Le 23 janvier 20201, la Cour internationale de Justice rendait son ordonnance en indication de mesures conservatoires en l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar)2 (ci-après : Gambie c. Myanmar). Saisie par la Gambie, le 11 novembre 2019, d’une requête introductive d’instance comprenant une demande en indication de mesures conservatoires, la Cour de La Haye a organisé avec une célérité relative les audiences relatives à cette dernière, pour rendre son ordonnance deux mois et douze jours après l’introduction de la demande. Un tel délai a tendance à devenir normal au regard des précédents récents3, à plus forte raison lorsque les congés de fin d’année interviennent peu après l’introduction de l’instance. Il n’en demeure pas moins qu’une fois de plus, la Cour ne semble pas s’être conformée à l’article 74 § 1 de son Règlement, selon lequel la « demande en indication de mesures conservatoires a priorité sur toutes autres affaires »4.
Il faut admettre que cette nouvelle affaire intervient dans un contexte de dense activité de la Cour. Bien que seules deux affaires aient été introduites en 2019, la Cour a en effet fait face à l’introduction de pas moins de six affaires en 2018 (dont deux ont fait l’objet de demandes en indication de mesures conservatoires)5, cinq en 2017, trois en 2016, cinq en 2014 et quatre en 2013, dont certaines doivent encore faire l’objet d’audiences6. Avec dix-sept affaires pendantes et deux en délibéré au 15 février 2020, l’activité de la Cour apparaît particulièrement soutenue. Il ne faut pas s’en étonner : avec trente affaires introduites durant la décennie 2010-2019, cette dernière période a été la plus active de l’histoire de la Cour après la décennie 1990-1999 – qui avait été marquée par l’introduction des dix affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force impliquant la Serbie-et-Monténégro ou la Yougoslavie7. Cette activité est le signe de la bonne santé de la Cour ou, à tout le moins, du fait que l’organe judiciaire principal des Nations Unies reste considéré comme un moyen pertinent de règlement des différends interétatiques, y compris lorsqu’ils sont hautement sensibles politiquement. Elle conduit néanmoins à s’interroger sur la capacité future de la Cour à gérer, matériellement, l’afflux possible de contentieux et de procédures incidentes.
L’affaire que la Cour internationale de Justice a à trancher entre la Gambie et le Myanmar est remarquable, ce à plusieurs égards. Elle l’est d’une part au regard de son objet, qui concerne, pour la quatrième fois de l’histoire de la Cour sur le fond, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide8. Elle l’est aussi au regard de ses parties, puisque les atteintes alléguées ne concernent aucun Gambien, mais la situation des Rohingyas dans l’État rakhine.
Par cette cinquante-huitième ordonnance relative à une demande en indication de mesures conservatoires depuis le premier exercice de cette possibilité en 19519, la Cour indique à l’unanimité – un fait suffisamment peu courant pour être relevé10 – quatre des six mesures requises par la Gambie11. Sans surprise sur le fond, celles-ci visent d’abord, en substance, à prévenir toute violation de la convention invoquée et à interdire la destruction d’éléments de preuves relatifs aux faits allégués. En revanche et de manière novatrice, la Cour précise que le Myanmar « doit fournir à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai de quatre mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les six mois jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision définitive sur l’affaire »12. Cette mesure, dont l’ampleur est inédite, s’inscrit dans une volonté manifeste de renforcement de la portée des mesures conservatoires indiquées, qu’il est intéressant d’analyser plus avant.
Cette nouveauté procédurale confirme en effet, et parmi d’autres éléments, l’hypothèse selon laquelle la Cour se livre, au fil de sa jurisprudence, à un exercice de construction progressive d’un « droit des mesures conservatoires13 » spécifique. Celui-ci se présente, outre sa nature procédurale, comme étant de caractère obligatoire, mais temporaire, selon des contours parfois imprécis. Dès lors que la Cour de La Haye continue à enrichir progressivement les contours du droit applicable à l’indication de mesures conservatoires, il n’est bien sûr pas anormal que certaines zones d’ombre subsistent. Bien que d’autres éléments puissent faire l’objet d’observations, ce sont ces incertitudes, et plus largement la contribution de l’ordonnance Gambie c. Myanmar à l’élaboration de cet ensemble jurisprudentiel, que les propos suivants se proposent d’aborder. Peuvent ainsi être étudiées d’une part la mesure dans laquelle l’ordonnance commentée s’inscrit dans une dynamique de formation d’un contenu spécifique au droit des mesures conservatoires (I), et d’autre part la manière dont la Cour innove, à la demande de la Gambie, dans la recherche d’une plus grande effectivité de ces mesures en faisant peser sur le Myanmar une obligation de reporting (II).
I. La construction d’un contenu propre au droit des mesures conservatoires par la cour
L’ordonnance Gambie c. Myanmar s’inscrit dans une procédure dorénavant connue ; contrairement à certaines techniques procédurales moins usuelles, à l’instar de la demande reconventionnelle14, près de cinquante affaires ont fait l’objet d’une ou plusieurs demande(s) en indication de mesures conservatoires. La presque soixantaine d’ordonnances en découlant a, progressivement, permis d’éclaircir les dispositions relativement lacunaires du Statut et du Règlement de la Cour. L’ordonnance Gambie c. Myanmar est le reflet de ces évolutions, apportant modestement sa pierre à l’édifice (A). La densification du contenu des ordonnances et du droit correspondant ne masque cependant pas certaines de ses lacunes structurelles, que la décision commentée ne comble pas pleinement (B).
A. L’enrichissement progressif des critères d’indication de mesures conservatoires
Il est un lieu commun de rappeler que l’article 41 du Statut de la Cour est particulièrement peu prolixe sur le régime des mesures conservatoires15, et que les articles 73 à 78 du Règlement de la Cour, malgré un amendement de l’article 76 entré en vigueur le 21 octobre 2019, ne le sont guère plus quant aux conditions de leur indication16. Alors que le Règlement fixe dès son adoption les conditions minimales régissant, par exemple, la recevabilité d’une demande reconventionnelle17, aucun amendement n’est venu consacrer les diverses conditions imposées par la Cour en vue de la satisfaction d’une demande en indication de mesures conservatoires.
Leur indication est cependant soumise à une série de conditions précises. En premier lieu, la Cour n’exerce « son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que si les droits invoqués dans la requête paraissent de prime abord relever de la juridiction de la Cour »18, c’est-à-dire si elle est compétente prima facie19. Concrètement, lorsque la Cour « n’a manifestement pas compétence pour connaître d’une requête, elle ne saurait indiquer quelque mesure conservatoire que ce soit20 ». Selon une formule dorénavant classique, la Cour « ne peut indiquer des mesures conservatoires que s’il existe, prima facie, une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée, mais n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire »21. Dans l’affaire commentée, la Gambie entend fonder la compétence de la Cour sur l’article IX de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, auquel le Myanmar n’a formulé aucune réserve. Le Myanmar invoquait, à l’appui de sa demande de rejet des mesures conservatoires et de radiation de l’affaire du rôle, deux séries d’arguments pour tenter de convaincre la Cour qu’elle était manifestement incompétente. D’une part, l’État asiatique invoquait l’inexistence d’un différend entre les parties : la requête aurait été introduite par la Gambie au nom de l’Organisation de la coopération islamique et non en son nom propre, et, en tout état de cause, le différend n’aurait pas existé pas au moment de la requête. La première branche de l’argument, selon lequel la Gambie aurait finalement contourné les dispositions de l’article 34 du Statut de la Cour, a été traitée de manière expéditive22 ; la seconde ne résiste pas non plus à l’analyse des juges, bien qu’ouvrant potentiellement la voie vers des débats ultérieurs23. D’autre part, le Myanmar avançait l’argument selon lequel sa réserve formulée à l’article VIII de la convention aurait pour effet d’empêcher la Cour, qui participe des « organes compétents des Nations Unies » au sens dudit article, de se prononcer. Les juges ne reprennent pas l’argumentation de la Gambie, selon laquelle l’interprétation birmane reviendrait à priver d’effet la clause attributive de compétence de l’article IX, alors qu’aucune réserve n’a été formulée à l’encontre de cette dernière clause. La Cour adopte plutôt une lecture stricte de la convention et considère que « [s]eul l’article IX de la convention est pertinent en ce qui concerne la question de la saisine de la Cour »24. Elle conclut donc « que, prima facie, elle a compétence en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide pour connaître de l’affaire »25. Sur ce point, l’ordonnance n’innove pas.
À l’examen de la compétence prima facie succède généralement celui de la plausibilité des droits invoqués et des liens qu’elle entretient avec les mesures requises. La Cour n’a, en effet, jamais admis expressément que la requête devait être prima facie recevable, bien qu’en la matière le doute subsiste. La jurisprudence n’apparaît à l’examen pas des plus lisibles sur ce point. Confrontée à une argumentation camerounaise quant à la recevabilité d’une demande de mesures conservatoires, la Cour avait ainsi jugé en 1996 que « sans se prononcer sur la question de savoir si, en présence d’une demande en indication de mesures conservatoires, la Cour doit, avant de décider d’indiquer ou non de telles mesures, s’assurer que la requête dont elle est saisie est prima facie recevable, elle est d’avis qu’en l’espèce la requête consolidée du Cameroun n’apparaît pas prima facie irrecevable au regard des exceptions préliminaires soulevées par le Nigéria »26. Cette stratégie d’évitement consistant pour la Cour à répondre in concreto à l’argument des Parties en s’abstenant de poser une règle jurisprudentielle claire – qu’elle pourrait d’ailleurs modifier ultérieurement le cas échéant – est bien connue27. Elle demeure insatisfaisante, puisque la question de la recevabilité prima facie ne dispose pas à ce jour de réponse générale. Robert Kolb conclut, sur ce point, qu’« en somme, la Cour ne peut être tenue de refuser des mesures conservatoires au regard d’une irrecevabilité prima facie que dans des cas assez rares où celle-ci est bien manifeste et établie »28. Il semble en effet ressortir de la jurisprudence que la question de la recevabilité prima facie d’une requête ne se pose, au stade des mesures conservatoires, que lorsque celle-ci est susceptible d’emporter des conséquences jugées – par la Cour – suffisamment importantes sur la suite de la procédure. Si elle n’a donc « pas à examiner la question de l’épuisement des voies de recours internes29 » dans le cadre des mesures conservatoires, tel n’est manifestement pas le cas de la question de la qualité pour agir de la Gambie, à laquelle la Cour consacre des développements substantiels.
Sur le fond, la solution retenue ne saurait étonner. L’argumentation birmane tendait à différencier, d’une part, le caractère erga omnes partes des dispositions de la convention sur le génocide, et d’autre part la capacité gambienne de porter une affaire devant la Cour alors qu’elle n’aurait pas été « spécialement affectée » par ces violations. En d’autres termes, le Myanmar soutenait qu’il existerait une forme de hiérarchie dans l’ordre de saisine de la Cour, et que les États non directement et spécialement lésés ne pourraient qu’intervenir à titre subsidiaire. Or, le Bangladesh, État principalement affecté, serait empêché d’intervenir de son propre fait – puisqu’il a formulé une déclaration limitant la portée de la compétence de la Cour30. Peu convaincue, cette dernière précise sans surprise, se rapportant à sa jurisprudence relative à la torture31, que « tout État partie à la convention sur le génocide, et non pas seulement un État spécialement affecté, peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie en vue de faire constater le manquement allégué de celui-ci à ses obligations erga omnes partes32 ».
Au-delà de la solution de fond, la manière dont la Cour intègre ces éléments dans son raisonnement peut interroger. La démarche n’est, certes, pas totalement inédite, puisque la qualité pour agir avait déjà fait l’objet de débats dans le cadre de la succession de la Yougoslavie. À l’époque et face à la nouveauté, la Cour avait opté pour un traitement quelque peu désordonné la question de la qualité pour agir du Gouvernement et du Président de la Bosnie-Herzégovine, l’abordant comme une forme d’exception préliminaire à l’examen de la demande d’indication en mesures conservatoires33. Dans l’affaire Belgique c. Sénégal, qui inaugurait le nouveau critère de la plausibilité des droits invoqués34, la Cour décidait de ne pas traiter l’argument de la qualité pour agir de la Belgique, tout en la traitant, justement, au stade de la plausibilité et du lien entre les droits invoqués et les mesures demandées35. Le même flottement méthodologique n’est pas reproduit dans l’affaire Gambie c. Myanmar. La question de la qualité pour agir de la Gambie y est traitée comme le serait, la plupart du temps36, une question de recevabilité dans le cadre des exceptions préliminaires : après l’examen de la compétence, et avant celui de la plausibilité des droits invoqués.
En s’abstenant de préciser formellement le cadre de l’examen de la qualité pour agir et en l’intégrant, logiquement, à la suite des éléments relatifs à la compétence prima facie, la Cour renonce donc à faire de ce point une question préliminaire à la demande en indication de mesures conservatoires et résorbe les imprécisions de sa jurisprudence antérieure. Elle ouvre, cependant, la porte à une généralisation des argumentations sur la recevabilité prima facie susceptible de contribuer à une nouvelle densification du droit des mesures conservatoires. À tout le moins doit-on noter que la qualité pour agir du demandeur, loin d’être reléguée au rang de questionnement préliminaire ou annexe, intègre pleinement, par cette ordonnance, les critères d’examen d’une demande en indication de mesures conservatoires.
À la suite de ces éléments préliminaires sont, classiquement, abordés les deux critères supplémentaires nécessaires à l’indication de mesures conservatoires, que les juges ont dégagés par leur jurisprudence évolutive. Il s’agit d’une part du lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures demandées, schématiquement désigné comme la « plausibilité des droits37 » ; d’autre part de l’urgence et du risque de préjudice irréparable en l’absence d’indication des mesures requises. Sur ces éléments, la Cour n’innove pas substantiellement dans l’ordonnance Gambie c. Myanmar, bien que deux éléments démontrant – ou confirmant – l’assouplissement de ces deux critères puissent être relevés.
S’agissant de la plausibilité des droits, l’on peut d’abord noter l’approche peu formaliste retenue par la Cour, qui s’appuie sur le rapport de la mission internationale indépendante d’établissement des faits sur le Myanmar, plusieurs documents des Nations Unies et quelques déclarations du Myanmar38. Au détriment de l’argumentation de ce dernier qui plaidait, au regard de la gravité des faits allégués, pour que la Cour fonde le caractère plausible des droits invoqués sur l’existence d’une intention génocidaire, la Cour confirme l’assouplissement de cette condition39. Elle conclut, rapidement, que « l’ensemble des faits et circonstances mentionnées […] suffisent pour conclure que les droits que la Gambie revendique et dont elle sollicite la protection […] sont plausibles »40. Concernant le lien entre les six mesures requises et les droits invoqués, la Cour est très peu prolixe, se référant à la « nature même » des trois premières et indiquant, s’agissant des deux suivantes, que « la question de leur lien avec les droits […] ne se pose pas puisqu’elles viseraient à prévenir tout acte susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend existant ou d’en rendre le règlement plus difficile, ainsi qu’à fournir des informations sur la mise en œuvre par les Parties de toute mesure conservatoire spécifique qui pourrait être indiquée »41. En revanche, la Cour écarte de manière expéditive la sixième mesure42, jugeant sans aucune motivation qu’« en ce qui concerne la sixième mesure conservatoire sollicitée par la Gambie, la Cour ne considère pas que son indication soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce »43. L’on ne peut, à la lecture de ces éléments, que conclure que la plausibilité des droits invoqués et le lien qu’elle entretient avec les mesures requises demeurent des critères relativement subjectifs et susceptibles de soulever de nombreux débats44, de sorte qu’une motivation significative serait la bienvenue.
S’agissant enfin de l’existence d’un risque de préjudice irréparable causé aux droits en cause et du caractère urgent de la demande, la Cour adopte une position là encore peu formaliste qui va, comme ses ordonnances récentes, dans le sens d’une meilleure protection des droits en cause. Ne s’attardant pas sur le caractère irréparable du préjudice risqué qui est évident, les juges s’appuient, pour qualifier l’urgence, sur des documents récents de l’Assemblée générale des Nations Unies et sur le rapport de la mission internationale précité – et déjà utilisé pour admettre la plausibilité des droits45.
B. Un problème non résolu : les limites de la compétence « prima facie »
Il ressort de ce qui précède que le droit des mesures conservatoires continue à s’affermir et à s’enrichir de nouveaux critères, tandis que d’autres subissent un assouplissement progressif dans l’ensemble favorable aux demandeurs. Ces éléments apparaissent globalement de plus en plus complets ; leur exposé est de plus en plus motivé par la Cour, de sorte que les rares éléments non motivés – ou l’étant insuffisamment – ne peuvent que susciter la critique du commentateur. Toutefois, la lecture de l’ordonnance Gambie c. Myanmar renforce une certaine gêne de l’observateur quant à l’évolution du droit des mesures conservatoires. Celle-ci porte sur l’idée même de « compétence prima facie », dont les contours restent particulièrement flous malgré une densification tant de l’argumentation que du contenu jurisprudentiel la concernant. La question peut être résumée simplement : ne serait-il pas plus pertinent, au regard de ces éléments, que la Cour se prononce d’emblée sur sa compétence et la recevabilité de la requête ?
Un ensemble d’éléments pourrait plaider en la faveur d’une telle proposition, à commencer par l’impossibilité, que l’ordonnance commentée n’éclaircit pas, de fixer précisément la limite entre un examen « prima facie » et un examen « non prima facie » de la compétence.
Comme le précise Robert Kolb, bien qu’il soit parfaitement loisible à la Cour de décliner par la suite sa compétence pourtant prima facie constituée, « si les mesures conservatoires ne préjugent en aucun cas le fond du point de vue du droit, il n’en est pas de même d’un point de vue de fait », à plus forte raison lorsque les mesures indiquées correspondent exactement aux demandes sur le fond46. Il est en effet difficile, pour les États, de résister à la tentation de se fonder sur les constats opérés par la Cour au stade des mesures conservatoires pour argumenter sur la compétence. Ainsi, la Russie n’hésite pas à soutenir en 2019 – et en vain – que « pour apprécier la plausibilité des thèses de l’Ukraine au stade actuel, la Cour doit s’appuyer sur son appréciation antérieure », à savoir son ordonnance en indication de mesures conservatoires47. Malgré le fait que les juges ne donnent pas raison au défendeur sur ce point, une rapide observation du degré de nouveauté susceptible d’être apporté par les années écoulées entre une ordonnance en indication de mesures conservatoires et un arrêt sur les exceptions préliminaires confirme que la pertinence du maintien, en l’état, du critère de la compétence prima facie peut être discutée. Pour prendre un exemple récent, dans l’affaire Guinée équatoriale c. France, la Cour concluait dans son ordonnance de 2016 à son incompétence prima facie sur le fondement de la Convention de Palerme, puis à sa compétence prima facie dans le cadre de la Convention de Vienne48. L’on ne peut que noter que l’arrêt sur les exceptions préliminaires dans la même affaire, en 2018, confirme l’analyse prima facie. Celle-ci ne présente en effet qu’un approfondissement du raisonnement mené en 2016, l’enrichissant seulement d’une analyse de l’étendue de la compétence de la Cour sur le fondement de la Convention de Vienne49. S’agissant de la compétence sur le fondement de l’article 22 de la Convention de Vienne, la Cour n’apporte même aucun élément nouveau par rapport à son ordonnance50. Le seul apport significatif de l’arrêt sur les exceptions préliminaires réside, outre la précision de l’étendue de sa compétence, dans l’analyse – et le rejet – de la troisième exception préliminaire française, relative à l’abus de procédure et à l’abus de droit51, question qui aurait finalement pu être traitée sous l’angle d’une éventuelle recevabilité, prima facie, de la demande en indication de mesures conservatoires.
L’on objectera légitimement à cet exposé qu’il est des cas dans lesquels la Cour a changé d’avis face à l’argumentation approfondie des Parties, postérieurement à l’indication des mesures conservatoires. Ces cas demeurent rares. Le dernier en date réside dans l’arrêt sur les exceptions préliminaires dans l’affaire Géorgie c. Russie, qui infirme en 2011 l’analyse prima facie de l’ordonnance de 200852 en admettant la deuxième exception d’incompétence soulevée par la Russie53. Cependant, ce choix, qui s’explique en partie par un renouvellement des juges entre l’ordonnance et l’arrêt54, a été particulièrement discuté, y compris au sein de la formation de jugement elle-même. Sans préjudice du raisonnement ayant conduit la majorité des juges à retenir cette exception préliminaire, l’opinion dissidente, commune à pas moins de cinq juges dont le Président de la Cour, expose un certain malaise sur le principe même du revirement. Tout en rappelant « le bien-fondé de l’analyse faite par la Cour [...] qui ne fait que rappeler une jurisprudence constante : l’ordonnance statuant sur une demande de mesures conservatoires est dépourvue de l’autorité de la chose jugée, elle ne saurait préjuger aucune question que la Cour serait appelée à trancher dans la suite de la procédure, y compris celle de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire »55, les cinq juges notent en effet qu’« il est néanmoins toujours fâcheux que la Cour ait rendu une décision juridiquement contraignante pour les parties dans une affaire dont elle constate, in fine, qu’elle n’a pas compétence pour en connaître, on pourrait légitimement s’attendre à ce qu’elle ne se place dans cette position inconfortable que lorsqu’elle découvre, à la suite du débat sur les exceptions préliminaires, de solides raisons qui lui avaient échappé dans un premier temps, la contraignant à décliner sa compétence56 ». Au regard de ces éléments et de l’accueil mitigé réservé à ce revirement par la doctrine – sur le plan formel57 –, il est certain que la Cour s’exposerait, en cas de nouvelle « erreur » au stade des mesures conservatoires, à de sévères critiques. Plus encore, il est possible de penser que la crédibilité de la Cour serait atteinte, ou à tout le moins mise en doute par les commentateurs, si elle venait à nouveau à constater sa compétence prima facie avant de se raviser quelques années plus tard. Il est dans ces conditions raisonnable de penser que les juges sont probablement attentifs à l’impératif d’éviter, sauf motif particulièrement pertinent, que cette situation fâcheuse ne se reproduise. Dès lors, ce n’est sans doute que parce que la Cour choisit volontairement – et discrétionnairement – de ne pas analyser certains arguments au stade de la compétence prima facie que la possibilité que leur étude conduise à la solution inverse paraît, un peu fictivement, maintenue. Dans le cas de l’ordonnance rendue le 23 janvier 2020, il est même difficile d’imaginer comment la Cour pourrait adopter une solution différente au stade de l’examen des exceptions préliminaires58.
Par ailleurs, il faut noter que la densification du droit des mesures conservatoires est accompagnée d’une densification de l’argumentation des parties à ce propos. Aussi, loin d’impliquer une argumentation spécifique, la démonstration de l’absence de compétence prima facie par l’État défendeur au stade des mesures conservatoires ne constitue bien souvent qu’une synthèse, parfois fort précise, de son argumentation ultérieure au stade des exceptions préliminaires. Le plan de la plaidoirie d’Andreas Zimmermann relative à l’incompétence prima facie de la Cour dans l’affaire Ukraine c. Russie est ainsi, très logiquement, le même que celui développé – de manière certes plus exhaustive – dans les exceptions préliminaires de la Russie l’année suivante ; certains pans du mémoire de 2018 reprennent d’ailleurs quasiment textuellement la plaidoirie prononcée l’année précédente au stade des mesures conservatoires59. Tout au plus peut-on supputer que la partie n’ayant pas eu gain de cause en plaidant un point prima facie modifiera son argumentation afin de la renforcer en vue des exceptions préliminaires, de sorte que les tours de plaidoiries relatifs aux mesures conservatoires servent le contradictoire ; en outre, « les parties peuvent glaner dans l’accueil ou le rejet des mesures demandées certaines indications implicites quant à la manière dont la Cour perçoit et encadre l’affaire »60. L’on peut aisément imaginer que le choix d’aborder tel ou tel point prima facie intègre pleinement la stratégie argumentative des parties, qui « testent » ainsi certains de leurs arguments au stade des mesures conservatoires avant de décider du degré d’importance qu’ils leur accorderont ultérieurement. De la même manière, il n’est pas impensable que certains États soucieux de démontrer l’incompétence de la Cour s’abstiennent parfois de jeter toutes leurs cartes sur la table au stade des mesures conservatoires, faute de quoi l’adversaire en aurait connaissance trop tôt à leur goût. Une stratégie contentieuse de défense peut ainsi consister à ne pas argumenter de manière trop exhaustive au stade des mesures conservatoires, en acceptant le risque que certaines mesures peu invasives soient indiquées, afin de ménager un effet de surprise – relatif puisque le demandeur s’y attendra – par l’invocation d’arguments moins aisément contestables, dans le temps imparti, au stade des exceptions préliminaires.
Si l’existence de la compétence prima facie aux côtés de la compétence stricto sensu peut donc, éventuellement, être vue comme servant le jeu du contradictoire, il n’est pas pour autant certain que son inexistence lèserait, d’une manière ou d’une autre, les parties. L’organisation des audiences et la réalité du contenu des plaidoiries sont telles que la bonne administration de la justice, et spécifiquement l’impératif selon lequel les parties doivent disposer du temps suffisant pour préparer leurs arguments, ne serait pas nécessairement malmenée par une suppression pure et simple de ce caractère prima facie. En d’autres termes et au regard du travail fourni par les parties comme par la Cour en vue de l’indication – ou la non-indication – de mesures conservatoires, il n’est pas sûr que le remplacement du critère de la compétence prima facie par un examen plein et entier de la compétence de la Cour constituerait un facteur d’allongement de la procédure des mesures conservatoires. Au contraire, l’on peut même penser qu’elle pourrait faire gagner du temps à la Cour – et, accessoirement, aux parties. Or, les demandes de mesures conservatoires se caractérisent par une situation d’urgence, laquelle implique une célérité exceptionnelle de traitement. Cette indispensable rapidité, dont on a vu à titre liminaire qu’elle faisait toutefois l’objet d’aménagements en cas de période de vacances de la Cour, permet classiquement de soutenir que cette dernière n’aurait pas le temps, au regard de l’urgence, de se livrer à un examen approfondi de sa compétence, qu’elle doit donc étudier de manière provisoire. Une telle argumentation, particulièrement pertinente dans le cas des affaires LaGrand ou Jadhav61, est recevable dans l’absolu. Il n’en demeure pas moins qu’en continuant à densifier le droit applicable à la compétence prima facie et en incitant, même implicitement, les parties à développer largement leurs argumentations sur ce point, la Cour crée elle-même les conditions de l’allongement du temps juridictionnel dévolu aux mesures conservatoires, et contribue à amenuiser la distinction censée être claire entre les deux procédures incidentes que constituent les mesures conservatoires et les exceptions préliminaires.
Ce n’est donc pas l’existence même du critère de la compétence prima facie qui est problématique, mais plutôt le traitement réservé par la Cour à l’argumentation y relative. En s’abstenant de fixer des conditions claires, et notamment un seuil précis au-delà duquel le caractère prima facie se trouve(rait) excédé, les juges de La Haye entretiennent un flou juridique certain. C’est sans doute la raison pour laquelle les parties n’hésitent pas, lorsque l’urgence de la situation est relative et sauf stratégie contentieuse inverse, à développer en profondeur la quasi-totalité de l’argumentation qui sera reprise au stade des exceptions préliminaires, au risque que la Cour décide, discrétionnairement, d’un point de fait ou de droit au-delà duquel, dans l’espèce, la compétence n’est plus considérée comme prima facie. Il apparaît donc que le droit des mesures conservatoires manque encore, à ce jour, d’un élément structurant, que l’ordonnance Gambie c. Myanmar ne vient pas combler ; au contraire, celle-ci entretient manifestement la complexité en consacrant formellement le critère de la qualité pour agir prima facie.
Comment résoudre l’équation ? Deux solutions alternatives semblent se dégager de ce qui précède, la seconde paraissant plus aisément réalisable.
En premier lieu, la Cour pourrait renoncer à l’examen de sa compétence prima facie pour se livrer d’emblée à un examen complet de sa compétence. Ce choix, qui comme il l’a été suggéré plus haut pourrait avoir pour conséquence de réduire les délais devant la Cour, s’avèrerait certes difficilement justifiable en cas d’urgence absolue, comme dans le cas des affaires Jadhav ou LaGrand. Cependant, la Cour pourrait dans cette hypothèse – voire plus largement – faire usage des pouvoirs qui lui sont conférés par son Règlement, et notamment son article 74 : « [e]n attendant que la Cour se réunisse, le Président peut inviter les parties à agir de manière que toute ordonnance de la Cour sur la demande en indication de mesures conservatoires puisse avoir les effets voulus62 ». Face à une urgence absolue, le Président pourrait en effet inviter par ordonnance les parties à se conformer provisoirement à certaines mesures en attendant l’examen de la compétence de la Cour, ce qui ne paraît pas déraisonnable sur les plans juridique comme pratique. Par ailleurs, l’article 75 du même Règlement prévoit que « [l]a Cour peut à tout moment décider d’examiner d’office si les circonstances de l’affaire exigent l’indication de mesures conservatoires que les parties ou l’une d’elles devraient prendre ou exécuter »63. Cette formulation, qui ne fait pas mention de la compétence de la Cour, mais uniquement des « circonstances de l’affaire », serait également de nature à justifier, en cas d’urgence absolue, l’indication d’office de mesures conservatoires sans attendre l’organisation des débats relatifs à la compétence.
En second lieu et de manière moins révolutionnaire, la Cour pourrait, à l’occasion d’une ordonnance future, fixer clairement et objectivement les limites de la compétence prima facie telle qu’elle l’entend. Cet effort de systématisation de sa jurisprudence et d’établissement des contours de cette notion prétorienne, a priori peu coûteux en temps comme en moyens, aurait pour effet direct qu’une certaine sécurité juridique s’installerait, permettant définitivement de savoir ce qu’il convient, ou non, de plaider à ce stade. L’ordonnance Gambie c. Myanmar ne va, pour ce qui la concerne, pas dans ce sens ; ses autres apports ne doivent pour autant pas être minimisés.
II. La recherche de l’effectivité des mesures conservatoires par la cour
Les effets des mesures conservatoires constituent, à n’en pas douter, un problème récurrent dans l’histoire de la Cour internationale de Justice. Acquis définitivement à l’aube du nouveau millénaire, leur caractère obligatoire peine à être suivi, dans les faits, d’un respect systématique par les parties. S’inscrivant dans la continuité d’expérimentations terminologiques récentes, l’ordonnance Gambie c. Myanmar innove partiellement en imposant des mesures de reporting au Myanmar (A). Les conséquences possibles de cette nouveauté, bien que difficilement mesurables pour l’heure, peuvent faire l’objet d’une tentative d’analyse prospective (B).
A. Le reporting : une contrainte favorisant l’exécution des mesures conservatoires
La problématique de l’exécution des mesures conservatoires s’inscrit dans un contexte spécifique : jusque récemment, leur obligatoriété faisait encore débat64. Depuis l’arrêt rendu dans l’affaire LaGrand, la question n’est plus douteuse : les ordonnances rendues en vertu de l’article 41 du Statut, et par voie de conséquence les mesures qu’elles contiennent, ont force obligatoire65. L’ordonnance commentée ne fait pas exception à la norme qui veut que cet acquis soit rappelé66. L’affirmation du caractère obligatoire du contenu des ordonnances n’emporte cependant pas mécaniquement leur respect, sur lequel la Cour a peu d’emprise. Tout au plus peut-elle, en cas de violation des mesures conservatoires indiquées, le relever au stade du fond – pour autant qu’elle s’estime compétente et considère la requête recevable – et engager sur ce fondement la responsabilité de l’État peu respectueux de l’ordonnance. C’est d’ailleurs ce qu’elle fit, confrontée à ce problème, dans les affaires Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c. Ouganda)67 et Bosnie c. Yougoslavie68. Cependant, dans les deux cas, le constat de la violation des mesures indiquées précédemment n’est pas suivi de mesure de réparation particulière. Dans le premier cas, la Cour « [d]it que la République de l’Ouganda ne s’est pas conformée à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 1er juillet 2000 »69, mais prend soin de le préciser à titre de septième point du dispositif, c’est-à-dire après les constats de fond et surtout après la mention de l’obligation de réparer le préjudice causé, de sorte que cette reconnaissance n’entraîne aucune conséquence concrète. Dans le second cas, la question de la responsabilité pour le non-respect des mesures conservatoires précédemment indiquées fait l’objet de développements plus substantiels. Cependant, la Cour indique par deux fois ne pas juger opportun de faire droit à la demande bosnienne d’une indemnisation symbolique, selon une argumentation qui peut ne pas convaincre. Les conséquences d’une telle violation apparaissent dès lors peu significatives : la Cour précise seulement, faute de mieux, qu’elle « fera toutefois figurer, dans le dispositif du présent arrêt, à titre de satisfaction, une déclaration indiquant que le défendeur a manqué de se conformer aux mesures conservatoires indiquées par la Cour dans ses ordonnances »70. Cette formulation laisse penser que les juges, face à cette problématique nouvelle, n’avaient pas souhaité imposer aux États une sanction même symbolique, peut-être de peur que ceux-ci y voient une atteinte à leur souveraineté. Dès lors que la sanction ne semble pas particulièrement dissuasive – ce qui n’affecte en aucun cas leur obligatoriété –, les outils de l’effectivité des mesures conservatoires, et plus précisément du suivi de leur exécution, soulèvent des interrogations auxquelles la Cour tente progressivement de répondre. Il faut cependant relever, à titre liminaire, que l’observateur manque de données concernant ces questions.
Il n’existe, à notre connaissance, aucune étude récente consacrée à l’effectivité des mesures conservatoires. Bien que la question soit peu étudiée, les arrêts de la Cour sont, de leur côté, globalement suivis, si l’on en croit la doctrine71. Il n’est en pratique pas aisé de vérifier cette assertion. Si de nombreux arrêts au fond ne statuent que sur l’engagement de la responsabilité et sur une réparation sous forme de satisfaction équitable, il n’existe en effet pas, en amont de l’éventuelle saisine du Conseil de sécurité en vue de leur exécution forcée, de mécanisme de suivi des arrêts. Très peu d’informations, pour ne pas dire aucune, circulent à ce sujet. Pourtant, à défaut de constater par ordonnance la bonne exécution de ses arrêts au fond, la Cour pourrait publier un communiqué de presse à ce propos, à l’instar de ce qu’elle a fait à la suite de son arrêt sur l’indemnisation dans l’affaire Costa Rica c. Nicaragua, par lequel elle avait pour la première fois ordonné l’indemnisation d’un préjudice environnemental72. Un tel mécanisme de suivi systématique peut certes paraître de prime abord superfétatoire, en dehors des arrêts en indemnisation – qui demeurent d’ailleurs rares, la Cour semblant éprouver certaines réserves à l’idée de devoir statuer sur un montant d’indemnisation et préférant s’en remettre à un accord ultérieur entre les Parties73. Pourtant, une telle innovation pourrait permettre à la Cour de mieux mettre en valeur la bonne exécution de ses arrêts et, partant, son efficacité. Pour ne prendre qu’un exemple récent, un communiqué de presse pourrait sans difficulté indiquer la manière dont le Pakistan a informé M. Jadhav de ses droits ainsi que la date de cette information, conformément au point 6) du dispositif de l’arrêt au fond74, ou encore indiquer les moyens choisis par le même État pour garantir « un réexamen et une révision effectifs du verdict de culpabilité rendu et de la peine prononcée contre M. [...] Jadhav, de manière à ce que soit accordé tout le poids qui sied à l’effet de la violation des droits énoncés à l’article 36 de la Convention de Vienne sur les relations consulaires, en tenant compte des paragraphes 139, 145 et 146 »75 du même arrêt. La pratique du communiqué de presse prenant note du versement de l’indemnisation décidée par la Cour pourrait ainsi être utilement étendue au suivi des arrêts au fond, ainsi qu’aux mesures conservatoires.
Sans préjudice de la question de l’information du public, celle de l’exécution stricto sensu des mesures conservatoires se pose également, dans un contexte où certains États actuellement attraits devant la Cour se montrent particulièrement hostiles au multilatéralisme et à ses émanations institutionnelles – l’on pense bien sûr, principalement, aux États-Unis. Conscientes de la faiblesse des sanctions en cas de méconnaissance des mesures indiquées, les parties innovent parfois en requérant, parmi les mesures conservatoires, le prononcé d’une mesure destinée principalement, sinon uniquement, à s’assurer du bon respect des autres mesures. Tel est le cas de la demande gambienne tendant à ce que le Myanmar présente un rapport sur l’exécution des mesures conservatoires. La présente affaire n’est cependant pas la première dans laquelle la Cour ordonne la transmission d’un rapport concernant la mise en œuvre d’une autre mesure indiquée. En 2013, la Cour avait en effet indiqué une telle mesure au bénéfice, et sur la demande, du Costa Rica : « le Nicaragua devra, dans un délai de deux semaines à compter de la date de la présente ordonnance, combler la tranchée creusée sur la plage au nord du caño oriental ; il devra informer immédiatement la Cour de l’achèvement des travaux de comblement de la tranchée et lui fournir, dans un délai d’une semaine à compter de cet achèvement, un rapport contenant toutes les précisions nécessaires, photographies à l’appui »76.
Du fait de ce précédent, l’originalité de l’ordonnance Gambie c. Myanmar ne réside pas dans l’indication d’une mesure tendant à la remise d’un rapport sur l’exécution des autres mesures indiquées. L’innovation, qui n’est que partielle, réside dans l’ampleur et la durée de la mesure indiquée. Si l’ordonnance fait bien droit à une demande gambienne, la mesure indiquée excède ainsi largement la requête, laquelle invitait la Cour à indiquer la mesure suivante : « e) le Myanmar et la Gambie fourniront chacun à la Cour un rapport exposant l’ensemble des mesures prises pour donner effet à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, au plus tard quatre mois après le prononcé de celle-ci77 ». La Cour ne juge, assez logiquement, pas nécessaire que la Gambie se livre à la rédaction d’un rapport. Mais, rappelant son pouvoir d’indiquer « des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées78 », elle renforce significativement la contrainte suggérée par le demandeur sur le Myanmar. Non seulement les juges de La Haye exigent la production d’un rapport sur l’exécution des trois autres mesures ordonnées, mais en outre ordonnent la transmission d’un nouveau rapport « tous les six mois jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision définitive sur l’affaire79 ».
Cette solution inédite appelle plusieurs commentaires. Il est d’abord possible de s’interroger sur son fondement, qui apparaît, formellement, double. D’une part, la Cour est libre d’indiquer telle mesure qu’elle estimera nécessaire, bien qu’elle s’appuie généralement – comme dans l’espèce – sur les demandes des parties. D’autre part, la Cour mentionne l’article 78 de son Règlement80 au sein d’un paragraphe qu’il est pertinent de reproduire in extenso :
S’agissant de la mesure conservatoire sollicitée par la Gambie tendant à ce que chacune des Parties lui fournisse un rapport exposant l’ensemble des mesures prises pour donner effet à la présente ordonnance, la Cour rappelle qu’elle a, comme cela est reflété à l’article 78 de son Règlement, le pouvoir de demander aux parties des renseignements sur toutes questions relatives à la mise en œuvre de mesures conservatoires indiquées par elle. Au vu des mesures spécifiques qu’elle a décidé d’indiquer, elle estime que le Myanmar doit lui fournir un rapport sur l’ensemble des mesures prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai de quatre mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les six mois jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision définitive en l’affaire. Chaque rapport ainsi fourni sera ensuite communiqué à la Gambie, qui aura la possibilité de soumettre à la Cour ses observations à son sujet81.
La demande gambienne ne se fondait, à aucun moment, sur l’article 78 du Règlement de la Cour. La requête n’argumente pas sur ce point, qui n’est d’ailleurs que furtivement abordé lors des audiences, en réponse au Myanmar. Christopher Staker, conseil du Myanmar, a en effet tenté d’écarter rapidement cette demande gambienne, qu’il présente alors comme relevant des mécanismes de monitoring prévus par certaines conventions relatives aux droits de l’homme, et absents de la Convention invoquée82. La Gambie répond succinctement à cet argument en présentant globalement cette demande comme allant de soi. Ne se plaçant pas sur le terrain juridique, Philippe Sands ne s’appuie sur aucun point de droit, invoquant une « routine » pratiquée en droit de la mer et concluant que « [i]f reporting is good enough for the law of the sea, it is certainly good enough for this case83 ». Il est exact, à cet égard, que le Règlement du Tribunal international du droit de la mer (TIDM), bien que fondé sur les mêmes principes que celui de la Cour, est plus exigeant à l’égard des parties en cas d’indication de mesures conservatoires. Son article 95 dispose ainsi que « [c]haque partie informe le Tribunal au plus tôt des dispositions qu’elle a prises pour mettre en œuvre les mesures conservatoires prescrites par le Tribunal. En particulier, chaque partie présente un rapport initial sur les dispositions qu’elle a prises ou qu’elle se propose de prendre pour se conformer sans retard aux mesures prescrites »84. Si le conseil de la Gambie cite, à titre d’illustration, l’ordonnance rendue par la Chambre spéciale dans l’affaire Ghana c. Côte d’Ivoire dans la version écrite de sa plaidoirie85, cette disposition est en réalité systématiquement rappelée par le TIDM dans les affaires portant sur les mesures conservatoires86. Ce dernier a même étendu l’application de cette disposition aux procédures soumises au tribunal arbitral prévu à l’annexe VII de la Convention sur le droit de la mer87. Sans doute la nomination de Philippe Gautier, ancien Greffier du Tribunal, en tant que Greffier de la Cour internationale de Justice en mai 201988 a-t-elle joué un rôle pour convaincre les juges de la Cour de l’utilité comme de la faisabilité d’une telle mesure ; à tout le moins peut-on supposer que le nouveau Greffier a pu répondre aux éventuelles interrogations des juges à ce propos.
L’on peut cependant se demander en l’espèce si l’invocation, par la Cour, de l’article 78 pour justifier le contenu de la mesure indiquée est parfaitement appropriée. Il semble en effet que cet article, qui n’avait jusqu’ici jamais été mentionné par une ordonnance de la Cour, lui confère une compétence d’ordre général et non spécifiquement contentieuse. Au contraire, la rédaction de l’article 78 suggère justement que sans préjudice du contenu des mesures, lesquelles peuvent sans difficulté juridique prévoir la remise d’un rapport sur leur propre mise en œuvre, la Cour peut à tout moment, et en particulier postérieurement à leur indication, réclamer des « renseignements » sur leur mise en œuvre. Il est ainsi possible de penser que l’article 78 n’aurait pas dû être mentionné dans l’ordonnance, dans la mesure où il ne fait qu’octroyer la possibilité, pour les juges, de demander des renseignements en marge de l’ordonnance. Autrement dit, la Cour aurait pu se contenter soit d’indiquer la mesure de reporting sans faire référence à l’article 78, soit de ne pas l’indiquer puis de faire usage de l’article 78 une fois l’ordonnance rendue pour réclamer des informations. Il apparaît donc que la Cour a tenté de justifier au mieux l’indication de cette mesure, la « raccrochant » quelque peu artificiellement à une disposition de son Règlement. Les causes de cette précaution sont aisément compréhensibles : la remise d’un rapport tous les six mois constitue une obligation pesante pour les États, et l’on ne doute pas que certains pourraient y voir une atteinte inacceptable à leur souveraineté. C’est sans doute la raison pour laquelle la Cour a pris, en outre, le soin de justifier cette contrainte par le caractère exceptionnel des « mesures spécifiques qu’elle a décidées »89, sous-entendant, sans en dire plus, qu’elle ne saurait être étendue aux mesures « ordinaires » habituellement indiquées.
Tout semble donc pensé pour que la mesure de reporting indiquée par la Cour soit perçue – et acceptée par les parties – comme un évènement destiné à demeurer exceptionnel. Il est cependant permis de douter qu’une fois la porte vers cette pratique entrouverte, celle-ci soit condamnée à être refermée. Aussi paraît-il finalement utile de s’interroger, de manière prospective, sur les suites possibles de cette proposition jurisprudentielle pour l’instant nouvelle.
B. Les conséquences possibles de l’adoption du reporting sur l’activité de la Cour
Il est d’emblée loisible de penser que la Cour fera, de nouveau, usage du reporting dans de futures affaires en indication de mesures conservatoires. D’une part, les États demandeurs, forts de ce précédent, ne se priveront probablement pas de requérir une telle mesure à l’avenir. D’autre part, le critère du caractère « spécifique » des autres mesures indiquées dans l’affaire Gambie c. Myanmar, avancé pour justifier la demande de transmission des rapports sur leur mise en œuvre, n’apparaît pour l’instant pas très convaincant. Il est en effet difficile d’imaginer dans quel contexte la Cour pourrait rejeter une demande similaire faute de caractère « suffisamment spécifique » des mesures à indiquer, sauf à consacrer juridiquement une hiérarchie entre les affaires qui lui sont soumises. S’il est évident que le risque de commission d’un génocide, dont l’interdiction est de jus cogens, implique des mesures exceptionnelles, il est à l’inverse malaisé d’exposer précisément en quoi la transmission de rapports réguliers en vue de l’application des autres mesures conservatoires, dont la pratique est bien établie en droit de la mer et dans d’autres domaines du droit international, ne saurait se justifier dans d’autres contextes. En l’espèce et contrairement à l’affirmation de la Cour, il faut concéder que ce ne sont pas les mesures proprement dites, lesquelles ne sortent pas de l’ordinaire, mais la gravité des accusations en jeu qui apparaissent « spécifiques ». En effet, au terme des mesures indiquées, le Myanmar doit, classiquement, se conformer aux obligations qui lui incombent déjà au titre de la convention invoquée, veiller à ce que toute personne physique ou morale relevant de son contrôle s’y conforme et s’assurer qu’aucune preuve relative aux allégations ne soit altérée – ce qui aggraverait par ailleurs le différend. Aucune de ces mesures n’apparaît, au regard de la jurisprudence de la Cour, inusuelle. Seule la quatrième mesure, prévoyant la transmission des rapports, est par conséquent « spécifique », de sorte que l’argumentation de la Cour paraît peu convaincante sur ce point. Il en découle que si la solution de la Cour devait se décliner en un refus d’indiquer la production de rapports quant à l’application des mesures conservatoires dans des affaires dont les allégations ne porteraient pas sur des crimes de masse, il en résulterait la consécration d’un droit procédural spécialement applicable à ces affaires. Or, il n’est pas certain que la Cour, sans ignorer pour autant le caractère exceptionnellement grave des faits qui lui sont soumis ici, souhaite s’engager dans l’élaboration d’un droit spécifique à ce propos. Le critère des mesures « spécifiques », vraisemblablement avancé pour rassurer les États quant au caractère exceptionnel de la quatrième mesure indiquée, semble donc promis à un avenir incertain. Les juges seront sans doute amenés soit à généraliser cette mesure de reporting, soit à concevoir des conditions d’indication plus objectives.
Enfin, cette mesure va globalement dans le sens d’une meilleure administration de la justice, et ce à au moins deux égards. Premièrement, ses conséquences sur l’effectivité prévisible des mesures conservatoires, bien que demeurant à vérifier, pourraient inviter la Cour à la généraliser, tout en ménageant les États (au moins dans un premier temps) par l’éventuel établissement de critères d’indication. Deuxièmement, cette mesure pourrait avoir pour effet secondaire d’accélérer les procédures devant la Cour. En effet, les États défenseurs auraient, en cas d’indication d’une mesure similaire, tout intérêt à tout mettre en œuvre pour ne pas retarder inutilement l’instance, afin d’éviter d’avoir à fournir sans cesse des rapports sur la mise en œuvre de mesures indiquées précédemment.
Dès lors qu’il peut être tenu pour probable – et, subjectivement, souhaitable – que l’ordonnance Gambie c. Myanmar ne sera pas, sauf revirement lié à de fortes protestations étatiques, une décision isolée dans la jurisprudence de la Cour, il est possible de s’interroger, de manière ouvertement prospective, sur les conséquences prévisibles de ces nouvelles mesures. À cet égard, deux hypothèses opposées peuvent être envisagées.
Selon un premier scénario, le plus probable, les États destinataires des mesures de reporting s’y conformeront. L’effectivité des mesures conservatoires couvertes par ces nouvelles contraintes s’en trouvera, dans ce cas, renforcée, conformément au but qui leur semble conféré. La probabilité que la quatrième mesure indiquée à l’encontre du Myanmar, bien qu’ambitieuse, soit respectée est en effet forte : les États ont globalement intérêt, sauf exception, à montrer leur attachement au droit international lorsque les projecteurs sont braqués sur eux, voire à en promouvoir le respect. Du point de vue politique, se conformer à l’exigence de transmission des rapports peut même, pour le Myanmar, constituer une action communicationnelle susceptible de redorer l’image donnée par l’État birman sur la scène internationale. Plus généralement, la pratique du reporting, volontaire ou non, apparaît aujourd’hui plébiscitée par les États, souvent désireux de mettre en avant la conformité de leur action avec les règles communes. Qu’il s’agisse de se positionner en tant que leader dans tel ou tel domaine diplomatique ou de conforter sa légitimité diplomatique par la publication d’un rapport montrant – parfois artificiellement – le bon respect de telle ou telle règle de droit international, le reporting est en plein développement90. Il y a donc lieu de penser, sous réserve que les États se livrent à un minimum de publicité autour de la transmission des rapports requis, que ces derniers pourront y voir une opportunité communicationnelle dont ils n’auraient pas de raison de se priver. L’on imagine sans peine un État défendeur devant la Cour mettre en scène la remise d’un rapport et se féliciter de cette évidente preuve de sa bonne foi dans telle ou telle affaire, ce qui n’aurait aucun effet sur les juges et la Cour, mais pourrait influencer l’opinion publique voire la communauté internationale.
Dans ce premier cas, toute la question est justement de savoir comment va se dérouler la transmission du rapport du Myanmar. D’un côté, la Cour peut préférer la discrétion et ne rien en dire ; telle est la solution retenue par le TIDM qui n’en fait pas publicité. À l’inverse, la Cour pourrait décider de communiquer à propos de cette transmission – vraisemblablement par communiqué de presse, plutôt que par ordonnance. Plus encore, la Cour pourrait décider de publier, par transparence, le rapport parmi les documents relatifs à l’affaire. S’il est douteux, au regard de sa pratique habituelle, que la Cour se livre à ce dernier exercice, un tel choix n’apparaîtrait pourtant pas totalement illogique, dans un contexte général de demande de plus de transparence à tous égards. Leur publication par la Cour ouvrirait également la voie vers une évaluation publique du contenu du rapport, laquelle s’avère délicate si ce dernier est tenu confidentiel. Une publication in extenso pouvant s’avérer difficile pour des raisons de confidentialité, il convient au surplus de relever qu’elle génèrerait un effort supplémentaire du Greffe en vue de l’élimination de tout contenu ne pouvant être rendu public. Cette solution, laborieuse, paraît donc peu réaliste, bien qu’elle puisse être vue comme de manière générale souhaitable. Tout au plus peut-on donc espérer que la Cour indique, par communiqué de presse, que l’État requis s’est bien conformé, dans les temps, à son obligation de transmettre un rapport, sans porter d’appréciation publique sur son contenu.
Quoi qu’il en soit de la publicité réalisée par la Cour, la remise d’un rapport en temps utile est une chose, et son contenu concret en est une autre. Or, pour l’instant, rien ne semble prévu à ce propos. Il y a pourtant lieu de penser que les rapports du Myanmar seront lus et commentés, a minima en interne, par les juges de la Cour, ce qui n’ira pas sans générer une charge supplémentaire à leur égard. L’augmentation du temps de travail consacré à chaque affaire, en cas de nécessité d’examiner plusieurs fois par an le contenu des rapports transmis par les États concernés, doit par ailleurs être mise en perspective avec l’activité générale de la Cour, qui se trouve déjà en situation d’augmentation significative. Parmi ses remarques dorénavant usuelles, le Rapport de la Cour présenté à l’Assemblée générale des Nations Unies rappelle annuellement que « [d]epuis une vingtaine d’années, la charge de travail de la Cour s’est considérablement accrue. Le flux d’affaires nouvelles et d’affaires réglées traduit le grand dynamisme de l’institution »91. Cet accroissement, « notamment du fait de la multiplication des procédures incidentes »92, se traduit par une « nécessité de réfléchir sans relâche à la manière d’adapter [l]es méthodes de travail [de la Cour] pour faire face à l’accroissement du nombre d’affaires inscrites à son rôle et à leur complexité croissante »93. Dans ce contexte, la demande de production régulière d’un rapport, destiné à être lu et étudié par les juges, ne paraît pas particulièrement opportune, bien que servant l’intérêt de la justice internationale. En effet, depuis dix ans, la Cour rend chaque année plus d’une ordonnance en indication de mesures conservatoires en moyenne94. En partant de la double hypothèse – arbitraire – d’un maintien de ce rythme et de l’indication d’une mesure de reporting dans une ordonnance sur trois dans l’avenir, il est possible de supposer que d’ici 2025, deux à trois affaires supplémentaires pourraient avoir donné lieu à une telle mesure. Depuis une dizaine d’années, la durée moyenne d’une instance, bien que difficile à déterminer et fort contingente, peut par ailleurs être sommairement évaluée à plus de quatre ans95. Un rapide calcul, certes d’apothicaire, invite à présager qu’en 2025, la Cour pourrait avoir à examiner, à raison de deux rapports par an et par affaire dans laquelle elle aurait imposé le reporting, pas moins de huit rapports fournis en application de mesures conservatoires en vigueur depuis 2020. Bien qu’il ait été suggéré que l’adoption du reporting pourrait conduire à une accélération générale des procédures, à l’initiative des États comme de la Cour, cette perspective invite naturellement à s’interroger sur la manière dont la Cour pourrait assumer cette nouvelle fonction. Si les juges de La Haye se sont manifestement inspirés des solutions dégagées par le tribunal de Hambourg en la matière, ils peuvent difficilement s’inspirer des méthodes du TIDM sur ce point, dont le rythme de travail est nettement moins soutenu96. Sans doute le recrutement d’assistants, au sein du Greffe ou auprès des juges eux-mêmes, s’avèrera-t-il nécessaire dans les années à venir, si cette solution venait à être généralisée. Comme le rappelle le dernier rapport de la Cour à l’Assemblée générale, les juges sont en effet peu dotés en assistants. Seuls le Greffier et le Président bénéficient des services d’un assistant spécial, tandis que chaque juge est assisté d’un unique référendaire, administrativement rattaché au Département des affaires juridiques du Greffe, chargé d’effectuer des recherches pour son compte97. Bien qu’affichant une sobriété institutionnelle notable interdisant toute critique sur les plans budgétaire et éthique, ces conditions de travail ne placent pas les juges dans des conditions optimales pour se livrer à la réception, l’étude et le commentaire d’un nombre potentiellement significatif de rapports quant à l’exécution des mesures conservatoires indiquées.
Quand bien même, malgré l’augmentation de leur office, les juges parviendraient à mettre en place un suivi satisfaisant des rapports rendus conformément à la procédure indiquée, il faut s’interroger sur la procédure qui pourrait être adoptée si le rapport ne contenait pas les éléments demandés, ou se présentait comme étant particulièrement incomplet. La Cour pourrait dans ce cas être amenée à faire usage – cette fois « normal », à notre sens – de l’article 78 du Règlement, ce qui impliquerait là encore un suivi supplémentaire.
Cette dernière éventualité ouvre, enfin, la voie vers le second scénario : quelles seraient les suites en cas d’absence de remise d’un ou de plusieurs rapports, malgré l’indication d’une mesure conservatoire le prévoyant expressément ? Il n’est possible que de présumer qu’en cette hypothèse, la Cour devrait, faute de perdre en crédibilité, modifier sa jurisprudence relative à la sanction de la méconnaissance d’une mesure conservatoire98. Cependant, toute réparation apparaît illusoire. Il faut sur ce point souligner le caractère particulier des mesures de reporting, qui ne constituent pas des obligations à l’égard du demandeur, mais principalement à l’égard de la Cour. Dans cette mesure, il paraît juridiquement complexe d’évaluer le préjudice résultant, pour l’État demandeur, de cette violation, tout comme de l’inclure au sein du calcul de l’éventuelle indemnisation due à l’État demandeur. Il est tout aussi douteux, quand bien même une telle option serait juridiquement possible, que la Cour s’octroie la possibilité d’exiger une indemnisation, à son propre profit, auprès d’un État qui aurait manqué de produire les rapports requis. Tout au plus la Cour pourrait-elle juger par ordonnance que le manquement à l’obligation de reporting constitue une atteinte à la bonne tenue de la procédure, et décider, sur le fondement des articles 64 du Statut99 et 97 du Règlement100, que la partie défaillante doit supporter l’intégralité des frais de procédures des deux parties – y compris, donc, si ladite partie défaillante obtient gain de cause au stade des exceptions préliminaires et/ou du fond.
Les conséquences d’une généralisation possible de l’obligation de reporting demeurent donc largement inconnues. Celles-ci devraient cependant susciter le débat et l’intérêt de la communauté internationale : en ouvrant cette nouvelle voie, la Cour inaugure en effet une nouvelle ère de son activité. D’une part, elle démontre une fois de plus – s’il était besoin – que la multiplication des juridictions internationales emporte un certain nombre d’effets positifs. Conformément au « dialogue des juges » imaginé par la doctrine française101, les « bonnes » solutions jurisprudentielles comme administratives circulent et sont ainsi empruntées d’une juridiction internationale à l’autre, sans que leurs conséquences semblent systématiquement pleinement mesurées et mesurables cependant. D’autre part, les réserves formulées, à l’égard tant de l’augmentation potentielle de l’activité de la Cour que des conséquences incertaines d’une violation de l’obligation de reporting, ne doivent pas conduire à dissimuler la remarquable avancée que son adoption constitue.
L’ordonnance Gambie c. Myanmar apparaît dès lors plus importante encore qu’elle n’y paraît. Sur le fond, elle inaugure un contentieux très attendu par la communauté internationale comme la société civile, par une décision qui ne peut qu’être qualifiée de satisfaisante par les soutiens de la Gambie. Du point de vue de l’administration de la justice, le Myanmar saura identifier, à travers les lignes de l’ordonnance rendue le 23 janvier dernier, les points sur lesquels il pourra insister et approfondir son argumentation pour tenter de convaincre, malgré tout, la Cour de son incompétence ou de l’irrecevabilité de la requête. Mais c’est résolument au droit des mesures conservatoires, dont l’existence en tant que droit procédural spécial de la Cour apparaît aujourd’hui indéniable, que l’ordonnance commentée apporte sa contribution la plus significative, ouvrant des perspectives jusqu’alors inexplorées sans résoudre pour autant toutes les difficultés juridiques qu’il soulève. L’enjeu principal réside dorénavant dans la question de savoir si la Cour se hâtera de refermer les portes entrouvertes, ou si les États considèreront, avec elle, que ces solutions méritent d’être développées et approfondies, l’invitant ainsi à poursuivre la construction prétorienne initiée.