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Comptes rendus

Philippe Antoine, Danièle Méaux et Jean-Pierre Montier (dir.), La France en albums (xixe-xxie siècles)

Paris, Hermann, 2017, 394 p., ISBN : 978-2-7056-9443-2
Henri Garric
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Philippe Antoine, Danièle Méaux et Jean-Pierre Montier (dir.), La France en albums (xixe-xxie siècles), Paris, Hermann, 2017, 394 p., ISBN : 978-2-7056-9443-2

Texte intégral

1Issu d’un colloque tenu à Cerisy en 2016 consacré aux « albums » qui depuis la Révolution française jusqu’à nos jours se sont donné comme but de représenter le ou les paysages « français », le volume dirigé par Philippe Antoine, Danièle Méaux et Jean-Pierre Montier circonscrit un sujet qui est à la fois très simple dans son propos (la production par le livre du territoire français) et d’une immense diversité. Si la notion d’album, qui rassemble les ouvrages présentés dans les différents articles, trouve son unité dans le dispositif d’assemblage de textes et d’images (voire d’images seules dans le cas de quelques albums photographiques purs) sous la forme d’un livre, elle recouvre une grande diversité de techniques : partant des Statistiques générales, des récits de voyage et des Voyages pittoresques, qui associent à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle textes et gravures, passant par les héliogravures, pour arriver enfin à la photographie, elle touche même marginalement le domaine de la bande dessinée. De même, si tous les livres abordés ont bien à voir avec la production d’un territoire « français », le périmètre concerné varie fortement : si une bonne partie des albums étudiés tentent de représenter la France comme un ensemble, certains concernent une région limitée, comme la Mayenne de Jean-Loup Trassard, ou la banlieue parisienne de Cendrars et Doisneau. On pourrait rechigner face à cette diversité des approches, que favorisent souvent les actes de colloque. Pourtant, sur un tel sujet, la diversité des approches est essentielle : elle répond en effet au projet de ces ouvrages qui ont essayé de cerner la diversité d’un territoire. Dès le premier article, consacré aux statistiques générales et aux voyages pittoresques au xviiie siècle, apparaît le projet de représentations encyclopédiques qui va justifier des catalogues, des projets « titanesques » (p. 22) qui s’étendent sur des dizaines de livraisons, dont la succession obéit en grande partie au hasard. Le volume dirigé par Philippe Antoine, Danièle Méaux et Jean-Pierre Montier a ceci de précieux qu’il réussit, en rassemblant spécialistes de la littérature, spécialistes de la photographie, géographes, historiens, à proposer une multitude d’approches, conforme à la variété de l’objet.

2Pour autant, le lecteur de La France en albums n’en ressort pas avec une impression de disparate. Derrière la diversité des approches, derrière les profils divers des participants et des participantes, les auteurs ont su dessiner des trajectoires qui font l’unité et tout l’intérêt du propos. Et ceci tout d’abord et avant tout parce qu’ils ont su définir de façon précise l’objet commun. Quand il rappelle dans le texte de conclusion que leur étude porte sur le « livre-territoire », Philippe Antoine ne donne pas seulement un titre alternatif au recueil : il trace le geste commun à tous ces ouvrages, qui est de « mettre l’accent sur la manière dont la bibliothèque ou l’iconothèque [agit] sur les représentations des lieux, les manières de l’habiter et de le rêver, tout en formulant possiblement des propositions destinées les transformer » (p. 350).

3L’hypothèse fondamentale de ce recueil est qu’une forme, l’album, derrière la diversité de ses avatars (statistique, voyage excentrique, portraits pittoresques, portraits de pays, livres d’auteurs, albums photographiques), accompagne les évolutions de notre territoire et notre représentation du territoire. Il s’agit ainsi à la fois de suivre de grandes évolutions et de saisir dans la forme précise de chaque album comment ces grandes évolutions se sont trouvées incarnées. La première partie, « Inventaires et identités territoriales » suit l’évolution de l’album de la fin du xviiie siècle au xxe siècle. Elle marque particulièrement le rapport aux clichés pittoresques et romantiques qui s’étaient développés au tournant des xviiie et xixe siècles – Odile Parsis-Barubé (« En marge de Taylor et Nodier ») fait ainsi ressortir ces codes qui s’inventent dans le dialogue entre texte et gravures, articulant une conception du pittoresque liée aux paysages locaux à des ambitions universalistes, cherchées dans les modèles italiens. La suite de cette première partie montre comment ces clichés vont être progressivement évacués. Il faut signaler à ce sujet l’article très précis de Clément Paradis (« Les Forez multiples de Félix Thiollier ») qui montre comment l’ouvrage ambitieux de Félix Thiollier, Le Forez pittoresque et monumental (1889), reprend dans sa forme l’ancien pittoresque tout en évoluant vers la modernité : les gravures du premier volume du Forez, très marquées par les modèles pittoresques et romantiques, sont remplacées dans un deuxième volume par des héliogravures qui, si elles ne sont pas en rupture esthétique totale avec le passé, font coexister des vues qui restent pittoresques avec des vues très crues des bâtiments dans leur situation contemporaine réelle. Cet album est ainsi envisagé comme un lieu de passage entre le livre romantique et l’exercice de photographie documentaire. L’article de Clément Paradis prépare ceux qui, dans la suite du volume, manifestent, autour de la photographie, une volonté plus réaliste. C’est aussi ce que suggère l’article de Lucie Goujard, « Du pittoresque au vernaculaire », sans hélas l’exemplifier de façon très concrète : le xxe siècle organise un glissement « de la sémantique du local à celle du territoire, du pittoresque à celui du vernaculaire et [enrichit] le répertoire des formes de la vision de la banalité » (p. 68). Anne-Cécile Callens le montre en revanche de façon très précise à propos de la série La France travaille, publié par les éditions Horizons de la France, entre 1932-1934 : l’analyse du rapport entre les textes aux auteurs variées et les images produites par un jeune photographe hongrois, François Kollar d’origine ouvrière permet de faire ressortir les évolutions sociologiques et géographiques de la France des années 1930. On avance vers l’idée plusieurs fois rencontrée dans le volume d’une coïncidence entre la forme et le contenu : « la forme du livre renvoie directement à son contenu : véritable création collective, La France travaille présente le pays comme œuvre de composition de tous les Français » (p. 85). Cette évolution « réaliste » ne va pas cependant sans la constitution d’une identité « française » figée ; l’article « Le Paris-guide de 1867 : politiques d’écrivains » de Thierry Poyet le montre déjà nettement en examinant comment les grands écrivains contribuent, dans une attitude politique ambiguë, à la promotion du Paris d’Haussmann, avec le Paris-Guide publié en même temps que la deuxième Exposition universelle organisée par Napoléon III à Paris. L’article de Paul Léon, consacré à la revue La France à table, le montre plus encore. La longévité remarquable de cette revue, et surtout la longévité de sa forme (elle ne connaît pratiquement aucun changement de maquette entre 1934 et 1978 !) vont de pair avec un discours sur une France éternelle, caractérisée par la diversité de ses paysages, de ses traditions et de sa table : « La France est de beaucoup le pays qui offre le plus de variété […] non seulement de ses sites, de ses monuments, de ses paysages, mais dans sa cuisine » (Curnonsky, le directeur de la revue, cité p. 139). En mettant avant tout l’accent sur les petits villages, les châteaux, les églises, les photographies promeuvent une image de petits pays autarciques, et laissent de côté les avatars de la modernité ; significativement, dans l’article consacré à la Seine-Maritime, quelques années après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, aucune allusion et aucune image n’est donnée des ruines du Havre ni de ses bâtiments reconstruits. Il n’est pas étonnant que cette forme ait été frappée d’archaïsme avec le basculement de la France dans la modernité pompidolienne, la revue disparaissant au moment où cette image ne tient plus.

4Après ce premier trajet du pittoresque romantique au vernaculaire et à la photographie réaliste, la deuxième partie et la troisième partie, « Itinéraires touristiques » et « Rencontre des mots et des images », examinent la place toujours plus importante prise par la subjectivité dans la conception des albums. L’appel aux écrivains dans les albums pittoresques romantiques et dans le Paris-Guide de 1867 préparait déjà ce basculement : en faisant de l’écrivain le témoin privilégié du paysage, la France a progressivement construit l’idée d’un paysage toujours liée à la construction d’un témoin. Ce lien peut prendre des formes passablement stéréotypées ; on retrouve ainsi dans l’article de David Martens (« Du visage touristique à l’aura poétique d’une capitale ») l’idée d’une éternité immuable de la France, mais elle est désormais justifiée par la subjectivité littéraire qui prend en charge la représentation. Puisque les auteurs du présent (Maurois, Antoine Blondin, Brion, etc.) peuvent retrouver l’esprit des lieux en citant les écrivains qui les ont habités aux xviie et xviiisiècles, on a bien la preuve que persiste quelque chose d’éternel : « Dans ces élaborations largement utopiques que constituent ces ouvrages, “Paris sera toujours Paris”. C’est de cette permanence qu’elle est censée tirer toute sa valeur et sa saveur. » (p. 159). Anne Reverseau développe exactement la même idée dans « L’âge d’or de l’ambassade littéraire », montrant comment l’écrivain est pris, dans les albums des années 1930 à 1960, comme un héros national, voire comme une synecdoque et une métaphore du « pays » qu’il incarne. L’échange entre l’écrivain et le photographe prend ainsi l’aspect d’un accord où se trouve restaurée l’identité nationale, mise à mal par la Deuxième Guerre mondiale et les changements des trente glorieuses – d’où l’utilisation du modèle des « Tours de France » dans l’album Vive la France de François Nourrisier et Cartier-Bresson. Comme le rappelle David Martens, en citant Boltanski et Thévenot (De la justification), en présentant ainsi la France comme un objet en danger, comme une identité en train de se perdre, les albums permettent une paradoxale patrimonialisation, une puissante mise en valeur du territoire.

5Ce n’est pourtant pas dans la démonstration de cette restauration identitaire que le volume trouve ses analyses les plus intéressantes. Dans ces exemples, la dialectique entre l’image et le texte joue peu. C’est quand l’album commence à confronter ces deux modes de représentation qu’il développe des formes originales et invente en même temps de nouvelles identités territoriales. C’est le cas dans les albums qu’isole Philippe Antoine dans de nouveaux « Voyages excentriques » : Cortázar et Dunlop (Autonautes de la cosmoroute), Butor et Plossu (Paris-Londres-Paris), Maspero et Frank (Les Passagers du Roissy-Express), Bon et Schlomoff (15021) « programment un va-et-vient incessant entre le texte et l’image qui contraint à traquer les redondances, à détecter les contrepoints ou encore à émettre des hypothèses que les jeux de l’iconotexte permettent de formuler. » (p. 221). Ce faisant, ils renoncent aux identités stables et aux territoires prédéfinis, inventent un recueil du disparate, du paysage excentrique, l’accueil d’une réalité foisonnante et marginale : « Cette diversité tient à la pluralité des médiums, à la différence des graphies, à la multiplicité des voix, et enfin à la collision des régimes fictionnel et référentiel. […] Telle est peut-être la force particulière de ces productions incluant textes et images : elles réactivent à leur manière la vieille catégorique rhétorique de la satura – peut-être parce que le monde est trop foisonnant pour se laisser raconter selon un registre de bout en bout homogène. » (p. 223). En se concentrant sur l’œuvre d’un seul auteur, attaché pourtant à un territoire très restreint (un canton de la Mayenne), Elisa Bricco arrive à des observations similaires. Il ne s’agit pas, en effet, seulement de décrire une interaction entre texte et image, mais de suivre un dispositif complexe où les textes sont les ekphraseis d’images absentes, alors que les photographies présentent d’autres éléments du paysage, d’où les hommes sont absents et n’apparaissent que sous la forme de traces. Le livre devient alors une forme ouverte où le lecteur, la lectrice, sont appelés à inventer un nouveau parcours à chaque lecture. Dans ce jeu au sein du dispositif, le paysage qui se construit n’est pas une identité présente figée : il est un paysage disparu dont il s’agit de traquer les traces : « Trassard compose […] une sorte de paysage idéal : il utilise les images du présent qu’il peuple, in absentia, des objets du passé et cela concourt à souligner ce sentiment d’accès impossible à une réalité qui a désormais disparu. » (p. 240) Même si l’ouverture se fait sous une forme plus mélancolique que celles qu’on trouvait dans les œuvres étudiées par Philippe Antoine, elle aboutit à la même figure de paysages excentriques, qui se réinventent au gré de l’écriture et de la lecture.

6Ces deux articles préparent à une redéfinition du paysage qui ne concerne pas seulement la forme de l’album mais la construction même du territoire. Ces livres-territoires ouvrent ainsi, contre la tradition présentée dans les articles précédents, à une reconstruction du paysage français. C’est à cette reconstruction qu’est consacrée toute la dernière partie de l’ouvrage qui se présente sous une forme plus resserrée que les précédentes. Concentrée sur les enquêtes photographiques, elle étudie une forme unique – des livres de photographies – qui se développe dans une chronologie plus courte – de 1980 à nos jours. Elle s’organise surtout autour d’un événement fédérateur, la Mission photographique lancée par la DATAR dans les années 1980. Deux grands entretiens permettent de cerner cette mission dans sa diversité : d’abord globalement, à l’aide d’un entretien avec Bernard Latarjet, initiateur de la mission, qui demande à des photographes de construire une « vision du territoire et de ses changements », de « proposer leur expérience du paysage, de façon à “laver” notre propre regard. » (p. 262). Cet entretien portant sur l’ensemble du projet est complété par un entretien avec Jean-Louis Garnell, un des photographes qui a pris part à cette mission (ce qui permet d’articuler la réflexion globale à une présentation plus précise).

7La mission photographique de la DATAR est présentée comme un tournant dans l’histoire du paysage français. Elle joue un rôle d’impulsion décisive qui est rappelé non seulement par Bernard Latarjet (« il est indubitable que ce livre a eu des conséquences sur l’évolution de la photographie contemporaine. » p. 269), par Jean-Louis Garnell qui montre parfaitement comment l’impulsion de la DATAR a servi de catalyseur pour son propre travail. Les articles qui suivent, consacrés au travail de Gabriele Basilico Provincia Antiqua, à celui de Geoffrey Mathieu et Bertrand Stofleth, Paysages usagés, à celui de Bertrand Stofleth, Rhodanie, soulignent tous cette impulsion : « L’album Provincia Antiqua, réalisé par le photographe Gabriele Basilico pour l’Agence pour le Patrimoine Antique, est une commande que l’on peut comprendre comme s’inscrivant dans le sillage de la Mission photographique de la DATAR, dont Basilico a été l’un des participants. » (p. 283) ; « Incontestablement, Bertrand Stofleth s’inscrit dans la filiation [de] la Mission photographique de la DATAR » (p. 342). Même si ces enquêtes photographiques laissent une place plus faible aux textes et construisent de simples albums photographiques, ils prolongent les nouveaux paysages de la troisième partie. Chacune sous une forme différente ressaisit le territoire sans chercher à l’enterrer sous une identité préconçue. Tous les articles s’orientent vers l’identité commune de « dépaysagement » : le livre-territoire n’est plus l’affirmation un peu stéréotypée d’un paysage français mais la réinvention toujours différente de nouveaux territoires, qu’il s’agisse de dépasser les frontières (dans le livre de Bernard Stofleth, La Rhodanie), d’inventer une nouvelle mémoire des ruines industrielles (dans le livre de François Deladerrière, Delta), d’accueillir dans un nouveau dispositif l’héritage antique (dans le livre de Gabriele Basilico, Provincia antiqua). Chacune de ces propositions mériterait un long développement : elles marquent l’originalité des nouveaux développements territoriaux dans l’album photographique. Elles montrent surtout comment la construction du paysage français, si elle perd en unité et en stabilité, s’avance vers une conscience réflexive qui favorise les dispositifs complexes et les mises en abyme. De ce point de vue, La France en albums prolonge leurs gestes, en donnant une compréhension large d’un phénomène artistique remarquable à la fois dans son inventivité formelle et dans l’invention paysagère qu’il favorise.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Henri Garric, « Philippe Antoine, Danièle Méaux et Jean-Pierre Montier (dir.), La France en albums (xixe-xxie siècles) »Viatica [En ligne], 6 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/130 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.130

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Auteur

Henri Garric

Université de Bourgogne

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Droits d’auteur

CC-BY-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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