Upside down : transsystémie et droit comparé

Retour sur quelques aspects de méthodologie

DOI : 10.52497/revue-cmh.311

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Mots-clés

transsystémie, droit comparé, méthodologie

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Texte intégral

La transsystémie trouble le comparatiste. Pis, elle le désoriente. Voilà qui n’est pas commun pour celui qui se veut subversif2 et qui généralement se plaît à remettre en cause les certitudes.

Pourtant, à première vue, pourtant il semblait se trouver en terrain connu. Droit comparé et transsystémie présenteraient des points communs et des synergies évidents. Dans les deux cas, sur le plan substantiel, il s’agit d’ouvrir une porte sur le monde, de permettre au juriste quel qu’il soit d’évoluer dans un contexte de diversités, de pluralités juridiques, de prendre conscience du phénomène de l’altérité et de l’apprivoiser. Mais très vite cette première impression va se révéler sinon trompeuse du moins trop réductrice. Car, en creusant un peu, tout juriste s’intéressant à la question sera amené à constater que transsystémie et droit comparé diffèrent quant à leur finalité. Si pour le droit comparé il s’agit d’appréhender la différence entre les systèmes juridiques, il en serait autrement de la transsystémie qui viserait à dépasser cette notion d’altérité en la transcendant, notamment à travers le processus d’enseignement du droit3. Similitude d’objet, divergences de finalités : autant de points qui nous poussent à approfondir l’étude des liens que peuvent ou doivent entretenir droit comparé et transsystémie, notamment sur le plan méthodologique.

La diversité des ordres juridiques est ainsi au cœur des deux approches : elle en constitue dans les deux cas la raison d’être et l’objet. Mais, il est bien certain que le droit comparé ne se présente plus comme un simple savoir sur les droits étrangers dont l’acquisition ne soulèverait pas ou peu de problèmes méthodologiques. Bien au contraire. La méthodologie occupe une place centrale dans la matière, comme le prouvent les très nombreux travaux qui lui sont consacrés, foisonnement qui contraste avec le peu d’écrits consacrés à l’étude des méthodes dans les autres branches du droit4. Cette importance ne saurait surprendre. Aborder un univers nouveau, et surtout le confronter à ce qui constitue son propre monde impose rigueur et rationalité. A priori, l’on pourrait être tenté de penser qu’une même démarche devrait être suivie dans le cadre d’une approche transsystémique. Mais est-ce vraiment le cas ? La question qui se pose alors est celle de savoir si la ou les méthodes propres au droit comparé (I) peuvent servir de base à l’approche transsystémique du phénomène juridique (II).

I. Le constat : une diversité de méthodes d’appréhension de l’altérité

Nous l’avons dit, la méthodologie a toujours été au centre du discours comparatif5. Comprendre l’altérité ne se limite pas à la simple connaissance du droit étranger, à une simple étude empirique de l’autre droit. Elle impose que l’on aille plus loin et que se produise une confrontation, entre le soi et l’autre, entre son droit et le droit étranger étudié. Cette phase cruciale nécessite une démarche méthodologique particulièrement rigoureuse. C’est d’ailleurs là que réside tout l’art du comparatiste. À cet égard, il n’est pas inintéressant de relever qu’en allemand, l’équivalent est Rechtvergleichung (méthode de comparaison du droit). Mais si l’importance de la méthodologie en droit comparé fait consensus, force est toutefois de constater qu’il n’existe aucun consensus ni sur sa place (A), ni même sur les formes qu’elle peut revêtir (B).

A. Le droit comparé en tant que méthode

La question de la méthodologie revêt une importance capitale en matière de droit comparé, car elle touche avant tout à la nature même de la discipline voire à son existence. À l’instar de Gutteridge6, il est en effet possible d’affirmer que le droit comparé ne constitue pas une branche totalement autonome du droit, tant il est vrai qu’il concerne chacun des domaines du droit sinon tous les juristes. Si elle a pu être très en vogue au début du XXe siècle au sein de l’école universaliste française, l’image du droit comparé comme véritable science permettant de saisir et fixer la communauté juridique dans une synthèse universelle, ne compte plus aujourd’hui beaucoup d’adeptes. En effet, il est acquis que toute science se définit comme un corps de connaissance ordonnée ayant un domaine propre, un objet déterminé et reconnu, une méthode propre. Or, il n’existe pas de domaine propre au droit comparé dans la mesure où son application implique la préexistence d’autres branches du droit. La comparaison ne peut naître ex nihilo. S’il n’est pas une science, ni même une science auxiliaire ou collatérale pour reprendre l’expression de Carbonnier, le droit comparé ne serait alors qu’une méthode. Mais une méthode très particulière. En effet, cette méthode à caractère scientifique obéit à certaines lignes directrices. Si elle relève bien évidemment d’une confrontation continue entre normes nationales et étrangères, cette confrontation doit se faire suivant certaines règles. En premier lieu, l’étude comparative ne procède pas d’une conception aplanissante de la réalité ; il faut qu’elle pénètre sous la surface formelle du droit. Le comparatiste doit s’enquérir de ce que Sacco appelle la dimension muette du droit7, ce qui implique des grilles de lecture aussi différentes que l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la religion, l’économie pour pouvoir comprendre d’autre, expliquer ses différences, saisir sa dynamique au lieu de se contenter d’une vision statique fournie par le seul examen des textes ou des sources officielles. De même, on ne doit pas comparer entre elles des règles isolées de leur contexte historique et culturel ce qui implique à chaque fois une investigation en ce sens. Il faut déterminer le substrat culturel et ne pas perdre de vue le fonctionnement effectif du système. Le milieu social doit être pris en considération, ce qui conduit souvent à identifier avec plus pi moins de précision ce que l’on appelle l’idéologie juridique d’un système.

Mais une fois, ces lignes force dégagées, on est amené à constater que cette méthode comparative peut elle-même être l’objet de diverses approches méthodologiques.

B. Les méthodes de la méthode

La méthode comparative ne serait-elle pas elle-même soumise à plusieurs méthodes8 ? La réponse est à l’évidence positive. Tellement positive que d’aucuns n’hésitent pas à affirmer qu’il y aurait de méthodes semble-t-il que de comparatistes. Cette conclusion est sans doute exagérée. Malgré la très grande diversité régnant en la matière, il est possible d’identifier quelques méthodes principales.

La première est la méthode dite de la projection ; celle du droit national sur les droits étrangers. Cette méthode autrement appelée parfois, méthode conceptuelle, est assez commune, car découlant d’une approche descriptive. Elle repose sur l’étude des concepts juridiques, des institutions et des notions dans chacun des droits en présence, avec pour objectif la recherche des correspondances. Elle a l’avantage d’être naturelle, mais elle présente cependant, quelques inconvénients, comme l’a montré R. David9. Il en est notamment ainsi lorsque les correspondances n’existent pas entre les catégories juridiques admises ici et là. Elle peut être la source de contresens : des expressions peuvent paraître avoir la même signification, mais il peut n’en être rien dans les faits. On touche là, avec la question de la traduction, dont on sait qu’elle ne peut être que trahison tant la langue est le creuset d’une culture particulière, à l’une des limites les plus problématiques de la méthode.

À côté de cette première approche, certains auteurs ont pu préconiser de dépasser la simple expression normative des textes, pour essayer de saisir le droit en action. Ainsi est née l’approche contextualiste. Cette approche met l’accent sur la nécessité d’observer le contexte dans lequel s’inscrit la règle, avec cette idée que la règle doit s’expliquer au regard de facteurs environnementaux (contexte économique, social, historique…). Il s’agit de « sonder l’arrière-plan culturel du discours juridique » comme le souligne P. Legrand10. L’idée majeure est que le phénomène juridique est plus complexe et riche qu’il n’y paraît. Il se nourrit de son contexte, ce qui justifie une approche interdisciplinaire, dépassement de la culture juridique.

Enfin, la méthode la plus en vogue, celle de la situation juridique ou méthode fonctionnelle11. Cette méthode est fondée sur une approche très pragmatique de la matière. Il s’agit d’étudier les différentes solutions apportées par les droits étudiés à une même question. Il s’agit alors, comme l’enseignait Gutteridge12, d’étudier toute norme à la lumière de sa finalité, et « s’attacher à considérer sa dynamique plutôt que ses aspects statiques ». C’est alors une approche orientée en fonction du problème13. À partir d’une situation donnée, quelles réponses apporter ? D’abord développée par le Pr Ernst Rabel dans l’entre-deux-guerres14, son idée centrale est que le droit étranger est utilisé comme une technique pour résoudre les problèmes juridiques, et que les seules choses comparables sont celles qui remplissent les mêmes fonctions. Ce n’est pas parce qu’un certain concept n’existe pas dans un autre droit qu’il n’est pas possible de trouver un équivalent fonctionnel. Elle fut ensuite confirmée par Zweigert en 1971 qui consacra, de manière très claire, l’approche fonctionnelle comme la méthode basique pour ne pas dire unique en droit comparé. Le postulat de départ de cette approche est que la seule constante qui existe lorsque l’on envisage une étude de droit comparé, ce n’est pas les solutions, les moyens pour y parvenir, mais le problème, factuel, concret que le droit vise à régir.

Comme cela a été démontré, cette approche consiste à considérer les règles juridiques sous deux angles, d’une part celui de la fonction occupée par la règle, et d’autre part celui de son aptitude à remplir la fonction assignée.

Cette démarche n’est dès lors pas sans rappeler la méthode contextuelle, puisqu’elle vise elle aussi non pas à se focaliser sur la règle (law in books), mais sur son application pratique (law in action) et sur les objectifs sociaux qu’il sert. Pragmatique, elle présente l’intérêt d’inciter le juriste à se départir de ses repères juridiques, et notamment des catégories juridiques de son système d’origine.

Cette méthode sera complétée par la méthode factuelle que l’on doit à un auteur américain, le Pr Schlesinger15, autrement appelée méthode des cas. Cette approche connut son heure de gloire entre autres au sein du groupe Trento. Comme l’a montré cet auteur dans le cadre de ses séminaires, restés célèbres, à la Cornell University School of Law et consacrés à la formation du contrat16, il convient ici de se baser sur un certain nombre de situations de fait, pour être sûr que chaque pays apporte sa réponse à la même question. Elle va ainsi plus loin que la méthode fonctionnelle, en ce sens qu’elle ne part pas de problèmes définis abstraitement, mais de cas pratiques concrets. Il s’agit d’une méthode neutre, qui place tous les systèmes sur un pied d’égalité. Il s’agit, au début du raisonnement, d’éliminer toutes les catégories abstraites qui pourraient biaiser l’analyse, et à partir de là d’essayer d’établir si les solutions se retrouvent de l’un à l’autre. Comme l’a fait remarquer un auteur17, plutôt que de réfléchir sur des questions abstraites, cette méthode invite à travailler sur des situations factuelles extrêmement précises. Il n’est donc pas étonnant que cette méthode ait connu un franc succès et soit aujourd’hui et soit aujourd’hui largement appliquée.

II. Le choix : quelle méthodologie transposer à la transsystémie ?

Après ce bref aperçu, il s’agit de revenir à notre interrogation initiale. Ces méthodes peuvent servir de base à la mise en place d’une approche transsystémique ? Doit-on s’en inspirer ? Sont-elles même adaptées ? Pour tenter de répondre à cette question, il est nécessaire une nouvelle fois d’inverser l’ordre naturel des choses et de partir du résultat et de poser une nouvelle question. Que cherche-t-on à obtenir ?

A. Le critère du choix : Une méthode au service d’une finalité

La diversité des méthodes en droit comparé n’est nullement une tare. C’est même une nécessité. En effet, il ne faut pas oublier que toute méthode, comme le rappelait Constantinesco18, est une série d’opérations s’enchaînant dans une marche raisonnée, dirigée vers un but précis. Ainsi la méthode serait un moyen au service d’une fin. Or, trois finalités peuvent être généralement assignées au droit comparé, que l’on pourrait exprimer en paraphrasant la fameuse règle des 3 C de Constantinesco19 (connaître comprendre, et comparer), sous la forme d’une autre règle des 3 C : connaître l’altérité, comprendre l’altérité et concevoir en la dépassant l’altérité.

Pour connaître l’altérité, la méthode empirique et conceptuelle suffit largement. Pour la comprendre, la méthode fonctionnelle serait plus appropriée. Ainsi, à chaque finalité propre, correspondrait une méthode. Il suffirait alors de rechercher celle qui conviendrait le mieux au 3e C.

Mais une telle conclusion est pour le moins simpliste. En effet, il est évident que toute méthode peut servir plusieurs finalités. C’est notamment vrai pour la méthode fonctionnelle dont il a été démontré qu’elle pouvait remplir au moins fonctions différentes. Elle peut ainsi remplir tout d’abord une fonction épistémologique qui doit permettre de mieux comprendre le droit, d’atteindre le système dans son homogénéité, dans son esprit et dans sa mentalité20. Mais elle peut aussi permettre de remplir une fonction de systématisation, visant, comme l’appelait de ses vœux Zweigert, à construire un système propre, avec sa propre syntaxe et son propre vocabulaire. Cette fonction rejoint alors la fonction d’évaluation du droit. Il s’agit ici de déterminer, ou plutôt de tenter de déterminer le meilleur droit ou, et c’est légèrement différent, déterminer un droit idéal relatif comme le disait Saleilles. Enfin, la méthode fonctionnelle aurait pour fonction ultime une fonction unificatrice, laquelle fonction découle naturellement de la précédente. À partir du moment où l’on a identifié la meilleure solution, il est naturel d’inviter les législateurs à l’adopter, et par là même à unifier le droit.

Or, il est bien certain que ces finalités ne sont pas exclusives les unes des autres, elles s’entremêlent. Elles diffèrent principalement en fonction des destinataires. La finalité recherchée, et donc la méthode suivie ne sera pas la même, si le droit comparé est utilisé par le législateur, l’avocat ou l’universitaire. À cet égard, il n’est étonnant que la méthode fonctionnelle classique soit particulièrement en vogue chez les législateurs, que cela soit au niveau national, mais aussi, et surtout international. Elle est d’ailleurs systématiquement utilisée dans des instances internationales visant à l’harmonisation voire à l’unification du droit21.

Une pluralité de méthodes au service d’une pluralité de finalités. Mais ce qu’il convient de garder à l’esprit, c’est que ces méthodes, et leur diversité sont marquées par le fait que très longtemps le droit comparé a été conçu, non pas comme un instrument pédagogique, mais comme un instrument de recherches, un instrument d’application ; et non pas tant d’éducation. Dans cette conception du droit comparé orthodoxe, le présupposé est que la connaissance du droit, de son droit, puis celui de l’autre, est un pré‑requis à toute étude de droit comparé.

Or, c’est à ce niveau que va résider la principale différence, sur le plan de la méthodologie, entre approche comparative et approche transsystémique. En effet, il existe une différence de nature profonde entre ces deux notions, la transsystémie étant toute entière tournée vers la formation, alors qu’au contraire, il serait extrêmement difficile d’enseigner le droit comparé, cette matière se pratiquant plus qu’elle ne s’enseigne22. L’approche transsystémique un instrument, non d’application, mais d’éducation comme le démontrent les nombreux articles consacrés à l’expérience de la transsystémie menée à l’Université McGill depuis de nombreuses années23. Son objectif serait de former des juristes trans ou bi nationaux. Mais qu’est-ce que cela veut-il dire ? Mais qu'entend-on par ces notions ? Que recouvrent-elles ? Sont‑elles synonymes ? La réponse est importante pour répondre à l’interrogation d’ordre méthodologique.

À l’évidence, il ne s’agit pas de former des comparatistes au sens classique du terme, c’est-à-dire des étudiants qui après avoir acquis la maîtrise de leur droit maternel, comme il y aurait des langues maternelles, s’attaqueraient à l’étude d’un droit étranger auquel ils confronteraient leurs certitudes.

Il ne s’agirait pas non plus de former des binationaux, car même si la transsystémie Macgilliene est née dans un contexte de bijuridisme, il me semble réducteur de penser que la transsystémie ne viserait qu’à enseigner de manière parallèle le droit civil et le droit de common law. Si tel était le cas, nul besoin de méthode… Il faudrait juste de bons étudiants et le double de temps !

Incontestablement, la transsystémie vise à autre chose. Elle vise à former des juristes réellement transnationaux, c’est-à-dire à proposer une formation, non pas fondée sur la juxtaposition, mais sur l’intégration. Une formation qui vise à transcender l’altérité, en offrant aux étudiants non plus une figure de référence, à laquelle, à travers une approche de droit comparé orthodoxe (ou classique), ils confronteraient ce qui est autre, mais un cadre commun de référence.

Et c’est là que, la transsystémie va plonger le comparatiste dans un abîme de perplexité, car, à la réflexion, il y a là encore une fois, un bouleversement de l’ordre naturel des choses. Jusqu’à présent, et quelle que soit la méthode, les comparatistes étaient convaincus que toute étude de droit comparé exigeait, comme il a déjà été dit, une connaissance approfondie à la fois de son droit, mais aussi du droit étranger, ce qui faisait du droit comparé un droit doublement exigeant. Il fallait arriver au sommet avant de pouvoir comparer. La connaissance est le prérequis.

À première vue, la transsystémie ébranle ces certitudes, car elle impose une inversion totale de l’approche. Elle part du bas, et non plus du haut. Cette inversion, certains comparatistes la promouvaient déjà. À cet égard, le comparatiste italien R. Sacco avait l’habitude de dire que toute matière juridique devrait être enseignée deux fois. Sous l’angle comparatif d’abord, et ensuite sous l’angle national. Ainsi, un enseignement de droit comparé devrait précéder et non suivre l’étude du droit national. Mais bien évidemment, il ne peut s’agir ici de droit comparé orthodoxe. Il est bien certain qu’un cours de droit comparé classique ne peut se concevoir en première année. Ce que vise Sacco, c’est un droit comparé implicite, lequel n’est rien d’autre que la transsytémie. Au lieu de s’adresser à des spécialistes, l’approche transsystémique s’adresserait à des esprits neufs, vierges de toute connaissance, et de présupposés. L’étudiant est donc appelé à évoluer dès le début dans un contexte diversifié. L’ignorance serait donc ici le prérequis.

L’inversion ne se conçoit pas simplement en termes de chronologie. Elle se manifeste aussi dans le rôle dévolu à l’étudiant. Car la transsystémie vise à faire de l’étudiant, un acteur, un agent actif24. Ne vous posez plus la question de ce que le droit fait pour vous, mais plutôt ce que vous faites du droit ! Les éléments de références ne seraient plus le droit tel qu’il s’applique envers les sujets, mais le sujet lui‑même et son rapport au droit. L’inversion est totale. La désorientation aussi !

Mais pour autant, cela veut-il dire que sur le plan méthodologique, il n’y aurait du fait de cette inversion divergence totale ? N’y aurait pas une certaine convergence ? La question doit être posée, car la transsystémie exige, elle aussi une méthode. Alors même que l’approche est inverse, il n’est pas sûr, bien, au contraire, que les méthodes développées dans le cadre du droit comparé, instrument de recherche, ne soient d’aucun secours.

Et là encore, les regards se tournent naturellement vers la méthode fonctionnelle qui serait la plus appropriée pour fonder un enseignement transsystémique. Mais il faut raison garder, car cette approche peut être source d’illusions.

B. Les conséquences du choix : entre illusion et raison

1. L’illusion : l’approche fonctionnelle et la transsystémie

La finalité de la transsystémie ainsi dégagée, l’approche fonctionnelle semble parfaitement compatible et adaptée, car elle repose sur une approche purement pragmatique. À travers elle, l’étudiant pourra, dans une approche dynamique envisager les différentes solutions que le droit peut apporter à différents problèmes envisagés abstraitement. Nul besoin d’être juriste pour identifier les problèmes auxquels le droit doit répondre. Poussée à l’extrême, cette méthode fonctionnelle pourrait laisser penser que par l’approche transsystémique, il est possible de former des juristes véritablement transnationaux, voire anationaux. L’objectif serait atteint, car ce serait bien cela la dénationalisation des études de droit dont se prévaut le mouvement transsystémique. La transsystémie se rapprocherait alors du « Global law teaching », considérait alors comme constituant une fin en soi25.

Mais, à notre sens, cette vision idéale n’est pas réaliste et ne correspond pas à la réalité, pour deux raisons. La première est que, avoir des esprits vierges, libres de toute référence à un cadre national est un prérequis illusoire. Sans doute, les étudiants de première année n’ont-ils aucune connaissance du droit dans son expression normative. Mais, n’ont-ils pas une connaissance implicite de ce droit ? Peuvent-ils, même avant de s’être penché sur les études de droit, s’affranchir de tout ethnocentrisme ? Il est certain que le droit se conçoit, se pense, se devine, dans le cadre d’un contexte culturel qui marque, forme, déforme les esprits des juristes. L’esprit rationnel du juriste civiliste n’est-il pas le reflet de cet esprit de géométrie qu’a caractérisé Pascal ? Ainsi la culture générale et l’esprit de la Communauté au sein de laquelle il évolue marquent et forment le cadre intellectuel de tout juriste qu’il soit confirmé ou en herbe. Et à moins d’avoir des étudiants s’apparentant au sauvage de Rousseau, à l’esprit totalement vierge, l’idée qu’il serait possible d’appréhender chacun des systèmes présentés à travers l’étude transsystémique de manière neutre, est vaine. D’ailleurs, il convient de noter que c’est là qu’a résidé une des plus virulentes critiques adressées à la transsystémie, critique portant sur le fait qu’elle serait trop juridiquement centrée26 et qu’elle devrait être une véritable approche interdisciplinaire, certes séduisante sur le plan intellectuel, mais rompant de manière sans doute trop abrupte, avec le paradigme utilitaire des études (vocational training) encore fermement défendu en Europe.

La seconde est que sur un plan plus pratique, il serait vain de transposer aux étudiants ce qui est pratiqué dans le cadre des instances internationales, où il s’agit d'identifier in abstracto la finalité, et ensuite de construire le moyen le plus efficace pour y parvenir en faisant abstraction, a priori, de sa culture juridique. Mais si cette approche se justifie pour les législateurs, chargés de créer la norme, il n’en est évidemment pas de même pour les étudiants, qui sont là pour l’appréhender. De plus, il convient de rappeler que la méthode fonctionnelle a été critiquée, car elle mènerait naturellement et irrévocablement à l’unification du droit, notamment à travers le phénomène d’évaluation de la norme juridique. Si ce danger existe pour les législateurs, il produirait des effets encore plus dévastateurs chez les étudiants qui pourraient être amenés à rejeter leur propre droit au motif qu’il ne serait pas efficace et se diriger vers l’étude des droits étrangers considérés à tort ou à raison comme étant plus modernes et porteurs. Le risque existe, mais il ne doit pas être surestimé. Dans son utilisation pédagogique, cette méthode au contraire nourrit le pluralisme et le justifie. Elle permet de souligner les différences à travers les similitudes27. En imposant de prendre en considération la face cachée de la norme, elle permet de reformuler, de repenser le droit, en termes généraux sans pour autant nier la diversité. En ce sens, elle nous paraît adaptée à la transsystémie, car pouvant constituer un point de départ. Car elle devra être complétée.

2. La raison : une nécessaire (re)nationalisation

Certes, la transsystémie a pour mission affichée et revendiquée de dénationaliser l’enseignement du droit. Mais cette dénationalisation ne saurait conduire in fine à une pure (a) nationalisation. Pour des raisons pratiques évidentes, parce que le juriste que l’on forme a besoin d’exercer, de pratiquer, de revenir sur terre, il conviendra à un moment ou à un autre de (re) nationaliser sa formation.

Si l’on a bien compris, telle ne serait pas la finalité véritable de la transsystémie. Il ne s’agit pas de former des juristes qui sont des juristes transnationaux, mais des juristes qui pensent comme des juristes transnationaux (global lawyers).

La transsystémie apparaît alors comme un outil, permettant aux étudiants d’avoir une structure mentale ouverte, leur permettant de s’adapter. Elle doit leur permettre d’acquérir une sorte de régime mental primaire, ou « d’esprit juridique ouvert de base » sur lequel viendra se greffer la connaissance du droit positif. Cet outil s’acquière à travers une approche intégrée des solutions offertes, et à ce niveau, la méthode factuelle de Schlesinger, laquelle se révèle la plus adaptée sur le plan pédagogique, de fournir un point de départ. Sur certains points, l’étudiant sera confronté non plus à l’altérité, mais à la différence sous la forme de deux systèmes différents, placés sur un même pied. Ainsi, il sera en mesure d’appréhender sans a priori les solutions proposées par l’un ou l’autre des systèmes. Ainsi l’étudiant pourrait se pencher sur les droits présentés de façon globale, suivant une méthode problématique.

Mais cette méthode qui peut constituer un point de départ devra par la suite être complétée. Il s’agira pour l’étudiant de reconstruire, de prendre conscience et connaissance du droit positif dans lequel il aura à évoluer.

Conclusions

La transsystémie nous met donc la tête à l’envers, elle désoriente, pour preuve notre ami Rod MacDonald n’a-t-il pas dans un de ses articles les plus éclairants sur la question commencée par l’épilogue et finit par un prologue28 ! La tête à l’envers vous dis-je ! Mais si elle trouble le comparatiste, elle le rassure quelque part. Droit comparé et transsystémie, loin d’être antinomique, ne seraient en fait que les deux faces d’une même pièce. Le droit comparé a nourri la transsystémie, laquelle est avant tout et initialement un projet de droit comparé. Mais celle-ci à son tour va le nourrir et l’enrichir, contribuant à l’apparition de ce droit comparé implicite que Rod appelait de ses vœux. Dans les deux cas, il s’agit de découvrir la dimension muette du droit, au-delà des conceptions du droit définies, par les frontières traditionnelles qu’elles soient officielles, explicites ou externes. Le droit comparé implicite partagerait donc cette finalité avec la transsystémie. Mais si l’approche est différente puisque dans un cas on part d’en haut, dans l’autre d’en bas, dans un cas il s’agit d’ouvrir les yeux du juriste, dans l’autre apprendre à l’apprenti juriste de demain à acquérir un appareillage intellectuel ouvert, les mêmes méthodes peuvent dans les deux cas être utilisées, mais dans un ordre différent.

Dans les deux cas, vision globale et droit positif doivent se conjuguer et ne sauraient s’exclure. Même si la règle dans sa dimension normative doit être dépassée, elle n’en demeure pas moins la matière de référence du juriste. Qu’il nous soit ici permis de terminer en citant une anecdote, qui témoigne à notre sens du nécessaire compromis, vers lequel l’on droit tendre, en tant qu’enseignant et juriste. Un collègue canadien avait un jour reproché à demi-mot les enseignants français de ne former que des plombiers du droit, des positivistes serviles. L’attaque était rude, en partie fondée. En partie seulement, car qu’on le regrette ou non, l’application au quotidien du droit, dans le cadre du procès notamment, est le fait de ces plombiers maîtrisant le droit positif.

Une nouvelle fois, un compromis doit être trouvé entre une formation transnationale, indispensable pour l’épanouissement intellectuel des étudiants juristes, et une formation nationale, purement positiviste, indispensable à leur épanouissement professionnel. En fin de compte que l’on parte d’en haut ou d’en bas, quelle que soit la méthodologie employée, on se retrouve toujours au milieu. C’est tout l’art du compromis, qui peut être résumé dans la belle formule utilisée par notre collègue Rosalie Jukier lors de ce colloque : former des plombiers oui, mais des plombiers inventifs ! Nul doute que la transsystémie et le droit comparé peuvent ensemble y contribuer !

1 Le style oral a été en partie conservé.

2 H. MUIR-WATT, « La fonction subversive du droit comparé », R.I.D.C. 3, 2000, p. 503 s.

3 H DEDEK & A. De MESTRAl, “Born to be wild : the transysstemic Programme at McGill and the De-nationalization of Legal Education”, German Law Jou

4 B. JALUZOT, « Méthodologie du droit comparé : bilan et prospective », R.I.D.C., 2005 57-1 pp. 29-48.

5 R.A MACDONALD & K. GLOVER, « Implicit comparative Law », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, R.D.U.S, 2013, vol. 43, p. 123 s ; J.C. RIE

6 H.C. GUTTERIDGE, Le Droit comparé : Introduction à la méthode comparative dans la recherche juridique et l'étude du droit, R. Pichon et R. 

7 R. SACCO, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Economica, 1991, p. 106.

8 S. PASQUALE, « Considérations sur les méthodes du droit comparé (À propos d'un livre récent) », R.I.D.C. vol. 25 n° 4, oct.-déc. 1973. p. 873 s.

9 R. DAVID, & C. JAUFFRET-SPINOZI, les grands systèmes juridiques contemporains, 12e ed, 2002, p. 12.

10 P. LEGRAND, « Comparer », Revue internationale de droit comparé, vol. 48 n° 2, avril-juin 1996. p. 291.

11 R. MICHAELS, The Functional method of Comparative Law, The Oxford Handbook of Comparative Law, p. 339-382 (2006).

12 Cité par B JALUZOT, op. cit. p. 39.

13 JALUZOT, ibidem.

14 MM GRAZIADEI, The Functional Heritage, Comparative Lagal Studies: traditions and transitions, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 103

15 Rudolf B. SCHLESINGER, Formation of Contracts: A Study of the Common Core of Legal Systems, Dobbbs Ferry, New York, Oceana Publications, pp. xiv

16 B. JALUZOT, op. cit. p. 41.

17 Ibidem.

18 L.J CONSTANTINESCO, Traité de droit comparé, t.2, la méthode comparative, 1974 p. 122.

19 B JALUZOT, op. cit. p. 35

20 Ancel cité par Ralf MICHAELS op. cit., p. 365.

21 Telle a été particulièrement le cas dans le cadre des travaux du Groupe Suretés mobilières de la Commission des Nations Unies pour le Droit

22 Sur la question de l’enseignement du droit comparé : A. Popovici, Droit comparé et enseignement du droit, 2002 36 RJT 803 s ; B. FAUVARQUE‑COSSON

23 Y.M. MORISSETTE, “McGill’s integrated civil and Common Law Program”, Journal Of Legal Education, vol. 52 (2002), p. 11 s. ; Harry W. ARTHUS, “Law

24 R.A. MACDONALD & J. MACLEAN, “No Toilets in Park”, (2005) 50 McGill L.J. 721.

25 C. VALKE, “Global Teaching”, Journal of Legal Education, (2004) vol. 54 p. 160 s.

26 Harry ARTHUS cité par Helge DEDEK et Armand DE MESTRAL.

27 Ralf MICKAEL, op. cit., p. 381.

28 R.A. MACDONALD & J. MACLEAN, “No Toilets in Park”, op. cit. 721.

Notes

1 Le style oral a été en partie conservé.

2 H. MUIR-WATT, « La fonction subversive du droit comparé », R.I.D.C. 3, 2000, p. 503 s.

3 H DEDEK & A. De MESTRAl, “Born to be wild : the transysstemic Programme at McGill and the De-nationalization of Legal Education”, German Law Journal, 2009 vol. 10 n° 07, p. 889 s ; Jaako HUSA, “Turning the Curriculum upside Down : Comparative Law as an Educational tool for Constructing the Pluralistic Legal Mind”, German Law Journal, 2009 vol. 10 n° 07, p. 913 s

4 B. JALUZOT, « Méthodologie du droit comparé : bilan et prospective », R.I.D.C., 2005 57-1 pp. 29-48.

5 R.A MACDONALD & K. GLOVER, « Implicit comparative Law », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, R.D.U.S, 2013, vol. 43, p. 123 s ; J.C. RIETZ, « How to do Comparative Law » ?, AJCL, 1998 p. 617.

6 H.C. GUTTERIDGE, Le Droit comparé : Introduction à la méthode comparative dans la recherche juridique et l'étude du droit, R. Pichon et R. Durand-Auzias éd., 1953.

7 R. SACCO, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Economica, 1991, p. 106.

8 S. PASQUALE, « Considérations sur les méthodes du droit comparé (À propos d'un livre récent) », R.I.D.C. vol. 25 n° 4, oct.-déc. 1973. p. 873 s.

9 R. DAVID, & C. JAUFFRET-SPINOZI, les grands systèmes juridiques contemporains, 12e ed, 2002, p. 12.

10 P. LEGRAND, « Comparer », Revue internationale de droit comparé, vol. 48 n° 2, avril-juin 1996. p. 291.

11 R. MICHAELS, The Functional method of Comparative Law, The Oxford Handbook of Comparative Law, p. 339-382 (2006).

12 Cité par B JALUZOT, op. cit. p. 39.

13 JALUZOT, ibidem.

14 MM GRAZIADEI, The Functional Heritage, Comparative Lagal Studies: traditions and transitions, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 103 s.

15 Rudolf B. SCHLESINGER, Formation of Contracts: A Study of the Common Core of Legal Systems, Dobbbs Ferry, New York, Oceana Publications, pp. xiv 1727 (1968).

16 B. JALUZOT, op. cit. p. 41.

17 Ibidem.

18 L.J CONSTANTINESCO, Traité de droit comparé, t.2, la méthode comparative, 1974 p. 122.

19 B JALUZOT, op. cit. p. 35

20 Ancel cité par Ralf MICHAELS op. cit., p. 365.

21 Telle a été particulièrement le cas dans le cadre des travaux du Groupe Suretés mobilières de la Commission des Nations Unies pour le Droit commercial International (CNUDCI) consacrés au Guide législatif sur les opérations garanties.

22 Sur la question de l’enseignement du droit comparé : A. Popovici, Droit comparé et enseignement du droit, 2002 36 RJT 803 s ; B. FAUVARQUE‑COSSON, « L’enseignement du droit comparé », R.I.D.C., 2002 vol. 54 p. 293 s. ; R. SACCO, « La formation au droit comparé, l’expérience italienne », R.I.D.C, 1996 vol. 48, p. 273 s.

23 Y.M. MORISSETTE, “McGill’s integrated civil and Common Law Program”, Journal Of Legal Education, vol. 52 (2002), p. 11 s. ; Harry W. ARTHUS, “Law and Learning in an Era of Globalization”, German Law Journal, 2009, vol. 10 n° 7, p. 629 s. A. DE MESTRAL, “Bisystemic Law Teaching - The McGill Programme and The Concept of Law in the EU, 2003)”, Common Market Law Review 40, p. 799 s.

24 R.A. MACDONALD & J. MACLEAN, “No Toilets in Park”, (2005) 50 McGill L.J. 721.

25 C. VALKE, “Global Teaching”, Journal of Legal Education, (2004) vol. 54 p. 160 s.

26 Harry ARTHUS cité par Helge DEDEK et Armand DE MESTRAL.

27 Ralf MICKAEL, op. cit., p. 381.

28 R.A. MACDONALD & J. MACLEAN, “No Toilets in Park”, op. cit. 721.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-François RIFFARD, « Upside down : transsystémie et droit comparé », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 28 septembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=311

Auteur

Jean-François RIFFARD

Professeur de droit privé et de sciences criminelles, Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand France

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