Dès la plus Haute Antiquité, les premières civilisations sédentaires se sont posées la question de l’évacuation des eaux usées hors de la cité. Pour ce faire, divers systèmes de canalisations, très innovants pour l’époque, ont été construits dont le plus célèbre reste la « Cloaca Maxima » de Rome, construit par les romains au vie siècle avant Jésus-Christ. Leur objectif premier était la lutte contre les inondations, « il fallait en effet évacuer l’eau de pluie, et protéger les villes des inondations ; c’est ensuite qu’on a eu l’idée d’envoyer les eaux usées dans ces réseaux de drainage devenant ainsi des réseaux “unitaires” »1. Toutefois, avec le Moyen-Âge, ces canalisations furent abandonnées et le savoir-faire des Romains fut oublié. La plupart des eaux usées étaient jetées directement dans les rues, dans les cours d’eau ou encore dans la mer. Par conséquent, la plupart des sources d’eau potable étaient polluées et les épidémies étaient très courantes.
Il a fallu attendre la fin du xviiie siècle pour voir en France la construction d’un réseau d’égouts souterrain, d’abord dans la capitale, puis dans les autres villes. À la fin du xixe siècle, on assiste à l’avènement du « tout-à-l’égout », appelé également le réseau unitaire, sous l’influence des théories hygiénistes qui ont imposé l’évacuation des eaux usées et des eaux pluviales de la ville, par le renvoi au milieu naturel le plus rapidement possible2. La construction du réseau unitaire a été initiée par le baron Haussmann et l’ingénieur des Ponts et Chaussées Eugène Belgrand, porteurs « d’une vision de ville sèche et saine »3.
Pour protéger la santé publique, l’assainissement des eaux usées devient une préoccupation urgente dans les années 1900, période à partir de laquelle les premières stations d’épuration biologico-mécaniques réellement efficaces ont commencé à être construites par des ingénieurs anglais et américains4.
En France, le programme d’installation des stations d’épuration se développe assez tardivement, à partir de 1960 alors que 12 % seulement des Français sont reliés au tout-à-l’égout5. À partir de cette période, l’épuration des eaux usées est devenue un des points clés dans la protection de la ressource en eau, comme le montre l’adoption de la loi du 16 décembre 19646. Cette dernière divise le territoire national en bassins versants pour assurer une protection et une gestion cohérente de la ressource en eau et met en place des institutions spécialisées pour gérer ces bassins.
Aujourd’hui il est impossible d’aborder de manière cohérente la question de la protection de l’eau sans prendre en compte l’aspect assainissement des eaux usées7.
Une station d’épuration8 contient un ou plusieurs dispositifs destinés à extraire les différents polluants contenus dans les eaux usées qu’elle reçoit, afin que les rejets ne détériorent pas le milieu naturel récepteur. À la sortie de la station d’épuration, la plupart des matières en suspension et plus de la moitié de la pollution en matière organique sont éliminées et se concentrent dans les boues.
Les eaux usées, une fois dépolluées, sont déversées dans le milieu naturel, le plus souvent dans les cours d’eau, et par conséquent elles réintègrent le cycle de l’eau. L’eau ainsi rejetée doit respecter des normes de qualité écologique qui permettent à l’environnement d’achever naturellement le travail d’épuration. Néanmoins, le rejet des eaux usées peut avoir des conséquences négatives, voire irréversibles sur l’eau et les milieux aquatiques, notamment lorsque le fonctionnement des stations d’épuration est défaillant. Par ailleurs, même dans l’hypothèse d’un bon fonctionnement d’une station, des dommages peuvent être causés aux tiers. Face aux aléas et aux risques liés au fonctionnement d’une station d’épuration, comment le droit encadre-t-il la lutte contre les pollutions et les nuisances causées par ces installations et dans quelle hypothèse l’État peut-il voir sa responsabilité engagée ?
En effet, la législation sur l’eau a mis en place des outils juridiques spécifiques et assez efficaces permettant de lutter, en amont, contre les éventuelles pollutions et nuisances causées par ces installations (I). Puis dans certaines hypothèses, il est possible de lutter, en aval, contre ces pollutions et ces nuisances à travers l’engagement de la responsabilité de l’État devant le juge (II).
I. L’efficacité des outils juridiques spécifiques en matière de lutte contre les pollutions et les nuisances causées par les stations d’épuration
Avant d’évoquer ces outils et leur efficacité (B), il convient d’apporter quelques précisions terminologiques concernant les notions de pollution et de nuisance (A).
A. Les notions de pollution et de nuisance comme condition nécessaire pour mobiliser ces outils juridiques
Afin de pouvoir mobiliser les outils juridiques spécifiques pour prévenir les pollutions et les nuisances pouvant être causées par les stations d’épuration, il est nécessaire de définir ce qu’il faut entendre du point de vue juridique par les termes de « pollution » et de « nuisance ». En effet, cette distinction est nécessaire du fait que, pour prévenir et pour lutter contre les pollutions et les nuisances, les outils juridiques ne sont pas forcément les mêmes.
Tant dans le langage courant que dans le langage juridique, la distinction à faire entre les notions de pollution et de nuisance n’est pas tout à fait aisée.
Généralement, les dictionnaires de la langue française affirment que le terme de pollution est défini comme une « action de polluer, fait d’être pollué »9. Ce terme est d’origine latine, pollutio et signifie « salissure, souillure ». Quant au terme de nuisance, selon ces dictionnaires, il est défini comme synonyme de « gêne ». Ce terme, d’origine anglaise, est désigné comme toute cause de gêne dans l’environnement et dans le cadre de vie10.
En droit, il n’existe pas de définition uniforme de la pollution ou des polluants, elle varie en fonction du contexte. Toutefois, comme le souligne le professeur Billet, « des critères communs à toute pollution peuvent être relevés : une introduction, par l’homme, d’un élément extérieur à un milieu donné, en quantité suffisante pour être source de dommages, réels ou potentiels pour ce milieu, sa biocénose et l’homme. Le polluant est l’élément à la source de cette atteinte, sans être nécessairement “corporelˮ (chaleur, vibrations…) »11. La pollution peut cependant être relative, en ce sens qu’un même fait de dégradation du milieu ou d’atteinte à une espèce peut caractériser une pollution, alors qu’il en ira différemment si le rejet a été autorisé et que les données de l’autorisation ont été respectées12.
Autrement dit, le droit définit la pollution de manière classique par la présence de trois éléments constitutifs : l’idée d’une action, une substance nocive et l’atteinte au milieu récepteur qui en résulte. La notion de pollution est « une donnée scientifiquement et objectivement mesurable », qui fait également référence à « la notion d’irréversibilité ou de “potentiellement irréversible” »13. En effet, le dommage est irréversible lorsqu’une masse d’eau de surface ou souterraine dans son ensemble est condamnée. La notion de pollution pose la question de la définition du seuil acceptable des pollutions. L’existence des valeurs limites pour toute une série des polluants permet de qualifier scientifiquement et juridiquement la pollution à partir du moment où ces valeurs sont dépassées.
Contrairement à la notion de pollution, la nuisance suppose un certain degré de subjectivité lié à l’hypothèse d’un désagrément ou d’un trouble sonore, lumineux ou olfactif subi par l’homme.
On entend par nuisance « toute modification de l’environnement qui sans produire de perturbation ayant des conséquences écologiques ou réellement pathologiques – ce qui est le cas des pollutions – cause une gêne aux populations humaines ou aux individus isolés qui y sont exposés ou encore enlaidit la nature »14.
Ainsi, les effets de la nuisance touchent tout d’abord au cadre de vie. La nuisance suppose « un degré d’incommodité supérieur à la gêne, mais une nocivité moindre que la pollution ». Par exemple, en ce qui concerne les nuisances olfactives, elles « sont souvent plus incommodantes que réellement nocives, mais elles constituent juridiquement une pollution atmosphérique lorsqu’elles sont “excessives”. La pollution serait donc le stade ou le degré supérieur de la nuisance. La distinction tiendrait ainsi à une question de seuil »15. La nuisance peut être définie comme une pollution acceptable puisque les valeurs limites autorisées ne sont pas dépassées pour autant. Le terme de nuisances désigne « les troubles de plus en plus grands qui portent atteinte à la vie collective du fait des moyens modernes de l’industrie et de ses conséquences sur la société »16. Par ailleurs, ce terme se trouve au fondement même de la théorie des troubles anormaux de voisinage, puisque la nuisance est un trouble anormal de voisinage, c’est-à-dire un trouble intolérable, sans atteindre la qualification juridique de pollution.
Ainsi, la distinction entre les notions de pollution et de nuisance doit se faire en tenant compte de différents seuils posés par les textes pour divers polluants présents dans les milieux naturels. Cette distinction permet entre autres de savoir sur quel fondement juridique la responsabilité peut être engagée en cas de pollution ou de nuisance.
B. Des outils juridiques mobilisables sur le fondement du droit de l’eau
Pour prévenir les éventuelles pollutions pouvant être causées par les stations d’épuration, le droit de l’environnement réglemente de nombreux dispositifs destinés à les enrayer ou à les réduire. Il pose un cadre juridique général de la prévention des pollutions, des risques et des nuisances dans son livre V, complété par d’autres dispositions plus spécifiques en fonction de l’atteinte au milieu naturel. Ainsi, par exemple, en matière de droit de l’eau, un des principes fondamentaux permettant de lutter contre les pollutions est le principe de la gestion équilibrée et durable de la ressource en eau. Ce dernier vise à assurer entre autres « la protection des eaux et la lutte contre toute pollution par déversements, écoulements, rejets, dépôts directs ou indirects de matières de toute nature et plus généralement par tout fait susceptible de provoquer ou d’accroître la dégradation des eaux en modifiant leurs caractéristiques physiques, chimiques, biologiques ou bactériologiques, qu’il s’agisse des eaux superficielles, souterraines ou des eaux de la mer dans la limite des eaux territoriales »17. Par conséquent, parmi les objectifs assignés au principe de gestion équilibrée et durable de la ressource en eau, il convient de mentionner la lutte contre les pollutions pouvant être causées par les stations d’épuration.
Le développement du droit de l’eau en France a été largement favorisé par le droit de l’Union européenne. En effet, nombreuses sont les directives européennes ayant comme objectif de protéger la qualité de la ressource en eau.
Plus spécifiquement, pour lutter contre les pollutions pouvant être causées par les eaux usées, l’UE a adopté la directive européenne de 1991 relative au traitement des eaux résiduaires urbaines18. Cette dernière avait posé des obligations à l’égard des États membres devant être respectées selon un calendrier en quatre étapes19, modulé en fonction de la sensibilité du milieu et de la taille des agglomérations.
Par exemple, le 31 décembre 2005 constituait la dernière échéance après laquelle toutes les agglomérations qui comptaient de 10 000 à 15 000 E/H20 en zone normale, et jusqu’à 2 000 E/H en cas de rejet dans les eaux douces et les estuaires, devaient être équipées d’un système de collecte et de traitement secondaire21 comprenant généralement un traitement biologique avec décantation secondaire ou par un procédé équivalent. Autrement dit, les États membres de l’Union européenne devaient mettre en place un système efficace de collecte et de traitement des eaux usées sur l’ensemble de leur territoire avant le 31 décembre 2005. Dans la majorité des cas, les eaux usées collectées sont rejetées dans le milieu naturel après traitement dans une station d’épuration. Cette directive pose un cadre juridique assez contraignant concernant la qualité de l’eau rejetée par les stations d’épuration en tenant compte de la taille de la station et de la sensibilité du milieu récepteur (celui qui reçoit les effluents rejetés par la station).
Pour se conformer à cette directive, le droit français a posé une obligation de délimitation à l’échelle communale ou intercommunale de quatre zones en fonction de l’assainissement choisi22. Ce zonage peut être délimité par le règlement du plan local d’urbanisme23.
Si les égouts se déversent directement dans le milieu récepteur, les stations d’épuration concernées des agglomérations d’assainissement24 sont soumises à un régime des IOTA (installations, ouvrages, travaux et activités)25. Autrement dit, la construction d’une station d’épuration implique un permis de construire, parfois une étude d’impact26, une enquête publique et une autorisation ou une déclaration27 en application de la nomenclature issue de la loi sur l’eau.
Par exemple, les stations devant traiter une charge brute de pollution organique28 supérieure à 600 kg de DBO5 sont soumises à la procédure d’autorisation, sachant que si elle est supérieure à 12 kg de DBO5, mais inférieure ou égale à 600 kg de DBO5, c’est la procédure de déclaration qui s’applique29.
Par ailleurs, tout projet de construction d’une station d’épuration doit respecter le principe d’information du public. Ainsi, « pour tout projet d’assainissement (station de traitement des eaux usées, bassins d’orage, déversoirs d’orage soumis à autorisation), le maître d’ouvrage procède à un affichage sur le terrain d’implantation du projet précisant le nom du maître d’ouvrage, la nature du projet et le lieu où le dossier réglementaire (déclaration ou autorisation) ou de conception est consultable. La durée d’affichage est au minimum d’un mois et ne peut prendre fin avant la décision finale de réalisation.
Si, compte tenu de l’implantation de l’ouvrage envisagé, cette condition ne peut être respectée, le maître d’ouvrage affiche l’information en mairie de la commune concernée. Par ailleurs, le dossier réglementaire ou de conception est tenu à la disposition du public par le maître d’ouvrage »30.
L’obligation de se soumettre soit à la procédure de déclaration soit à la procédure d’autorisation, permet de prévenir et de réduire les éventuelles pollutions et nuisances pouvant être causées par une station de traitement des eaux usées non conforme à la législation sur l’eau. Quoiqu’il en soit, c’est le préfet du département, en tant que représentant de l’État et en tant que titulaire de la police spéciale de l’eau, qui a la responsabilité de s’assurer de la bonne application de la législation sur l’eau. En effet, l’octroi d’une autorisation et le recueil d’une déclaration en méconnaissance de la législation sur l’eau permettent d’engager la responsabilité de l’État.
En outre, même si le régime des IOTA a bien été respecté, parfois, le fonctionnement normal d’une station d’épuration peut être perturbé par le ruissellement des eaux pluviales causant des pollutions importantes aux milieux naturels. Les eaux pluviales sont des sources importantes d’apport de macropolluants et de micropolluants aux milieux aquatiques, ce qui peut altérer provisoirement ou définitivement la qualité de l’eau et compromettre ses usages.
C’est le cas, lorsque le système unitaire31 a été choisi32, les eaux de pluie étant mélangées aux eaux usées domestiques ou industrielles. En effet, lors de leur ruissellement, les eaux pluviales se chargent de nombreux polluants présents sur le sol et dans le réseau souterrain, y compris de micropolluants qui ne peuvent pas être traités par les stations d’épuration classiques33. Dans un système séparatif, les eaux pluviales sont collectées par un réseau spécifique qui se déverse généralement directement dans le milieu naturel. En cas de fortes précipitations, les réseaux unitaires ou séparatifs rencontrent des problèmes pour collecter transporter et/ou stocker les eaux pluviales. Cette situation peut provoquer des débordements du réseau d’assainissement, voire même des inondations.
Par conséquent, pour éviter ces risques, la réglementation prévoit la construction des bassins d’orages qui déversent le trop-plein d’eaux récoltées directement dans le milieu naturel. Ces ouvrages figurent dans la nomenclature « eau » et sont soumis à la police de l’eau et des milieux aquatiques. Ces ouvrages, destinés à stocker une partie des volumes d’eaux usées générés par temps de pluie avant de les acheminer à une station de traitement, ou de stockage d’eaux usées, sont conçus et implantés de manière à préserver les riverains des nuisances de voisinage (olfactives, sonores, visuelles) et des risques sanitaires. Ces bassins sont étanches et équipés d’un dispositif de prévention pour éviter toute noyade du personnel d’exploitation ou d’animaux (rampes, échelles, câbles…). Ils sont également dimensionnés afin de pouvoir réaliser leur vidange en moins de vingt-quatre heures34.
Étant donné que les eaux pluviales sont un vecteur de pollutions importantes, par principe, le système de collecte des eaux pluviales ne doit pas être raccordé au système de collecte des eaux usées. Néanmoins, il est possible de déroger à ce principe s’il y a une justification expresse du maître d’ouvrage et à la condition que le dimensionnement du système de collecte et celui de la station de traitement des eaux usées le permettent35.
En outre, le raccordement des eaux industrielles ou agricoles à une station d’épuration collective peut être autorisé au préalable par le maire ou par le président de l’établissement public de coopération intercommunale ou du syndicat mixte36. Les communes sont souvent réticentes à accepter les eaux résiduaires industrielles, car elles sont intégralement responsables des dommages de pollution provoqués par leurs égouts et des nuisances de leurs stations d’épuration37. Pour limiter ces dommages, l’autorisation doit fixer notamment sa durée, les caractéristiques que doivent présenter les eaux usées pour être déversées et les conditions de surveillance du déversement38. Par ailleurs, l’évacuation des eaux résiduaires industrielles dans le système de collecte des eaux usées, si elle est autorisée, peut également être subordonnée à un prétraitement approprié des matières rejetées39.
Si le droit de l’eau dispose des outils juridiques spécifiques permettant de prévenir ou de réduire les pollutions du milieu naturel dans lequel les eaux usées sont déversées après traitement, dans certains cas, cela n’est pas suffisant. Ainsi, si les pollutions et les nuisances persistent malgré la présence de cet arsenal juridique très contraignant, il est possible, dans certains cas, d’engager la responsabilité de l’État.
II. La responsabilité de l’État engagée en cas de pollutions et de nuisances causées par les stations d’épuration
La responsabilité de l’État peut être engagée classiquement soit sur le fondement de la responsabilité sans faute, soit sur le fondement de la responsabilité pour faute. En matière de pollutions et de nuisances causées par les stations d’épuration, il est possible d’appliquer la responsabilité sans faute pour dommages de travaux et/ou ouvrages publics (A) et la responsabilité pour faute dans l’hypothèse de violation de la réglementation générale ou spéciale par l’État (B).
A. L’application classique de la responsabilité sans faute pour dommages de travaux et/ou d’ouvrages publics
Dans l’hypothèse des pollutions et des nuisances imputables aux personnes publiques résultant des dommages de travaux publics ou des ouvrages publics, la responsabilité des pouvoirs publics peut être recherchée sur le fondement de la responsabilité sans faute, en application du régime particulier issu de la loi du 28 pluviôse an VIII. Dans cette hypothèse, le juge administratif fait application de la théorie des troubles de voisinage et permet la réparation du dommage anormal compte tenu des circonstances de lieu, de temps ou de personne40.
Ce régime de responsabilité administrative correspond aux hypothèses « où la réalisation de travaux publics par l’Administration et/ou l’existence, comme le fonctionnement, d’ouvrages publics se trouvent à l’origine de nuisances et atteintes aux milieux ou à la santé »41.
La responsabilité de l’État peut être engagée sur ce fondement lorsqu’il a la qualité de maître d’ouvrage. Ce dernier est responsable, même en l’absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers, tant en raison de leur existence que de leur fonctionnement.
Ainsi, par exemple, une station d’épuration a été qualifiée par le juge administratif d’ouvrage public engageant la responsabilité sans faute de la personne publique gestionnaire. La responsabilité de la personne publique gestionnaire peut être engagée si la station d’épuration se trouvant à l’origine de la pollution d’un cours d’eau comporte une capacité insuffisante42.
Même si l’ouvrage public fonctionne normalement, la responsabilité de la personne publique, maître de l’ouvrage, est engagée sans faute pour réparer les dommages permanents résultant des nuisances qu’il engendre, subies par ses riverains et dépassant la gêne qu’ils doivent normalement supporter. Ce régime des « troubles anormaux de voisinage » a été très tôt utilisé par le juge administratif43. Ainsi, le juge administratif a jugé que la responsabilité des personnes publiques en charge de l’assainissement peut être engagée pour les odeurs persistantes et graves provenant d’une station d’épuration et qui dépassent notablement les inconvénients normaux résultant du fonctionnement d’une telle installation44. Dans le cadre de cette hypothèse, seuls les tiers45 bénéficient d’un régime de responsabilité sans faute totale, interdisant à la personne publique de s’exonérer en invoquant le fait d’un tiers ou la démonstration de l’entretien normal de l’ouvrage46. Le maître d’ouvrage ne peut dégager sa responsabilité que s’il établit que ces dommages résultent de la faute de la victime ou d’un cas de force majeure.
Autrement dit, en ce qui concerne les dommages permanents subis par des voisins tiers du fait d’un ouvrage public ou de travaux publics, le demandeur devra, pour obtenir réparation, apporter la preuve du caractère anormal et spécial du dommage indépendamment de toute notion de faute. Il ressort de la jurisprudence administrative que par dommage anormal et spécial, il faut entendre le dommage qui excède la mesure normale des sujétions pouvant être imposées aux voisins d’un ouvrage public. Par exemple, le juge administratif a reconnu le caractère anormal et spécial aux nuisances liées aux bruits émis par une station d’épuration qui excèdent les normes réglementaires en vigueur et dont les odeurs nauséabondes dépassent les normes acceptées par les règles de l’art, et ce, dans un quartier résidentiel47. De même, la Cour administrative de Lyon a admis dans sa décision du 29 juin 201748 que les requérants subissaient un préjudice anormal et spécial du fait de la présence et du fonctionnement d’une nouvelle station d’épuration ayant la qualité d’ouvrage public. Ce dernier était implanté à proximité immédiate de la maison d’habitation des requérants, soit à une distance inférieure de 100 mètres, distance minimale imposée depuis l’arrêté du 21 juillet 2015 relatif aux systèmes d’assainissement collectifs. Le juge administratif a accueilli favorablement les arguments des requérants qui au soutien de leur argumentation sur l’existence d’un préjudice anormal et spécial se sont notamment prévalus de la perte de valeur vénale de leur propriété et de la perte de vue depuis celle-ci.
Plus généralement, en matière de responsabilité, le Conseil d’État a eu récemment l’occasion de préciser les régimes juridiques applicables aux dommages permanents de travaux publics et aux dommages présentant un caractère accidentel. Ainsi, « le maître de l’ouvrage est responsable, même en l’absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers tant en raison de leur existence que de leur fonctionnement. Il ne peut dégager sa responsabilité que s’il établit que ces dommages résultent de la faute de la victime ou d’un cas de force majeure. Ces tiers ne sont pas tenus de démontrer le caractère grave et spécial du préjudice qu’ils subissent lorsque le dommage présente un caractère accidentel »49.
Par ailleurs, le manquement à l’obligation générale d’entretien normal d’un ouvrage public permet également d’engager la responsabilité de la personne publique propriétaire pour dommages résultant du défaut d’entretien. Selon la doctrine publiciste, l’obligation d’entretien « est une obligation de moyen et non de résultat »50. Il y a « défaut d’entretien quand l’ouvrage, bien que conçu et réalisé dans des conditions satisfaisantes par l’Administration, ne fait pas l’objet des opérations qui auraient dû être raisonnablement envisagées par le maître d’ouvrage, quand l’ouvrage se dégrade et se trouve laissé dans un état tel qu’il présente des risques pour la sécurité des personnes et des biens »51.
L’usager victime peut demander la réparation des dommages causés par les ouvrages publics ou les travaux publics, s’il apporte la preuve de l’existence de son préjudice et du lien de causalité qui relie le dommage au travail ou à l’ouvrage public.
La responsabilité sans faute peut également être engagée si la station d’épuration qui se trouve à l’origine des nuisances olfactives est un ouvrage privé, du moment où les travaux d’entretien de cet ouvrage présentent le caractère de travaux publics52. C’est le cas, par exemple, lorsque la personne publique accepte de prendre en charge dans un but d’intérêt général les travaux d’entretien d’une station d’épuration ayant la qualité d’ouvrage privé53.
Enfin, la responsabilité sans faute de l’État peut également être engagée au titre de la garantie décennale54, lorsqu’il agit en qualité de maître d’œuvre. Ainsi, le tribunal administratif de Poitiers a jugé que la responsabilité de l’État peut être engagée au titre de la garantie décennale, dès lors que les désordres, non apparents lors de la réception de l’ouvrage, sont imputables à plusieurs erreurs ou omissions dans le cahier des charges techniques de la station, fourni par la DDE (direction départementale de l’équipement), maître d’œuvre55. La présence d’effluents stagnant à la surface des filtres et causant des débordements est bien de nature à rendre la station d’épuration impropre à sa destination, justifiant ainsi la mise en jeu de la garantie décennale. En l’espèce, l’État a été condamné à verser plus de 120 000 euros HT à une communauté de communes pour la dédommager des frais qu’elle a dû engager pour remédier aux désordres.
Si la responsabilité sans faute reste un régime très favorable pour les victimes des dommages causés par les travaux ou les ouvrages publics, il est également possible d’engager la responsabilité pour faute de l’État dans l’hypothèse d’une méconnaissance de la législation en vigueur.
B. La responsabilité de l’État pour faute engagée pour violation de la réglementation générale ou spéciale
Le droit de la responsabilité administrative admet que la faute peut résider soit dans l’action soit dans l’inaction de l’administration. Comme l’affirmait Planiol, la faute est définie comme « tout manquement à une obligation préexistante »56. De manière générale, la responsabilité pour faute dans la surveillance de la ressource en eau est engagée dans l’hypothèse d’une faute de l’administration vis-à-vis des tiers pour mesure de police illégale, d’un refus de prendre des mesures de police rendues nécessaires par certaines nuisances ou d’abstention d’agir. L’abstention du préfet peut engager sa responsabilité pour faute simple. Plus précisément, la responsabilité de l’État peut être engagée dans l’hypothèse de pollutions des eaux du fait de l’absence d’exercice par le préfet des pouvoirs qu’il détient au titre de la police spéciale de l’eau ou encore celle des installations classées, ou en cas d’insuffisance dans l’utilisation de ses pouvoirs57. En effet, si le préfet « conserve le choix des moyens à employer pour assurer l’exécution de la loi », il est « tenu, en l’absence de circonstances exceptionnelles, de prendre les mesures adéquates pour mettre fin à une situation irrégulière »58. Le refus illégal de mettre en demeure un exploitant59 ou le choix du préfet de privilégier le dialogue avec l’exploitant au détriment de l’application des sanctions administratives60 engagent la responsabilité de l’État sur le fondement d’une faute.
La responsabilité de l’État peut également être engagée devant le juge administratif en cas de carences et insuffisances de l’État dans la mise en œuvre des directives communautaires ayant pour objet la protection de l’eau61. Le juge administratif peut s’appuyer sur la méconnaissance du principe de gestion équilibrée de la ressource en eau pour engager la responsabilité de l’État. La faute de l’État peut résider dans un manquement à l’obligation de procéder à la transposition correcte et complète des directives communautaires ou dans un manquement aux obligations posées par ces dernières.
Plus précisément, la responsabilité de l’État français peut être engagée pour manquements aux obligations posées par la directive européenne du 21 mai 1991 relative au traitement des eaux urbaines résiduaires62. En effet, la directive 91/271 impose aux États membres des obligations de collecte et de traitement des eaux. Dans un rapport du 23 avril 2004, la Commission précise qu’« outre la pollution diffuse provenant de sources agricoles, les rejets d’eaux urbaines résiduaires constituent, par leur importance, la deuxième source de pollution sous la forme d’eutrophisation des masses d’eau »63. Aussi la Commission affirme-t-elle que la mise en œuvre réussie de la directive 91/271/CEE aura une influence directe sur la mise en œuvre de la directive-cadre sur l’eau, ainsi que sur l’état qualitatif général des masses d’eau réparties sur tout le territoire de l’UE64.
La directive 91/271 est la seule directive de l’UE qui impose aux États membres la création des infrastructures d’envergure visant à assurer la protection de la ressource en eau. Rien que la simple application de la directive a été chiffrée à plusieurs milliards d’euros65. Dans un rapport de la Cour des comptes des Communautés européennes, la mauvaise transposition de la directive liée à son coût exorbitant a été mise en évidence66. En effet, la transposition67 de cette directive dans le droit national des États membres a subi des retards conséquents quant aux coûts engendrés pour se conformer aux exigences fixées par cette dernière. Plus récemment, l’examen de la mise en œuvre de la politique environnementale a été publié par la Commission le 5 avril 201968 et montre que les eaux urbaines résiduaires ne sont toujours pas traitées correctement dans les deux tiers des États membres de l’UE.
Plusieurs États de l’UE, dont la France69, ont été condamnés à plusieurs reprises par la CJUE pour méconnaissance de la directive relative aux eaux urbaines résiduaires et notamment pour l’absence d’un traitement plus rigoureux appliqué lors du processus d’épuration et pour insuffisance dans l’identification des zones sensibles.
Ainsi, dans l’arrêt Commission c/la France du 23 novembre 2016, la Cour de justice de l’UE a jugé que la France a manqué à ses obligations au titre de la directive de 199170. Néanmoins, les États membres de l’UE ont la possibilité d’invoquer plusieurs arguments pour espérer que leur responsabilité ne soit pas engagée pour méconnaissance de cette directive. Il est possible de mobiliser la notion de « circonstances exceptionnelles » ainsi que la notion de « connaissances techniques les plus avancées, sans entraîner des coûts excessifs »71, pour justifier toute divergence avec les dispositions de la directive 91/271. Dans cette hypothèse, il appartient à la CJUE d’apprécier ces arguments au cas par cas pour valider les divergences avec les dispositions de cette directive. En effet, le législateur de l’UE a constaté « qu’en pratique il n’est pas possible de construire des systèmes de collecte et des stations d’épuration permettant de traiter toutes les eaux usées72 » et a prévu que l’absence de collecte et de traitement des eaux usées peut être tolérée dans des « situations telles que la survenance de précipitations exceptionnellement fortes »73. Toutefois, dans ce cas, il appartient aux États membres de décider des « mesures à prendre pour limiter la pollution résultant des surcharges dues aux pluies d’orage »74. La notion de « précipitations exceptionnellement fortes » n’est pas définie par la directive 91/271, dès lors la CJUE l’apprécie au cas par cas à la lumière de l’ensemble des critères et des conditions fixées par cette directive et, notamment, de la notion de « connaissances techniques les plus avancées, sans entraîner des coûts excessifs »75. Par ailleurs, cette dernière notion est examinée par le juge européen dans chaque cas concret eu égard à l’objectif de protection de l’environnement de la directive 91/271, sachant qu’elle constitue une notion intrinsèque à l’ensemble des dispositions de cette directive visant à assurer un tel objectif tout en évitant de mettre à la charge des États membres des obligations irréalisables qu’ils ne pourraient remplir ou seulement à des coûts disproportionnés76. Lorsque le juge européen examine cette notion, cela présuppose la mise en balance d’une part, de la technologie la plus avancée ainsi que les coûts envisagés et, d’autre part, des avantages qu’un système de collecte ou de traitement des eaux plus performant peut apporter, de sorte que des coûts occasionnés ne soient pas disproportionnés par rapport aux avantages procurés77.
Autrement dit, les conditions qui permettent de déroger à l’obligation de collecte et de traitement de l’intégralité des eaux résiduaires urbaines sont, d’une part, le caractère exceptionnel des circonstances climatiques et, d’autre part, la proportion entre les coûts des travaux et l’avantage environnemental.
Par exemple, la CJUE a jugé que des installations ne pouvaient être considérées comme étant en conformité avec la notion de « connaissances techniques les plus avancées, sans entraîner des coûts excessifs », au sens de l’annexe I, A, de la directive 91/271, dès lors que « d’une part, un État membre s’est engagé dans un programme de travaux prouvant que des solutions technologiques, en vue de pallier le problème de déversements excessifs d’eaux résiduaires, existent, mais ne sont pas appliquées et, d’autre part, un tel État membre a décidé de financer de tels travaux, de sorte que les coûts y afférents ne sauraient être considérés comme excessifs »78.
Finalement, si la conception, la construction, l’exploitation et la surveillance des stations d’épuration sont bien encadrées par le droit, le rôle de l’État dans la prévention et éventuellement dans la réduction des effets négatifs des déversements des eaux résiduaires dans les milieux naturels reste incontournable, voire indispensable.