Les enjeux du secret et du partage de l’information

DOI : 10.52497/revue-cmh.97

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Texte intégral

Introduction

Le secret irrigue de nombreux pans de la scène publique au point de compter régulièrement parmi les grands sujets d’actualité. La justice, les affaires, la politique, les relations internationales, les domaines sont nombreux dans lesquels tantôt on invoque le secret pour refuser de divulguer des informations, ou tantôt on le remet en cause pour forcer à cette divulgation. Dans le secteur social et médico-social, les enjeux liés au secret professionnel et au partage d’information sont tout autant riches et influencent les pratiques des acteurs en les interrogeant au quotidien.

Avant donc d’entrer dans le vif du sujet, commençons par définir ces notions, déjà parce qu’en tant que juriste l’exercice est indispensable, mais surtout parce que ces définitions introduisent nombres des enjeux qui seront par la suite évoqués.

Le secret se définit comme « une chose cachée et par extension, la protection qui couvre cette chose et consiste soit, pour celui qui connaît la chose, dans l’interdiction de la révéler à d’autres […], soit pour celui qui ne la connaît pas, dans l’interdiction d’entrer dans le secret […] »1. Le secret professionnel trouve quant à lui comme définition juridique la suivante : il s’agit d’une « obligation, pour les personnes qui ont eu connaissance de faits confidentiels dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions, de ne pas les divulguer hors les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret ; obligation, sanctionnée par la loi pénale, qui pèse sur les médecins, chirurgiens, pharmaciens, sages-femmes, mais également sur toutes autres personnes dépositaires, par état, professions, ou fonctions, des informations à caractère secret qu’on leur confie et qui les dispensent de déposer sur les faits appris dans ces conditions »2.

La notion de secret professionnel trouve donc comme définition celle d’une obligation de se taire imposée par la loi, dont la violation est sanctionnée pénalement et qui s’impose à des personnes appartenant à certaines catégories professionnelles, participant à certaines missions, occupant certaines fonctions ou détentrices d’informations couvertes par cette obligation.

La notion de partage d’information n’a quant à elle pas été définie par le législateur. Elle n’en demeure pas moins une notion juridique puisqu’elle est bien présente dans le discours juridique. Se référant aux différentes propositions des auteurs sur le sujet, on peut identifier un certain nombre d’éléments concourant à l’élaboration de la définition de cette notion : dans l’objectif de permettre le travail en équipe et la coordination disciplinaire, les personnes soumises à l’obligation de secret professionnel peuvent partager certaines informations strictement nécessaires à l’accomplissement correct de leur mission, dans l’intérêt de la personne.

Par ces premières définitions, pourtant assez succinctes, du secret professionnel et du partage d’information, on soupçonne déjà que l’interprétation et la mise en œuvre de ces notions juridiques vont poser problème et à plusieurs égards. Ces soupçons se confirment très vite lorsque l’on s’attache à observer leur mobilisation par les professionnels concernés. Les pratiques du travail social démontrent en effet les flous, les désaccords et les inquiétudes que suscite la soumission d’un certain nombre d’actions à ces règles de droit.

L’incertitude des notions (I) entraîne et explique en effet de nombreux enjeux liés au secret professionnel et au partage d’information (II).

I. Une incertitude des notions

L’incertitude des notions de secret professionnel et de partage d’information se manifeste à la fois par le nombre d’exceptions prévues à l’obligation de se taire (A) et par l’étendue des interprétations qu’il est possible d’en avoir (B).

A. La règle du secret professionnel : à tout principe… ses exceptions !

S’agissant du secret professionnel : il s’agit donc d’une obligation de se taire. On le sait, dès qu’un énoncé du droit positif signifie une règle, il faut s’attendre à ce que cette dernière trouve des exceptions. « Principe… exception ». On est ici très rassuré, l’obligation signifiée par le secret professionnel trouve de nombreuses exceptions, notamment celles mentionnées à l’article 226-14 du Code pénal3, qui a précisément pour objet d’en énoncer le cadre. Pour rappel, le principe général en entête de l’article prévoit la levée du secret professionnel « dans les cas où la loi impose ou autorise sa révélation » ; puis dans les trois alinéas suivants sont évoqués les cas de la révélation de privations ou de sévices infligés à un mineur ou à une personne vulnérable, la révélation de violences physiques, sexuelles ou psychiques par le médecin avec l’accord de son patient (sauf s’il est mineur) et enfin la dénonciation des personnes dangereuses en possession d’une arme. Le sens de cet article n’est pas un renversement total de l’obligation de se taire signifiée par le secret professionnel, il n’impose en effet pas aux personnes soumises au secret de révéler les informations qu’ils détiennent : il les y autorise ! Dès lors, les personnes en question peuvent choisir de délivrer des informations telles que décrites à l’article 226-14 du Code pénal sans être sanctionnées pour violation du secret professionnel. En revanche, elles ne peuvent pas être sanctionnées pénalement au motif de ce texte pour avoir choisi de ne rien révéler4.

Mais comme le premier alinéa de cet article 226-14 le prévoit, il existe bien des situations où la loi impose aux personnes soumises au secret professionnel une obligation de rompre leur silence, en répondant – par exemple aux huissiers5, ou aux magistrats6, en parlant7 ou encore en agissant, dans le cas de l’assistance à personne en péril8. Mais ces obligations, de répondre, parler ou agir concernent finalement moins de situations que ce que l’on pourrait croire. A minima, leur obligatoriété donne parfois matière à discussion9.

B. Le partage d’information, une définition aux contours confus pour le juriste

La notion de partage d’information peut être interprétée comme une atteinte, une limite ou encore une nuance à la règle signifiant le secret professionnel.

Comme y invitent des auteurs, il est nécessaire de ne pas confondre l’expression « secret partagé », galvaudée, qui ne correspond à aucune réalité juridique et porterait à confusion quant à la compréhension de la notion de secret professionnel et l’expression « partage d’informations à caractère secret ou soumis au secret professionnel » qui seule témoigne littéralement de la réalité qu’elle désigne et qui a été ces dernières années intégrée par le législateur dans le droit positif, donnant corps en droit à des pratiques déjà bien ancrées dans le quotidien des professionnels de l’aide et de l’action sociales10.

Quel est alors le sens de cette expression ? Une définition proposée par Laurent Puech sur le blog référence de la notion de secret professionnel semble tout à fait pertinente et surtout éclairante : « Le “partage d’informations à caractère secret” est un acte de discernement des informations qui, partagées ou révélées, peuvent sous certaines conditions être utiles ou pas à l’usager »11. Cette définition retenue n’est pas juridique. Elle ne l’est pas sciemment puisque si le droit s’invitait dans l’exercice de la définition de cette notion, elle en perdrait forcément de l’intérêt et de l’utilité. Les éléments qui permettent de définir le partage d’information font référence pour la plupart d’entre eux aux règles déontologiques qui régissent les pratiques professionnelles de l’action sociale et médico-sociale. Un auteur distingue à ce sujet trois « principes directeurs » qui gouvernent l’action du partage d’information12 : « il faut informer préalablement la personne du partage projeté, sélectionner les informations en question et enfin se préoccuper de l’utilisation qui en sera faite »13. En fait, la compréhension de l’action du partage d’information doit trouver ses réponses à la fois dans le cadre juridique posé par le législateur, mais aussi dans l’appréhension que le professionnel ou le collectif auquel il appartient ont de leur mission et leur action auprès de l’usager du service social et médico-social. Dans cette acception, le partage d’information semble distinct des cas où le législateur a créé une obligation de levée du secret sous peine d’engagement de la responsabilité du travailleur social.

En effet, et il s’agit d’ailleurs ici d’une question non tranchée à titre personnel : partager une information, au sens littéral, est synonyme de faire part de quelque chose (en l’occurrence une information) à quelqu’un d’autre. À aucun moment la contrainte ne semble trouver sa place dans cette action. On peut donc hésiter à désigner sous l’expression « partage d’informations », l’ensemble des situations où un professionnel peut ou doit faire part d’une information à une autre personne ou à un groupe de personne, sans distinguer s’il le fait librement ou sous la contrainte, notamment d’une obligation juridique14. N’étant pas parvenue ici à répondre à cette question d’une façon tranchée, ici, partage d’information désignera l’ensemble des situations qui viennent d’être évoquées.

Parler des enjeux du secret et du partage d’information dans le secteur social et médico-social apparaît alors d’emblée très ambitieux, notamment parce que le simple exercice de définition des notions a déjà donné à voir l’étendue d’un grand nombre d’incertitudes quant à leur compréhension. On sait dès maintenant que l’ensemble des facteurs contextuels à l’exercice du secret professionnel et du partage d’information vont venir influencer ses mises en pratique.

II. Une diversité d’enjeux

Il a très vite fallu renoncer à l’ambition de présenter l’ensemble des enjeux liés aux interprétations et applications des notions de secret et de partage d’information. Le choix a donc été fait d’en évoquer un certain nombre, de façon succincte, parfois de façon théorique, parfois en recourant à des illustrations par la présentation de situations concrètes. Seront donc évoqués brièvement certains enjeux juridiques et politiques (A), puis des enjeux sociaux, professionnels, territoriaux, financiers et stratégiques du secret professionnel et du partage d’information dans le milieu social et médico-social (B).

A. Des enjeux juridiques et politiques

Au sujet du secret professionnel, un auteur constate que « le secret est de plus en plus répandu, mais de moins en moins absolu »15. Cette réflexion permet une compréhension des premiers enjeux juridiques du secret professionnel : la détermination du champ des actions, personnes, et informations concernées ainsi que l’étendue du secret, ses limites, ses nuances et ses exceptions. On sait que le secret professionnel s’étend à de plus en plus de professions, de missions et d’informations, mais qu’il souffre parallèlement de plus en plus de tempéraments dont la rédaction des énoncés juridiques qui les édictent rend parfois complexe la compréhension. Ce constat se fonde sur l’observation suivante : il existe un nombre croissant de dispositions normatives qui soumettent des personnes et des informations à l’obligation de secret professionnel et parallèlement un nombre encore plus important d’énoncés qui nuancent et limitent ces règles précédentes. La lecture croisée d’au moins six codes est nécessaire pour dresser un état des lieux du secret et du partage d’information dans le domaine social et médico-social. Une fois les énoncés identifiés, encore faut-il les interpréter. Leur rédaction rend parfois l’exercice complexe. Faut-il interpréter cet énoncé comme créant une autorisation à rompre le secret professionnel ou une obligation16 ? Leur lecture croisée révèle parfois des incohérences. En théorie, ces flous, ces doutes devraient être précisés, comblés, interprétés par le juge. Mais le contentieux en matière de secret professionnel et partage d’information dans le domaine social et médico-social est très peu fourni, voire presque inexistant. Dès lors, c’est aux acteurs de l’action sociale, par le biais des institutions, des associations, des établissements, des services, des équipes et de chaque personne individuellement confrontée à ces questions d’interprétation et de compréhension des règles de trancher quant à leur sens, avec tous les risques de sécurité juridique que cela suppose.

Les enjeux sont également politiques. L’exemple du traitement du droit au respect de la vie privée des étrangers pris en charge par un service social ou médico-social est tout à fait parlant pour illustrer comment les pouvoirs publics peuvent détourner des dispositifs de leur fonction originale17. Ces dernières années, les gouvernements successifs portent atteinte sans trop de vergogne à l’obligation de secret des professionnels intervenant auprès des personnes étrangères accueillies en France. Aux motifs de protection de la sécurité intérieure, de gestion des flux migratoires, soit des problématiques directement liées – les propos qui suivent sont bien entendu ironiques – au droit au respect de la vie privée des personnes et à la nécessaire confiance à garantir entre le travailleur social et la personne accompagnée…, des obligations de plus en plus nombreuses s’imposent aux professionnels de délivrer des informations en théorie protégées par le secret, des informations concernant exclusivement les étrangers pris en charge par les services sociaux et médico-sociaux18. Mais les étrangers étant dans une situation différente des nationaux, le Conseil constitutionnel a pu considérer que de tels dispositifs ne présentaient pas de problème de compatibilité avec les règles constitutionnelles, notamment avec le principe d’égalité et le droit au respect de la vie privée19.

Les auteurs du décret de 2019 créant le fichier d’identification des mineurs non accompagnés ont poussé le cynisme jusqu’à accoler dans la même phrase les objectifs suivants « mieux garantir la protection de l’enfance et lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France »20. Le 15 mai dernier cependant, le Conseil d’État a transmis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité concernant ce fichier d’identification des mineurs non accompagnés, considérant que cette question présentait bien un caractère sérieux21. Comme on pouvait s’y attendre au regard des dernières décisions du Conseil constitutionnel sur ces thématiques, ce contrôle a débouché sur la déclaration de la conformité de l’article L. 611-6-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile à la Constitution22. Pour plus d’informations sur ce sujet, il faut lire les excellents articles de Christophe Daadouch sur le blog secretpro.fr23.

B. Des enjeux professionnels, territoriaux, logistiques et stratégiques

Enjeux professionnels. Le propos se contentera ici d’être descriptif puisque l’analyse des pratiques professionnelles des travailleurs sociaux ne relève clairement pas des compétences des juristes. Cependant, les discussions avec les travailleurs sociaux contactés au sujet du secret professionnel et du partage d’information ont permis d’identifier cet enjeu : celui de donner corps et surtout d’articuler dans leurs pratiques des règles de droit, des règles déontologiques et des règles morales.

Prenons l’exemple d’une équipe de CHRS, les propos rapportés étant ceux d’un membre de l’équipe :

Un Monsieur avec des troubles psys et surtout une grande addiction à l’alcool, avec une famille très présente, mais qui passe par nous pour avoir des nouvelles ou le joindre, vu qu’il n’a pas de téléphone et qu’il est assez insaisissable. Là où c’est compliqué, c’est que la famille a complètement implosé autour de cette situation, les frères et les sœurs se critiquent ouvertement chacun pensant savoir ce qui est bien pour le Monsieur et nous, nous sommes au milieu de tout ça. Et le Monsieur est lui-même très ambivalent, tenant parfois des propos très durs sur certains membres de sa famille.

Monsieur étant en phase de relogement, un de ses frères a récemment tenté de savoir où il allait être relogé. Mon collègue a botté en touche, mais c’est une situation extrêmement inconfortable pour nous, nous avons l’impression de marcher sur des œufs en permanence. Nous nous retrouvons souvent à pallier les absences de ce monsieur, mais sans savoir ce qu’il nous autorise à dire et sans savoir si ce que l’on va dire ne va pas être utilisé pour alimenter les querelles familiales....

Il ne semble pas qu’il y ait dans cette situation d’enjeu quant au partage d’informations. En revanche, le partage d’information apparaît clairement ici comme un mode de recherche d’efficience de l’action sociale. L’enjeu semble plutôt se situer à la croisée de l’obligation de secret et de la mission de l’équipe du CHRS, l’accompagnement social et médico-social. Les règles concernant le secret sont ici assez claires. Cependant, au regard de la posture des membres de l’équipe quant à cette situation, ces règles trouvent à être potentiellement remises en question, dans le cas où il ressortirait des discussions que l’intérêt et la volonté de la personne accompagnée, ici difficiles à déterminer, sont d’avoir des liens avec sa famille.

Enjeux territoriaux. La mise en œuvre des politiques d’aide et d’action sociales est décentralisée. À ce titre les départements sont les collectivités territoriales désignées comme chefs de file de ces politiques. Ils disposent donc de marges de manœuvre pour adapter les dispositifs correspondants aux spécificités de leur territoire et leur population, dans le cadre posé par la loi. On peut ainsi relever que selon les départements, les interprétations des notions de secret professionnel et partage d’information peuvent varier, alors qu’en théorie, ces interprétations ne font pas partie des compétences qui ont été transférées dans le cadre de la décentralisation24. On peut ainsi observer ces divergences dans les documents réglementaires locaux, quel que soit leur niveau de contrainte, adoptés en matière d’aide et d’action sociales. Dans certains règlements départementaux d’aide sociale, les auteurs se sont contentés de reproduire les dispositions du Code de l’action sociale et des familles et du Code pénal concernant le secret et le partage d’information. Dans cette situation, le cadre légal est donc respecté. Dans d’autres documents, en revanche, comme par exemple des guides parfois annexés aux RDAS ou diffusés au sein des départements comme autant de codes de bonnes conduites ou pratiques, on peut observer des interprétations différentes, par exemple une obligation de levée du secret professionnel plutôt qu’une autorisation25. Ces documents étant peu consultés en dehors des professionnels concernés, bien qu’étant soumis à une obligation de publicité, font l’objet de peu de recours, de peu de contrôle. Potentiellement donc, certains qui contiendraient des dispositions illégales resteraient en vigueur et s’appliqueraient sur des territoires.

Des enjeux liés à la logistique. Évoquons maintenant un exemple concret où la logistique, c’est-à-dire les moyens matériels disponibles pour la mise en œuvre d’une action sociale ou médico-sociale, s’est heurtée aux règles du secret professionnel et du partage d’information.

Cet exemple concerne le cahier de suivi ou cahier de liaison utilisé par les professionnels intervenant au domicile des personnes âgées dépendantes26. S’il existe des recommandations nationales concernant l’usage de cet outil de coordination27, on peut constater que les pratiques varient d’un département à l’autre, d’une commune à l’autre, d’un SAAD à l’autre et selon les postures des professionnels également. Chaque personne intervenant au domicile est invitée à consulter et compléter ce cahier : l’infirmière libérale venue soigner les escarres, la personne qui fait la toilette, la femme de ménage, le petit fils qui est passé jouer au scrabble dans le weekend… Et que peut-on lire ou inscrire dans ce cahier ? On peut prévoir d’y insérer des données utiles en cas d’intervention des secours (numéro de carte vitale, attestation mutuelle, plan de soins, planning de la semaine des interventions) ; on peut aussi demander aux intervenants de mentionner leurs remarques diverses, concernant leur intervention, mais aussi l’état de la personne âgée ; on peut prévoir, ou pas, de mettre les données de santé sous pli, afin d’empêcher leur consultation par les personnes qui ne sont pas des professionnels de santé… Les témoignages des professionnels de l’intervention à domicile sur ce sujet sont nombreux. Ils évoquent régulièrement leurs doutes quant à la manière de concilier le respect du secret professionnel avec le partage d’information et la sélection des données à partager avec tous les intervenants ou non.

Des enjeux stratégiques. Que penser enfin des pratiques de certains partenaires qui n’hésitent pas à solliciter des travailleurs sociaux dans le but d’obtenir des informations qu’ils savent très bien protégées par le secret professionnel ? Peut-on leur reprocher d’inciter ces travailleurs sociaux à la commission d’un délit pénal ? La violation du secret ? Que penser par exemple de cette pratique de certains bailleurs sociaux qui, dans le cadre d’une demande de logement engagée pour des personnes handicapées prises en charge par un CHRS, exigent systématiquement que soit précisée dans le dossier de demande la cause de l’octroi de l’allocation d’adulte handicapé. La raison de cette demande : le bailleur souhaite à tout prix éviter d’accueillir dans les structures qu’il gère des personnes avec des handicaps mentaux susceptibles de venir troubler « la paix sociale ». Il tente alors de prioriser l’accès aux places disponibles au regard de critères qu’il détermine lui-même, sans autre considération que son intérêt de gestionnaire.

Conclusion

Certains des enjeux du secret et du partage d’informations dans le secteur social et médico-social ont ici pu être évoqués. Il y en existe de nombreux autres, sans doute même une infinité. Peut-être peut-on tenter de les classifier, si tant est que cela soit véritablement utile.

Il y a, semble-t-il, des enjeux assumés, dont les décideurs publics avaient pleinement conscience lorsqu’ils ont légiféré sur ces notions. On peut notamment citer le détournement de ces outils de l’action sociale à des fins politiques. On a pu prendre l’exemple du traitement des étrangers, mais la conciliation entre secret professionnel et lutte contre la fraude aurait aussi pu être abordée longuement. Également, parmi ces enjeux assumés, il en est un autre qui n’a pas été évoqué : la volonté de faire évoluer les pratiques professionnelles du travail social. Certains auteurs relèvent à ce sujet que le partage d’information notamment vient appuyer cette volonté de favoriser les collectifs et l’insertion dans un schéma hiérarchique de l’accompagnement social28, au détriment du tête-à-tête entre le travailleur social et l’usager. Les débats que l’interprétation de certains énoncés suscite, notamment quant à savoir si tel énoncé crée une obligation de levée du secret ou une simple autorisation, témoignent à coups sûrs de l’existence de différentes conceptions de l’intervention sociale.

D’autres enjeux ont sans doute été moins bien anticipés, comme par exemple ceux liés à la logistique et à la territorialisation de l’action sociale. Ils viennent parfois compromettre le respect et l’efficacité des règles en matière de secret et de partage d’informations, et en conséquence l’intervention sociale en elle‑même.

Enfin, des enjeux se situent à la croisée des deux catégories précédentes. C’est notamment le cas de l’incertitude qui plane autour de l’interprétation de ces notions et des marges de manœuvre qui en découlent. Ces marges de manœuvre peuvent être perçues comme l’espace au sein duquel l’intervention sociale trouve tout son sens et se légitime. Mais elles peuvent aussi être synonymes pour les intervenants sociaux d’une prise de risque trop importante au regard des conséquences potentielles d’un choix qui, si un juge devait avoir à trancher après coup, n’aurait pas été le bon.

Formulée autrement, la question est de savoir si ces incertitudes sont perçues par certains comme autant d’occasions de donner corps à l’action sociale ou si elles sont perçues comme autant de risques d’encourir la sanction pénale énoncée à l’article 226-13 du Code pénal, un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.

1 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, coll. "Quadrige", 12e édition mise à jour, 2018, voir« secret ».

2 Ibid.

3 Article 226-14 du Code pénal : « L’article 226-13 n’est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret. En outre

4 Ce point suscite des divergences d’interprétation. Par exemple, pour Robert Lafore, cette disposition « fait encourir au professionnel une

5 Art. L. 152-1 du Code des procédures civiles d’exécution.

6 Par exemple lorsqu’un enfant est confié à la protection d’un agent de la protection de l’enfance dans le cadre d’une mesure judiciaire ou

7 Voir par exemple celle prévue par l’article L. 3113-1 du Code de la santé publique qui impose au médecin de révéler des informations concernant les

8 Les auteurs distinguent à ce sujet les notions de danger et de péril. Ainsi, la personne soumise au secret professionnel est obligée d’agir en

9 Sur ces discussions, voir notamment sur le blog secretpro.fr leurs recensements article par article sur les fiches correspondantes.

10 Sur cette distinction et ses enjeux, voir < https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-par-theme/secret-partage-ou-partage-information > par

11 < https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-par-theme/secret-partage-ou-partage-information >, par Laurent Puech.

12 Michel BOUDJEMAÏ, « Le partage d’informations dans le champ social et médico-social », op. cit., p. 9.

13 Ibid., p. 9.

14 Sur ce point on peut constater que des auteurs désignent sous l’expression « partage d’informations » toutes les formes de levée du secret

15 Édouard VERNY, « La notion de secret professionnel », RDSS, 2015, p. 395. Voir aussi pour le même constat, Robert Lafore, op. cit., p. 938.

16 Voir par exemple les débats concernant la transmission d’une information préoccupante en matière de protection de l’enfance au titre de l’article

17 Ces détournements ne concernent pas que les politiques à destination des personnes étrangères. Ainsi, au moment de l’adoption de la loi sur la

18 Par exemple, selon l’art. L. 611-12 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, les préfectures peuvent obtenir de la part

19 Voir par exemple la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-770 DC concernant la constitutionnalité de la loi « Collomb » n° 2018-778 du 10 

20 Décret n° 2019-57 du 30 janvier 2019 relatif aux modalités d’évaluation des personnes se déclarant mineures et privées temporairement ou

21 Conseil d’État, 1ère et 4e chambres réunies, décision n° 428478 du 15 mai 2019.

22 Décision n° 2019-797 QPC du 26 juillet 2019.

23 < https://secretpro.fr/blog/christophe-daadouch/etrangers-secret-professionnel > à propos de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative aux droit

24 Alors que l’interprétation des notions de secret professionnel et partage d’information n’a pour sa part pas été décentralisée…

25 Voir pour illustration l’intitulé du paragraphe sur les exceptions à l’obligation de secret professionnel du Guide de l’information préoccupante

26 Dont l’existence est évoquée au II.20 de l’Annexe « Cahier des charges relatif à l’agrément prévu au 3° de l’article 7232-7 du Code du travail »

27 Voir par exemple celles de la Commission éthique et déontologie du travail social du Haut conseil du travail social d’avril 2017 dans le document

28 Robert LAFORE, « Travail social et secret professionnel : un révélateur de l’évolution des modèles professionnels », RDSS, 2010, p. 938.

Notes

1 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, coll. "Quadrige", 12e édition mise à jour, 2018, voir « secret ».

2 Ibid.

3 Article 226-14 du Code pénal : « L’article 226-13 n’est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret. En outre, il n’est pas applicable : 1° À celui qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de privations ou de sévices, y compris lorsqu’il s’agit d’atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ; 2° Au médecin ou à tout autre professionnel de santé qui, avec l’accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République ou de la cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes relatives aux mineurs en danger ou qui risquent de l’être, mentionnée au deuxième alinéa de l’article L. 226-3 du Code de l’action sociale et des familles, les sévices ou privations qu’il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises. Lorsque la victime est un mineur ou une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique, son accord n’est pas nécessaire ; 3° Aux professionnels de la santé ou de l’action sociale qui informent le préfet et, à Paris, le préfet de police du caractère dangereux pour elles‑mêmes ou pour autrui des personnes qui les consultent et dont ils savent qu’elles détiennent une arme ou qu’elles ont manifesté leur intention d’en acquérir une. Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s’il est établi qu’il n’a pas agi de bonne foi ».

4 Ce point suscite des divergences d’interprétation. Par exemple, pour Robert Lafore, cette disposition « fait encourir au professionnel une responsabilité pénale » et présente donc en conséquence un caractère impératif (voir Robert Lafore, « Travail social et secret professionnel : un révélateur de l’évolution des modèles professionnels », RDSS, 2010, p. 938). Pour d’autres, cet énoncé doit être compris comme créant une simple autorisation de levée du secret professionnel dans les situations énumérées (voir sur ce point les propos de Laurent Puech à propos du sens de l’article 226-14 du Code pénal, consultable au lien < https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-legislation-commentee/code-penal/article-226-14 >.

5 Art. L. 152-1 du Code des procédures civiles d’exécution.

6 Par exemple lorsqu’un enfant est confié à la protection d’un agent de la protection de l’enfance dans le cadre d’une mesure judiciaire ou administrative. L’obligation de transmission d’informations soumise au secret doit alors se limiter au strict contenu du mandat judiciaire. L’agent de la protection de l’enfance doit déterminer les informations strictement concernées par ce mandat et ne divulguer qu’elles, c’est-à-dire celles qui sont nécessaires à la protection de l’enfant. Voir par ex. Cass, crim., 8 octobre 1997, n° 94-84.232, Bull. crim., n° 37 ; D. 1997, p. 320, obs. J. Penneau. Or encore en répondant à la réquisition d’une autorité judiciaire en fournissant des informations relevant de la vie privée des personnes, voir art. 60-1 du Code de procédure pénale (sur l’interprétation restrictive à avoir de cet article, voir les propos tenus sur < https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-legislation-commentee/code-procedure-penale/article-60-1 >.

7 Voir par exemple celle prévue par l’article L. 3113-1 du Code de la santé publique qui impose au médecin de révéler des informations concernant les maladies contagieuses et infectieuses (art. D. 3113-6 du Code de santé publique) ; voir encore l’art. 40 al. 2 du Code de procédure pénale imposant aux fonctionnaires la dénonciation des crimes et délits dont ils auraient connaissance.

8 Les auteurs distinguent à ce sujet les notions de danger et de péril. Ainsi, la personne soumise au secret professionnel est obligée d’agir en allant à l’encontre de son obligation de silence en intervenant elle-même si elle le peut ou en provoquant une intervention si elle ne peut intervenir directement, en cas de péril, et non en cas de danger : voir l’article 223-6 du Code pénal.

9 Sur ces discussions, voir notamment sur le blog secretpro.fr leurs recensements article par article sur les fiches correspondantes.

10 Sur cette distinction et ses enjeux, voir < https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-par-theme/secret-partage-ou-partage-information > par Laurent Puech. Voir aussi Michel Boudjemaï, « Le partage d’informations dans le champ social et médico-social », ASH, Les numéros juridiques, décembre 2017, p. 8.

11 < https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-par-theme/secret-partage-ou-partage-information >, par Laurent Puech.

12 Michel BOUDJEMAÏ, « Le partage d’informations dans le champ social et médico-social », op. cit., p. 9.

13 Ibid., p. 9.

14 Sur ce point on peut constater que des auteurs désignent sous l’expression « partage d’informations » toutes les formes de levée du secret professionnel (Michel Boudjemaï, « Le partage d’informations dans le champ social et médico-social », ASH, op. cit., p. 3 ; l’auteur évoque dans « le cadre juridique du partage d’informations », les « cas où la loi autorise le partage » et ceux « où la loi impose le partage »), alors que d’autres les distinguent (Jean-Marc LHUILLIER, « Le secret professionnel des acteurs du travail social », ASH, n° 2864, 13 juin 2014, p. 4 ; l’auteur distingue « les possibilités de parler », « les obligations d’intervenir », « le partage d’informations à caractère secret »).

15 Édouard VERNY, « La notion de secret professionnel », RDSS, 2015, p. 395. Voir aussi pour le même constat, Robert Lafore, op. cit., p. 938.

16 Voir par exemple les débats concernant la transmission d’une information préoccupante en matière de protection de l’enfance au titre de l’article L. 226-2-1 du CASF, ici le point de vue de Laurent PUECH < https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-legislation-commentee/code-action-sociale-familles/article-226-2-1 >, relayant la posture de Laure DOURGNON et Pierre VERDIER (« Le secret professionnel est-il opposable au maire et au président du conseil général ? Guide de l’accès aux informations sur la vie privée des personnes à l’usage des élus et des chefs de services », Journal du droit des jeunes, 2009/4, n° 284, pp. 20-26) ; et le point de vue opposé de Michel BOUDJEMAÏ : « Le partage d’informations dans le champ social et médico-social », ASH, op. cit., p. 25.

17 Ces détournements ne concernent pas que les politiques à destination des personnes étrangères. Ainsi, au moment de l’adoption de la loi sur la prévention de la délinquance en 2007, les craintes des travailleurs sociaux étaient grandes que le partage d’information serve d’outils à la transformation « de la prévention sociale en prévention de la délinquance », voir en « contrôle social ». Voir sur ce point Sophie Hennion, « Les conditions du partage en matière de prévention de la délinquance », RDSS, 2015, p. 409.

18 Par exemple, selon l’art. L. 611-12 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, les préfectures peuvent obtenir de la part de certaines catégories d’administrations et d’établissements publics et d’organismes de sécurité sociale dont les personnels sont soumis par profession ou par mission à l’obligation de secret, les informations et documents nécessaires au contrôle de la sincérité d’une demande de droit au séjour.

19 Voir par exemple la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-770 DC concernant la constitutionnalité de la loi « Collomb » n° 2018-778 du 10 septembre 2018, pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.

20 Décret n° 2019-57 du 30 janvier 2019 relatif aux modalités d’évaluation des personnes se déclarant mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et autorisant la création d’un traitement de données à caractère personnel relatif à ces personnes, pris en application de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.

21 Conseil d’État, 1ère et 4e chambres réunies, décision n° 428478 du 15 mai 2019.

22 Décision n° 2019-797 QPC du 26 juillet 2019.

23 < https://secretpro.fr/blog/christophe-daadouch/etrangers-secret-professionnel > à propos de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative aux droits des étrangers en France et < https://secretpro.fr/blog/christophe-daadouch/secret-professionnel-etrangers-2019 > en réaction à la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.

24 Alors que l’interprétation des notions de secret professionnel et partage d’information n’a pour sa part pas été décentralisée…

25 Voir pour illustration l’intitulé du paragraphe sur les exceptions à l’obligation de secret professionnel du Guide de l’information préoccupante et du signalement judiciaire du Finistère consacré à l’enfance en danger ou en risque de danger, adopté après la loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance, p. 13.

26 Dont l’existence est évoquée au II.20 de l’Annexe « Cahier des charges relatif à l’agrément prévu au 3° de l’article 7232-7 du Code du travail » de l’Arrêté du 26 décembre 2011 fixant le cahier des charges prévu à l’article R. 7232-7 du Code du travail.

27 Voir par exemple celles de la Commission éthique et déontologie du travail social du Haut conseil du travail social d’avril 2017 dans le document intitulé « Le partage d’information à caractère personnel dans le champ de l’aide à domicile personnes âgées personnes handicapées », consultable au lien < https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/cedts_fiche_partage_info_caractere_personnel_domicile.pdf > ; voir aussi les résultats de l’enquête joints au précédent document, notamment p. 31 au lien < https://dubasque.org/wp-content/uploads/2017/09/Ansa_HCTS_questionnaire-maintien-à-domicile_formation_20170418VF.pdf >.

28 Robert LAFORE, « Travail social et secret professionnel : un révélateur de l’évolution des modèles professionnels », RDSS, 2010, p. 938.

Citer cet article

Référence électronique

Claire MAGORD, « Les enjeux du secret et du partage de l’information », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 30 septembre 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=97

Auteur

Claire MAGORD

Maîtresse de conférences en droit privé, IUT GEA, CECOJI, Université de Poitiers

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