autour de trois lieux dotés chacun d’une fonction particulière : la montagne ou colline, ὄρος, située à l’écart et propice aux plaisirs de la chasse ; la plaine, lieu de l’activité agricole et pastorale ; et, enfin, le murmure de la mer, caractérisée par sa douceur. La peinture des xviie-xixe siècles procède de la même manière : les tableaux de Cuyp, Paysage près de Rhenen : vaches au pâturage et berger jouant de la flûte (vers 1650/1655, Musée du Louvres) ou de Hackert,Paysage d’Arcadie (1805, Berlin, Alte Nationalgalerie) en sont des exemples.
Mais cette organisation tripartite se retrouve aussi, me semble-t-il, dans la conception d’ensemble du centre commercial Waves. Celui-ci, comme son nom l’indique, reprend la forme de la vague à l’extérieur comme à l’intérieur (Cf figure 1). Cette vague est déclinée en trois aspects : celle qui se déploie en rouleau imposant, délimitant une portion de ciel propre au complexe commercial ; celle qui forme le corps vivant du rouleau, à savoir les enseignes des magasins ; celle qui vient mourir sur le « sable » de l’allée piétonnière, sans trottoirs, puisque l’ensemble est totalement de plain-pied. Et, de même que le paysage bucolique théocritéen est traversé par une « route » (ὁδός ; VII, 31), comme celle de l’Idylle VII qui conduit « de la ville » (ἐκ πόλιος) à la campagne, plus précisément à la ferme de Phrasidamos, lieu de célébration des « Thalysies12 », de même, Waves s’organise autour d’une voie de circulation qui permet de visiter tous les magasins, toujours en suivant la courbe de la vague qui structure l’ensemble.
Figure 1 : Une organisation tripartite de l’espace.
Le couronnement en forme de vague. Le corps vivant : les enseignes commerciales. Le sol, la vague vient mourir sur le sable de l’allée piétonne.
Crédit : Luc Boegly (a) et (b) – Eric Heranval (c).
Le travail sur la lumière
Les deux espaces, théocritéen et commercial, travaillent également sur la lumière qu’ils captent et saisissent parfois dans le jeu de ses reflets. Ainsi, dans l’Idylle VI, quand Galatée agace Polyphème en lançant des pommes à ses moutons, la chienne du Cyclope « gronde, les yeux tournés vers la mer dont les belles ondes la reflètent, tandis qu’elle court sur la grève doucement résonnante13 ». Théocrite saisit ici à merveille les mimiques des personnages pris dans la tourmente d’un désir peut-être ludique, en tout cas très théâtralisé ; la thématique du regard (δερκομένα), centrale dans le chant de Daphnis (l’un des protagonistes du poème), s’irise en un « prisme de lumière qui avive la beauté des flots (καλὰ κύματα), capture le mouvement – la course de la chienne – et s’unit au charme discret de la mer (ἅσυχα καχλάζοντος) en une symphonie poétiquement soutenue par les allitérations en κ et en χ et les assonances en α » (Kossaifi, 2005 : 69). Il se met en place « tout un système de reflets et de contre-reflets […], une iridescence, qui produit un trouble certain dans la perception de la scène », d’abord à cause de « l’identification du pronom νιν », qui peut renvoyer à la fois à Galatée et à la chienne, en une fusion symbolique du désir inconscient du Cyclope ; ensuite par la place qui lui est donnée, en insertion dans le groupe sujet et le plus loin possible du participe θέοισαν : « la disposition syntaxique ne peut pas mieux suggérer l’effet du miroitement que par cette imbrication » (Cusset, 2011 : 98-99).
La même attention à la lumière, à sa capacité à s’iriser en fonction du support sur lequel elle tombe se remarque à Waves. Le centre commercial est conçu selon les principes esthétiques de la Light Architecture, lesquels s’inscrivent dans l’approche de Le Corbusier (1924 : 16, 25-26) : la lumière est, selon les termes de l’architecte Duncan Mcleod (2010), « un matériau de construction, quelque chose à sculpter et à utiliser14 ». De fait, le centre commercial Waves Actisud joue sur les reflets et leurs variations en fonction du temps ou du moment de la journée, en une approche impressionniste qui n’est pas sans rappeler Théocrite – et qui correspond bien à l’approche de la Light Architecture : sa toiture en inox poli miroir, que l’on peut voir depuis l’autoroute A31 et que l’on perçoit d’abord comme un caparaçon sans charme, fonctionne cependant comme une vitre où se reflètent le ciel et les nuages, contribuant ainsi à son propre effacement ; l’espace en semble plus grand, presque infini. Mais l’ensemble même de la structure a été pensé pour nourrir et renforcer ce miroitement : rien n’est jamais laissé dans l’ombre ; les enseignes et même les poubelles contribuent à l’iridescence de la structure, en un riche jeu de reflets sur la façade miroir intérieure15. L’espace se trouve ainsi agrandi, allongé horizontalement et, en quelque sorte, dilaté par cette organisation architecturale particulière (voir figure 2), tout en se refermant en un cocon lumineux rassurant. Tout est ainsi fait pour assurer le charme du lieu, en une approche technique qui n’est pas sans lien avec le procédé littéraire du locus amoenus, et qui vise à « créer un lieu de vie » et à « dépayser les gens pour leur donner un moment de bonheur » (Soarès, 2014 : 13’29-42). C’est par la forme du triangle que se construit ce bonheur.
Figure 2 : Le jeu des reflets.
Effacement de la structure. Allongement horizontal et élargissement de l’espace. Irisdescence.
Crédit : Luc Boegly.
Du triangle du bonheur au triangle architectural
Le triangle du bonheur théocritéen : l’homme et la nature
Le paysage bucolique est un moyen d’exploration de l’âme humaine, offrant un riche répertoire d’images qui concrétisent des caractères et qui tissent tout un réseau d’interpénétrations, voire de dépendances, entre l’homme, la nature et les dieux pastoraux, Pan, Faunus et les Nymphes. C’est ainsi sur la figure géométrique du triangle que se construit l’univers bucolique et que se disent le bonheur ou le malheur des pâtres : quand toutes les pointes sont activées, l’homme est heureux, car en harmonie avec l’univers qui l’entoure ; quand l’une des pointes est déficiente, c’est la souffrance qui ravage son cœur (cf. figure 3 ; Kossaifi, 1998 : 127-244).
La nature est un élément essentiel du monde bucolique – et elle est omniprésente à Waves ; dans le monde littéraire, elle prend l’aspect, topique, du locus amoenus (sur lequel, cf. Curtius, 1991 : 301-326) : l’ombre des arbres, la fraîcheur des sources, le tendre tapis de verdure, la luminosité solaire, le chant des oiseaux forment un cadre « aimable et non grandiose » (Bonnafé, 1984 : 157, à propos d’Homère), propice à la paix du corps et de l’esprit, prévenant les désirs et les besoins. L’utile se joint à l’agréable par la magie de la poésie ou de la rhétorique : le pin donne ses pignes (V, 49), l’orme protège du soleil (I, 21), l’eau des ruisseaux rafraîchit tout en chantant (XI 47-48 ; I, 1-2 et 7-8 pour le chant), pour construire un petit nid de bonheur dont le pâtre connaît chaque détail. Le jardin de Phrasidamos, qui constitue le but final du déplacement de Simichidas dans l’Idylle VII, en est l’exemple le plus élaboré (v. 135-147) : ce « locus amoenus idéalisé » (Hunter, 1999 : 192) unit le bruit de « l’eau sacrée toute proche16 » au chant des oiseaux et des insectes en une symphonie microcosmique (v. 138-142), que relaient les parfums de la nature (v. 144-146) et les plaisirs du vin (v. 147), pour créer un état paradoxal de veille endormie, de sommeil éveillé. En effet, comme le remarque Ph. E. Legrand (1924 : 91), ces « bruits familiers, (ces) spectacles restreints […] occupent les sens sans les faire travailler ; tout favorise le voluptueux état d’âme où la méditation confine à la somnolence » : ce lieu d’harmonie, visuelle et sonore, soutient la rêverie poétique de Simichidas, dont l’état de quiétude se synthétise dans une notion de bien-être qui englobe tout le paysage et qu’une odeur suffit à suggérer, « tout exhalait l’odeur d’une récolte opulente, l’odeur de la saison des fruits17 ». Le locus amoenus met donc en jeu trois notions-clés, qui seront essentielles également dans le paysage poétique latin, celles d’utilitas, d’amoenitas et de species (Morzadec, 2009 : 229 ; cf. aussi 14).
La conception de Waves : le triangle architectural
C’est bien une telle union de l’utilité et de l’agrément qui constitue le fondement technique de Waves. La structure reproduit l’espace protégé du locus amoenus qui, dans les Idylles bucoliques de Théocrite, constitue l’une des pointes essentielles de ce que j’ai appelé le « triangle du bonheur ». En effet, la conception d’ensemble est celle de l’emboîtement de triangles irréguliers, dont les pointes s’arrondissent en courbes de vagues sans pourtant perdre totalement leur forme géométrique (Voir figure 4). Ceux-ci, plus ou moins bien fermés, s’emboîtent les uns dans les autres comme autant de protections contre les attaques de l’extérieur. Le lieu est d’ailleurs isolé de l’autoroute par la structure métallique en vague qui en dessine le pourtour et qui referme Waves sur sa réalité intérieure. Les enseignes commerciales ne sont pas visibles de l’extérieur. Il faut donc d’abord franchir ce premier triangle, en forme de fer à cheval, en passant par l’un des deux accès possibles, la sortie 30 (direction Nancy) et la sortie 30A (direction Metz), qui fonctionnent comme les deux pointes du triangle. Et, comme dans une utopie où l’accès est difficile, ce n’est pas toujours facile, surtout les week-ends : les nombreuses voitures s’engorgent alors dans le passage, provoquant bouchons et énervements, ce qui nécessite une régulation de la circulation (sur ces problèmes, Rimlinger-Pignon, 2018). Ce grand triangle, qui structure l’espace, contient en son sein un autre triangle de même forme arrondie, dévolu à l’allée de circulation et aux places de parking. L’enchâssement finit avec un petit triangle : celui-ci sert d’écrin à un lac central, avec poissons et roseaux, en une variante moderne des sources d’eau fraîche qui irriguent le locus amoenus bucolique ; il s’incurve en forme de vague pour venir mourir vers les restaurants ou l’allée centrale, signant ainsi la fonction commerciale du lieu.
Figure 4 : Le triangle.
Imbrication et écrin naturel central.
Crédit : Plaquette Retail Park – Moulins-les-Metz, Waves Actisud. Commercialisateurs : EOL ; opérateurs : les arches Métropole et la compagnie de Phalsbourg ; architecte : Gianni Ranaulo et son agence Light Architecture.
La nature est donc très présente dans le centre commercial : les arbres et la verdure sont partout, autour du lac central, du parking, des entrées, au bord de la voie de circulation, attirant non seulement les visiteurs, mais aussi les oiseaux et donnant à l’ensemble une harmonie verdoyante proche de celle d’un parc botanique. Le terme n’est pas exagéré, puisque la riche palette végétale d’environ 600 arbres marie bambous, pins, saules ou amélanchiers, tandis que les nombreuses plantes, souvent des espèces locales, inscrivent le centre commercial de Waves dans la réalité mosellane, tout en redisant la logique paradisiaque des antiques jardins perses. À la Sicile de la nature théocritéenne (Lindsell, 1937 : 78-93) répond ainsi la Lorraine de Waves…
Des hommes, des animaux et des dieux : faire vivre l’utopie
C’est par la marque que l’humain impose à un lieu – qu’il soit poétique ou architectural – que celui-ci peut exister. Dans le monde bucolique, les pâtres ne prennent leur identité d’hommes que dans l’instant du poème qui les saisit dans leurs activités pastorales (VI, 1-2 ; IV 15-25) ou leurs conversations (IV, V, VII, X…), prélude au chant bucolique qui remplit leur journée ou rend un déplacement plus agréable (cf. VII 35-36). De même, Waves ne vit que lorsque les visiteurs et les clients sont là pour faire exister le monde idéal voulu par la compagnie de Phalsbourg. Celle-ci, par la voix de J.-S. Camus, se dit d’ailleurs « toujours en train d’améliorer le modèle, en train de changer des choses » afin « d’améliorer sans cesse la qualité […] pour que [les] visiteurs, [les] clients se sentent le mieux possible » (Soarès, 2014 : 4’35-5’14 ; on notera l’anaphore du verbe améliorer). C’est cette dimension humaine qui fait de Waves, comme de l’utopie, autre chose qu’un « non-lieu », tel que le conçoit Marc Augé (1992 : 100) :
Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu.
Et les centres commerciaux peuvent parfaitement, à l’instar de Waves, remplir une fonction « identitaire [et] relationnelle » (Lazzari, 2012 : 11-18).
Dans cette relation au monde et à l’autre, les animaux ont leur part. Dans le monde pastoral, ils structurent la micro-société bucolique et une relation de symbiose se crée souvent entre l’homme et l’animal, qui peuvent même parfois échanger les comportements. Comatas, dans l’Idylle V, manifeste sa joie d’avoir remporté l’agôn qui l’opposait à Lacon par une bruyante agitation caprine et il s’oppose violemment au bouc du troupeau, « le Blanchet, donneur de coups de tête », à qui il veut imposer l’abstinence rituelle ! (v. 147). Inversement, à la fin de l’idylle VI, par exemple, les génisses réagissent aussitôt à la musique de Daphnis et de Damoitas, en « dansant sur le tendre gazon »18. Le verbe ὠρχεῦντ’, danser, n’apparaît qu’ici dans tout le corpus théocritéen et il mérite d’être relevé car il désigne une activité artistique proprement humaine, celle de danser en groupe : la communion harmonieuse des hommes et des bêtes est totale, l’interpénétration de l’humain et de l’animal réelle et Théocrite la met en scène dans la variété de son intensité, comme le feront plus tard Virgile et Longus. Cette symbiose idyllique n’existe bien évidemment pas à Waves, mais tout est fait pour privilégier le contact de l’homme avec l’animal : une ferme pédagogique, animée par une « agricultrice de la région », y a été accueillie en octobre 2015, de même que des poneys ou des circuits d’animaux mécaniques en août 2019. Des ruches, à côté de vignes, ont été installées ; parrainées par les écoles élémentaires voisines, elles permettent de sensibiliser les enfants au monde fascinant des abeilles, dont Virgile a chanté les nombreuses qualités dans le livre IV de ses Géorgiques. Certes, les images auxquelles renvoient les ruches et la vigne ont une signification mercantile (l’enseigne Truffaut vend du miel avec des rayons ; les restaurants proposent tous du vin…) et elles peuvent participer d’une forme de « green-watching » (le miel récolté est vendu et le bénéfice reversé à des associations choisies par les écoliers, Waves s’engageant à participer à ces dons) ; cependant, l’on connaît la symbolique, religieuse et bucolique, des abeilles (cf., par exemple, Kievits, 2013 : 75-79 ; Baudou, 2017 : 95-125), tout autant que le lien entre la vigne et le dieu Dionysos… Les symbolismes se compénètrent dans l’inconscient collectif, en une riche palette qui varie selon la façon dont ils sont reçus par la personne ou le groupe social (sur le phénomène de compénétration dans l’utopie, Benjamin, 2002 : 36).
De fait, le divin et le mythe ne sont pas absents de Waves, ce qui n’a rien d’étonnant : les utopies se construisent généralement sur des images archétypales de nature mythique (cf. Benjamin, 2002) et sont « concurrentes des anciens mythes, dont elles reprennent, sur le plan de l’imagination, […] le contenu et les aspirations » (Ruyer, 1950 : 5). Les divinités sont, par ailleurs, les agents du bien-être ou de la souffrance de l’homme. C’est le primitif Pan qui, chez Théocrite, constitue la pointe divine du « triangle du bonheur » : « au contraire d’Apollon ou d’Hermès, cette divinité thériomorphe et emblématique n’a jamais perdu sa dimension bestiale, même dans ses représentations idéalisées : il est à la fois « l’époux des chèvres » qu’il se plaît à « monter » (αἰγιβάτας), l’homme habile à jouer de la syrinx et le dieu véritable, en une union congénitale avec l’animal, l’humain et le divin. Cette ambivalence fait de lui le pâtre par excellence, comme pourrait le suggérer son nom, probablement dérivé de la racine *pā(s)- qui désigne le gardien des troupeaux » (Kossaifi 2009 : 529-530 ; sur Pan, Borgeaud, 1979). Waves transpose cette divinité dans la figure domestiquée d’une mascotte, Dragounet, apparemment sans lien. Pourquoi dès lors parler de divin à son propos ? Peut-être parce que Philippe Journo, en choisissant Dragounet, a pensé au Graoully, ce légendaire dragon de Moselle, qui, jadis, ravageait la cité messine et dont le nom viendrait de l’allemand graulich, « effrayant, sinistre ». Combattu par Saint Clément, il mourut noyé dans la Seille tandis que la population se convertissait au christianisme.
Mais, à l’instar de la Grand’ Goule dans l’imaginaire et la tradition poitevine (visible au musée de Sainte Croix de Poitiers, (figure 5), il reste présent, encore aujourd’hui, dans la ville de Metz comme dans l’art du xxie siècle : il est, par exemple, sculpté en relief, au 10, rue Chèvremont à Metz (figure 6) ; il est présent dans l’effigie de la crypte de la cathédrale Saint Étienne (toujours à Metz) ; il figure sur l’écusson du Football Club (de Metz) ; il est le sujet du conte musical en neuf parties, « Le Graoully », composé, en 2010, par Alain Celo, altiste à l’orchestre national de Lorraine. S’exprimant dans le Républicain Lorrain du 23 décembre 2014, J.-S. Camus, directeur commercial du site de Waves, confirme l’importance du Graoully pour la région : « J’ai été très frappé de voir à quel point cette légende est prégnante dans le folklore messin. Je n’ai pas vu d’exemple ailleurs » et il ajoute : « Metz, c’est spécial. C’est la première fois que l’un de nos centres a une mascotte. Et le Graoully s’est imposé ». C’est donc bien le Graoully qui revit, apprivoisé, dans le Dragounet de Waves… Mais son nom fait également sens en grec et nous oriente vers la thématique de la vue ; en effet, le terme δράκων, qui a donné notre dragon, est formé sur la racine de δέρκομαι et il met l’accent sur « la notion de regard dans des conditions particulières », en rapport surtout avec le « regard fixe et paralysant du serpent » (Chantraine, 1999 : 264). Et, tout comme Saint Clément domine le Graoully en le fixant froidement dans les yeux, l’architecture moderne éradique « le terrifiant » en le rendant familier et en l’offrant aux regards comme un ami affectueux, ce qu’indique le diminutif –ounet de son nom. Le monstre devient ainsi un complice, un être que l’on peut aimer ou comprendre. C’est une approche que l’on trouve déjà chez Théocrite, qui, dans l’Idylle XI par exemple, reprend, à la suite de Philoxène de Cythère (fin ve-début ive siècle avant J.-C.), le personnage du Cyclope homérique, mais à l’époque de sa jeunesse, avant qu’Ulysse ne lui crève l’œil et il le met en scène dans les transes d’un amour rustique pour la charmante nymphe marine, Galatée : c’est tout un jeu humoristique, fait de décalage et de complicité érudite avec le lecteur, qui se met ici en place et celui-ci se prend parfois de pitié pour cet étrange monstre, en une « subversion épique » signifiante (Halperin, 1983 : 237). Est-on si loin du Dragounet de Waves ? N’y a-t-il pas, dans les deux cas, construction d’un espace imaginaire, à propos duquel il sera possible de parler d’utopie ?
Voyons donc sur quel socle d’images il s’élabore, entre recréation du réel et dimension arcadienne.
Un espace de l’imaginaire
Recréer le réel
La recréation du réel est un élément important dans l’univers poétique des écrivains bucoliques, comme dans le centre commercial de Waves. Théocrite, puis, à sa suite Virgile et Longus, conçoivent le monde comme une matrice construite pour créer l’illusion du réel : jouant « sur un ensemble de codes et de symboles qui visent à créer l’image du bonheur dans la simplicité naturelle d’un environnement complice, […] il est un univers à part. […] » C’est par l’artifice de l’art que se construit cette nature, moyen d’exploration de l’âme humaine en même temps que « laboratoire de poésie totale » (Néraudau, 1997 : XXXII) et de « recherches sur le langage et le pouvoir des mots » (Kossaifi, 2008 : 137-138). Comme le remarque Harry Berger Junior (1984 : 34), « le “naturel” dans la poésie bucolique est déjà un artifice tissé » qui vise à « attirer l’attention du lecteur sur l’art avec lequel le poète prétend être naturel et non sur son “naturel” » : tout est affaire de poésie, jeu entre initiés et allusions intertextuelles. La fin de l’Idylle VII, évoquée précédemment, est un exemple particulièrement intéressant de ce jeu sur les symbolismes. Simichidas, parvenu dans le jardin de Phrasidamos, décrit l’état de bien-être qui le saisit dans cette nature opulente. Si cet état trouve assurément sa source dans une harmonie avec la nature, il est aussi le fait de la présence diffuse, à peine suggérée, de Déméter, déesse des fruits et des récoltes abondantes, et de Dionysos, dieu de la végétation. Le « naturel » s’unit au « divin » dans une idylle hautement poétique, qui se termine symboliquement « près de l’autel de Déméter Haloïs », sur le souhait du narrateur poète :
Ah ! puissé-je, sur le blé qu’elle entasse, planter de nouveau une grande pelle à vanner, et elle me sourire, les deux mains pleines d’épis et de pavots19 !
Ce symbole de fécondité agricole a également une signification poétique, comme l’indique l’image de la « grande pelle à vanner » (μέγα πτύον), que Simichidas voudrait « planter sur [le tas de] blé entassé » (ἐπὶ σωρῷ), offert à la divinité. On note d’abord, de façon assez claire, le jeu érudit sur la prophétie de Tirésias dans l’Odyssée (XI, 119-137, plus particulièrement 127-128) : Ulysse devra « planter en terre » sa rame (πήξας), quand, sur sa route, un « voyageur » la prendra pour « un battoir à vanner » ; de même, Simichidas devra reprendre la pelle à vanner du poète pour apporter à Déméter la moisson de ses expérimentations poétiques. Mais une autre allusion se dessine peut-être ici. En effet, F. Lasserre (1959 : 222-247 ; 307-330 et 1960 : 191-192) voit dans le terme σωρῷ (vers 155) une allusion subtile à une anthologie d’épigrammes, le Σωρός. On le voit, le monde bucolique tel que le conçoivent Théocrite et ses successeurs est éminemment poétique et il se construit sur un jeu de reflets, où la réalité s’offre dans une cristalline et mensongère vérité, plus vraie pourtant que le réel, dont elle estompe les contours jusqu’à le reléguer dans le fictif. Comme le dira plus tard le peintre Delacroix dans son Journal, « ce qu’il y a de plus réel en moi, ce sont ces illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant » (27 février 1824). Le monde virtuel devient ainsi une « bulle » de bonheur, une « matrice » aussi réconfortante que celle que Lana et Andy Wachowski mettent en scène en 1999 dans leur film, Matrix : comme le programme informatique (the matrix) capable, dans un univers de désolation, de « créer ce que l’esprit humain, à partir de son expérience passée, est conditionné pour percevoir comme une vie normale » (Clauss & Cuypers, 2010 : 1), le poète bucolique sait donner naissance à un univers fictif que certains personnages, comme Lycidas avec Comatas ou Thyrsis avec Daphnis, ont la capacité de dupliquer dans leur chant.
Cette « matrice », qui permet de donner l’illusion du réel et, partant, de rendre l’homme heureux dans un cadre de vie rassurant, est également à l’œuvre à Waves, mais, au lieu d’être poétique, elle est technique, le naturel y étant le résultat d’un savoir-faire sophistiqué. Elle se construit sur les concepts de la Light Architecture que Gianni Ranaulo, architecte de Waves, a contribué à forger (c’est donc une clé importante pour décrypter l’imaginaire architectural à l’œuvre dans cette réalisation). Selon lui, la Light Architecture est « un essai pour une synthèse entre deux mondes encore considérés comme incompatibles : le monde réel et le monde virtuel. […] La Light Architecture se propose d’unifier l’espace virtuel et la réalité concrète dans le but de maintenir une unité de perception du réel et, ainsi, créer une unique dimension : la “stéréoréalité”, dans laquelle tout est le résultat de ces deux espaces20 » (Ranaulo, 2001 : 19 ; Mc Auliffe, 2016 : 20). Autrement dit, il s’agit, comme dans le film Matrix, de donner l’apparence du réel le plus véridique à un espace artificiellement construit sur un « dépôt de déchets ». Ainsi, le parc arboré masque les places de parking, recouvertes de faux gazon, ce qui les fait apparaître comme un appendice naturel au creux de cette vague de verdure (figure 7). L’ambiance apaisante créée par cette « nature » est entretenue justement par « la lumière [qui] se marie avec le paysage et […] tient une place prépondérante dans le projet », surtout la nuit où elle est mise en scène par Yann Kersalé, « magicien de la lumière », selon J. S. Camus (Soarès, 2014 : 8’56-58). Sa formulation en dit long sur cette capacité à reproduire un réel forcément illusoire. Kersalé a en effet placé auprès de chaque arbre des spots dont on peut changer la couleur : quarante mille panneaux inox renvoient la lumière vers la clientèle, embellissant les lieux à la manière d’un château de Versailles nouvelle vague. Le jeu des reflets lumineux est un élément majeur de Waves et il joue sur l’effet-miroir : des mâts lumière miroir accueillent les visiteurs à leur arrivée et les saluent à leur départ, tandis que le paysage extérieur se reflète sur la surface du centre commercial ; démultipliant verdure et maisons, il crée une profondeur factice sur la surface bombée et dessine un chemin illusoire, comme une invite à entrer dans un palais des glaces modernes (figure 8). Un film imprimé représentant de la végétation filtre les sources lumineuses qui, en se réfléchissant sur la façade miroir intérieure, démultiplient les reflets et s’impriment en moirures chatoyantes sur le stationnement, les allées de circulation et l’espace central, effaçant les contours du réel et mariant la nature à l’architecture humaine.
Enfin, comme nous l’avons vu, l’ensemble s’organise autour d’un lac, au cœur d’un nid de verdure et de restaurants. Les travaux d’étanchéité ont été réalisés par l’entreprise mulhousienne ECG Galopin. Fabrice Métreau, son chargé d’affaires, expose les difficultés rencontrées dans Génie Civil, revue documentaire de Siplast (filiale du groupe BMI, qui conçoit, fabrique et commercialise des produits destinés à l’étanchéité). Le numéro 50 de décembre 2014 est consacré à l’imperméabilisation de la retenue d’eau de Waves, qui a posé deux problèmes : « d’une part la configuration du bassin, bordé aux deux tiers de sa superficie par des bâtiments et traversé par une passerelle posée sur une vingtaine de poteaux ; d’autre part, l’intervention conjointe d’une quinzaine d’entreprises avec le risque de percement de l’étanchéité a posteriori » ; la phase la plus délicate a été le raccord de la membrane d’étanchéité avec les murs et l’habillage des poteaux. Une fois les travaux terminés, un test géoélectrique par jet d’eau en a validé la qualité, essentielle au vu de sa fonction, puisque, « au-delà du bassin d’agrément, il s’agit aussi d’un bassin d’incendie et d’alimentation de l’arrosage ». Comme on le voit sur la figure 9, rien ne laisse deviner les efforts techniques qui ont été déployés. L’utilitaire s’efface devant le plaisir, celui des jets d’eaux véritables ou, en hiver, quand le lac est gelé, celui de la patinoire, de même que, chez les poètes bucoliques, les effets d’intertextualité et la maîtrise poétique s’effacent devant l’apparente simplicité de cet univers que l’on ne pénètre vraiment qu’avec le temps… Dans les deux cas, le but est de donner l’illusion du réel – et même, à Waves, d’un réel merveilleux : l’impression de naturel résulte d’un effacement de la présence de l’artificiel, tant au niveau des éléments qui composent le centre commercial que de la conception de l’ensemble. Telle était l’ambition de Ranaulo, pour qui « l’immense ellipse édifiée à Moulins-lès-Metz doit se faire oublier au profit du ciel, de la nature et de la terre, de l’histoire et surtout des hommes » (c’est moi qui souligne). On retrouve, dans cette profession de foi, le triangle du bonheur théocritéen (le ciel - la nature - les hommes), réorienté par notre sensibilité occidentale moderne : bien que peut-être encore indirectement présents dans la terre et le ciel, antiques et primordiales divinités hésiodiques (Théogonie, v. 116-130), les dieux s’effacent au profit de l’histoire ; le triangle théocritéen se trouve réorienté dans un sens virgilien, puisque les Bucoliques sont construites sur « une tension politique essentielle à la fiction pastorale » (Kossaifi, 2008 : 141), et cela lui donne une dimension utopique, puisque « l’utopie se situe dans le flux de l’histoire » en un « syncrétisme » signifiant (Bastide, 1960 : 6, 10).
Figure 9 : L’ensemble s’organise autour d’un lac artificiel.
[Image non convertie]
Crédit : Christine Kossaifi.
L’utopie d’une société parfaite ?
Aussi est-on fondé à se demander si Waves et le monde bucolique ne s’élaborent pas sur des images utopiques relevant du rêve d’une société parfaite. Chez Théocrite, comme nous l’avons vu, l’utopie s’organise autour d’une harmonie entre l’homme, la nature et les dieux proprement agrestes, dans un cadre méditerranéen qui emprunte ses références tantôt à la Sicile tantôt à Cos. La poésie en informe les contours, dicte les règles et organise les échanges entre les personnes : les problèmes se règlent par le chant, l’exemple emblématique en étant l’idylle V, dans laquelle l’agôn qui oppose Comatas et Lacon (v. 80-137) est précédé d’un échange violent d’injures qui dessinent l’irréconciliable opposition des deux pâtres. Un passage est consacré à la beauté respective des lieux de chant de chacun d’eux (v. 44- 60) : la nature y sert d’arme, chacun des deux interlocuteurs tentant d’attirer l’autre dans son coin et de remporter ainsi sur lui une victoire psychologique. Si aucun des deux ne cède, c’est Lacon, qui avait pourtant lancé l’attaque (v. 44), qui renonce le premier et invite Comatas à « chanter le chant bucolique d’où [il] est21 » : cette défaite symbolique annonce l’issue de l’agôn et la victoire de son adversaire. C’est donc la pratique des Muses qui donne à la violence intérieure la possibilité de s’extérioriser, tout en permettant au talent poétique de s’exprimer (Kossaifi, 2012 : 19-33). Cette importance de la poésie se module, chez Virgile, sur une tension et une complémentarité entre temps mythique et temps historique, contribuant à créer ce que F. Collin appelle une « utopie active », un « lieu de beauté » (2006 : 110). Il appartiendra à Longus de donner à l’univers pastoral une épaisseur temporelle et psychologique : le chant d’amour de Daphnis et de Chloé est rythmé par le passage des saisons. Au fil des quatre livres de la nouvelle se tisse « la mutuelle complicité d’un couple qui a su éviter les pièges d’Éros et, ainsi, retrouver la douceur perdue du monde bucolique, c’est-à-dire, comme le signifie la fin du roman (4, 39), entrer dans l’univers artificiel du mythe habilement façonné par la prose musicale d’un écrivain érudit » (Kossaifi, 2008 : 148-149).
Sans prendre pour centre la poésie, l’utopie se devine toutefois à Waves d’abord dans la volonté de recréer une nature protectrice et saine. Un effort a été fait pour réduire les diverses sources de pollution (visuelles, sonores, celles des sols et de l’eau) dans le respect de l’environnement : faire venir les abeilles dans la ruche de Waves, leur offrir un cocon protégé, ou proposer aux visiteurs des paniers de fruits et de légumes frais, produits par les agriculteurs de la région (et portant, parfois, des noms de rêve, comme Les délices du jardin d’Iris) s’inscrivent dans ce projet. Waves a d’ailleurs été labellisé Valorpark et est le premier centre commercial en France à avoir obtenu la certification française « Haute Qualité Environnementale Bâtiments Tertiaires en exploitation ». Tous ces efforts visent à apporter au citadin les charmes « naturels » d’un lieu de plaisir et, selon Ranaullo, à « dépayser les gens pour leur donner un moment de bonheur » (Soarès, 2014 : 13’38-42). On leur offre un temps de détente en même temps qu’une occasion de prendre le pouls de la vie, dans un cadre respectueux du développement durable. Harmonie des sens, respiration au rythme du cosmos dans un univers de tranquillité, décidément « le bonheur est dans le pré » artificiel de Waves, dans lequel l’homme se ressource, oublie ses soucis et, peut-être, reprend espoir en l’avenir ! Or, on connaît le lien qui unit utopie et espérance (Desroche, 1973 ; Bloch, 1976).
Par ailleurs, l’imaginaire de la cité utopique, fondé sur un souci presque obsessionnel de l’ordre et de la régularité incarnés dans un espace géométrique circulaire (cf. Ehrhardt & Fleury, 2012 : 4-8), se retrouve également dans ce centre commercial, conçu comme un « espace courbe, fermé et régulier », signe « de douceur, de paix, de sérénité » (Durand, 1969 : 2004). En cela, Waves se construit sur des images utopiques archétypales rémanentes : jeux géométriques et ordre mathématique. En effet, comme le montre la figure 10, l’ensemble s’organise en longues allées de circulation (convergeant vers la vague des enseignes commerciales) : la structure est construite autour d’allées droites, avec un effet de perspective dès l’arrivée en voiture (image 1), effet repris par les nombreuses voies réservées aux piétons (image 2).
Figures 10 et 11 : Les longues allées de circulation et la géométrie des lignes.
Crédit : Christine Kossaifi.
Le long de la vague des enseignes, les routes se dupliquent (sans parler des faux semblants créés par le jeu des reflets. L’allée principale de circulation (n° 1 sur la figure 11) se réplique en pseudo allée trottoir (n° 2), puisque tout est de plein pied. Des enclaves de repos bucolique sont également prévues pour que les déplacements (et les achats !) restent un plaisir. Les voies de circulation automobiles et piétonnières se coupent en angle, (Figure 12) délimitant ainsi des « portions » rectangulaires à l’intérieur de l’ensemble commercial, lui-même conçu – rappelons-le – sur la figure du triangle arrondi. L’espace de Waves joue ainsi en permanence sur les figures géométriques : les droites s’incurvent ou se coupent en angle ; les allées de circulation se dupliquent et se déploient en obliques, tandis que le cercle des ronds-points d’accès fonctionne comme le poumon de ce centre, replié sur la douceur de sa réalité intérieure. Et, en cela, Waves se rapproche de l’Arcadie, puisque, comme chez Platon et Virgile, il se structure sur une opposition intérieur-extérieur (Pilipović, 2013 : 230-26). C’est ainsi une nouvelle strate de l’imaginaire qui se dessine.
Une Arcadie revisitée ?
Mais qu’est-ce donc que l’Arcadie ? Province grecque du centre du Péloponnèse, c’est une région primitive où l’homme se distingue mal de l’animal et où les habitants se disent antérieurs même à Séléné (προσελῆνοι), à l’mage de leur premier roi, Pélasgos qui passe également pour être « né du sol », ce qui atteste de « l’immémoriale antiquité » de l’Arcadie (Borgeaud, 1979 : 22 ; analyse complète : 15-69). C’est aussi une contrée proche des dieux et surtout de Pan, qui en est la divinité traditionnelle. Mais, chez Théocrite, l’Arcadie est pratiquement absente, sa Sicile natale jouant généralement ce rôle. C’est Virgile qui a donné à l’Arcadie la dimension d’un rêve (Fabre-Serris, 2008 ; Leclercq, 1996), reflet de sa quête d’une terre épargnée, oasis de douceur et de paix, où le jaillissement de la parole poétique puisse se faire chant cosmique pour célébrer la vie originelle recréée par la musique des vers. Mais cette Arcadie virgilienne a des caractéristiques italiennes et l’aspect d’une utopie, telle du moins qu’elle se dessine à la fin du livre II des Géorgiques (v. 458-494) : univers replié sur lui-même, « loin des discordes armées » (v. 459), il offre au paysan (mais non au pâtre !) les charmes variés de l’otium, un otium toutefois nourri de l’habitude du travail (v. 472). L’Arcadie, réinvestie « comme une place symbolique de la création poétique » (Pilipović, 2013 : 222), et son dieu, le primitif Pan, ne servent plus que d’étalon au talent du poète (Bucolique 4, v. 55-59 ; Kossaifi, 2008 : 142-144). On saisit ici l’ambiguïté de cette notion, qui relève plus d’une géographie de l’imaginaire que d’une réalité inscrite dans une terre précise. Lieu de concrétion des mythes, c’est une « région étrange, située aux confins du réel et de l’irréel » (Arcellaschi, 2005 : 51), un territoire « fantasmé » (selon le titre de Duvignaud, 2000) qui n’a plus d’arcadien que le nom : le concept dépasse la simple pastorale, dont Sannazar ou Chénier ont façonné les contours, pour donner à l’homme d’aujourd’hui le moyen de penser le rapport à la nature et au divin qu’elle abrite. Ainsi Giono choisit pour titre de l’un de ses essais sur la Provence Arcadies, Arcadies !, alors qu’il n’est pas une fois question de la Grèce… Cette interpénétration du réel et du mythe, moyen du « bonheur », se retrouve à Waves.
Comme les Arcadiens « mangeurs de glands » (βαλανηφάγοι ; cf. Borgeaud, 1979 : 30-31), grecs certes, mais en marge de la société, les clients de ce centre commercial sont invités à se créer une identité à part, à entrer dans une communauté qui leur est propre, au sein d’un lieu qui leur est consacré : pour cela on leur offre « la maison de Waves » et un espace privilège personnel, avec aire de jeux pour les enfants, carte de fidélité, riche de promesses, et des attentions concrètes, comme le prêt de parapluies, de poussettes, de fauteuils roulants ou une connexion wifi « au top »… Il s’agit, d’une certaine façon, de transformer ce que Norberg-Schulz appelle « l’“intérieur” privé » – en opposition-complémentarité avec « l’“extérieur” public » – en extérieur privé, qui « concrétise l’identité de l’individu et qui rassemble les significations qui constituent le contenu existentiel et personnel de cet individu » (1997 : 182). C’est dans cette logique que s’inscrit l’octobre rose de 2020, action solidaire de lutte contre le cancer du sein : les clients sont invités à porter du rose ou à acheter un tee-shirt dont les bénéfices de vente sont reversés à des associations. Rien de contraignant, simplement une pression psychologique discrète (qui peut se targuer d’échapper de façon sûre aux souffrances d’un cancer ? Qui aimerait se retrouver seul(e) face à cette maladie ?). Tout est donc fait pour créer une microsociété soudée par la communauté de ses membres, une sorte de cellule familiale du commerce, sous l’égide du « grand prêtre » du lieu, Dragounet (dont l’image est présente jusque dans les toilettes !). Une telle structure reflète bien les valeurs de la société actuelle et les mutations des utopies, pourtant nourries d’un même terreau d’images archétypales (le lieu clos, la fraternité d’une petite cellule, la sensibilité au « divin »…), lesquelles se cristallisent autour de « noyaux organisateurs » (Durand, 1969 : 43). La satisfaction matérielle prime sur l’épanouissement intellectuel (et, en cela, Waves s’oppose totalement à la réalité poétique du monde bucolique), au sein d’une réalité factice, privée de son essence, « une réalité où tout est opérationnalité, où plus rien ne reste hors champ. Si tout se réalise ou s’accomplit, c’est d’abord sur la base de la disparition de l’essence, de la transcendance ou du principe de la réalité. Cette base spectrale nous mène, d’une certaine façon, au virtuel, et à tous ces mondes où règne la virtualité » (Baudrillard, 2003 : 9). Mais cette « matrice » fonctionne comme un élément rassurant et réconfortant, une réponse aux multiples problèmes de la société du xxie siècle… Elle propose une « construction concrète et symbolique de l’espace » (Augé, 1992 : 68) qui transforme le « non-lieu » en « lieu anthropologique » et pose les bases d’une ontologie nouvelle. En cela, elle s’apparente bien à l’utopie, conçue comme « la forme concrète vers laquelle tend la philosophie lorsque sa réflexion a pour objet ses rapports avec le réel » (Lacroix, 2004 : 15).
La conception d’ensemble de Waves résulte en effet d’une volonté de mettre l’homme au premier plan, tout en lui offrant un cadre édénique, qui fasse de l’endroit un hortus conclusus moderne, dans lequel il ressent « le fait d’être vivant, présent, d’être simplement là, dans un corps aux contours familiers » (Thomas, 2014 : 50). L’attention portée aux arbres, à l’eau et aux espaces végétaux apparente l’espace à un jardin paradisiaque, où tout est pensé pour le bien-être et l’amusement. Ce « paysage culturel » (sur cette notion, cf. Norberg-Schulz, 1997 : 52-53) s’organise – nous l’avons vu – sur un nid central avec un lac « au milieu duquel, selon J.-S. Camus, il y a un passage qui s’élargit et qui devient comme un amphithéâtre » (Soarès, 2014 : 11’17-19) (figure 13). De fait, les gradins étagés visent à rappeler – ô combien modestement ! – ce monument propre à la culture latine et destiné à accueillir des spectacles pris en charge par l’évergétisme officiel. Cela est révélateur de la « philosophie » à l’œuvre à Waves en même temps que de la mentalité prêtée aux visiteurs : ceux-ci ne sont préoccupés que de loisirs et de détente, à l’instar du peuple romain, qui, selon le poète satirique du ier siècle, Juvénal, « en a maintenant rabattu et [qui], dans son anxiété, n’éprouve plus qu’un double désir : du pain et des jeux22 ». Waves Actisud, quant à lui, se veut l’équivalent moderne de l’empereur romain ou du riche organisateur, en offrant à tous la possibilité de s’asseoir pour suivre les spectacles donnés sur la scène ; et il s’agit d’une vraie « scène avec toute la technique embarquée » et avec « jets d’eaux et lumières » (J.-S. Camus, in Soarès, 2014 : 11’03-06), qui rehaussent le lieu d’un aspect enchanteur. Conformément à l’esthétique de la Light Architecture et selon les termes de D. Mcleod (2010), il s’agit d’utiliser la lumière, d’en capter les reflets et les jeux d’ombres, pour « créer un état d’émerveillement23 ». La fonction n’est pas très éloignée de celle des paysages sacro-idylliques romains : il s’agit, dans les deux cas, de « rejouer sans cesse le mythe de l’Âge d’or, [en se persuadant] que l’on est revenu à un état de commensalité divine, à une prodigalité de la nature, à l’absence de guerre et de labor » (Collin, 2015 : 194-195). La fête est permanente avec des « animations régulières toutes les heures », selon J.-S. Camus, et la dimension féérique, avivée pendant la nuit et exploitée par les spectacles nocturnes, contribue à actualiser le rêve, donnant l’impression au visiteur d’être dans le « jardin de la belle au-bois-dormant » (Camus, in Soarès, 2014 : 9’21-22). Waves se veut l’incarnation vivante du conte de notre jeunesse, offrant aux enfants la réalisation de leurs rêves et proposant implicitement aux adultes de retourner dans le monde de l’enfance, celui de l’antique Arcadie telle que la rêvaient les Anciens, entre âge d’or et locus amoenus (Johnston & Papaioannou, 2013 : 133-144). L’expérience menée à Waves atteste de la porosité du temps. De fait, comme l’écrit Jankélévitch (1974 : 34) :
L’expérience du passé, qui est, après tout, une expérience présente, fait partie elle-même de la futurition ; notre effort pour susciter « à nouveau » l’apparition d’une expérience ancienne aboutit en fait à une expérience nouvelle. Et comme Saint Augustin disait, tout est présent, même le passé et le futur, ainsi nous pourrions dire : tout est futur, même le passé, lequel est un passé-futur et […] un passé à venir ou un avenir déjà advenu. […] Le paradis perdu et le paradis retrouvé du messianisme, l’âge d’or de la tradition et la cité idéale des utopistes, l’extrême passé supra-historique et l’ultime futur métahistorique se rejoignent dans une même eschatologie.
Aussi n’est-il pas surprenant de voir se confirmer le lien entre le rêve bucolique, créé par Théocrite et repris par les poètes latins et les romanciers grecs, et l’architecture moderne, telle qu’elle a été pensée à Waves. Tentons donc, pour finir, un bilan d’ensemble en pointant les différences mais aussi les éventuelles convergences, tout en essayant de cerner un peu plus la notion d’utopie.
Autres temps, autres mœurs : le rêve perverti ?
La nature, entre esthétique et psychologie commerciale
La nature est, dans les deux cas, le résultat d’un mensonge, une création poétique ou technique qui, comme nous l’avons vu, vise à donner l’illusion du réel. La fonction n’est bien évidemment pas la même. Chez Théocrite et les écrivains bucoliques, elle a une nette dimension esthétique ; servant de critère à la beauté d’un chant, elle contient en elle, de façon implicite, tout l’univers bucolique, bruissant de présences divines diffuses et de forces mystérieuses. Le début de l’idylle I de Théocrite est à cet égard éclairant. Voici les premières paroles de Thyrsis, à l’ouverture du poème : « doux est le murmure que fait entendre, chevrier, ce pin, là, qui chante près des sources ; doux aussi l’air que toi, tu joues sur ta syrinx24 ». Et le chevrier de répondre : « plus doux, ô berger, est ton chant que cette eau sonore qui coule du haut du rocher25 ». La formulation choisie par le poète crée une sorte de transe musicale en tressant deux mélodies, naturelle et humaine, cette dernière étant enchâssée dans le chiasme ; la primauté est donnée au son, comme l’indiquent l’hendiadyn du vers 1, le jeu des assonances (ι, υ, α) et des allitérations (π, σ/σδ), tandis que l’on entre dans l’univers bucolique par une sensation de « douceur » (ἁδύ), qui s’impose d’abord à l’ouïe (τὸ ψιθύρισμα, « le murmure »), avant de se « concrétiser » visuellement dans « le pin » (ἁ πίτυς), que le déictique τήνα situe à proximité des deux interlocuteurs. Mais l’hendiadyn n’a pas qu’une fonction esthétique. Il suggère également, de façon implicite, la métamorphose en pin noir de Pitys, objet malheureux des amours de Pan dont l’action potentiellement dangereuse se trouve ainsi suggérée. Enfin, le pin est aussi l’attribut de Dionysos dont le thyrse (qui évoque le nom de Thyrsis, l’interlocuteur du chevrier), enroulé de feuilles de lierre ou de vigne, est surmonté d’une pomme de pin. Le « murmure du pin » porte donc en lui « une menace, à tout le moins un avertissement : il est le souffle de Pitys, de Pan et de Borée, de l’amour et de ses drames, de la vie et de la mort, sur lesquels se profile, lointaine et impalpable, l’ombre de Dionysos… Le chant du pin, c’est déjà l’annonce de la coupe et du mythe de Daphnis » (Kossaifi, 2005 : 21) ; c’est aussi l’indication de la capacité de l’artiste à transmuter le πικρόν (« l’amer ») en ἁδύ (« doux »). Vecteur de la création poétique, la nature bucolique sollicite les sens en une riche palette de synesthésies (au sens baudelairien du terme).
À Waves, bien sûr, même si le pin est bien présent, la nature n’a pas cette fonction. Elle sert à créer un sentiment factice de bien-être au creux d’un univers de plaisir. Certes, la dimension artistique n’est pas absente puisque la « scène » au cœur du lac sert aussi à des concerts et que les jets d’eaux peuvent s’apparenter à une forme esthétique de spectacles. Mais l’objectif, c’est de conduire les gens vers les enseignes commerciales et de les pousser à acheter. La carte VIP de Waves est à cet égard significative : pour avoir accès à « la maison de Waves Actisud » qui leur offre la chaleur de son intérieur, les clients doivent avoir dépensé au moins 2 000 euros sur un an. Tout est fait pour créer le désir, non pas du chant, mais d’une convivialité de privilégiés, d’un objet à vendre, depuis ceux des magasins jusqu’aux mets et aux boissons proposés par les restaurants, tous habilement situés autour du lac artificiel et ouverts tous les jours de 9 h à 23 h (les magasins, eux, n’ouvrent qu’à 10 h, mais un petit café ou un en-cas avant les achats, c’est toujours agréable !). Et pour éviter toute réticence, beaucoup d’animations sont gratuites : patinoire artificielle en décembre 2014 ; en juillet et août, depuis 2015, plage artificielle avec sable, transat et jeux estivaux ; féérie de Noël, etc. En 2015, c’était un nom de rêve qui avait été choisi pour la plage : California Beach. Les dunes de l’océan californien ont ainsi été virtuellement transportées à Waves Plage pour offrir à tous, même aux plus désargentés, une forme de dépaysement (ne serait-ce que nominale, puisque la réalité de la « plage » se réduit à un peu de sable étalé sur le bitume) : le nom anglais invite à l’évasion par un voyage fictif, celui de l’imaginaire. L’objectif secret est en effet de désamorcer la méfiance du consommateur et de le faire venir. Une fois qu’il sera là, il restera à l’enivrer de rêve pour le contraindre psychologiquement à dépenser… La publicité, l’impact des mots sont un élément important de toute stratégie, surtout commerciale ; à Waves, il faut faire étinceler le « palais de la Belle au-bois-dormant » et créer une forme d’addiction qui se rapproche de celle qu’éprouve un joueur. Le désir, au fondement de « l’utopie positive », se trouve perverti : construit sur des « images souhaits associées à des choses [tout à fait] accessibles », il joue sur des « affects d’attente » primaires qui conduisent aux « égarements […] du rêve » (Bourgne, 2020 : 83). De fait, d’une philosophie de la vie centrée sur la puissance cathartique de la poésie, nous passons à une stratégie mercantile, parfaitement maîtrisée et subtile, certes, mais qui vise à créer une fébrilité intérieure et non un apaisement des passions… Cela se traduit dans le passage de Pan à Hermès, mutation qui dit, pourtant, la permanence d’un substrat bucolique et d’un imaginaire mythologique de type païen…
La présence diffuse du divin dans deux imaginaires mythologiques différents
Pour le poète sicilien, la pratique de la poésie procure à la fois un plaisir intellectuel et une catharsis psychique ; elle apporte l’apaisement de la souffrance amoureuse, la paix de l’esprit et du corps, l’ἁσυχία, terme dont la seule occurrence figure à la fin du chant de Simichidas qui invite son ami, Aratos, à « songer à avoir la paix26 » : le processus de reconstruction de soi conduit au beau, loin de « ce qui n’est pas beau27 » et il se dit dans un chant symboliquement placé sous l’égide de Pan, figure poétique et philosophique du bonheur. Pour être heureux, l’amour doit se vivre dans la jouissance de l’instant, sans complications sentimentales, comme celui qui unit le bouc à la chèvre, Simichidas à la courtisane Myrto. Mais quand le pâtre, image bucolique de l’homme, est torturé par un amour qui ne s’apaise pas, il trouve dans la syrinx, inventée par Pan sous l’aiguillon d’un « désir brûlant28 », la décharge salvatrice, comme un cri vers les dieux, musique jaillie de son corps possédé par un désir trop intense, mélodie qui recompose la souffrance et qui annonce l’ἁσυχία. Parce qu’il unit en lui bestialité naturelle et spiritualité artistique, Pan est, comme l’a montré James Hillman (1972), l’archétype mythique de l’homme dans toute sa complexité : à l’élément proprement humain il unit l’animalité de pulsions parfois inconscientes et la spiritualité de cette musique divine par laquelle il sublime consciemment son désir. Mais la symbolique de ce dieu va plus loin : par son lien avec le frottement des corps et la violence des pénétrations, de quelque nature qu’elle soit, il reflète l’énergie génésique à l’œuvre dans le cosmos et c’est pourquoi, dans le Cratyle de Platon, il est « celui qui fait toujours tout circuler29 ». Pan est l’axe primordial (πόλος, Timée, 40 c), autour duquel tournent toujours (ἀεί) le monde, en même temps que le dieu-chevrier (αἰπόλος) en vertu du jeu sur la similitude des sonorités entre ἀεί, toujours, et αἰ-, de αἰξ, αἰγός (la chèvre), qui permet de mettre en parallèle πᾶν ἀεὶ πολῶν et Πὰν αἰπόλος (Cratyle, 408 d). Force fécondante, il est invoqué par Socrate dans sa prière finale du Phèdre et il est associé à « la beauté intérieure30 », comme dans le chant de Simichidas, où la vieille, substitut bucolique du philosophe, se charge d’éloigner du poète « ce qui n’est pas beau ». Pan apparaît ainsi comme une chimère façonnée par les mythographes en même temps que comme un symbole de l’énergie génésique à l’œuvre dans le cosmos ; il incarne le Logos, c’est-à-dire, selon les termes de P. Boyancé (1941 : 150-152) à propos justement du Cratyle, « un principe “spirituel”, une sorte de “Verbe” ou de “Raison” cosmique rendant compte du mouvement circulaire et ininterrompu du monde ». Maître des mots et des sons, Pan est semblable au poète.
À Waves, point de poète ni, apparemment, de Pan, mais un λόγος dévoyé par la publicité et par l’objectif mercantile, nous l’avons vu. On y sent pourtant en creux le désir du divin (déjà incarné d’une certaine façon dans la mascotte, Dragounet). Ce désir se dit dans la présence-absence d’une autre divinité, Hermès-Mercure, dieu du commerce, dont on connaît par ailleurs les liens avec le monde pastoral et, justement, avec Pan. Ce système de l’imaginaire à l’œuvre à Waves (cf. Godelier, 2015 : 83-84) fait fusionner réalités matérielles et désir inconscient pour construire une micro-société ; en effet, Godelier (2015 : 237) écrit :
Le “Réel” que nous vivons est le produit de l’union indissociable de composantes matérielles, idéelles (cognitives et vérifiables ou purement imaginaires) qui entrent à des degrés divers dans la production des rapports des hommes entre eux et avec la nature .
Et, dans ces rapports, le sens du « divin », d’une forme de transcendance a sa place. Cette place se dit dans le « génie du lieu » dont parle Ranaulo et qui se matérialise dans les jeux de lumière ; ceux-ci sont agencés de façon à faire vivre le genius loci qu’évoque Norberg-Schulz (1997 : 5), pour en faire « un espace existentiel […] doté d’un caractère qui le distingue. Depuis l’Antiquité, le genius loci, l’esprit du lieu est considéré comme cette réalité concrète que l’homme affronte dans la vie quotidienne. Faire de l’architecture signifie visualiser le genius loci ».
Celui-ci se donne peut-être à voir dans la statue de l’ours(e ?) blanc(he ?) qui orne le rond-point intérieur par lequel se termine la voie de circulation automobile. (Figure 14) Réalisée par Richard Orlinski en 2013, elle fait entrer « le monde sauvage » dans l’univers commercial, l’artiste ayant intitulé son œuvre « Wild Bear ».
Figures 14, 15 et 16 : L’ours(e) blanc(he). Œuvre de Richard Orlinski ; l’ours(e) qui captait la lumière ; l’ourse, entre bestialité et humanité.
Crédit : Christine Kossaifi.
Cette statue est conçue pour jouer avec la lumière grâce à ses formes géométriques, (figure 15) qui ne sont pas sans évoquer la technique du cubisme, tout en rappelant indirectement les préceptes de la Light Architecture à l’œuvre à Waves. Les deux pattes ouvertes comme pour accueillir ou embrasser, elle fait penser à la déesse Artémis, honorée par le rituel des ourses de Brauron, en Eubée (Jeanmaire, 1939 : 259 et ss) et particulièrement attachée à l’ours(e), qu’elle pourrait même porter dans son nom, à l’étymologie toutefois obscure (rapprochement avec ἄρτος, l’ours ; avec réserve : Chantraine, 1999 : 117). D’autre part, l’ourse (au féminin) est en Grèce « le symbole par excellence de la mère » (Borgeaud, 1979 : 53), ce que Waves pourrait symboliquement vouloir être pour ses visiteurs. Elle évoque aussi Callisto dont la maternité douloureuse la prive de sa virginité et de sa relation privilégiée avec Artémis : c’est à la suite de son viol par Zeus, qui lui donne un fils, Arcas (d’où naîtra l’Arcadie historique), que Callisto est transformée en ourse et, enfin, métamorphosée avec son enfant en constellations, la Grande Ourse et le Bouvier, ou Arctophylax, le Gardien de l’Ourse. On voit se redessiner ici le lien avec l’Arcadie primitive que Théocrite lui-même évoque dans son Idylle I, quand Daphnis mourant appelle Pan et l’invite à « abandonner le sommet d’Hélicé et le tertre escarpé du petit-fils de Lycaon31 que les dieux mêmes admirent » (v. 125-126). Le poète remonte à l’origine de l’Arcadie, lors du règne de Lycaon, le roi métamorphosé en loup pour avoir sacrifié son petit-fils à Zeus Lykaios, mais aussi le père de Callisto, assimilé à Héliké (Kossaifi, 2012b : 101-123). La statue d’Orlinski redit, à sa façon, ce mariage entre sauvagerie primitive et tendresse maternelle. En fonction de l’angle selon lequel on la contemple, on a l’impression du cri bestial d’une nymphe désespérée d’avoir perdu sa forme humaine (figure 16) : image cryptée du symbolisme à l’œuvre à Waves ? Évocation inconsciente – et païenne – d’un rite de passage moderne, à l’instar de ce qui, aujourd’hui encore, se vit lors de la fête de l’ours dans la vallée catalane du Vallespir (notamment à Prats-de-Mollo-la-Preste)32 ? Survivance d’un écho du passé recomposé sur « le fil du désir » (Freud, 1971 : 74 ; cf. aussi Desroche, 1976) ? Quoi qu’il en soit et d’une façon surprenante, les sensibilités se rapprochent : c’est bien une mythologie implicite qui est à l’origine de l’imaginaire de Waves, nourri de ces « images dialectales » dans lesquelles, selon Walter Benjamin (2002 : 480), « l’Autrefois » et le « Maintenant » se rencontrent en une « relation de nature figurative », ce en quoi Benjamin rejoint l’approche de Karl Mannheim, qui, dans l’Encyclopédie des sciences sociales, concevait l’utopie comme « un processus de pensée qui reçoit son impulsion non pas de la force directe de la réalité sociale, mais de concepts tels que symboles, fictions, rêves, idées qui sont, au sens le plus compréhensif du terme, non existants » (cité par Bastide, 1960 : 4).
Conclusion
Comme l’écrit Maurice Godelier (2015 : 237-238), « la réalité sociale a toujours une constitution symbolique et comporte une interprétation dans des images et des représentations du lien social lui-même ». Le centre commercial de Waves Actisud façonne cette réalité en l’orientant vers un imaginaire de type utopique. L’espace y est organisé de façon géométrique ; la nature occupe une place importante, sous des formes différentes (végétaux, lac, ruches) ; l’humain y est pris en compte puisque le client n’est pas seulement un portefeuille ambulant, mais un être de sentiments auquel on veut donner une sensation de bien-être et de plaisir ; le divin s’y devine dans la présence diffuse d’une forme de « spiritualité » (le grec parlerait d’εἴδωλα, le latin de numina). Waves mobilise des images archétypales qui le structurent inconsciemment et qui me paraissent relever d’une forme moderne d’utopie, même si, bien sûr, ses concepteurs n’ont pas pensé sa matérialisation comme utopique, – et cela, d’autant moins que leur objectif était de construire un centre commercial et non de réfléchir à un monde meilleur, comme le font les utopies littéraires (sur les trois facettes de la matérialisation d’une utopie – (re)présentation, signalisation, réalisation/concrétisation, Bourgne, 2020 : 87-97). Pourtant, la construction de cet espace architectural contemporain, qui joue sur les prismes lumineux en s’offrant tout en feignant de se refuser, n’est pas sans rapport avec la poésie bucolique antique, telle que l’ont pensée son concepteur, Théocrite, et ses continuateurs, notamment Virgile et Longus. Certes, pour cette forme artistique allusive et érudite, tout comme pour Waves, les interprétations peuvent varier en fonction du regard que l’on porte sur ce type de poésie (trop codée, artificielle ou, au contraire, subtilement constructive par son tissu intertextuel) et de centres commerciaux (espaces de « non-lieux », hyper-concentration commerciale et mégastructures destructrices de l’environnement, manipulation psychologique dans le but essentiel de rentabiliser les investissements ou effort pour s’adapter aux exigences actuelles et sensibilité aux problèmes écologiques, ce qui l’inscrit dans les préoccupations actuelles de l’écologie urbaine). Bien évidemment, l’objectif reste mercantile, puisque c’est la fonction même de Waves, qui joue sur les attentes des gens en créant des εἴδωλα. Ces apparences trompeuses « sont fabriquées pour bénéficier par un processus métonymique des affects positifs de tout projet social transformateur, en créant par là même une multitude de fantômes » (Bourgne, 2020 : 90), en l’occurrence, une nature factice, un cadre accueillant pour inciter les visiteurs à consommer et, ainsi, enrichir les investisseurs. Ce qui fonde Waves et le fait exister, c’est assurément l’argent, comme valeur d’échange et comme moyen marchand, reflet d’une société matérialiste qui se cherche.
Cependant, l’occupation de l’espace, le choix d’une matière réfléchissante pour soutenir les effets sur une lumière très travaillée, conformément aux concepts de la Light Architecture, théorisés par son architecte, Gianni Ranaulo, l’organisation des déplacements au sein d’un parcours qui unit la circularité du rouleau de la vague à la perspective de lignes droites témoignent de la volonté de créer des repères au sein d’une micro-société conçue comme une « matrice » apaisante, une « bulle » de bien-être bucolique, dans laquelle puissent s’épanouir l’humain, l’économique et, dans une certaine mesure, l’écologique. Cette « structuration symbolique de l’espace », unie à un désir d’établir « des rapports harmonieux » avec l’autre – humain, comme animal ou végétal – relève d’une sensibilité utopique positive (ce sont des caractéristiques que l’on trouve dans la parabole utopique de Giono, Que ma joie demeure ; cf., à ce sujet, Noiray, 2002 : 65) : tout est fait pour créer une intercompréhension entre les membres de ce groupe social particulier – celui des visiteurs (et potentiels acheteurs) de Waves. D’autre part, elle s’inscrit dans un inconscient collectif ancien qui traverse les siècles et les civilisations, celui qui concerne le rapport de l’homme à son environnement. La présence voulue de la nature au sein même du complexe commercial (arbres, fleurs, vignes, eau, poissons, abeilles) modifie l’image mercantile qu’il peut renvoyer, en ce qu’elle actualise un rêve utopique de bonheur primitif, de retour aux sources vives de « la joie » (pour renvoyer une fois encore à Giono). Cette « artialisation, au sens large de l’ensemble de la transformation-transfiguration de la nature par toutes les formes de représentation de la pensée et de la sensibilité humaines, des arts, des émotions et des rêves » (Bertrand, 2014 : 18) prend ainsi une dimension métaphysico-anthropologique, tout en recréant un rapport nouveau à la nature, sans lequel la culture ne peut se concevoir, comme l’a montré le philosophe japonais Watsuji Tetsurō dans Fūdo. Le milieu humain. Cette nature si présente à Waves pourrait être une façon de rendre à l’homme sa médiance (fûdosei), conçue comme « le couplage du corps animal et du corps médial » (c’est-à-dire « combiné aux écosystèmes », en lien avec « le milieu dans lequel baigne le corps animal ») constitutif de « l’être humain » (Berque, 2008 : 24) par-delà la mort :
Chaque individu a sa place dans le corps médial commun à tous, aux vivants présents comme aux défunts et aux générations futures. Ce corps médial, c’est proprement l’être pour la vie, qui se maintient et se déploie par la finitude même des individus (id. : 28).
Or, « la décosmisation moderne, abstrayant l’humain de son milieu concret » l’a rendu « ontologiquement inapte à se charger des lendemains de sa propre vie animale » (id. : 28-29). Est-ce excessif de dire que ce qui se manifeste à Waves, c’est un désir (diffus et inconscient, certes, mais un désir malgré tout) de recosmiser l’humain en un être vers la vie ? Peut-être est-ce finalement cela l’utopie, aujourd’hui, réconcilier en l’homme sa partie animale et sa partie divine et lui rendre son lien ombilical avec la terre-mère, autrement dit, retrouver le dieu Pan*…
* Je remercie Mme Marie Hélène Gay-Charpin pour l’aide graphique qu’elle m’a apportée (figures 1 et 2).