Eléments bio-bibliographiques :
Introduction
Sur quel mode d’entreprendre une économie de la post-croissance peut-elle s’appuyer ? Si les sociétés de capitaux, qui reposent sur un régime d’accumulation, paraissent irrémédiablement incompatibles, pourrait-on avoir recours à d’autres types d’organisation ? L’histoire sociale a longtemps occulté les alternatives économiques aux entreprises conventionnelles, une historiographie marxiste préférant s’intéresser aux luttes et aux conflits de la classe ouvrière plutôt qu’à la création de nouvelles institutions. Il existe pourtant une tradition qui propose, dans une logique polanyienne, de réencastrer l’économie dans la société, c’est-à-dire dans des normes sociales et culturelles (Polanyi, 2009), et qui renvoie plus particulièrement à l’économie sociale et solidaire (ESS) (Laville, 2016). La théorie de la décroissance entretient cependant un rapport ambigu à l’ESS. Si l’on prend par exemple les deux principaux auteurs français, dont les ouvrages de référence sont parus à une quinzaine d’années d’intervalle, Serge Latouche et Timothée Parrique, leurs approches sur l’ESS et plus largement l’économie différent. Le premier propose de « sortir de l’économie » (Latouche, 2010, p. 87), tandis que le second propose au fronton de son livre une « économie de la décroissance » (Parrique, 2022) à laquelle l’ESS contribue. Ces tensions se retrouvent au sein même de l’ESS, où l’hétérogénéité des formes organisationnelles prévaut, les associations composées uniquement de bénévoles y côtoyant par exemple des institutions financières comme les banques coopératives ou les mutuelles.
Le rapport entre la décroissance et l’ESS fait ainsi problème. Cela tient à la double dimension de l’ESS, qui est à la fois « un mode d’entreprendre et1 de développement économique », selon la définition qui lui est donnée par la loi-cadre de 2014 en France. L’invention de la décroissance comme mouvement au début des années 2000 a une source anti-développementiste, qui renvoie certes d’abord à la critique du développement dans les Suds mais aussi plus largement du développement durable promu par les institutions internationales (Duverger, 2011, p. 90-94). C’est ici que se trouve le principal point de tension avec la décroissance. La compatibilité de l’ESS avec la décroissance n’est pas acquise s’il s’agit aussi d’un mode de développement.
À quelles conditions l’ESS peut-elle fournir un mode d’entreprendre et de développement à la post-croissance ? Pour répondre à cette question, nous2 nous intéresserons d’abord à la place qu’occupe l’ESS dans les théories de la décroissance, particulièrement aux tensions qui les traversent, à ses perspectives comme à ses limites. Nous relèverons ensuite ce qui, dans l’ESS, peut contribuer à une économie de la post-croissance. Ce jeu de miroirs nous permettra non seulement d’élucider le problème qui entoure la notion de développement, mais aussi d’ouvrir la voie à des convergences entre les deux mouvements.
L’ESS dans les théories de la décroissance
Une critique de l’économisme
Serge Latouche est avant tout un épistémologue, sa critique de l’imaginaire économique est centrale dans sa pensée. Il en conclut la nécessité d’un changement de valeurs, d’une « réévaluation » (Latouche, 2010, p. 91). En référence à la théorie de Castoriadis sur l’institution imaginaire de la société (1975), pour lui
« il s’agit là d’une véritable décolonisation de notre imaginaire et d’une déséconomicisation des esprits nécessaires […] il s’agit de mettre au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation » (Latouche, 2004, p. 115-116).
C’est ce qui l’a amené à participer activement à la Revue du M.A.U.S.S (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), dont l’objet était de remettre en cause l’axiomatique de l’intérêt dans les sciences sociales à partir de la redécouverte de l’Essai sur le don publié en 1925 par Marcel Mauss. Pour lui, « le sens de la décroissance est de "déséconomiciser les esprits" », elle « reprend à nouveaux frais le projet du MAUSS ». Il établit ainsi une « filiation commune […] avec le socialisme utopique, le socialisme antiproductiviste, l’associationnisme de Leroux » (cité dans Dzimira, 2007). La réaction d’Alain Caillé pour le MAUSS est cependant plus contrastée, pointant les « ambiguïtés » de la décroissance tant à travers son rapport à la modernité démocratique que son discours simplificateur ou son catastrophisme (Caillé, 2008).
Alors que l’économie solidaire revendique elle aussi une filiation avec le MAUSS (Laville, 2003), Serge Latouche se montre sans concession à son égard. Pour des auteurs comme Jean-Louis Laville, Bernard Ème ou Bernard Enjolras, l’économie est porteuse d’un nouveau contrat social échappant au dualisme réducteur de l’économie de marché et de la solidarité redistributive. Elle encourage le développement d’initiatives socioéconomiques, ainsi qu’une « économie plurielle » combinant les trois principes d’intégration polanyiens, la réciprocité, la redistribution et le marché. Mais Serge Latouche la considère comme un « oxymore », à l’instar du développement durable. S’il reconnaît à l’économie plurielle, son fondement théorique, d’être « alléchante » ou « séduisante », il souligne « l’inconsistance […] du projet », tant du point de vue interne qu’externe.
En interne, le principe de réciprocité est censé contrebalancer les principes de redistribution et de marché, mais cet équilibre est rompu quand « la part de la solidarité et du bénévolat est réduite à la portion congrue ». Il ramène les associations à
« des coquilles vides, des pièges pour drainer des subventions ou des officines instrumentalisées par l’État, par les firmes, par leurs permanentes et de même de plus en plus par les militants eux-mêmes, rarement démocratiques » (Latouche, 2003, p. 146-148).
À l’externe, il juge que
« le dispositif « technique » de l’économie plurielle ne porte pas vraiment atteinte à l’imaginaire économiste dans ses racines mêmes et néglige le caractère systémique de l’ethos dominant » (Latouche, 2003, p. 146-148).
Il en résulte un certain « angélisme » face à l’état du rapport de force.
Ailleurs, Serge Latouche se dit « perplexe » face à la théorie polanyienne de l’économie solidaire qui oublie que l’économie de marché s’accompagne d’une société de marché. Pour lui :
« Un véritable réenchâssement […] de l’économique dans le social ne se réduit pas à un bricolage théorique et pratique consistant à ajouter un ou deux autres secteurs, ni à une bonne volonté socialisante, pas plus d’ailleurs qu’aux oukases terroristes contre le marché. Le non-économique, la réciprocité, la redistribution, le non-marchand dans un contexte d’omnimarchandisation du monde restent totalement soumis à l’imaginaire marchand » (Latouche, 2001, p. 25).
Cette critique reste d’actualité si l’on considère par exemple la récente adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies d’une résolution sur « La promotion de l’économie sociale et solidaire au service du développement durable ». Dans celle-ci, elle reconnaît que « l’économie sociale et solidaire peut contribuer à la réalisation et à l’adaptation à l’échelle locale des objectifs de développement durable » (AG des Nations Unies, 2023). Il est remarquable de ce point de vue que cette résolution ait été préparée par l’Organisation internationale du travail (OIT) dont l’effort porte plus particulièrement sur l’ODD 8 qui certes vise le plein emploi productif et le travail décent pour tous, mais aussi la promotion d’une croissance partagée et durable. La résolution reconnaît d’ailleurs que « l’économie sociale et solidaire contribue à une croissance économique plus inclusive et plus durable ». L’inscription de l’ESS dans le référentiel global du développement durable est toutefois à nuancer. Les textes internationaux témoignent d’un fort tropisme de l’ESS vers le pilier de la cohésion sociale. Les attentes en termes de développement économiques apparaissent secondaires, la séparation entre l’économique et le social restant marquée.
Cette configuration peut en revanche interroger sur la capacité de l’ESS à porter une économie de la post-croissance. Dans une approche régulationniste, Danièle Demoustier fait de l’ESS un « moteur auxiliaire de la croissance fordiste » dans la période d’après-guerre. Elle relève que :
« Les entreprises collectives d’après-guerre s’inscrivent plus dans la perspective d’un partage des fruits de la croissance que dans la contestation du capitalisme : de fait, elles alimentent la croissance économique en facilitant l’accès à la santé, au crédit et à la consommation des populations rurales et urbaines, en contribuant à leur adaptation aux changements par l’éducation populaire ; elles prennent aussi en charge certains coûts sociaux engendrés par l’industrialisation, l’urbanisation et la salarisation des femmes » (Demoustier, 2003, p. 43).
Il n’y a ainsi aucune incompatibilité entre l’ESS et un régime de croissance, auquel elle peut apporter une béquille sociale. On peut même la voir, dans une perspective keynésienne, comme une forme d’investissement social susceptible de stimuler le développement économique.
La bioéconomie de l’ESS
La critique de l’économisme par Serge Latouche ne saurait cependant résumer l’ensemble des positions de la décroissance à l’égard de l’ESS. Dans la littérature sur la décroissance, les initiatives de l’ESS, et plus particulièrement de l’économie solidaire, sont souvent présentées comme des expérimentations d’une économie de la post-croissance, au même titre que la simplicité volontaire au niveau domestique, sans toutefois leur donner de portée systémique. C’est ce qui amène par exemple Jean-Louis Laville à observer que
« les initiatives solidaires sont bâties sur le constat selon lequel la croissance ne peut plus fournir le sens d’un projet collectif. Les activités économiques ne peuvent faire l’impasse sur les finalités auxquelles elles renvoient » (Laville, 2010, p. 283).
Cela implique plus largement de réencastrer les choix économiques dans la délibération démocratique, c’est-à-dire de promouvoir un « délibéralisme » (Dacheux et Goujon, 2020).
Des stratégies articulant expérimentation locale et projet global existent cependant, comme l’illustre l’engagement de Vincent Liegey, l’une des figures du mouvement, dans la coopérative Cargonomia. Il s’est notamment fait remarquer par la parution d’un essai proposant la création d’une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) composée d’une allocation versée en monnaie locale fondante, de droits de tirage sur les ressources (logement, alimentation, eau, énergie, mobilité, etc.) et de droits d’accès aux services (santé, éducation, culture, information) en renchérissant le mésusage des ressources pour limiter leur consommation (Liegey et al., 2013).
Mais Vincent Liegey n’est pas qu’un théoricien, c’est aussi et d’abord un praticien. Installé à Budapest en Hongrie, un pays marqué par le régime autoritaire de Viktor Orbán, il y a créé Cargonomia, qui réunit une ferme en biodynamie qui propose des paniers AMAP, la coopérative sociale Cyclonomia, un atelier vélo participatif dédié à la logistique urbaine et Kantaa, une entreprise de coursiers. Centre logistique de distribution de nourriture locale et bio au moyen de transports low tech, Cargonomia développe aussi des ateliers autour du Do it yourself (DIY), des événements culturels et festifs, ainsi qu’un incubateur de projets sociaux et écologiques. Son modèle économique repose sur des principes relevant de la décroissance, c’est-à-dire la mutualisation de ressources (compétences, réseaux, outils, etc.) et le bénévolat, même si elle génère des revenus indirects grâce aux opportunités d’activités qu’elle crée (consultance, recherche, enseignement, etc.). Si Vincent Liegey présente Cargonomia comme « vitrine, projet pilote et leviers de transformation sociétale », il considère que l’expérimentation doit s’inscrire dans un mouvement plus large, que le « faire » doit s’articuler avec « le politique » (Liegey, 2019).
Cette préoccupation pour l’élaboration d’un projet global de l’ESS se retrouve ébauchée au niveau théorique chez Timothée Parrique. Chercheur en économie écologique, discipline qui étudie les relations entre l’économie et le fonctionnement biophysique de la Terre dont elle dépend, il ne prône pas tant une sortie de l’économie qu’une redéfinition de celle-ci. L’un des pionniers de l’économie écologique et de la décroissance, Nicholas Georgescu-Roegen souligne qu’« il n’y a nul lien nécessaire entre développement et croissance ; on pourrait concevoir le développement sans la croissance », avant d’ajouter que « la véritable défense de l’environnement doit être centrée sur le taux global d’épuisement des ressources (et sur le taux de pollution qui en découle) » (Georgescu-Roegen, 2006, p. 119). L’économie écologique met ainsi de côté la dimension imaginaire du développement et l’hégémonie occidentale qui en constitue le soubassement (Rist, 2007). Il est ainsi possible de définir une bioéconomie de l’ESS, autrement dit un
« développement techno-économique de l’espèce humaine dans l’unité de son enracinement biophysique comme dans la diversité de son évolution culturelle et institutionnelle, sans jamais perdre de vue les contraintes et les limites de la Terre et de sa Biosphère » (Grinevald, 1993, p. 5).
Timothée Parrique préfère quant à lui en appeler à une « prospérité sans croissance », dans le prolongement du rapport éponyme de Tim Jackson dans lequel la prospérité est définie comme « notre capacité à nous épanouir en tant qu’êtres humains – à l’intérieur des limites d’une planète finie » (Jackson, 2010, p. 32). Il distingue la décroissance, présentée comme un moyen, de la post-croissance, qui est la finalité. Une fois l’économie contenue dans les limites planétaires, une économie de la post-croissance viendrait succéder à cette phase transitoire. Il la définit comme
« une économie stationnaire en relation harmonieuse avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance » (Parrique, 2022, p. 219).
Dans ce cadre pour Timothée Parrique, « l’ESS […] c’est l’économie du futur réellement existante » (Parrique, 2024). Il s’intéresse tout particulièrement aux coopératives et notamment aux coopératives sociales qui reposent sur un multisociétariat. Il radicalise la société à mission créée par la loi Pacte de 2019. Si celle-ci prévoit la possibilité pour les entreprises de se doter d’une raison d’être ainsi que de la qualité de société à mission, c’est-à-dire d’inscrire dans leurs statuts un ou plusieurs objectifs sociaux ou environnementaux qu’elles se donnent pour mission de poursuivre dans le cadre de leurs activités, Timothée Parrique propose de la transformer en obligation légale. Pour que la mission remplace la recherche de bénéfices, il préconise également de « démocratiser l’économie », donc de « transformer toutes les entreprises privées en coopératives » pour garantir que l’économie soit mise au service des besoins des territoires et des populations. Ces « coopératives à mission » ne seraient pas de simples entreprises mais bien des communs (Parrique, 2022, p. 228-232).
Au-delà de cette réforme radicale de l’entreprise, on retrouve parmi les propositions qu’il défend plusieurs des expérimentations sociales transformatrices de l’ESS. S’il la développe peu dans son ouvrage, il accorde une attention toute particulière à l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), au nombre d’une soixantaine en France, qui consiste à inverser la logique de l’emploi en permettant aux personnes privées d’emploi de créer des entreprises à but d’emploi (EBE) dans lesquelles ils définissent le contenu de leur travail en fonction de leurs envies et savoir-faire ainsi que des besoins sociaux des territoires. Cette expérimentation préfigure une garantie de l’emploi susceptible d’accompagner la transition des systèmes productifs (Ibid., p. 215). Reprenant la proposition de la DIA, il suggère également la création d’un revenu minimum garanti, dont une partie serait versée en monnaies alternatives pour créer une sécurité sociale de l’alimentation (Ibid., p. 236).
Sans rejeter toute forme de développement, Timothée Parrique inscrit l’ESS dans un référentiel de la post-croissance. Ses modes d’entreprendre, en particulier coopératifs, fournissent une infrastructure économique au projet qu’il défend.
L’ESS, un mode de développement et d’entreprendre de la post-croissance
Le développement méso-économique territorial
Si l’ESS peut être conçue comme une économie de la post-croissance, c’est d’abord en raison du modèle de développement territorial auquel elle est attachée (Jany-Catrice et Méda, 2022, p. 117-130). Comme le souligne Serge Latouche,
« la relocalisation représente à la fois le moyen stratégique le plus important et l’un des principaux objectifs [du processus de construction d’une société de décroissance] » (Latouche, 2010, p. 197).
Au niveau théorique, l’ESS fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt nouveau de la part de l’école de la régulation (Boyer, 2023), qui la saisit en particulier à partir de l’analyse méso-économique territoriale. Selon la théorie de la régulation,
« les espaces méso qui émergent ne peuvent être définis a priori. […] Ces espaces s’autonomisent du niveau macroéconomique au sens où ils ne sont pas nécessairement conformes aux secteurs moteurs ou dominants, ni identiques, ni marqués par une isomorphie. Ils sont structurés par des dispositifs institutionnels qui sont "méso-économiques" par construction socio-historique. Ils se définissent par une structure de règles » (Lamarche et al., 2021, p. 12).
Il peut s’agir de logiques de différenciation de secteurs d’activités, de statuts professionnels ou de territoires.
Différents canaux de différenciation sont à l’œuvre dans les processus de constitution des espaces méso, parmi lesquels on retrouve le procès de travail façonné par le capital, la concurrence à travers les stratégies de différenciation des produits ou encore la futurité, autrement dit les représentations du futur portées par les personnes et les organisations. C’est par ce canal de la futurité que l’ESS s’affirme comme un espace méso, en particulier dans son rapport au territoire comme le souligne l’école de la proximité, qui s’intéresse à la dimension spatiale des phénomènes économiques. Souvent, l’ancrage territorial de l’ESS est avancé comme l’une de ses caractéristiques. Cette relation est pourtant relativement nouvelle dans les travaux de recherche, essayant de dégager les « aptitudes particulières » de l’ESS à ce sujet (Parodi, 2005, p. 40).
L’ancrage territorial de l’ESS est parfois naturalisé, mais certains auteurs insistent sur la nécessité de dépasser ce postulat (Pecqueur et Itçaina, 2012). Il ne suffit pas en effet d’être situé sur un espace géographique donné pour être partie prenante de la construction sociale du territoire. L’ancrage territorial
« naît quand l’organisation territoriale (proximité géographique) s’avère capable de générer des effets de proximité organisationnelle et institutionnelle fondés sur l’interaction et la coopération entre unités dans une même proximité géographique » (Zimmermann, 2008, p. 116).
Le territoire est ainsi conçu comme un construit social dans lequel l’ESS peut être amenée à participer à la définition des problèmes et à leur résolution.
L’ESS est à cette condition porteuse d’une responsabilité territoriale des entreprises (RTE), définie comme « un entreprendre en collectif et en responsabilité pour le bien commun » (Filippi, 2022, p. 43-45). Elle repose tout particulièrement sur la notion d’ancrage territorial. Si l’ancrage territorial est bien présent dans les référentiels comme l’ISO 26 000 ou le GRI 413 à travers le rapport aux communautés locales, la RTE se distingue de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Plutôt qu’une RSE managériale dans laquelle le manager conforte son pouvoir en gérant les externalités positives ou négatives de l’entreprise sans remettre en cause le primat de la performance financière, la RTE est orientée « par les enjeux de la communauté politique (ou des communautés politiques) concernées par les activités d’une entreprise selon une procédure définie par cette communauté » (Chanteau, 2022, p. 98). La théorie de la régulation, qui n’a pas oublié sa source polanyienne, peut ainsi être mobilisée pour réencastrer l’économie dans les territoires et concevoir un modèle de développement ne reposant pas sur la recherche de la croissance.
La coopération, entendue comme la construction d’une œuvre commune, est ainsi au cœur du travail de valorisation et de spécification des ressources locales. Les potentiels locaux sont mobilisés par la créativité des populations locales pour régénérer les solidarités de proximité et résister aux effets des crises à travers le développement par exemple d’innovations organisationnelles ou sociales (Torre, 2015). Cela a des implications sur la création de valeur qui devient « commune », c’est-à-dire intègre dans une conception holistique les chaînes de valeur écosystémiques (ressources naturelles) et sociosystémiques (ressources communes de la société) en remplacement des externalités associés à la seule création de valeur économique (Tabet et Blanc, 2022). La valeur est alors construite comme une convention socio-politique entre les acteurs du territoire.
L’intermédiation territoriale y joue un rôle clé en engageant
« un ensemble de processus, formels et informels, institutionnalisés ou non, régulateurs des relations entre acteurs – principalement locaux – et de leurs comportements, afin de favoriser le projet de développement territorial et de construction des territoires projets » (Nadou et Pecqueur, 2020, p. 247-248).
C’est le levier d’un réencastrement de l’économie dans le territoire. L’intermédiation territoriale vient ainsi suppléer la crise de la coordination marchande ou des politiques publiques. Il convient alors de distinguer la gouvernance territoriale de la régulation territoriale. L’ESS est d’une part un acteur de la gouvernance territoriale, qui défend des intérêts collectifs, relaie des aspirations sociales, porte des idéologies et participe à des mouvements sociaux, cela afin de démocratiser l’action publique à travers la co-construction de projets. C’est d’autre part un acteur de la régulation territoriale, qui révèle des besoins sociaux, expérimente des solutions nouvelles et peut modifier la rationalité de certains secteurs d’activité (Demoustier et Richez-Battesti, 2010).
Les acteurs se regroupent donc pour tenter de définir puis résoudre un problème productif ou sociétal partagé à une échelle méso-économique. En effet, l’« une des conditions pour l’ancrage de la RSE dans les systèmes productifs dans leur territoire passe par l’implication des acteurs, par une organisation multi-parties prenantes » (Lamarche, 2022, p. 210). Cette insertion de la RSE dans un cadre institutionnel territorial permet de dépasser la logique nécessairement limitée des « bonnes pratiques » et rend possible le changement institutionnel. Il n’en demeure pas moins une tension avec l’échelle macro, ce qui exige d’inscrire l’action dans la perspective stratégique de l’innovation sociale transformatrice (Pel et al., 2020).
Un mode d’entreprendre coopératif
Dans son ouvrage posthume proposant une histoire de l’économie qu’il achève sur le constat du « krach écologique » et la nécessité de rechercher le bonheur dans une société post-croissance, Daniel Cohen conclut par un appel à la coopération :
« Penser […] que la compétition suffira à organiser le monde relève d’une illusion anthropologique qui se paierait cher si elle n’était pas apaisée par d’autres passions compensatrices. Dans l’équilibre entre compétition et coopération, il faut redonner vie à la seconde, en réenchantant le travail, en remettant à plat les frontières du gratuit et du payant, en réinventant la coopération internationale » (Cohen, 2024, p. 161).
La coopération est également la pierre angulaire de L’entraide, un livre de l’anarchiste Pierre Kropktine paru en 1902, dans lequel il tire de l’étude du comportement animal l’idée qu’à côté de la lutte pour l’existence et la sélection des plus aptes, c’est en fait l’aide mutuelle qui s’avère déterminante pour la survie des espèces (Kropotkine, 2009). Cette approche de l’économie amène à le classer comme l’un des « précurseurs » de la décroissance (Garcia, 2019). On en retrouve la filiation dans le municipalisme libertaire de Murray Bookchin (2019) comme dans l’écosocialisme d’André Gorz (2008). Plus récemment, l’idée de coopération a été étroitement liée à la transition écologique par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (2017), Rob Hopkins (2020) ou encore Éloi Laurent (2023).
Or la coopération est née dans le creuset des utopies sociales du XIXe siècle. Dès 1817, le socialiste Robert Owen proposait au Parlement britannique de créer des « villages d’unité et de coopération mutuelle », c’est-à-dire des communautés accueillant de 500 à 1 500 personnes dans un ensemble composé d’activités productives (industrielles et agricoles), restauratives, commerciales, sanitaires, éducatives, culturelles, sportives, etc. Si les communautés utopiques qu’il a lui-même expérimentées en 1824 dans l’Indiana n’ont pas rencontré le succès, elles ont inspiré les premières pratiques des associations ouvrières (Desroche, 1981, p. 19) jusqu’à la constitution du mouvement coopératif (Draperi, 2012).
C’est au sein de celui-ci que l’on retrouve les expérimentations les plus originales en faveur d’une économie de la post-croissance. En suivant l’intuition de Timothée Parrique, il est possible de considérer que les coopératives lui fournissent ses cadres d’action. Leur propriété collective, reposant sur l’impartageabilité des réserves, est au fondement de la transmission générationnelle (Hiez, 2009), tandis que la gouvernance démocratique, ouverte aux parties prenantes, et l’absence d’exigence de rentabilité actionnariale, sont autant de conditions favorables à une entreprise de la post-croissance.
Comme le remarque Thomas Lamarche,
« le recours aux organisations de l’ESS a ceci de structurant que la structure du capital n’est pas extérieure au collectif de production. Ce n’est évidemment pas une garantie de bonne pratique et de réussite, mais c’est une manière d’ancrer la responsabilité territoriale de l’entreprise » (Lamarche, 2022, p. 210-211).
Outre les territoires zéro chômeurs de longue durée déjà cités, nous pouvons prendre l’exemple des pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) et des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC).
À l’échelle européenne,
« les pôles d’innovation sociale et écologique regroupent principalement des entités de l’économie sociale et des entreprises traditionnelles, des organisations de la société civile, les pouvoirs publics ainsi que les institutions d’enseignement et de recherche qui collaborent dans un lieu particulier en vue d’améliorer la prospérité et la régénération économique, écologique et sociétale locale en facilitant la coopération, la mise en commun des ressources et le renforcement des capacités d’innovation » (GECES, 2021).
La France en offre l’un des modèles les plus aboutis à travers les PTCE, reconnus par la loi ESS de 2014. Leurs activités économiques se concentrent sur l’emploi et l’insertion professionnelle, l’alimentation locale et l’agriculture durable, l’incubation et le soutien à l’ESS, l’économie circulaire, l’éducation, etc. Ils se caractérisent par la création de services communs, la mutualisation de ressources et des processus coopératifs d’innovation, et permettent de régénérer l’activité économique et de revitaliser des friches industrielles comme des zones rurales.
Créées en 2001, les SCIC fournissent des biens ou des services collectifs. Elles se caractérisent par leur multisociétariat et leur recherche d’utilité sociale. Elles ont en effet l’obligation d’intégrer au moins trois catégories d’associés à leur sociétariat, dont les bénéficiaires de l’activité et les salariés de la coopérative (ou les producteurs en leur absence). Elles constituent des formes « intervention citoyenne dans le monde économique » (Béji-Becheur et al., 2021, p. 66) et peuvent même être conçues comme des « formes de services au public […] dans une période de transformation de l’État social » (Bodet et Lamarche, 2020, p. 82).
Ces modes d’entreprendre peuvent être appréhendés comme des « communs sociaux », c’est-à-dire une régulation coopérative de l’économie par des groupes sociaux. À travers le commoning, le « faire commun », l’ « ESS en communs fait émerger de nouvelles communautés dont le territoire devient le sujet collectif porteur de nouvelles régulations » (Defalvard, 2022, p. 52). L’ « en-commun » est alors conçu comme un
« processus social au cours duquel […] une communauté émerge pour mettre en commun des ressources afin d’assurer via des règles et des droits leur usage durable pour les êtres de son territoire, humains et autres qu’humains » (Defalvard, 2023).
Conclusion
L’ESS a historiquement pris en charge la question sociale, que cela soit à travers des activités économiques (coopératives) et d’entraide (mutuelles) ou les associations. Mise en forme de la société civile, à laquelle elle fournit des structures organiques, elle s’est retrouvée prise dans les arrangements institutionnels entre l’État et le marché. Elle a ainsi occupé une fonction médiatrice entre l’ordre domestique, l’ordre économique et l’ordre politique, tâchant de résoudre les tensions entre eux par des compromis toujours instables.
Si la décroissance et l’ESS peuvent partager certaines sources intellectuelles, à l’instar de Charles Fourier, auteur dès 1820-1821 d’un texte sur la « détérioration matérielle de la planète » dans lequel il s’inquiète des « excès climatiques » qu’il attribue à la civilisation (Schérer, 2001), l’ESS n’a pas dès l’origine été conçue pour répondre à la question écologique. Elle a ainsi parfois pu être dépendante d’un imaginaire économique, face auquel elle a adopté des stratégies allant de l’adhésion à la résistance en passant par l’adaptation. Force est de constater qu’elle n’a pas remis en cause ce que certains qualifient désormais de « trente ravageuses » (Pessis, Topçu et Bonneuil, 2013), contribuant même largement au compromis keynéso-fordiste d’après-guerre.
La notion d’utilité sociale, telle qu’elle est définie dans l’article 2 de la loi ESS de 2014, en est la parfaite illustration. Elle a pour objectifs prioritaires de soutenir les personnes fragiles, de renforcer le lien social ou de contribuer à l’éducation à la citoyenneté. Les objectifs en matière de développement durable ou de transition énergétique n’arrivent qu’en quatrième position et encore sont-ils subordonnés aux trois premiers auxquels ils doivent concourir.
La plasticité de l’ESS l’autorise toutefois à converger avec la décroissance, à laquelle elle peut fournir un mode d’entreprendre et de développement. Elle a d’abord vocation à répondre aux besoins des communautés dans une perspective transformatrice, ce que recouvre la notion d’innovation sociale, définie comme
« une intervention initiée par des acteurs sociaux, pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles » (cité dans Bouchard et Lévesque, 2014, p. 133).
C’est une économie non lucrative, qui n’est pour cette raison pas soumise aux exigences de rendement financier. Son ancrage territorial est conforme au principe de relocalisation au cœur d’une économie de la post-croissance. Enfin, sa gouvernance démocratique, pouvant aller jusqu’à associer plusieurs parties prenantes, crée des espaces publics permettant aux citoyens de s’approprier les enjeux environnementaux.
Nous pouvons avancer pour conclure qu’il reste trois grandes pistes à explorer pour faire converger l’ESS et la décroissance. La première concerne la théorie de l’économie écologique, qui doit donner une place plus importante aux approches méso-économiques territoriales et notamment à l’ESS. La seconde doit approfondir l’élaboration de propositions de réformes systémiques reposant sur l’ESS, comme la garantie d’emploi territoriale, la sécurité sociale de l’alimentation, etc. Enfin, la troisième consiste, pour les militants de la décroissance, à s’investir dans le mouvement de l’ESS pour y construire des solutions concrètes.