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Dossier

Fugitives rencontres : Les microscopiques « romans d’amour » du récit de voyage

Fleeting Encounters: Microscopic ‘Romantic Novels’ of Travel Narratives
Philippe Antoine

Résumés

L’article s’intéresse aux rencontres amoureuses passagères dans les récits de voyage du xixe siècle. Le rêve ne correspond pas à la réalité telle qu’elle est vécue et retranscrite : le voyageur est le plus souvent déçu lors de ces apparitions fugitives. Le récit de voyage de l’époque romantique est donc le lieu d’une tension entre un imaginaire fantasmé, en partie façonné par une série de préconstruits culturels, et une expérience véritable. Il ouvre de ce fait la voie à une entreprise de démystification.

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Texte intégral

1Il n’est pas interdit, à l’époque du romantisme, de s’avancer au-devant de la scène pour se dire, ni de céder à la tentation du romanesque lorsqu’on compose une relation de voyage. Les voyages d’écrivains prennent leurs distances, de manière quelquefois désinvolte, avec la composante encyclopédique ou militante qui s’est longtemps imposée dans ce type d’écrits et inaugurent une veine qui s’alimente à plusieurs traditions : voyage amusant, sentimental, humoristique… Dès lors, le récit peut se montrer accueillant à des séquences qui ne dépareraient pas dans une œuvre fictionnelle : rencontre avec un(e) inconnu(e), aventures partagées entre compagnons, variations sur les affres de la séparation que les lettres échangées avec l’absent recueillent… Il peut arriver que la thématique amoureuse devienne le fil directeur du livre (on peut songer ici au cas sur ce point exemplaire de Voyage en Orient de Nerval), ou encore que le voyage fournisse le cadre d’un épisode sentimental lui-même pris dans l’histoire plus vaste d’une passion (Lettres d’un voyageur, de Sand, fournirait un bon exemple de ce dernier cas de figure, en son début au moins, qui contient des confidences relatives à la rupture avec Musset). Romans d’amour cryptés que ces récits de voyage ? Peut-être, mais cette dimension du récit ne peut faire oublier que les pages que nous lisons, quelle que soit leur dimension autobiographique, sont loin de se cantonner à l’écriture du moi ou, plus exactement, que le moi-en-voyage est confronté à des rencontres imprévues et éphémères que le récit complet d’une vie ne recueillerait vraisemblablement pas, mais qui ont leur place dans des « souvenirs de voyage ».

2En effet, le voyageur croise au cours de son déplacement des êtres qui n’accèdent à l’existence que le temps d’un regard, d’une conversation, d’une halte… et vit sur un mode accéléré l’histoire bien connue qui mène de la première rencontre à la séparation. Il est ce faisant acteur de multiples scénarios amoureux qui, dans l’écrasante majorité des cas, demeurent simplement esquissés ou rêvés. La répétition de ce type de séquences n’exclut pas, bien au contraire, la diversité des situations et des figures du désir. Le voyageur croit reconnaître une image idéale ou éprouve à l’inverse les déceptions que ne manque pas de procurer le réel ; il observe et classe, en ethnologue sentimental, les types humains ; il cartographie ses émois. La mise en mots de ces expériences finit par composer une sorte d’anthologie de scénographies et discours amoureux renvoyant fréquemment à des recettes romanesques éprouvées qui se combinent à des préconstruits culturels et autres stéréotypes. Servantes malicieuses, mystérieuses orientales, belles et distantes étrangères, créatures vénales, innocentes paysannes, libres sauvagesses… constituent le personnel somme toute attendu de relations dont on ne peut pas dire qu’elles enrichissent un répertoire provenant pour l’essentiel de la tradition romanesque (qui s’est, il est vrai, nourrie de la littérature des voyages).

3L’approche qui sera la mienne privilégiera ces figures amoureuses qui sont en quelque sorte prodiguées par le voyage lui-même ou, si l’on veut, qui mettent le voyageur en « état de désir ». La réflexion a pour point de départ le fait irréfutable (bien que non pertinent) qu’une seule lettre sépare « exotisme » et « érotisme » ou, pour le dire autrement, qu’il y aurait une sorte de connivence très forte entre voyage et sexualité (ou sensualité), ce qui est aisément compréhensible si l’on songe que le motif de la rencontre avec l’autre est parmi les plus structurants de ce genre d’écrits – et que cette relation peut évidemment se décliner sur le mode du désir. Mais nous avons affaire, dans le cas de voyages écrits par des professionnels de l’écriture, à des relateurs qui ne sont pas dupes de l’attirance qu’exercent sur eux des représentations à l’avance forgées, fussent-elles incarnées par de belles ou beaux inconnus : l’ironie n’est jamais loin lorsque sont comparés les faits et les rêves et le récit laisse en bien des endroits affleurer le sourire amer des attentes contrariées. Est-ce à dire que la déception soit toujours au rendez-vous ? Certainement pas. S’il est très rare que le voyage devienne le récit d’une passion ou mette en scène les désordres de la sexualité, il arrive cependant au voyageur de se laisser surprendre par des instants d’autant plus intenses qu’ils sont inattendus, porteurs d’émois éphémères liés à la condition même de celui qui passe, sans s’arrêter durablement, puisque tel est son lot.

Un tourisme sensuel

4La découverte d’un ailleurs qui obéit à des codes inconnus, surtout s’ils touchent de près ou de loin à la sexualité, est pourvoyeuse de topiques bien connues : sauvagesses à demi nues ou Orientales voilées peuplent des récits qui ont pour vocation de noter les différences, particulièrement lorsqu’elles mettent à mal les opinions reçues en matière de mœurs. Remarquons immédiatement que l’indigène et sa culture ne sont pas les seuls responsables de l’immoralité ou du caractère scabreux de certaines situations. Bien des voyageurs se sentent affranchis des conventions et usages en cours dans leur propre pays et bénéficient d’une quasi-impunité quant à des comportements déviants ou très libres. Puisque les professionnels de l’écriture n’ont pas de raison véritablement bonne pour parcourir le monde, ils sont dans une certaine mesure en vacances (même s’ils doivent payer chèrement leur voyage en faisant commerce de leur plume) et donc disponibles à toutes sortes de possibles. Enfin, en racontant des bonnes fortunes plus ou moins imaginaires, le voyageur suit la devise qui est la sienne : « À beau mentir qui vient de loin. » Toutes les conditions sont donc réunies pour que prennent corps des aventures attendues par un lecteur qu’on suppose friand de détails lui permettant de parcourir en esprit des territoires où les sens sont soumis à des expériences inouïes.

  • 1 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, Librairi (...)
  • 2 Ibid., p. 411.
  • 3 « Harem. Comparez toujours un coq au milieu de ses poules à un Sultan dans son harem. Rêve de tous (...)

5Une vignette bien connue permettra d’enclencher sur ce point la réflexion : l’épisode des Floridiennes qui figure dans Mémoires d’outre-tombe1, séquence d’anthologie ensevelie sous une somme impressionnante de considérations, notamment en raison du motif érotique qui lui sert de fil directeur. L’argument de ce passage est le suivant : le jeune Chateaubriand est pour quelques heures le chevalier servant de deux Indiennes qu’il voit disparaître à l’issue d’une sorte de rêve éveillé. Elles s’avéreront être des « filles peintes2 », à savoir des prostituées. Ces quelques pages, saturées de références livresques, mêlent inextricablement fables, songes et souvenirs. Acceptons de laisser de côté la question de la véracité de ce témoignage pour faire de ces lignes une scène archétypale qui réunit les ingrédients essentiels assurant la collusion entre érotisme et exotisme. La scène exemplifie parfaitement un motif assez convenu de la littérature érotique, transposé sous d’autres cieux – comme Bernardin qui choisit en son temps de composer une idylle sous les tropiques. Deux femmes, peu farouches, se trouvent en compagnie de notre héros. Voilà qui a de quoi faire rêver les collégiens, comme l’écrivait Flaubert à propos du harem3. Un premier niveau de lecture s’impose, qui nous oblige à prendre en compte la séduction des belles étrangères.

  • 4 Charles Nodier, Promenade de Dieppe aux montagnes d’Écosse, Georges Zaragoza (éd.), Paris, Honoré  (...)
  • 5 « Et comme nous étions là, couchés sur l’herbe, est survenue devant nous une grande jeune fille –  (...)
  • 6 « Du reste, on pilerait toutes les femmes à sentiment de Paris ou de Londres, qu’on n’en tirerait (...)

6Une véritable fascination pour une étrangeté pittoresque et sensuelle innerve la littérature viatique de la période. Partons d’un premier constat : bien souvent l’ailleurs s’incarne dans une image sexuée. Nodier est envoûté par la chanson de la batelière du lac Kattrine en laquelle il croit retrouver les accents d’Ossian4. Flaubert et son compagnon voient surgir devant eux, comme une allégorie de la Bretagne sauvage, une paysanne à l’allure libre et dégagée5 (nous sommes encore au temps où la province est exotique). Stendhal voit dans les Italiennes une image du naturel et de l’énergie propre à un peuple qui n’est pas soumis encore aux conventions factices d’un monde embourgeoisé6… Bref, c’est à chaque fois l’âme du pays, ses mystères et ses promesses qui prennent forme à partir d’éléments tels que le costume, le grain de la voix, la démarche… de celui ou de celle que l’on croise chemin faisant. Lamartine l’écrit dans Voyage en Orient : au poète est réservée « la beauté évidente et sensible ». Et il ajoute :

  • 7 Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, Sarga Moussa (éd.), Paris, Honoré Champion, 2000, p. 117.

[…] Nous ne sommes pas des êtres d’abstraction, mais des hommes de nature et d’instinct7 […].

  • 8 Dont voici un exemple, parmi d’autres possibles : « Nous nous sommes donc couchés ensemble sur la (...)

Faire le voyage d’un poète revient à accepter de donner aux sens une place capitale. Il ne s’agit plus de découvrir, de conquérir, de répandre la foi… mais simplement de goûter aux saveurs du monde et aux éventuels plaisirs des rencontres. Le livre ou la note de voyage enregistrent ainsi les surprises des sens et donc aussi les émois du corps et du cœur, exprimés de manière crue (par exemple, dans les notes de voyage que Flaubert prend en Égypte, non destinées à la publication8) ou ennoblis par les beautés du style et l’emploi d’analogies valorisantes, telle cette « image de la douleur » que saisit Lamartine en la personne d’une jeune femme turque à la « beauté bien plus féminine, bien plus amoureuse, bien plus fascinante pour le cœur que la beauté sévère et mâle des statues grecques » :

  • 9 Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 341.

[…] Ses deux seins nus touchaient la terre, et creusaient leur moule dans la poussière, comme ce moule du beau sein d’Atala ensevelie, que le sable du sépulcre dessinait encore dans l’admirable épopée de M. de Chateaubriand9.

  • 10 Stendhal, Rome, Naples et Florence (1826), op. cit., p. 367.
  • 11 Ibid., p. 366.
  • 12 Voir à ce propos Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, coll. (...)

Il serait je crois possible de rendre compte de la collection assez réduite des types humains que l’on trouve dans les relations de voyage, de la série de propriétés assez prévisibles qui leur est associée, ainsi que du répertoire d’anecdotes très souvent convenues qui sont censées illustrer le caractère des peuples. Le récit de voyage de l’époque du romantisme n’a pas tout à fait rompu les liens avec la tradition savante. Il arrive très vite que le discours du relateur aille du cas particulier à la généralité, qu’un portrait de femme, par exemple, donne lieu à des considérations d’ordre ethnologique sur la femme – ou les mérites comparés des femmes de tel ou tel pays. Stendhal distingue ainsi « les pays à romans10 » – France et Allemagne – dans lesquels les femmes « imite[nt] toujours un peu La Nouvelle Héloïse » et l’Italie : les jeunes filles de ce pays apprennent l’amour en surprenant des confidences, en se fondant sur des faits et non sur les bavardages des livres. Il en résulte chez elles une « sagacité et une profondeur de pensée » qui en font l’égale des hommes, mais également une propension à « l’amour-passion11 » que la vie seule peut inspirer – et non de fades romances. Si je cite cet exemple plutôt qu’un autre – car on aurait pu recueillir ailleurs d’autres clichés (sur les mœurs dissolues des femmes russes, la Danoise maladive ou l’Anglaise aux grands pieds) –, c’est qu’il a l’avantage de stigmatiser ce qui ne s’appelle pas encore le bovarysme, cette confusion entre les livres et le monde qui est le propre de l’amant(e) comme du voyageur, car tous deux ont tendance à voir le réel au travers du filtre nécessairement trompeur de la bibliothèque12.

Fiascos

7Les écrivains de profession sont bien placés pour savoir qu’il faut se défier des puissants sortilèges de la fable. Si leurs récits de voyage mettent nécessairement en regard les poèmes et les faits, il arrive que les derniers contredisent les premiers. Revenons aux Floridiennes de Chateaubriand pour nuancer l’équivalence précédemment posée entre exotisme et érotisme. On pourrait au premier abord penser que les Tahitiennes de Bougainville (éventuellement revisitées par Diderot) ne sont pas loin, et que nous nous retrouvons face à une variation de plus sur la rencontre de l’homme civilisé et du sauvage. Ce serait oublier que les Indiens sont avec Chateaubriand entrés dans l’histoire et que la pensée de la chute régit à bien des égards les écrits de sa matière américaine. Je rappelle que le jeune explorateur, si on l’en croit, a affaire à des prostituées : nous n’en sommes plus au temps de l’innocence et, sur un autre plan, la coloration érotique de l’extrait n’est corrélée que de très loin à une charge politique qui viserait à dénoncer le carcan hypocrite des sociétés occidentales. Il est donc impossible de prendre pour argent comptant ces Floridiennes, car l’ère du soupçon et le temps de l’histoire sont venus. Mais le plus important, pour le propos qui est le mien, est ailleurs : c’est la fin du passage, où s’accumulent les références livresques, qui donne tout son sens à l’extrait et le situe pleinement dans le paradigme du discours romantique amoureux. Chateaubriand met en regard la bibliothèque et le monde, et semble suggérer que la littérature peut avantageusement concurrencer la vie. Cependant, il faut encore aller voir de ses propres yeux (nous n’en sommes pas encore venus au temps du voyage inutile dont des Esseintes se fera le chantre) et prendre conscience que l’on s’expose ce faisant à bien des déceptions. Bon nombre de voyageurs dénoncent les trompeuses illusions dont les livres regorgent tout en regrettant que les choses ne soient pas à la hauteur des mots.

  • 13 Théophile Gautier, Un tour en Belgique et en Hollande, Paris, L’École des loisirs, coll. « L’École (...)
  • 14 Théophile Gautier, Voyage en Espagne, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, Flammarion, coll. « GF », (...)
  • 15 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, (...)
  • 16 Michel Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au xixe siècle, Louvain, Peeters, (...)

8Gautier est celui qui pousse à son comble la dénonciation d’une quête nécessairement vouée à l’échec. Il entreprend son tour en Belgique à la recherche des femmes de Rubens : on se doute que son espoir sera déçu et qu’il ne verra en Flandre que des brunes13. À l’inverse, il ne croisera en Espagne que des blondes et la seule qui correspondra à l’image à ses yeux parfaite de l’Espagnole s’avérera être une Française14. Le voyage réel est somme toute le meilleur moyen de se soigner de tout bovarysme – c’est-à-dire de ne pas confondre le monde et les préconstruits culturels qui contraignent le regard. L’ironie joue ici à plein et on pourrait être tenté de construire une échelle qui irait de la confusion entretenue entre le monde et les fables à la dénonciation de ce type d’illusions. Entre ces deux extrêmes, toutes les nuances ou presque sont possibles. Je voudrais simplement évoquer un exemple, pris dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et qui concerne cette fois-ci des femmes arabes. Dans un premier temps, Chateaubriand croit voir une sorte d’idéal de la femme orientale (plus exactement de sa variante bédouine). Mais en s’approchant, il s’aperçoit que les détails contrarient le rêve et prend la (sage) décision suivante : il vaut mieux regarder de loin pour que l’imagination puisse prendre son envol15. Il y a à l’évidence, Michel Brix l’a noté, une parenté entre ce leitmotiv du récit de voyage (« les pays visités ne sont pas à la hauteur des rêves qu’on a faits avant de partir16 ») et l’idéalisation de l’être aimé : les deux motifs participent somme toute d’une même conscience malheureuse s’alimentant à la découverte d’un écart entre le réel et l’univers des fictions.

  • 17 Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, op. cit., p. 505.

9Innombrables sont les séquences répondant à un même schéma que l’on peut résumer de la manière suivante. Le voyageur se laisse prendre au piège de ses illusions puis endosse avec humour ou amertume le statut de victime. Le voyage, comme genre réaliste, se prête bien à cette entreprise de démythification et souligne à l’envi cette tension entre l’idéal et l’expérience effectivement vécue – qui devient un lieu commun parmi les plus productifs de la littérature voyageuse. Par les champs et par les grèves offre une variante intéressante de cette configuration discursive : au lieu d’exemplifier le mouvement qui mène du rêve à la platitude du quotidien, Flaubert se prend au contraire à chanter la fille de joie telle qu’on ne la reverra plus, alors qu’il se trouve dans un établissement de province, ayant auprès de lui « une femme dont les mains auraient suffi pour abattre le satyriasis le plus robuste17 ». Il s’ensuit un poème en prose, véritable histoire universelle de la prostitution, dont chaque alinéa débute par une même formule (« Elle était belle »). J’en donnerai une seule strophe, ainsi que l’épilogue :

  • 18 Ibid.

Elle était belle aussi dans sa vieille maison de la Cité, derrière son vitrage de plomb, entre les étudiants tapageurs et les moines débauchés, quand, sans peur des sergents, on frappait fort sur les tables de chêne les grands pots d’étain, et que les lits vermoulus se cassaient sous le poids des corps. […]
Ne craignez point qu’elle revienne, car elle est morte maintenant, bien morte ! Sa robe est haute, elle a des mœurs, elle s’effarouche des mots grossiers, et met à la Caisse d’épargne les sous qu’elle gagne18.

10Le jeu très sérieux consistant à évaluer, en régime référentiel, les mérites comparés de ce qui a été ou de ce qui aurait pu être avec ce qui est, organise en profondeur des relations placées sous le signe d’une tentative (nécessairement vouée à l’échec) de négociation entre les fables et les faits. Tous les cas de figure sont possibles. Il arrive par instants que l’événement se hisse à la hauteur du poème (il en va ainsi de la batelière de Nodier). Le plus souvent, cependant, les livres de voyage dressent le constat d’un écart impossible à combler entre l’expérience et les rêves. On peut en rire, appeler à la rescousse celle que Baudelaire nommera la reine des facultés (l’imagination), poser en moraliste et louer le passé, tenter de rétribuer malgré tous les défauts du monde en prenant le parti des mots… Bref, nous nous trouvons face à ces ruses bien connues que l’écrivain digne de ce nom déploie pour séduire un public qui attend autre chose d’un récit de voyage qu’un relevé de lignes et de surfaces. Il était important, me semble-t-il, de souligner que, sur ce point précis, le motif amoureux est somme toute pris dans une dynamique d’ensemble qui est celle d’un genre, à un moment de son histoire – en cet instant où le poète s’empare d’un domaine qui jusqu’à présent lui était à peu près étranger.

Éphémères émois

11Assis dans une diligence arrêtée devant un cabaret, Hugo regarde :

  • 19 Victor Hugo, Le Rhin, dans Œuvres complètes. Voyages, Claude Gély (éd.), Paris, Robert Laffont, co (...)

Au premier plan, à deux enjambées de ma banquette, dans la mansarde du cabaret, une jolie paysanne assise en chemise sur son lit s’habillait près de sa fenêtre toute grande ouverte, laquelle laissait entrer à la fois les rayons du soleil levant et les regards des voyageurs quelconques juchés sur les impériales des diligences. Au-dessus de cette mansarde et de cette paysanne, dans le lointain, comme couronnement aux frontières de France, se développaient sur une ligne immense les formidables batteries de Charlemont.
Pendant que je contemplais ce paysage, la paysanne leva les yeux, m’aperçut, sourit, me fit un gracieux signe de tête, ne ferma pas sa fenêtre et continua lentement sa toilette19.

  • 20 L’esquisse est notation première et aperçu général, ou suggestion d’une œuvre à venir. On sait que (...)
  • 21 Stendhal, Rome, Naples et Florence en 1817, dans Voyages en Italie, op. cit., p. 96.
  • 22 Ibid., p. 98.
  • 23 On ne saurait voir et écrire en même temps et le temps de la vie et celui de l’écriture ne coïncid (...)

12C’est par ces mots que s’achève la lettre et il ne sera plus question de cette jeune femme dans le reste du voyage. Au cours de son déplacement, le voyageur note mentalement ce qui s’offre à sa vue. Libre à lui de restituer ensuite sous forme de croquis ces apparitions fugitives20. C’est à la condition d’être disponible à ce qui advient, de se laisser porter par la variété du divers en étant plus apte à sentir qu’à juger – parce que « les grandes pensées viennent du cœur21 », comme l’écrit Stendhal – que le voyageur pourra éprouver de purs instants de bonheur. Il n’y a dès lors plus rien à dire, sinon : « Que c’est beau22 ! », alors que l’on est pris par le charme d’un visage aperçu, d’une silhouette, d’un mouvement. Cet art du voyage, et tout ensemble de le raconter (car on sait bien que le mode de déplacement et de saisie du monde s’accorde à une mise en texte) suppose qu’on se départisse d’un projet pour mieux accueillir les transports que l’instant est à même d’offrir et qui s’inscrivent naturellement dans le journal ou la lettre de voyage. Ainsi est administrée la preuve que le relateur entend être au plus près des sensations inspirées par les objets qu’elles décrivent. Le langage ne saurait faire écran, toute traduction serait trahison et il faut feindre de croire à l’utopie23 de cette écriture de l’instant qui se caractérise par la variété, la liberté, la désinvolture, la gratuité, le plaisir.

  • 24 François-René de Chateaubriand, Voyage en Amérique, Henri Rossi (éd.), dans Œuvres complètes. VI-V (...)
  • 25 Stendhal, Rome, Naples et Florence (1826), op. cit., p. 511.
  • 26 Alexandre Dumas, Voyage en Suisse, Paris, Hermann, 2005, p. 254.

13La paysanne de Hugo a des consœurs dans la quasi-totalité des récits de voyage. C’est « Une négresse de quatorze ou quinze ans, d’une beauté extraordinaire24 » qui accueille Chateaubriand lorsqu’il foule le sol américain. Stendhal court au spectacle à Capoue et admire « La prima donna, grande femme bien faite, brune, piquante et disinvolta25 » qui le rend heureux. En visitant des bains, Dumas aperçoit le visage d’une jeune fille aux cheveux noirs en train de faire un bouquet : « […] je verrai toujours, écrit-il, cette vierge de Raphaël26. » Pour comprendre la charge émotionnelle de semblables notations, il faut prendre en compte, je viens de le dire, la capacité de l’esquisse à saisir un événement fugace, ce « hasard objectif » avant la lettre qui réunit l’espace d’un instant deux acteurs en un lieu donné et procure un supplément d’existence menant au bonheur. Le relateur joue également, on s’en doute, avec le fait que son lecteur peut faire appel à toute sa culture romanesque pour combler en esprit les silences du texte. Un récit de voyage, j’aimerais ici le souligner, n’a pas à répondre aux exigences d’une fiction construite et achevée ; il peut laisser en suspens des histoires qu’un roman devrait mener à leur terme. Nerval (mais le cas de Voyage en Orient est sur ce point beaucoup plus compliqué) sait à merveille exacerber la frustration de son public en suggérant des événements dont il ne dit mot :

  • 27 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Jacques Huré (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1997, 2 vol.  (...)

Tu auras compris sans doute la pensée qui m’a fait brusquement quitter Vienne… Je m’arrache à des souvenirs. – Je n’ajouterai pas un mot de plus […]27.

  • 28 Voir par exemple Alain Buisine, L’Orient voilé, Cadeilhan, Zulma, 1993.
  • 29 Théophile Gautier, Constantinople. Et autres textes sur la Turquie, Sarga Moussa (éd.), Paris, La (...)

Des compagnes de voyage dont il est question souvent dans les Promenades dans Rome, de Stendhal, on ne sait rien. J’évoquerai pour finir une topique qui à elle seule mériterait un article (mais sur laquelle il a déjà été beaucoup écrit28) : le voile des femmes orientales est le support de bien des phantasmes. « L’homme seul semble exister en Orient, la femme y passe à l’état de mythe […]29. » Lors de ces « romans d’amour » réduits à leur plus simple expression prend forme une image rêvée, quelquefois idéale, qui disparaîtra juste après qu’elle aura surgi, en laissant toutefois dans la mémoire une trace indélébile – ou tout au moins suffisamment profonde pour avoir été retenue lors de la mise en texte. Il convient de donner toute sa place à l’expérience sensible, dans ce qu’elle a de plus concret, lors de ces mises en scène de rencontres qui n’auront pas lieu et compteront pourtant parmi les moments essentiels du voyage. Je crois pour ma part que les flashs très discrètement érotiques dont il vient d’être question combinent aspiration au plaisir et à l’idéal. Sous les dehors de l’ordinaire adviennent ainsi des moments de grâce qui n’ont besoin ni des couleurs criardes du désir exacerbé ni des envolées asexuées célébrant une image hors d’atteinte. Les choses demandent bien sûr à être nuancées. La littérature des voyages accueille à la fois des tableaux somptueux exaltant l’indicible beauté des paysages et des morceaux férocement réalistes. Elle sait aussi ménager des pauses où s’entend le chant simple du monde et trouver des mots qui sauront s’effacer devant les choses. Elle peut de la même manière célébrer le corps ou le cœur, tout en parvenant de manière éphémère à réconcilier sensualité et idéal.

 

  • 30 Voir à ce sujet l’article important de Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littér (...)

14Ce parcours de lecture au sein d’un genre qui « entre en littérature30 » à l’époque du romantisme avait pour unique ambition de signaler la possible existence d’une voie médiane entre évocation du plaisir charnel et représentation éthérée du désir. L’inaccessible étrangère aux allures de Madone se promenant au milieu des ruines de Rome, la princesse orientale, ou encore la statue grecque… habitent certes la relation de voyage – qui laisse aussi toute sa place à des corps consommables et d’autant plus excitants qu’ils sont exotiques. Entre ces deux figures se tient la paysanne de Hugo. Elle est simple mais infiniment gracieuse, sans doute vertueuse mais ô combien désirable. Peut-être paraît-elle ainsi parce que le voyageur n’a eu le temps que d’un regard. Pourtant, il s’en souvient, comme en témoigne le livre. À l’heure où le récit de voyage délaisse peu ou prou les prestiges de l’aventure ou l’appétit de connaissance pour leur préférer une expérience à la fois égotiste et esthétique, il arrive au voyageur devenu touriste de se laisser aller nonchalamment à une déambulation sans objet. Le promeneur, parce qu’il est parfaitement disponible et non tendu vers un but, sait apprécier les infimes surprises cueillies lors du parcours. À l’écoute de soi aussi bien que du monde, il se met en état de faire coïncider rêves et choses vues ou ressenties. Il échappe ce faisant à la cruelle alternative devant laquelle sont placés le voyageur et l’amant, celle qui consiste à devoir choisir entre la navrante platitude du quotidien et les mensonges de la littérature.

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Notes

1 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, Librairie générale française, coll. « La pochothèque », 2003-2004, 2 vol. ; ici, t. I, p. 401-410.

2 Ibid., p. 411.

3 « Harem. Comparez toujours un coq au milieu de ses poules à un Sultan dans son harem. Rêve de tous les collégiens » (Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, édité par Léa Caminiti, Naples-Paris, Liguori-Nizet, 1966, p. 284).

4 Charles Nodier, Promenade de Dieppe aux montagnes d’Écosse, Georges Zaragoza (éd.), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 113-117.

5 « Et comme nous étions là, couchés sur l’herbe, est survenue devant nous une grande jeune fille – blonde et blanche, allant nu-pieds parmi les ronces, et seulement vêtue d’un jupon de drap rouge dont le cordon lui serrait autour de la taille sa chemise de grosse toile jaune. Elle avait à la main un roseau cassé par le haut et se tenait debout à nous regarder sans rien dire. Elle s’en est allée, puis a reparu : elle riait quand on lui parlait et vous quittait aussitôt » (Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, édition par Adrianne J. Tooke, Genève, Droz, 1987, p. 479).

6 « Du reste, on pilerait toutes les femmes à sentiment de Paris ou de Londres, qu’on n’en tirerait pas un caractère de cette profondeur et de cette énergie » (Stendhal, Rome, Naples et Florence (1826), dans Voyages en Italie, édition par Vittorio Del Litto, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 285-592). Le propos concerne une certaine Ghita, dont la vie ferait un roman à la fois intéressant et noble.

7 Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, Sarga Moussa (éd.), Paris, Honoré Champion, 2000, p. 117.

8 Dont voici un exemple, parmi d’autres possibles : « Nous nous sommes donc couchés ensemble sur la natte – chairs dures et fraîches – des fesses de bronze – les grandes lèvres coupées, le poil rasé – l’impression de son con était celui d’une graisse sèche » (Gustave Flaubert, Voyage en Égypte, édition par Pierre-Marc de Biasi, Paris, Bernard Grasset, 1991, p. 197).

9 Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 341.

10 Stendhal, Rome, Naples et Florence (1826), op. cit., p. 367.

11 Ibid., p. 366.

12 Voir à ce propos Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1997.

13 Théophile Gautier, Un tour en Belgique et en Hollande, Paris, L’École des loisirs, coll. « L’École des lettres », 1997, p. 61-62.

14 Théophile Gautier, Voyage en Espagne, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1981, p. 118.

15 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2005, p. 330.

16 Michel Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au xixe siècle, Louvain, Peeters, coll. « La république des lettres », 2001, p. 162. Voici le contexte de cette citation : « [Le mal du siècle] a généré par exemple un leitmotiv bien connu des spécialistes du récit de voyage : les pays visités ne sont pas à la hauteur des rêves qu’on a faits avant de partir, le monde n’a plus rien d’intéressant à offrir une fois qu’on a lu, les voyages les plus lointains traversent des contrées déjà familières et surtout ils s’avèrent très inférieurs par l’intérêt aux itinéraires imaginaires que s’était créés la fantaisie du voyageur. Bien sûr, cette fantaisie ne s’était pas déployée ex nihilo : les rêves ont été déclenchés par des lectures, et l’ailleurs ne s’est pas révélé être décevant en soi mais seulement moins beau que ce que l’on pouvait imaginer à partir des livres. »

17 Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, op. cit., p. 505.

18 Ibid.

19 Victor Hugo, Le Rhin, dans Œuvres complètes. Voyages, Claude Gély (éd.), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987, p. 45.

20 L’esquisse est notation première et aperçu général, ou suggestion d’une œuvre à venir. On sait que les tenants de cette esthétique du jaillissement reprochaient au tableau achevé de perdre cette énergie première que l’exécution patiente et léchée conservait selon eux rarement. Le non finito a tout ensemble les vertus de la spontanéité et la capacité à saisir les grandes lignes et les masses du représenté.

21 Stendhal, Rome, Naples et Florence en 1817, dans Voyages en Italie, op. cit., p. 96.

22 Ibid., p. 98.

23 On ne saurait voir et écrire en même temps et le temps de la vie et celui de l’écriture ne coïncident jamais.

24 François-René de Chateaubriand, Voyage en Amérique, Henri Rossi (éd.), dans Œuvres complètes. VI-VII, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 151.

25 Stendhal, Rome, Naples et Florence (1826), op. cit., p. 511.

26 Alexandre Dumas, Voyage en Suisse, Paris, Hermann, 2005, p. 254.

27 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Jacques Huré (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1997, 2 vol. ; ici, t. I, p. 149.

28 Voir par exemple Alain Buisine, L’Orient voilé, Cadeilhan, Zulma, 1993.

29 Théophile Gautier, Constantinople. Et autres textes sur la Turquie, Sarga Moussa (éd.), Paris, La Boîte à documents, 1996, p. 100. Il arrive aussi que le « mythe » soit une nourriture un peu maigre. L’une des raisons que donne Gautier pour interrompre son séjour à Constantinople est la suivante : « L’éternel bal masqué des rues finissait par m’impatienter. J’avais assez de voiles, je voulais voir des visages » (Ibid., p. 313).

30 Voir à ce sujet l’article important de Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, vol. 20, no 1, 1987, p. 45-57.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Antoine, « Fugitives rencontres : Les microscopiques « romans d’amour » du récit de voyage »Viatica [En ligne], 1 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2014, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/376 ; DOI : https://doi.org/10.52497/viatica376

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Auteur

Philippe Antoine

CELIS, Université Blaise Pascal

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