Florine Garlot : Bonjour Michel. Tu te définis comme « décroissant-chercheur », tu as contribué à des alternatives concrètes tout en œuvrant aux fondements théoriques de la décroissance, comme opposition à la croissance. Alors, pour commencer, j’aimerais que tu reviennes sur ce terme de croissance.
Michel Lepesant : Merci déjà de commencer par cette question ; parce qu’au moment où nous vivons un nouveau désordre mondial, il est essentiel de prendre nos interrogations critiques par le bon bout, celui des définitions. D’ailleurs, quand on lit parmi les précurseurs de l’objection de croissance ceux qui sont des auteurs prémonitoires — je pense particulièrement à George Orwell, à Günther Anders ou à Françoise d’Eaubonne — on sait à quel point ils ont porté attention à ce que l’on pouvait faire dire aux mots, ne négligeant jamais de leur côté de poser et de construire des définitions. Comment alors définir la croissance ? Quand on entend dans la bouche d’un ministre ou d’un journaliste, « c’est bon (ou mauvais) pour la croissance », il faudrait être de mauvaise foi pour prétendre que le terme est pris dans un sens usuel d’augmentation en général ; tout le monde sait très bien que la croissance dont il s’agit c’est la croissance économique, celle qui est mesurée par les variations du PIB. Mais quand, dans une controverse, on parle de croissance, cette distinction entre le sens usuel et le sens de l’économie politique s’estompe et, en réalité, ses partisans la défendent souvent en se cachant dans le « brouillard de la croissance ». C’est lui qui permet de se cacher dans « le plus c’est toujours mieux » sans avoir à préciser de quoi il est question. Certain.e.s décroissant.e.s croient critiquer cet indicateur du PIB en lui reprochant d’être un agrégat indifférent aux aspects qualitatifs de la production de richesse : mais, pour ses défenseurs, il n’y a là aucune faiblesse, il y a juste l’efficacité d’un indicateur fiable sur les variations d’une quantité. Et dans un monde où la seule réalité valorisée est la réalité évaluée quantitativement, la croissance c’est le progrès, et réciproquement.
D’ailleurs pour vérifier la puissance de ce brouillard de la croissance, il suffit de discuter avec des gens qui, tout en critiquant la croissance économique, vont quand même défendre la croissance du bonheur, de l’amour, de la convivialité… sans réaliser qu’ils tentent de quantifier et de mesurer ce qui est de l’ordre de la qualité, de l’ordre de l’être et pas de l’avoir.
Florine Garlot : Ce « brouillard » n’entoure-t-il pas aussi la décroissance ? Je te propose donc de poursuivre ce travail définitionnel avec, cette fois-ci, le terme de décroissance.
Michel Lepesant : Est-ce qu’il existe aussi un « brouillard de la décroissance » ? Oui. Est-ce profitable ? Pas vraiment. Faut-il tenter une clarification conceptuelle de ce que décroissance peut dire ? Oui.
Je ne crois pas que le fait que la décroissance puisse référer à un mouvement, ou à un projet, ou seulement à une définition stricte soit directement une cause de brouillard. Car on peut défendre la décroissance économique (définie comme une réduction de la production et de la consommation) sans pour autant l’inclure idéologiquement dans un projet global, et surtout sans militer politiquement pour ce projet. Mais si on prend les choses dans l’autre sens — quand on part d’une définition que l’on inclut dans un projet et que l’on défend au sein d’un mouvement — alors il y a une exigence de clarification si on veut éviter de placer sous le terme de décroissance un agrégat de propositions dont la faisabilité, la désirabilité et l’acceptabilité sont très discutables. Car aujourd’hui, on doit reprendre le jugement très sévère porté par un remarquable article1 : s’il y a bien profusion des propositions, il faut juger qu’elles sont « imprécises » (allusives, mal conçues), peu « pertinentes » (les propositions les plus impactantes sont repoussées à la périphérie de l’agenda au profit de propositions populaires mais accessoires), « négligentes » (des conditions de possibilité de leur faisabilité), diverses plus par « agglutination » que par vue d’ensemble, et surtout « le programme actuel de décroissance est plus proche d’une liste disparate d’ingrédients que d’une recette bien organisée ». Autrement dit, il y a actuellement un brouillard — qui est causé par une mauvaise priorité accordée au faire nombre sur le faire sens — et il constitue un obstacle à la visibilité et à la crédibilité de la décroissance. C’est pourquoi je propose depuis longtemps de commencer notre travail de critique radicale par un effort sémantique qui doit porter prioritairement sur ce que peut signifier décroissance.
Le premier moment de cet effort consiste à assumer le préfixe dé- ; le second à en déduire l’opposition au radical -croissance. Mis ensemble, ces deux efforts reviennent à proposer une définition politique de la décroissance qui est simple : c’est l’opposition à la croissance. Première application de cette définition : si la croissance est à elle-même son propre objectif, vers l’infini et au-delà, alors il ne va pas s’agir de décroître pour décroître, vers le zéro et en deçà. La décroissance est portée par un projet — la post-croissance — mais elle n’est pas à elle-même son propre projet. Autrement dit, la décroissance n’est qu’un moment intermédiaire entre le monde actuel et un monde projeté. C’est une transition, une redirection, un trajet. Deuxième application : si l’on critique la croissance économique à cause de ses effets tant sur la vie sociale que sur la nature, alors il faut se demander quelles sont les causes de son emprise pour s’apercevoir qu’elles ne peuvent pas être économiques (sauf à commettre une pétition de principe2 et à prendre les effets pour les causes). On arrive donc à définir un sens strict de la décroissance — c’est le trajet — mais c’est pour s’apercevoir qu’il faudrait l’élargir au moins autant que l’est l’empreinte de la croissance sur nos modes de vie et de pensée.
Florine Garlot : C’est pourquoi tu présentes la décroissance comme un trajet à trois directions : la décrue (économique) qu’il faudrait élargir à la décolonisation des imaginaires et à la repolitisation. Peux-tu revenir sur ce sens élargi de la décroissance ?
Michel Lepesant : Si on s’en tient au sens strict du trajet, alors il est plus précis de présenter la décroissance comme un faisceau (bundle) de trajectoires (territoriale, temporelle, en rapport aux institutions, à la technique, selon un degré de politisation, un type d’attitude, une question de taille…). J’ai défendu3 l’idée que, par une approche systémique, la décroissance gagnerait en consistance politique parce qu’elle ne se raconterait pas que la transition se concrétiserait en un claquement de doigts mais qu’elle ne le pourrait qu’en se mettant en capacité de relever toutes les zones de conflictualité comme de convergence : d’où l’utilité d’une cartographie des propositions dont les trajectoires de décroissance fourniraient des axes pour repérer leurs coordonnées et les situer sur le trajet de décroissance.
Pour que ces trajectoires nous fassent véritablement passer d’un monde à l’autre, une condition impérative est de rompre non pas tant avec le monde actuel — laissons aux fanatiques de la croissance l’illusion de pouvoir repartir de zéro — qu’avec les causes de ce que nous rejetons. Et c’est là que nous avons besoin de croiser la décroissance au sens strict (trajet, trajectoires) avec un sens élargi (à la mesure de l’extension de l’emprise de la croissance).
C’est pourquoi il me semble fécond de triplement analyser la croissance comme économie, comme monde et comme régime. Pour cela, on peut reprendre l’image classique de l’iceberg : la partie émergée de la croissance, c’est son économie. Mais Serge Latouche a raison de nous avertir : quand dans une société l’économie devient une économie de croissance, alors nous ne vivons pas dans une société avec la croissance comme boussole économique, nous vivons dans une société de croissance4. La partie émergée de la croissance, c’est ce monde, qui est aussi celui de l’aéroport, du portable, de la voiture, du tourisme, du nucléaire, des métropoles, de la publicité…
Cette distinction entre partie émergée et partie immergée est assez proche de celle que fait Matthias Schmelzer5 entre esprit de croissance (« une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique ») et paradigme de croissance (« une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative »).
Cette distinction permet d’affirmer que l’emprise de la croissance n’est pas qu’économique mais qu’elle « recouvre tous les aspects de l’activité humaine » parce qu’elle est culturale6, parce qu’elle est une colonisation de nos imaginaires7. Mais elle ne permet pas d’expliquer pourquoi la croissance a réussi à imposer son hégémonie. Or il me semble que l’hypothèse posée par Onofrio Romano8 d’un régime de croissance fournit, elle, une explication. Ce régime politique de croissance, c’est le milieu dans lequel baigne l’iceberg de la croissance.
Attention donc à ne pas confondre entre le monde de la croissance et le régime de croissance. Comme monde, la croissance colonise nos représentations. Comme régime, nous verrons que la croissance neutralise les discussions et les controverses. Dans sa partie émergée, la croissance est une mesure ; dans sa partie immergée, c’est une valeur. En tant que milieu, ce n’est ni une valeur ni une mesure, c’est une forme, un format9.
A manquer de (ce) cran dans la critique de la croissance, la décroissance pourrait déboucher sur une société dans laquelle le régime de croissance se maintiendrait, peut-être même compatible avec un imaginaire décroissant, mais sans croissance économique ; peut-on imaginer quelque chose de pire ?
Voilà pourquoi, dans son sens élargi, la décroissance doit triplement s’opposer et apparaître comme une décrue (économique), une décolonisation (culturale) et une repolitisation (s’émanciper du régime de croissance en le renversant).
Au final, ne serait-il pas souhaitable que toute proposition en faveur de la décroissance arrive à se définir en croisant et les trajectoires que j’ai évoquées et ces trois crans ?
Florine Garlot : Merci pour ces clarifications conceptuelles. Pour situer davantage ton propos, peux-tu nous partager tes inspiratrices et inspirateurs ?
Michel Lepesant : Mon adhésion et mon engagement pour la décroissance ne viennent pas de lectures d’auteur.e.s décroissant.e.s. Au plus loin, je peux trouver une réflexion philosophique sur les limites où j’ai vu d’emblée dans la finitude (que je ne confonds pas avec la finité) non pas une restriction mais une condition de nos humanités, une condition humaine. Plus tardivement, je me suis beaucoup investi dans ce que l’on appelle les alternatives concrètes mais c’est leur impolitisme — qui se concrétise par le sacrifice répété du faire sens sur le faire nombre — qui m’a amené à la décroissance, parce que j’y vois la tentative la plus radicale et la plus globale pour sortir du monde que je rejette.
Mais une plongée dans la mouvance décroissante n’est pas exempte de déceptions ; en particulier, je suis régulièrement déçu de juger que la plupart des initiatives que l’on peut relier à la décroissance continuent de baigner dans le brouillard de la croissance. C’est donc contre ce brouillard que je me focalise. De ce point de vue, je ne cache pas que je vais d’abord apprécier les auteur.e.s chez qui je vais trouver une approche sémantique : parce que les mots sont démocratiquement importants.
Si je dois citer un seul auteur, c’est Serge Latouche et surtout ses livres d’avant 2005 qui sont particulièrement attentifs aux enjeux sémantiques. Aujourd’hui, on trouve chez Onofrio Romano et chez Timothée Parrique cette attention particulière accordée au travail de définition. Du côté des Degrowth Studies, c’est moins évident.
Comment ne pas aussi faire remarquer que ce sont plutôt chez des auteures que l’on trouve une telle attention sémantique. Je pense à Françoise d’Eaubonne10 et à sa créativité langagière (sexocide, phallocratie, écoféminisme), à Val Plumwood pour son tableau des dualismes11, à Maria Mies pour ses travaux sur la subsistance12.
Il faudrait aussi évoquer tous les précurseurs de l’objection de croissance mais par peur d’en écarter un involontairement, je me satisfais de renvoyer à la collection publiée au Passager Clandestin.
Florine Garlot : Que « comporteraient » selon toi l’imaginaire de la croissance et celui de la décroissance ?
Michel Lepesant : Il ne faudrait surtout pas croire que ces deux imaginaires ont la même épaisseur. Parce que l’imaginaire de la croissance a l’épaisseur du réel, de l’existant en place : aujourd’hui, c’est lui le « monde ». Alors que celui de la décroissance est plus de l’ordre de l’utopie et de l’idéal. C’est ce qui fait que le combat culturel est inégal et donc loin d’être gagné comme le montre le dernier sondage sur la question13.
Que trouve-t-on dans l’imaginaire de la croissance ? Des représentations, des récits, des valeurs, des normes, des héritages, des modes de vie qui ont tous en commun de converger pour fournir une mise à disposition, une disponibilité généralisée (Hartmut Rosa). Autrement dit, c’est l’infrastructure au service d’une économie structurée macro-économiquement par la croissance comme boussole. Pour espérer décoloniser son imaginaire, chaque décroissant devrait commencer, si possible en commun, par faire l’inventaire de tous les dispositifs14 auxquels il se soumet : ces représentations qui font de la réalité un spectacle (Guy Debord), ces récits qui façonnent nos identités personnelles et collectives (Paul Ricœur), ces valeurs qui ne valorisent que ce qui peut être évalué (Michael Sandel), ces normes (de genre, de classe, de race) qui discriminent au lieu de différencier, ces héritages et ces attachements qui transmettent des communs autant bucoliques que négatifs (Alexandre Monnin), ces modes d’emploi qui sont des modes de vie (Mark Hunyadi)…
Et que trouve-t-on dans l’imaginaire de la décroissance ? On rêverait d’y trouver au moins l’équivalent mais ce serait se raconter une fable, en particulier celle de l’essaimage qui prétend que, dans les interstices (Erik Olin Wright) et les failles (John Holloway) du système, peuvent se loger des oasis qui ne demandent qu’à archipéliser. Qu’il y ait des oasis, c’est incontestable mais de là à y voir les germes du basculement (Jérôme Baschet), c’est une autre histoire ; c’est l’Histoire qui précisément nous apprend impitoyablement comment ces expérimentations minoritaires sont venus s’échouer sur les écueils de l’horizontalisme comme tyrannie de l’absence de structure (Jo Freeman).
Ce qui ne veut pas dire que dans l’imaginaire de la décroissance il n’y a pas foison de valeurs, telles le partage, la convivialité, la coopération, l’entraide, la résonance, la confiance... Mais attention parce que, dans l’autre camp, il y a aussi des valeurs : le travail, le mérite, l’innovation, la réussite, la performance... On pourrait alors se dire que cette opposition serait résolue à la fin d’un conflit des valeurs, mais ce serait négliger qu’il existe un régime de croissance dont l’un des leviers est précisément la neutralisation de tout conflit des valeurs.
Florine Garlot : Tu évoques là « le régime de croissance ». Peux-tu nous en dire plus ? Qu’est-ce que le régime de la croissance ? Face au régime de croissance, tu parles de repolitisation, mais le régime de croissance n’est-il pas politique ? Pour bien comprendre, je te propose aussi de revenir sur l’illimitisme, l’individualisme et l’inégalitarisme comme marqueurs du régime de croissance.
Michel Lepesant : C’est à Onofrio Romano que l’on doit cette thèse qui voit dans le régime de croissance le véritable péril dont il faut se libérer et on peut renvoyer à son interview publiée dans le précédent numéro de la revue15. Je disais tout à l’heure que la cause de l’emprise de la croissance économique sur nos sociétés ne peut pas être économique, c’est la même idée quand Onofrio dit que la croissance économique n’est pas l’objectif du régime de croissance. Cette croissance est un objectif macro-économique mais cela ne suffit pas pour expliquer sa domination : cet objectif n’est pas une cause mais un effet, un « symptôme » dit Onofrio. Il ne faut pas se tromper de cause ni d’objectif.
L’objectif du régime de croissance, c’est celui de la modernité, c’est-à-dire cette configuration sociohistorique qui a permis l’émergence et l’accès au pouvoir d’un groupe minoritaire qui est venu troubler les trois ordres de l’Ancien Régime : car la bourgeoisie dispose de la richesse comme le clergé et la noblesse mais c’est parce que, comme le tiers-état, elle travaille. Cette émergence politique n’a pu se réaliser qu’en abolissant les anciennes structures institutionnelles — c’est le désenchantement du monde (Max Weber), c’est la sortie de la religion (Marcel Gauchet) — pour les remplacer par des institutions « libérales » dont la caractéristique principale est la neutralité institutionnelle : ce ne serait plus à la politique de mettre en œuvre ce qu’est une vie bonne, ce serait à chacun de se donner un style de vie, un « univers » (sic), et les institutions devraient se contenter de promettre à chacun la capacité de disposer du maximum de moyens pour réaliser ses finalités individuelles. Cette promesse est celle de la croissance économique. Voilà comment se noue l’équation de la croissance, de l’individualisme et du libéralisme.
Le régime de croissance est un régime politique, autrement dit un dispositif dont peut se servir une classe dominante. Et comme tout pouvoir, il ne doit son maintien qu’au respect d’une règle d’or : pour continuer à régner, il doit diviser. La modernité va consister à pousser à la limite ce dispositif de division en désintégrant le corps politique jusqu’à son atome le plus indivisible, l’individu. Or toute individualisation peut corroder le sens commun d’une vie bonne, et donc provoquer une dépolitisation. Voilà ce qui explique la puissance du régime de croissance : c’est un régime politique de dépolitisation.
L’illimitisme n’est pas l’affirmation ou la croyance qu’il n’y a pas de limites, c’est le regret qu’il puisse en avoir. Quand on croit qu’il n’y en a pas, quand la nature est traitée comme un stock infini de ressources gratuites, on s’en félicite au nom de l’opulence. Drill, baby, drill. Mais quand on croit qu’il y en a alors seule la croissance illimitée peut les repousser pour satisfaire des besoins humains qui seraient insatiables : telle était la position de Malthus16. En tant que tel, l’illimitisme est une forme de dépolitisation parce qu’il refuse que l’autonomie et la liberté résident dans l’autolimitation.
En disposant des leviers de l’individualisme (puisque la responsabilité n’est jamais systémique mais toujours individuelle alors il en va de même pour la solution) et de l’illimitisme (puisque la solution n’est jamais dans l’autolimitation sociale alors la faute est externalisée vers la nature), le régime de croissance assure une fonction de légitimation des inégalités. Sa solution ne serait jamais dans le partage, le commun, l’autolimitation mais dans l’ordre propriétariste17 et les fables du ruissellement et de la main invisible. Sans attendre, la ploutocratie dominante se prétend légitime à privatiser les surplus. Le régime de croissance est un inégalitarisme.
Florine Garlot : Dans quels cas pourrait-on considérer que le militantisme (décroissant) fait le jeu du monde voire du régime de croissance ? Pourquoi y résister ?
Michel Lepesant : « Faire le jeu », n’est pas « trahir », c’est juste avoir manqué une étape dans la consolidation de la critique. C’est, suivant une formule connue, continuer de chérir les causes dont on dénonce les effets. Malheureusement, je ne crois pas que seule la décroissance militante soit concernée, je crois que la décroissance académique peut aussi être porteuse d’une critique tronquée de la croissance. Historiquement, le malentendu le plus répandu me semble être celui de la décroissance sélective : commet ce malentendu, celui qui ne voit dans la croissance qu’une économie, sans valider que cette croissance économique n’a pu coloniser nos imaginaires que parce qu’un régime de croissance l’y a poussé. Car le problème à résoudre n’est pas seulement de réduire la production et la consommation mais de le faire en s’émancipant radicalement de ce qui l’a rendu possible. Sinon, cette réduction ne sera que temporaire : et dans ce cas, il n’y aura pas eu de décroissance mais seulement dépression économique.
Mais il n’y a pas que cela et cela concerne l’opposition des imaginaires, que l’on peut réduire à un conflit des valeurs : comment se fait-il que l’imaginaire de la décroissance ne soit pas hégémonique, comment se fait-il que tout le monde ne préfère pas l’entraide à la compétition, la convivialité à la rivalité, la confiance à la malveillance, le partage à l’égoïsme ? Plus grave encore : comment se fait-il que la meilleure argumentation — qu’elle soit rationnelle ou raisonnable — ne finisse pas par l’emporter en tranchant le débat en sa faveur ? Pire : comment se fait-il que les rapports du GIEC ou de l’IPBES restent lettre morte quand ils ne sont pas directement relativisés et bientôt dénigrés par et dans le brouillard des complotismes et des populismes ?
« Mais comment peux-tu être certain d’être dans le bon camp ? » Voilà typiquement le soupçon colporté par la rhétorique du régime de croissance : l’accusation de campisme (binarité, hémiplégie) au nom d’un horizontalisme qui s’irrite dès qu’une conviction non seulement est énoncée, défendue, mais qu’elle structure une prise politique de position18. Pas besoin de la certitude d’être dans le bon camp, mais avoir des convictions (et des principes) que je partage avec d’autres. Et ce sont ces convictions qui structurent mon identité (Charles Taylor), qui organisent mes jugements de valeur et ma vision du monde, qui me donnent une ossature morale (Michel Terestchenko). Convictions qui constituent mon point d’appui pour commencer une discussion, où les termes seront définis, et les règles respectées19.
Je ne peux qu’inciter les plus académiques d’entre nous à faire la généalogie médiévale de ce régime de croissance, pour remonter à la racine nominaliste d’un tel régime neutralitaire20.
Florine Garlot : Comment résister à ce régime politique de croissance ? Que serait celui de la décroissance ?
Michel Lepesant : Pour résister à un tel régime il faudrait montrer comment il pourrait être interprété comme l’institution imaginaire de l’individu. Or, dans la modernité, cette institution accompagne la promotion politique de la liberté individuelle, cette liberté des modernes qui peut être vue comme l’une des sources du brouillard de la croissance. Car d’un côté, c’est en son nom que se sont menées des luttes d’émancipation et de reconnaissance, pour la tolérance, contre le despotisme et le fanatisme ; mais d’un autre côté, ne faudrait-il pas distinguer entre la liberté individuelle du libéralisme originel qui se fait au nom de la liberté, celle du néolibéralisme qui se fait au nom de l’individu et aujourd’hui celle de l’hyperlibéralisme qui se fait contre l’égalité.
Il y a là une « question difficile » — celle du statut de l’individu quand le commun est priorisé, de la distinction entre individualisation et individuation, de l’articulation entre liberté sociale et liberté individuelle — qui devrait justement être abordée dans le prochain numéro de la revue21.
Quant à imaginer un régime politique de décroissance, il ne pourrait pas être ce faisceau d’institutions qui imposerait la décroissance économique au nom des valeurs que nous défendons. De la même façon que l’on peut défendre une certaine horizontalité contre l’horizontalisme, il faudrait défendre une certaine verticalité contre le verticalisme (celui du paternalisme, du patronat, du patriarcat). Une première piste consisterait à distinguer entre verticalité descendante (top-down) et verticalité ascendante (bottom-up)… Cela devrait faire l’objet d’une discussion lors des prochaines (f)estives, en présence d’Onofrio Romano22.
Florine Garlot : Tu dis aussi que pour s’opposer à l’illimitisme, à l’individualisme et à l’inégalitarisme du régime de croissance, la décroissance doit faire l’éloge des limites, de la vie sociale et de la dépense. Que propose plus précisément la décroissance avec ces trois notions ?
Michel Lepesant : La première Caravane contre-croissance dont ce numéro rend compte était en effet structurée autour de ces trois éloges et les intervenant.e.s ont pu en donner un assez bel aperçu. L’idée était, après avoir défini la décroissance comme opposition politique à la croissance, de ne pas en rester à seulement prôner le renversement du régime de croissance. Certes, si ce régime est en réalité une politique de dépolitisation, un tel renversement ferait pencher la décroissance du côté d’une repolitisation comme condition d’une décolonisation, elle-même condition pour vouloir mener une décrue économique. Faut-il encore donner à cette repolitisation un contenu positif, explicitement une force de remobilisation politique. Tel est l’objectif d’un éloge.
Si l’illimitisme est le regret qu’il existe des limites, alors on ne peut faire faire l’éloge des limites qu’à condition de fonder la démocratie sur l’autonomie de ses membres et de définir cette autonomie par une autolimitation délibérée, plus exactement par une double autolimitation instituée, au-dessus d’un plancher, en-dessous d’un plafond.
Si l’individualisme est une conception de la société comme agrégat d’individus juxtaposés, alors on ne peut faire l’éloge de la vie sociale qu’à condition d’admettre qu’à notre naissance, il y a déjà des communs préalables — la vie sociale, la nature — et que la préservation et l’entretien de ces préalables sont précisément des objectifs qui font qu’une vie sensée ne peut pas se réduire à défendre égoïstement ses seuls intérêts individuels.
Si l’inégalitarisme est aujourd’hui de plus en plus revendiqué et affiché comme moteur de progrès social alors on ne peut faire l’éloge de la dépense qu’à condition de poser explicitement la question des surplus. Car même dans la société la plus frugale et la plus sobre se pose la question de savoir à qui doivent revenir les surplus, et surtout selon quelle justification instituée.
Florine Garlot : Justement, qu’entends-tu par dépense au moment où la parcimonie et la sobriété sont vantées dans certains milieux ?
Michel Lepesant : Certain.e.s décroissant.e.s ont hérité de George Bataille23 cette notion de dépense24, à la fécondité tant idéologique que politique. Idéologiquement, elle permet de remettre l’économie à sa place, dont la finalité ne devrait pas être d’économiser, mais de dépenser. Pourquoi ? Parce que si nous n’organisons pas la dépense de la surabondance de l’énergie biochimique fournie par le soleil alors elle nous détruira ; c’est la consumation de cette « part maudite » qui peut donner sens à notre humanité. De telles affirmations sont incompréhensibles si on prend l’économie par le mauvais bout. Dans La part maudite (1949) George Bataille explique, qu’à partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources alors qu’ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général. Ce qu’il dénonce ainsi, c’est une erreur de perspective, celle qui a « l’habitude d’envisager l’intérêt général sur le mode de l’intérêt isolé »… « Ce besoin de croître, de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des êtres isolés, il définit l’intérêt isolé. » C’est pourquoi « la croissance peut être envisagée comme étant en principe le souci de l’individu isolé, qui n’en mesure pas les limites. »
Politiquement, c’est la question de la dépense des surplus qui se pose. En effet, passées la conservation de la vie et la production économique de base, toute société dispose d’un excédent d’énergie qu’elle peut vouer soit à la dépense sociale, soit, comme aujourd’hui, qu’une minorité de privilégiés peut s’approprier pour vivre « hors du commun ». Il y a donc une part servile de l’énergie qui doit évidemment être consacrée à la survie. Mais il y a aussi une part excédentaire : c’est par l’usage souverain de cette part maudite que nous affrontons notre condition humaine, quand nous nous posons la question du sens de la vie, en niant notre animalité qui se réduit à la préservation des conditions de la vie (« la vie pour la vie »). S’entrevoit alors, de ce point de vue de la dépense, une tout autre économie politique qui ne serait plus la gestion de la rareté, mais celle de l’abondance et dans laquelle le binôme sobriété personnelle/dépense sociale devrait remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel. Dans un régime horizontaliste de croissance qui prétend mettre à égalité toutes les responsabilités individuelles25, cette dépense sociale est toujours rabougrie en sobriété individuelle.
Avec Baptiste Mylondo26, nous proposons d’envisager une troisième et dernière part, la part inaliénable : car après avoir organisé un juste partage des usages et des fruits du commun, le bon sens est de conserver une part sauvage (Virginie Maris), indisponible (Harmut Rosa), pour conjurer la peur de manquer, afin que nul ne puisse risquer d’en abuser.
Florine Garlot : Pour terminer cet entretien, selon toi, où en est-on aujourd’hui de ce trajet décroissant ?
Michel Lepesant : Il s’agit de ne pécher ni par excès d’optimisme ni par excès de défaitisme. Les décroissant.e.s doivent se garder des bulles roses : non, la décroissance n’a pas d’ores et déjà gagné le combat culturel. D’abord parce que l’imaginaire de la croissance fait encore largement rêver, et pas seulement dans les pays dits « développés ». Mais aussi parce que le régime de croissance risque peu d’être renversé s’il est davantage pratiqué que critiqué par ses propres objecteurs. Se garder aussi des bulles noires : non, il n’y a pas d’effondrement inéluctable, celui qui nous dispenserait de devoir réellement poser la question du trajet. La décroissance reste un choix politique. Et donc une espérance.
Pour que cette espérance ne s’éteigne pas, il peut être utile d’en repérer quelques tâches. Sémantiquement et pragmatiquement, ne pas confondre entre l’espoir comme croyance de la réussite et l’espérance comme désir de réussir. Concrètement, il faut cesser de se raconter que la révolution de la transition est déjà en route : quand il s’agit de transition énergétique, il y a cumul et pas remplacement (Jean-Baptiste Fressoz). Et encore plus généralement, il faut se marteler ce jugement sans appel : « Le mouvement de l’agriculture paysanne, l’Atelier Paysan inclus, n’est pas la transition en marche, car celle-ci n’a pas commencé. Nous avons des techniques, des marchés et des terres, c’est vrai ; des convictions et des désirs aussi : mais pas de stratégie qui les met en cohérence ; pas d’espace politique pour la construire »27.
Non seulement ce jugement est lucide sur le constat mais il indique aussi une porte d’espérance : l’enjeu de la stratégie28. Il me semble qu’à condition de ne pas confondre une stratégie avec un scénario, celle-là pense l’articulation des moyens et des fins quand celui-ci prétend prophétiser comment les moyens réaliseront les fins, il y a là la plus urgente des tâches après le travail sémantique de définitions. Pourquoi est-ce que je formule une telle priorité ? Parce que, à ne pas la respecter, on risque de rester prisonnier des rets du régime de croissance.
Le premier de ces filets est la primauté du faire (teukein) sur le parler (legein), de l’activisme sur la sémantique : « Assez de blabla, il faut passer à l’action ! ». On en arrive à une telle injonction du pratico-pratique quand, après avoir conformément au régime horizontaliste de croissance neutralisé et relativisé tout argument, vient quand même le moment de devoir trancher, de prendre une décision : c’est alors ce qui marche « sur le terrain » qui va être source de légitimité, et non pas ce qui résulterait d’une délibération collective dans laquelle la commodité technique ne serait qu’un élément du débat parmi d’autres (tels des devoirs moraux, des principes démocratiques, et même des intérêts particuliers29…).
Un deuxième filet dans lequel s’empêtre tant la décroissance comme mouvement social que comme réseau académique, c’est une vision associationniste et interactionniste de l’action engagée qui finalement ne débouche que sur une variante cool de la fable des abeilles. Là où cette fable libérale prétend qu’un ordre social n’a pas besoin d’une intentionnalité centrale et que seule suffit la libre interaction des particules élémentaires guidées par leurs seuls intérêts, beaucoup de décroissant.e.s défendent sans recul la fable de l’essaimage dans laquelle la nouvelle société finirait par émerger de la simple prolifération des alternatives concrètes et des expérimentations minoritaires.
A l’opposé d’un tel scénario, il me semble que nous devrions plutôt nous demander quelles pourraient être les institutions démocratiques à mettre en place. Ce qui renvoie à la question d’une bonne verticalité pour articuler, dans la formation de la volonté générale, les instances de représentation, de délibération, de participation, de contrôle. Ce qui présuppose de rompre avec la conception libérale d’une justice procédurale, pour reconsidérer une approche plus substantielle de la justice.
Que de chantiers théoriques encore devant nous, même si nous ne voyons dans la décroissance qu’un mot-échafaudage au service d’une espérance.
