« Les provinces d’Ancien Régime n’existaient pas vraiment1 ». Cette affirmation du Professeur Turpin peut étonner. La province est plus évocatrice que les anciennes circonscriptions judiciaires (bailliages, sénéchaussées) ou financières (généralités)2. Les noms ou territoires de nos collectivités en rappellent parfois le souvenir.
Loin d’en retracer la généalogie, on se bornera ici à rappeler son origine romaine et son sens fluctuant3. À compter du bas Moyen Âge, la province se substitue à la principauté4. Depuis plus d’un siècle, l’historiographie interroge cette notion nébuleuse. Jugeant le décompte impossible, Armand Brette en a dénoncé l’imprécision5.
S’il est vain d’en rechercher une définition cristalline (I), c’est comme cadre de développement du provincialisme que doit se comprendre cette réalité (II).
I. La province, concept relatif
Longtemps polysémique, le vocable de province se fixe approximativement au xviiie siècle. (A). L’unicité du mot masque mal une réalité statutaire foisonnante (B).
A. Un vocable volatile
L’ancien droit ne définit pas la province, et ne l’embrasse qu’avec l’édit de 17876. La moisson est maigre dans les dictionnaires du temps. Quand le Répertoire de Guyot définit le « provincial », il vise, chez les réguliers, le « premier supérieur de plusieurs maisons du même ordre soumises à la règle »7. Furetière, lui, évoque la
Partie d'un Royaume, d'une Monarchie, d'un Estat, qui se distingue ordinairement par l'estenduë d'une Jurisdiction spirituelle ou temporelle. Les Provinces estoient originairement des Duchez, Comtez, ou autres Seigneuries considerables qui ont été reünies sous un même Chef. Maintenant ce sont des Gouvernements8.
Cette définition – identique dans le Dictionnaire de Trévoux9 – fait de la province la partie au sein du tout. Le flou demeure. Jusqu’au xviiie siècle, on ne distingue pas toujours entre les divisions du royaume10.
En résulte une incertitude numérique. Sous la monarchie, les listes fluctuent parfois dans un même ouvrage11. Au collège Louis-Le Grand, à compter de 1715, on parle de 30 provinces12. Pierre Doisy, directeur des bureaux des comptes, en dénombre 58, mêlant « grandes provinces » et plus petites, intégrées à une plus vaste13. Il témoigne des difficultés de connaître l’état exact des démembrements du royaume14. Doisy cite la province de Brie, pourtant écartelée entre Champagne et Île-de-France ; tout en incluant cette dernière, qualifiée de gouvernement depuis le xvie siècle. Il compte aussi le Bazadais, à cheval sur la Gascogne et la Guyenne15. Le Gévaudan, ayant rejoint le Languedoc au xive siècle, participe aux États de cette province tout en conservant les siens propres à Mende ou Marvejols16.
En outre, à qui voudrait définir la province comme l’addition de petits « pays », se pose le problème de définir ces derniers, d’autant que certains territoires reçoivent indifféremment les deux qualificatifs17. Sans parler des Marches18, les frontières provinciales sont source de contentieux19. Enfin, la province ne s’identifie pas toujours à un ou plusieurs diocèses : les paroisses du Bourbonnais se répartissent entre ceux de Nevers, Bourges, Clermont, Limoges20.
La province est de plus en plus associée à l’intendant au xviiie siècle21. Surtout, elle est « consacrée par l’usage, la tradition et la pratique »22. « Chose […] plus ancienne que le mot », elle serait « un produit du sol et de l’histoire, de la nature et de l’homme »23.
B. Une diversité statutaire
Il n’existe pas un mais des statuts provinciaux. La division est proverbiale entre pays d’élections et d’États, dotés d’assemblées des trois ordres, convoquées périodiquement par le roi, dont l’un des rôles clefs est le consentement fiscal. La plupart de ces corps sont nés avant l’intégration au royaume24. Aussi, ils aspirent à porter la voix de la province25. Quant aux pays d’élections, l’administration fiscale y est « le fait d’officiers royaux : les élus », répartissant la taille entre les paroisses26.
Une telle division n’épuise pas la diversité provinciale, d’autant que de nombreux États ont disparu au xviie siècle27. On pourrait plutôt discerner entre pays frappés de gabelle et rédimés, ou bien distinguer entre l’étendue, les « provinces réputées étrangères » et celles « de l’étranger effectif »28. Notons que ces dernières ne sont pas toutes pays d’États : ainsi Roussillon ou Franche-Comté. En outre, certaines assemblées ne réunissent pas les trois ordres, à l’instar du Biltzar basque29. Sans compter la Navarre, les grands pays d’États sont, au second xviie siècle, la Bretagne, la Bourgogne et le Languedoc30.
Ces derniers ne forment pas un bloc uniforme. La fréquence de leurs sessions – les Bretons parlent de « tenues » – varie31. Les délégations au roi sont qualifiées en Bretagne de « députation en cour » ; en Languedoc, d’« ambassade »32. En Navarre, des « cayéristes » listent les infractions aux fors33. Un contrat résume à chaque tenue les obligations des États de Bretagne et du roi, et le montant du « don gratuit »34. Autre singularité bretonne : la formation, en 1735, d’une « commission intermédiaire » entre chaque tenue. La véhémence des États est, elle aussi, variable35. Il n’y a pas uniformité mais ressemblances.
Cette diversité est tributaire des modalités d’intégration. Outre les héritages, des seigneuries sont unies au domaine par édit royal, parfois par confiscation36. Le rattachement est aussi réalisé par traités37. Parfois, la réintégration est opérée par « retour féodal », comme en Bourgogne38. En Dauphiné et Provence, la cession est testamentaire39. L’union peut être sollicitée, comme en Bretagne40. Au nord et à l’est, le consentement intervient après une campagne militaire41. Organisant le transfert de souveraineté, les capitulations dérogent au droit commun fiscal et cultuel42. À Arras, Lille ou Besançon, la religion réformée est prohibée avant même la révocation43. À Strasbourg, la liberté religieuse, garantie par la capitulation, est conservée par-delà l’édit de Fontainebleau44.
Histoire, géographie, peuplement : Orléanais, Alsace et Nouvelle-France n’ont pas les mêmes statuts45. La diversité provinciale est sociale – langues, poids, mesures – mais aussi statutaire.
II. Réalité du provincialisme
Aux xviie et xviiie siècles, les provinces voient l’affirmation d’une culture juridique des particularismes (A), s’articulant avec la grande nation jusqu’en 1789 (B).
A. Culture juridique et petites patries
Le provincialisme est d’abord l’ « attachement au droit local qui, dans toutes les matières qu'il régit, n'est autre que le droit applicable »46. Selon un partage géographique attesté depuis le xiiie siècle, le droit civil est coutumier au nord, et écrit (romain) dans le Midi où il est constitutif de l’identité juridique47. Les États de Languedoc se fondent sur le droit romain, « droit commun en cette province », pour affirmer par exemple que la mer appartient aux « choses communes »48.
Certaines provinces sont traversées par la frontière droit écrit-coutumes : Saintonge, Auvergne49. Selon Chabrol (1714-1792)50, avocat du roi au présidial de Riom :
Le mélange du droit écrit et du droit coutumier dans la province d’Auvergne est une singularité dont la France ne fournit point d’autre exemple […]. L’Auvergne se régit en partie par une coutume qui fut rédigée en 1510, et en partie par le droit romain. […] Elles sont entremêlées dans toutes les parties de la province51.
En résulte, selon l’avocat clermontois Tixier le jeune, une « bigarrure de loix dans une même province […] frappante pour quiconque la considère »52.
Tantôt critiquées pour leur obscurité, tantôt louées pour leur enracinement53, les coutumes appartiennent, à l’instar des institutions et franchises, au patrimoine juridique provincial. Une tension gît entre la volonté de garantir ce dernier, et la logique royale de la grâce. Aussi, les juristes affirment volontiers l’existence d’un contrat entre la province et la Couronne, ainsi en Bretagne54. Ce phénomène existe aussi en Bourgogne55. Au xviiie siècle, se dessine l’affirmation de constitutions provinciales56. On allègue parfois un statut distinct de celui du royaume : le co-État57. Ces discours fleurissent en un siècle marqué par les réformes Maupeou (1771), Lamoignon (1788) et l’affaire de Bretagne (1763)58.
Les robins invoquent le « génie des peuples » et les titres de l’Histoire provinciale59. L’État est « d’abord un héritage du passé »60. Aussi l’art de Clio célèbre l’antiquité des coutumes, institutionset in fine de la province61. C’est la démarche primitiviste62. Déjà d’Argentré († 1590)63 avançait l’antériorité de la lignée de Conan Meriadec sur celle de Clovis64. Par les noms et l’héraldique, demeurent les références à l’ancienne principauté : comté, duché65. Seules font exception les provinces où l’unité politique n’existait pas avant l’union à la France66. Gardien d’une identité juridique historique, le provincialisme est un conservatisme.
Existant aussi en l’absence d’assemblée (Auvergne67, Provence, Normandie68), la légitimation par l’Histoire est néanmoins stimulée par les États. En Languedoc, ils gratifient l’historien d’Andoque (2000 l.)69, commandent ouvrages et recherches70. Les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur apportent une vigueur nouvelle au xviiie siècle71. Dom Lobineau et dom Morice travaillent sur requête des États de Bretagne72. Ces mauristes « versés dans la connoissance des antiens titres » inspirent l’archevêque de Narbonne en 170873. Les États de Languedoc financent les rédacteurs (1000 l. par an), s’enquièrent des recherches, exigent l’insertion de cartes pour éclairer le public74. L’Histoire générale du Languedoc de dom Vic et Vaissette (1730-1745) est continuée à la demande des États75, qui parrainent aussi des historiens laïcs76.
Le provincialisme est pluriel. Il se heurte parfois à d’autres théories parlementaires, comme l’union des classes77. Deux courants rivalisent pendant la pré-Révolution78 : nobiliaire et réformiste79. Surtout, le front commun s’étiole fin 178880. Se pose la question des rapports entre province et grande nation ; elle n’est pas neuve.
B. Face à la grande nation
Érigé en 1661, le collège des Quatre-Nations doit « gagner les cœurs » des élites d’Alsace, Pignerol, Artois et Roussillon et « les rendre véritablement François »81. La fidélité est aussi un enjeu dans des provinces plus anciennes. Le Languedoc, « un des principaux fleurons de la Couronne », mêle orgueil et loyauté, rappelant l’aide des Armagnacs au XVe siècle82.
Cette fidélité se matérialise à travers l’érection de statues royales83. Elle s’exprime aussi par le « don des vaisseaux » initié en 1761 par La Roche-Aymon, archevêque de Narbonne84. En pleine guerre de Sept ans, il veut donner « des témoignages éclatants d'un zele qui ne fut jamais infructueux »85. On propose d’offrir au roi un vaisseau de 74 canons, certains députés suggérant de céder leurs montres ou pensions pour soulager les contribuables86. Provinces et corps de ville financent des navires87. Seule la Bretagne, exigeant un trois-ponts avec équipage et état-major bretons, supervise elle-même le chantier88.
Après la guerre d’Amérique, où la Bretagne est navire amiral, la banqueroute menace le royaume. Le modèle des États est tantôt loué pour son efficacité, tantôt critiqué pour son égoïsme supposé89. Necker créée des assemblées provinciales en Berry (1778), Boulonnais et Dauphiné (1779). Calonne étend l’expérience en 1787 : 22 assemblées de 28 à 50 membres, sans distinction d’ordres90. Cela ne manque pas de réveiller « partout en France, l’esprit régionaliste »91. Les réclamations de retour des États fleurissent, notamment en Dauphiné et Provence92. « L’heure est à l’exaltation du provincialisme politique et institutionnel »93. En pays d’États ou d’élection, le constitutionnalisme provincial est ragaillardi94. On reproche souvent aux nouvelles assemblées de n’avoir ni le prestige ni l’influence des vieux États provinciaux95. Elles font long feu, la réforme Lamoignon focalisant bientôt le mécontentement, notamment en Bretagne96. Mais le provincialisme n’est cependant pas seul en lice. À Vizille (juillet 1788), les États du Dauphiné, « intermédiaire national », réclament convocation des États généraux et doublement du Tiers97.
Les cahiers de 1789 sont « testament réformateur de l’ancienne monarchie, écrit dans sa langue »98. Aussi, la question provinciale y affleure99. Les États provinciaux restent attractifs100. Leur suppression est rarement réclamée101. Nonobstant, leur réforme et une représentation plus authentique sont demandées, voire un modèle uniforme inspiré du Dauphiné102. Selon les cahiers, les revendications provinciales sont générales ou bornées au strict cadre local103. Si l’unité des poids et mesures fait la quasi-unanimité, l’attachement aux particularismes résiste104. Il est encore question de libertés, et subsistent les vocables de la principauté ou de la « nation » locale105. Les droits de la Bretagne sont « sacrés »106. Robespierre loue les franchises d’Artois, mais accuse les États de les avoir vendues au ministère107.
La convocation des États généraux suscite l’espoir ou la méfiance108. Dans tous les cas, « la province comme entité politique [jette] là ses derniers feux »109. La nuit du 4 août, l’Assemblée nationale abolit les privilèges des villes et provinces pour les confondre dans « les droits communs des Français »110. Les assemblées locales, récentes ou non, sont suspendues entre octobre 1789 et avril 1790. La province achève sa course comme simple cadre d’administration111. En attendant la nouvelle organisation territoriale, l’administration est confiée aux bureaux exécutifs provinciaux112.
Car si « la mosaïque s’était installée par sédimentation », la Constituante porte un projet de réinvention territoriale113. Certes, ni la prétention à l’unité ni le vocable de département ne sont nouveaux114. Toutefois, l’unité s’exprime désormais « dans la Nation, de sorte que soudain tout le territoire doit être perçu différemment »115. La nation est « le Grand tout » devant lequel les titres des provinces doivent s’effacer116. En novembre 1789, Thouret117 veut « reconstruire et régénérer l’État », « rompre les unités provinciales »118. Mirabeau appelle à « la dislocation des provinces »119. La délimitation rationnelle des circonscriptions selon l’étendue (trajet en moins d’un jour) est inspirée de Condorcet120. Le décret du 22 décembre prévoit la division en 75 à 85 départements, nombre fixé à 83 en mars 1790. Pour Sieyès, la disparition des provinces sert un objectif d’uniformité juridique :
Ce n’est qu’en effaçant les limites des provinces qu’on parviendra à détruire tous ces privilèges locaux, utilement réclamés lorsque nous étions sans constitution, & qui continueront à être défendus par les provinces même lorsqu’ils ne présenteront plus que des obstacles à l’établissement de l’unité sociale121.
Après la suspension des cours souveraines (23 novembre 1789), leurs chambres des vacations sont anéanties. Les magistrats rennais, réfractaires, invoquent la constitution bretonne. Barère leur oppose « la volonté nationale »122. L’Assemblée les accuse de « lèse-nation »123. Idem pour les parlements aixois et toulousain, ce dernier ayant arrêté, le 25 septembre 1790, que « ces provinces n’ont pu être morcelées, confondues, divisées, sans le consentement exprès des peuples qui les formoient »124. Les plaintes n’émanent pas des seuls robins : en décembre 1789, selliers et perruquiers rennais s’indignent de l’abolition des franchises bretonnes125. Vox clamantis in deserto. Vaines aussi, les tentatives de maintien de certains États provinciaux126. La protestation de l’ancien syndic Botherel (1791) demeure lettre morte127. Des juristes provincialistes sont recherchés ou basculent dans la contre-révolution. Le provençal Pascalis est pendu128. Botherel rallie Jersey129. Le bourguignon Jannon rejoint Coblence130.
Burke s’alarme :
On ne connaîtra plus, nous dit-on, ni Gascons ni Picards, ni Bretons ni Normands, mais seulement des Français [...] mais il est beaucoup plus vraisemblable que votre pays sera habité non par des Français mais par des hommes sans patrie. [...] Personne ne se fera jamais gloire d'être originaire du carré 71131.
Certes, depuis, le département offre « l’image paradoxale d’une institution fortement enracinée et d’un territoire sans cesse contesté »132. Il n’empêche, les noms de peuples ont cédé la place à ceux de massifs et cours d’eaux. À la diversité des institutions s’est substituée celle des minéraux.