Éthique médicale, déontologie, principe de bienfaisance et technosciences

DOI : 10.52497/revue-cmh.635

Plan

Texte intégral

La rapidité de l'évolution de la technologie en santé pose problème notamment quant à l'utilisation de l'intelligence artificielle. Nous sommes actuellement à un tournant.

Les scientifiques et la population sont partagés.

Comme la langue d’Ésope, ce peut être la meilleure ou la pire des choses.

I. Que pensent les scientifiques du progrès des technosciences, notamment de l'intelligence artificielle1 ?

En 2014, plusieurs scientifiques américains ont pris acte du développement de l'intelligence artificielle. Mais ils nous avertissent que les facultés d'apprentissage automatique des machines alimentées par des quantités d'informations colossales que l'on mentionne sous le vocable de masse de données, les rendront bientôt imprévisibles.

Stephen Hawking déclare à la BBC que l'intelligence artificielle pourrait conduire à l'extinction de la race humaine.

II. Que pensent les français de l'évolution des technosciences ? Le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC) a fait une enquête intitulée « les conditions de vie et aspiration des français » en juin 2014

Les Français ont plutôt une vision extensive de la médecine, dont les progrès devraient bénéficier à l'amélioration des capacités physiques et mentales des individus bien portants. Mais, une amélioration des performances via la greffe de composants électroniques dans le cerveau ou la consommation de médicaments est moins consensuelle. Seulement un Français sur dix y est réceptif.

Les dispositifs impliquant la transmission de données privées soulèvent en revanche de grandes réticences et la méconnaissance de certaines technologies, dont les nanotechnologies, nourrit de fortes inquiétudes à leur encontre.

III. Présentation de l'Ordre des médecins

La médecine est une profession réglementée par de nombreux textes juridiques dont le Code de la santé publique et le Code de la sécurité sociale.

Le rôle de l'Ordre des médecins est inscrit dans le Code de la santé publique.

L’article L. 4121-2 dispose que l'Ordre des médecins veille « au maintien des principes de moralité, de probité, de compétences et de dévouement indispensables à l'exercice de la médecine et à l'observation par tous leurs membres des devoirs professionnels ainsi que des règles édictées par le Code de déontologie […] ».

L'Ordre est un organisme privé remplissant une mission de service public. L'Ordre est une institution financièrement indépendante. Son fonctionnement est démocratique. Tous les conseillers nationaux, régionaux et départementaux sont élus par leurs pairs. Les missions de l'Ordre sont accomplies par l'intermédiaire d'un Conseil national, d'un Conseil régional et d'un Conseil départemental. L'Ordre représente tous les médecins quel que soit leur mode d'exercice ou leur spécialité.

Ainsi, l'Ordre est au service des médecins dans l'intérêt des patients.

IV. Les technosciences et la notion de progrès

La notion de progrès n'est pas appréhendée de la même façon par tous les individus et tous les mouvements philosophiques. Si le progrès technologique a apporté à de nombreux individus un certain bien-être matériel au quotidien, il y a un revers de la médaille : augmentation de la pollution, diminution de la qualité de vie dans les grandes villes, diminution des ressources alimentaires et énergétiques, utilisation des progrès technologiques dans de nombreux conflits à travers le monde, cybercriminalité…

La question essentielle est de savoir si l'on doit utiliser le progrès pour le progrès sans l'accompagner de réflexion sur le devenir de l'humanité, comme l'indiquait déjà Jean François Rabelais dans son roman Pantagruel : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ».

Le progrès des technosciences doit s'accompagner d'une régulation minimale (soft law) discutée à l'échelon international.

Pour le professionnel de santé, les technosciences doivent être utilisées pour la prévention et les soins des citoyens. Il n'est pas question de les utiliser pour la transformation artificielle de personnes non malades (transhumanisme). Sinon les risques suivants pour la société seraient importants : eugénisme, fracture sociale et pression sur les citoyens par un autoritarisme scientifique.

Les technosciences doivent donc être encadrées par une régulation juridique, une éthique et une conduite déontologique dans leur utilisation.

Les risques sont grands pour l'individu d'une pression sociale inadaptée.

Le risque le plus important est sûrement une prise en main détournée par des puissances financières telles que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).

V. La position de l'Ordre des médecins

Elle est simple et précise : il faut que les professionnels de santé s'approprient les outils des technosciences en santé pour améliorer leur pratique quotidienne et donc la qualité des soins de leurs patients. Mais il faut respecter les moyens de régulation, des règles strictes et le Code de déontologie dans l'utilisation des nouvelles techniques. Il faut aussi qu'il y ait une réflexion éthique et une information précise des citoyens sur les avantages et les inconvénients de ces nouvelles techniques donc le rapport bénéfice-risque pour chaque individu concerné.

VI. Un grand débat public sur ce sujet est souhaitable

Le livre blanc du Conseil national de l'Ordre des médecins établi en janvier 2018, intitulé « Médecins, patients dans le monde des data, des algorithmes et de l'intelligence artificielle » décrit les différents aspects de ce thème pour les soins, la recherche, l'enseignement et se termine sur une série de 33 recommandations.

VII. Un certain nombre d'articles du Code de déontologie sont applicables aux technosciences

L'article R. 4127-2 dispose que « le médecin, au service de l'individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité ».

Le respect de la dignité humaine doit être un point important dans l'évolution des technosciences. On peut se poser la question de savoir si les GAFAM respecteront tous les aspects de la dignité humaine, notamment la confidentialité des données personnelles.

L’article R. 4127-5 précise quant à lui que « le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit ».

Ainsi le médecin devra tout faire pour résister à la mode, à l'évolution sociétale et éventuellement aux aspects financiers dans son utilisation des technosciences.

Mais ce challenge sera très difficile à relever.

Selon l’article R. 4127-14, « les médecins ne doivent pas divulguer dans les milieux médicaux un procédé nouveau de diagnostic ou de traitement insuffisamment éprouvé sans accompagner leur communication des réserves qui s'imposent. Ils ne doivent pas faire une telle divulgation dans le public non médical ».

La promotion d'une technologie nouvelle notamment par les médias peut être alléchante vis-à-vis de citoyens très friands de science-fiction, souvent peu au fait des risques éventuels de cette nouvelle technologie.

L’article R. 4127-19 dispose que « la médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce ».

Il faut faire attention à la puissance des GAFAM et donc d'une éventuelle dérive consumériste dans la prise en charge de la santé, car ces sociétés doivent vendre tous les jours un peu plus si elles ne veulent pas disparaître.

L’article R. 4127-36 est relatif au consentement du patient.

Il ne faut pas simplement se contenter de faire signer un consentement écrit à un patient pour être déchargé d'éventuelles responsabilités. Une information précise doit être donnée non seulement lors de la mise en place de nouvelles thérapeutiques, mais aussi pendant la prise en charge et pendant le suivi du patient ou du volontaire de recherche clinique.

Le problème qui n'est jamais abordé est celui du temps des soignants qui apportent l'information. Ce temps passé, souvent long, n'est en général pas considéré et le plus souvent non rémunéré.

Selon l’article R. 4127-40, « le médecin doit s'interdire, dans les investigations et les interventions qu'il pratique comme dans les thérapeutiques qu'il prescrit, de faire courir au patient un risque injustifié ».

Le progrès scientifique peut s'accompagner de risques immédiats ou décalés. Cet article du Code de la santé publique confirme la prudence que les médecins doivent avoir devant tout progrès scientifique apparent.

Au regard de l’article R. 4127-41, « aucune intervention mutilante ne peut être pratiquée sans motif médical très sérieux et, sauf urgence ou impossibilité, sans information de l'intéressé ni sans son consentement ».

La pause d'appareillages chez un être humain pour créer un homme amélioré est apparemment contraire à la déontologie. Il faut un motif médical très sérieux et pas seulement un désir personnel. Mais dans une société hédoniste où tous les désirs immédiats doivent être satisfaits, comment les professionnels de santé pourront-ils résister longtemps à la pression sociétale ? Il sera intéressant pour ceux qui le pourront, de voir les réécritures éventuelles du Code de déontologie dans 10 ans.

VIII. Le principe de bienfaisance

Le dictionnaire de l'Académie française définit la bienfaisance comme « l’inclination à faire du bien à autrui ». Qualité de ce qui fait du bien, de ce qui produit un effet salutaire, la bienfaisance n'est plus seulement une vertu individuelle mais un devoir social.

Le principe de bienfaisance est souvent associé au principe de non malfaisance. En effet il n'est pas suffisant de vouloir bien faire par compassion. Il faut que la décision des soins soit fondée sur des bases scientifiques solides et éprouvées et accompagnée d'une mise en place après une information précise, longue et détaillée permettant un consentement vraiment éclairé de la personne concernée.

Les technosciences sont-elles bienfaisantes, c'est-à-dire apportent-elles du bien ? Nous avons déjà discuté ce point. Il est certain qu'elles apportent un certain nombre de biens matériels. Elles apportent du bien pour la santé des individus.

Ainsi il est possible d'entrevoir un changement de paradigme de la santé :

  • Prise en charge efficace de beaucoup d'affections mal connues : les maladies rares ;
  • Possibilité de consacrer du temps et des moyens à la prise en charge des maladies chroniques ;
  • Envisager de passer à la médecine 4 P (préventive, prédictive, personnalisée, participative).

Le principe de bienfaisance et les scientifiques

Les scientifiques sont partagés sur la bienfaisance du progrès des technosciences en santé. Certains sont optimistes. Pour eux, les débordements de certaines personnes de la côte ouest des États-Unis sont plus des fantasmes de science-fiction qu'une réalité basée sur des faits scientifiques prouvés présents et à venir.

Conclusion

On ne peut s'opposer à l'évolution des technosciences en santé, mais il faut que les professionnels de santé et les responsables des gouvernances en santé s'approprient les outils pour les utiliser à bon escient, en évitant une imposition forcée par une idéologie dite de progrès.

Pour que la qualité de la prise en charge des patients soit optimale, une régulation souple et adaptée doit être maintenue. Cette régulation doit être appliquée après élaborations à l'échelon international, les technosciences n'ayant pas de frontières. Individuellement et au quotidien, les professionnels de santé utiliseront les avancées technologiques en respectant l'éthique et la déontologie.

1 Jean‑Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité. Faut‑il craindre l’intelligence artificielle ?, Paris, Le Seuil, 2017.

Notes

1 Jean‑Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité. Faut‑il craindre l’intelligence artificielle ?, Paris, Le Seuil, 2017.

Citer cet article

Référence électronique

Philippe THIÉBLOT, « Éthique médicale, déontologie, principe de bienfaisance et technosciences », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 15 | 2018, mis en ligne le 29 mai 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=635

Auteur

Philippe THIÉBLOT

Professeur, Président du Conseil régional d'Auvergne de l'Ordre des Médecins

Droits d'auteur

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