Elizabeth Eastlake, Un Séjour sur les bords de la Baltique, Édition, traduction de l’anglais et commentaire par Stéphanie Gourdon
Elizabeth Eastlake, Un Séjour sur les bords de la Baltique, Édition, traduction de l’anglais et commentaire par Stéphanie Gourdon, Montrouge, Éditions du Bourg, 2019, 384 p., ISBN : 978-2-490650-04-0
Texte intégral
1Publié dans la collection « Voyages » de la toute nouvelle maison d’édition indépendante « Éditions du Bourg », cet ouvrage est la première traduction française du récit de voyage épistolaire d’Elizabeth Rigby, Lady Eastlake (1809-1893), A Residence on the Shores of the Baltic (1841). Stéphanie Gourdon propose ici une traduction abondamment annotée de 19 lettres écrites à sa mère par Elizabeth Eastlake au cours de son périple puis remaniées, de sorte que la forme épistolaire semble plus relever de la tradition que de la correspondance.
2Un Séjour sur les bords de la Baltique est le récit de voyage d’une jeune femme de 29 ans, célibataire, qui part en Estonie rendre visite à ses sœurs mariées à des barons. Chaque lettre commence par un résumé en italiques écrit dans un style télégraphique qui résume le contenu de la lettre à venir, dans un style proche des récits de voyage du xviiie siècle comme ceux de Henry Fielding. La première lettre s’ouvre à la fois sur des topoi récurrents de la littérature de voyage comme la violente tempête en mer mais aussi sur une réflexion métatextuelle sur le voyage, réflexion qui sera filée tout au long du récit lorsqu’elle opposera le voyageur et le touriste. L’auteure se risque à des comparaisons audacieuses comme dans la Lettre IV, lorsqu’elle écrit que « consommée en faible quantité, la visite des sites touristiques est un cordial, en grande quantité elle devient un véritable poison. » (p. 83). Surprise par le nombre d’Européens de l’Ouest qui voyagent en Estonie, E. Eastlake emploie des termes négatifs pour parler de ce phénomène de « tourisme de masse » avant l’heure. Elle n’était pas une grande aventurière et était tiraillée entre son désir d’ailleurs et sa peur de voyager : elle se déplaçait donc avec les « troupeaux » de voyageurs, comme elle les appelait. Cela donne lieu à des portraits hauts en couleur de touristes, comme lorsqu’elle parle d’une dame à bord du bateau en ces termes :
Elle est peut-être respectable mais elle n’a pas la délicatesse d’en donner l’apparence : que Neptune ne l’épargne pas ! (p. 36).
3Les amateurs de récits de voyage seront charmés par le style fluide et direct d’E. Eastlake que l’on suit dans sa visite de Copenhague, et on se plaît à découvrir l’Histoire des lieux au fil du voyage. Le texte fait alterner des passages descriptifs des villes ou paysages traversés, des personnes rencontrées et des passages plus documentaires où le voyage devient le prétexte à narrer l’Histoire du pays : en effet de longs passages sur la religion émaillent le récit de la Lettre IX alors que l’on va s’attarder sur la chevelure des Estoniennes dans la Lettre XI (p. 205). Ce changement abrupt de thème parfois même au sein d’une même lettre apporte beaucoup de légèreté à ce récit de voyage qui se lit avec plaisir tout en apportant une somme d’informations remarquable sur l’Estonie et la Russie, que ce soit dans le texte même ou dans les riches notes de bas de page de la traductrice. E. Eastlake était une femme cultivée dont l’érudition transparaît à travers ses nombreuses références à la poésie, la peinture, l’architecture, la politique ou l’Histoire, et elle avait un don pour raconter des anecdotes survenues au cours du voyage, rendant ainsi son récit vivant et enjoué.
4On pourrait regretter la vision anglocentrée d’E. Eastlake, mais c’était le cas dans beaucoup de récits de voyage de l’époque : la comparaison avec l’Angleterre est fréquente, ce qui renforce l’idée que le comportement du voyageur britannique trahit une forme d’impérialisme. Cela n’empêche pas E. Eastlake de livrer une observation précise du fonctionnement des sociétés qu’elle visite : on la retrouve émue plusieurs fois, par exemple lorsqu’elle narre les difficultés rencontrées par les paysans et, dans la Lettre IX, elle entend connaître « avec justesse les conditions de vie de cette catégorie sociale » (p. 164), même si S. Gourdon dira dans son commentaire historique que du fait de son appartenance à un milieu social privilégié, cette observation ethnosociologique était biaisée et donc peut-être peu fiable.
5La traduction de S. Gourdon est d’une très grande qualité : la fluidité du style d’E. Eastlake est maintenue et la traduction est extrêmement fidèle au texte source. Il est intéressant que S. Gourdon compare le style d’E. Eastlake avec celui, bien moins élégant, de Mary Wollstonecraft (p. 367), et la comparaison est d’autant plus bienvenue que S. Gourdon a co-traduit les Lettres de Scandinavie de cette dernière avec Nathalie Bernard. S. Gourdon a dû supprimer un très grand nombre de tirets qu’E. Eastlake insérait à outrance, notamment dans des énumérations (p. 64, p. 82 par exemple). Cela permet en outre d’alléger la syntaxe dans ces longues phrases énumératives. On peut regretter quelques sous-traductions comme lorsque « so unloveable as a residence » est traduit par « dissuade d’y élire domicile » (p. 113) ou « a blessing » est traduit par « bénéfique » (p. 66). S. Gourdon, sans doute par souci de fidélité, a conservé les unités de mesure anciennes telles quelles : c’est le cas pour les verstes, mais une note indique qu’une verste équivaut à 1 066,8 mètres : pour plus de fluidité, la conversion en kilomètres aurait pu être adoptée. Même chose pour les degrés Réaumur (p. 125) : une note d’E. Eastlake les convertit en degrés Fahrenheit, mais il eût été souhaitable d’ajouter une conversion en degrés Celsius pour le lecteur français, d’autant plus que la sensation du froid fait l’objet de nombreux développements. Ailleurs, cette conversion sera ajoutée par S. Gourdon en note. Un changement de paragraphe dans le texte source n’est pas conservé (p. 164). Enfin, si la traduction contient inévitablement quelques coquilles (« la famille royale acquis le palais », p. 52 ; « nous fument accueillis », p. 89 ; « la jeune fille que le destin avait mis sur notre chemin », p. 94 ; « il eut fallu », p. 96 ; « lorsqu’elle parcoure », p. 339, celles-ci n’entachent en rien la clarté et la précision de cette traduction. La qualité de la langue est irréprochable et toujours très élégante.
6S. Gourdon a fait précéder son excellente traduction d’une introduction critique de 16 pages et de remarques sur la traduction où elle explique avoir « allégé » quelque peu le long récit en enlevant 6 lettres sur 25, des lettres qui étaient redondantes par rapport à certaines autres. L’introduction, structurée autour de cinq points, présente essentiellement la voyageuse, sa vie et son milieu social privilégié, avant de s’attarder sur sa personnalité. D’emblée la question du genre, de l’émancipation des femmes à l’époque victorienne semble s’inscrire dans une esthétique du compromis : S. Gourdon présente E. Eastlake comme une femme qui aime être entourée tout en étant indépendante. Le voyage d’une femme célibataire n’était pas une chose anodine et en cela, E. Eastlake démontre son esprit d’indépendance et sa quête de liberté mais elle n’échappe pas totalement aux conventions puisqu’elle accepte de voyager au moins avec une servante pour mettre fin aux craintes de ses proches et qu’elle finit par se marier, tardivement certes, en 1849, avec Charles Eastlake. Dans son récit, elle prend discrètement position pour la cause proto-féministe dans certaines remarques comme lors de la visite d’une résidence impériale à Jelaghine où se trouve un sanctuaire « que [son] pied de femme n’était pas autorisé à fouler » (Lettre III, p. 68). L’introduction se termine sur la genèse et la réception de l’ouvrage, précisant que, lors de sa publication, l’ouvrage fut un succès et l’on sait gré à Stéphanie Gourdon de donner à ce récit la visibilité éditoriale qu’il mérite et de nous faire découvrir ce texte quelque peu oublié aujourd’hui.
7À la suite de la traduction, S. Gourdon a ajouté un commentaire historique extrêmement riche de quelque 40 pages : il constitue une étude critique à lui seul et est très complémentaire avec l’introduction. Les informations fournies sur le texte et le contexte sont très utiles et S. Gourdon est aussi rigoureuse et minutieuse dans son érudition que l’autrice qu’elle traduit. Enfin, une bibliographie riche et un index des noms permettent de circuler avec facilité dans l’œuvre. Il s’agit d’un travail scientifique rigoureux qui permet de mettre d’autant plus en valeur le texte traduit.
Pour citer cet article
Référence électronique
Emmanuelle Peraldo, « Elizabeth Eastlake, Un Séjour sur les bords de la Baltique, Édition, traduction de l’anglais et commentaire par Stéphanie Gourdon », Viatica [En ligne], 8 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/1736 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.1736
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