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Comptes rendus

Mercedes Volait (dir.), Randa Sabry (trad.), Ahmad Zaki, L’Univers à Paris. Un lettré égyptien à l’Exposition universelle de 1900

Paris, Éditions Norma, 2015, 258 pages ; ISBN : 978-2-1-9155-4272-1
Sarga Moussa
Référence(s) :

Mercedes Volait (dir.), Randa Sabry (trad.), Ahmad Zaki, L’Univers à Paris. Un lettré égyptien à l’Exposition universelle de 1900, Paris, Éditions Norma, 2015, 258 pages ; ISBN : 978-2-1-9155-4272-1

Texte intégral

1On a longtemps pensé que les récits de voyages étaient l’apanage de l’Occident, et que les quelques Orientaux qui avaient voyagé en Europe étaient l’exception qui confirme la règle. Le problème est que les exceptions semblent se multiplier, au point qu’on s’aperçoit qu’il existe une véritable tradition de voyageurs égyptiens en France au xixe siècle, dans le contexte de la nahda (la « renaissance » culturelle dans le monde arabe), depuis le pionnier Rifaa al-Tahtawi (séjour en France entre 1826 et 1831), dont la relation de voyage L’Or de Paris a été traduite par Anouar Louca (Sindbad, 1988), jusqu’à Muhammad al-Muwahilihi, qui visita l’Exposition universelle de 1900, et qui en tira un texte de fiction intitulé Trois Égyptiens à Paris, traduit par Randa Sabry aux éditions du Jasmin en 2008.

  • 1 Cette traduction a été récompensée par le Prix 2014 de la traduction du Salon du livre et de la re (...)

2Randa Sabry, professeur de français à l’Université du Caire, vient de traduire de l’arabe1 un second ouvrage relatif à cette Exposition parisienne, celui d’Ahmad Zaki, L’Univers à Paris. Édité sous la direction de Mercedes Volait, directrice de recherche au CNRS, précédé de plusieurs textes de présentation qui constituent une mise en contexte éclairante, le journal de Zaki, qui fut d’abord publié au Caire, en 1900, sous forme de lettres adressées à une revue de vulgarisation, vient d’être publié en français aux éditions Norma. Ce livre est exceptionnel, à la fois par la qualité du témoignage qu’il comporte, par la traduction élégante et l’annotation précise dont il a fait l’objet, enfin par la richesse de la documentation iconographique qu’il comporte, ce qui permet au lecteur de visualiser immédiatement un certain nombre d’objets ou d’édifices évoqués par Zaki, grâce aux photographies d’époque, peintures, affiches, etc., qui sont reproduites.

3Juriste de formation, issu d’un milieu aisé et pluriculturel, polyglotte, ouvert aux influences des cultures européennes tout en étant très attaché à son pays, Ahmad Zaki (1867-1934) fut tout à la fois essayiste, éditeur de textes classiques et traducteur de textes français du xixe siècle, parmi lesquels le Journal d’un condamné (1829) du jeune Hugo – texte remarquable si l’on songe qu’il fut à la fois l’un des premiers exemples de journal intime mis en fiction dans la littérature et un vibrant plaidoyer contre la peine de mort. Zaki fut aussi un grand collectionneur et un rénovateur de l’art musulman. Enfin, il fut un voyageur, comme l’indique d’ailleurs le sous-titre de L’Univers à Paris, résultat du troisième séjour en Europe de l’auteur. Rédigé à la suite des visites qu’il fit, du 18 avril au 12 juillet 1900, à l’Exposition universelle, ce texte copieux, mi-journal de voyage, mi-compte rendu détaillé des différents pavillons construits pour l’occasion, est une véritable mine d’informations, en même temps qu’il témoigne du regard volontiers « comparatiste » de l’auteur. Si ce dernier est en général ébloui par l’incroyable débauche de moyens mis en œuvre pour impressionner les visiteurs (gigantisme architectural, lumières électriques, inventions techniques diverses, dont les trottoirs roulants – toutes manifestations de la « supériorité » occidentale), il n’hésite pas à dénoncer, dans le Pavillon ottoman, le fait que toutes les marchandises soient fabriquées par des « Roumis » (c’est-à-dire des Européens), dénonçant ainsi une sorte de néocolonialisme avant la lettre. Adepte du progrès, Zaki critique dans le Pavillon égyptien une représentation « passéiste » qui ne rend pas compte de la modernisation de son pays. C’est au fond un « patriote » qui voudrait que son pays monte dans le train de la modernité. Avec lui, le lecteur accomplit un véritable tour du monde, qui permet de passer d’un continent à un autre, de la profusion de l’or canadien au développement de la presse dans l’empire austro-hongrois, de la « simplicité » apparente du pavillon britannique au « raffinement exquis » du pavillon italien.

4Tant de richesses exhibées conduisent parfois à susciter un complexe d’infériorité : « Et je me tenais là, moi, en tant qu’Égyptien, avec ma culture orientale, stupéfié, perplexe, désolé, me disant en moi-même que la roue du temps, décidément, ne cessait de tourner, favorisant les uns au détriment des autres » (p. 178). Cette visite de l’Exposition universelle de Paris n’est donc pas seulement celle d’un touriste éclairé en quête d’un exotisme « inversé », mais aussi la confrontation de deux univers culturels qui s’évaluent et se confrontent dans leurs différences, l’Occident (qui restera longtemps l’unique producteur des expositions universelles) apparaissant le plus souvent en position de supériorité. Pourtant, Zaki garde aussi un jugement critique, et même, parfois, une ironie mordante, qu’il réserve aux habitudes des Européens lui paraissant ridicules (ainsi leur goût pour les chiens, incompréhensible aux yeux d’un musulman, pour qui il s’agit de créatures « impures »). Mais il lui arrive aussi de renvoyer Orient et Occident dos à dos, comme lorsqu’il se moque des différents spécialistes qu’il consulte pour tenter de guérir la surdité et les bourdonnements affectant l’une de ses oreilles – c’était, précise-t-il, le but initial de son voyage à Paris : « En effet, les médecins parisiens (je ne dis pas tous) ne se distinguent en rien de leurs homologues chez nous, sinon par bien plus d’embarras pour vous accorder un rendez-vous, une affectation outrée lors de la consultation tant attendue, et le rôle de flagorneur auquel ils vous réduisent pour les approcher. Que Dieu protège la profession et que j’ai de regrets de n’être pas médecin ! » (p. 91).

5Le style de Zaki, avec ses changements de registres volontaires, contribue au charme de cet ouvrage. Le début du journal de voyage, où le lecteur est d’emblée apostrophé, peut faire penser à la tradition « humoristique » d’un Sterne. Rapportant une « conversation » avec sa propre plume, le narrateur se met en scène comme un personnage de son propre récit, et se moque par ailleurs de ceux qui ne font que suivre les guides de voyage ; il se désigne comme un « touriste véridique » (p. 72), tout en avouant une certaine subjectivité. Bref, ce récit est riche en réflexions sur la poétique du voyage et sur ce que l’on pourrait appeler une intertextualité interculturelle. Voyageur très cultivé, Zaki a certainement lu les feuilletons du Voyage en Égypte de Théophile Gautier, parus initialement dans le Journal officiel en 1870, et repris de manière posthume dans le recueil L’Orient (1877). Gautier, invité en 1869 par le khédive Ismaïl pour l’ouverture des fêtes du Canal de Suez, avait raconté la chute qu’il avait faite dans le bateau, lors de la traversée de la Méditerranée, ce qui l’avait empêché d’accomplir la totalité de l’itinéraire prévu, une fois arrivé en Égypte ; superstitieux, il avait attribué sa chute à plusieurs facteurs, notamment au fait qu’il disait être parti un vendredi 13, et à un « mauvais œil » que lui aurait jeté une femme croisée à Marseille. Zaki semble lui faire écho, en se reprochant lui aussi d’être parti un vendredi 13 ; peu avant de subir une tempête, au large des côtes italiennes, il se dit convaincu que le navire est victime de la jettatura – le mauvais œil, précisément, que Gautier évoquait dans son récit de voyage en faisant allusion à sa propre nouvelle fantastique.

6Mais Zaki a aussi une visée scientifique, et même encyclopédique, dans sa façon de visiter de manière systématique l’ensemble des pavillons de l’Exposition universelle et d’en rendre compte aussi précisément que possible, chiffres à l’appui (coût de l’érection de tel bâtiment, nombre de visiteurs, superficie du terrain, mais aussi, une fois qu’on a pénétré à l’intérieur de tel ou tel pavillon, estimation de la population du pays concerné, répartition en pourcentage des marchandises exposées, nombres d’objets précieux exposés, etc.). Il y a chez cet humaniste oriental qu’est Zaki une volonté de tout dire qui fait de son ouvrage, outre les qualités littéraires de celui-ci, une source importante pour les historiens. Cette édition de L’Univers à Paris constitue en tout cas un ouvrage majeur pour l’étude des relations entre l’Égypte et la France, dans une perspective déjà mondialisée. Une belle étude de Sabine Mangold-Will clôt ce livre en montrant les raisons pour lesquelles Zaki manifesta, lors de la visite du pavillon de l’Allemagne (p. 208 et suiv.), une admiration particulière pour la science orientaliste allemande contemporaine, qu’il considérait comme un exemple à suivre par les élites savantes de son propre pays. Grâce à Mercedes Volait et à Randa Sabry, ce livre peut désormais circuler des deux côtés de la Méditerranée.

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Notes

1 Cette traduction a été récompensée par le Prix 2014 de la traduction du Salon du livre et de la revue d’art au Festival de l’histoire de l’art à Fontainebleau.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarga Moussa, « Mercedes Volait (dir.), Randa Sabry (trad.), Ahmad Zaki, L’Univers à Paris. Un lettré égyptien à l’Exposition universelle de 1900 »Viatica [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/581 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.581

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Auteur

Sarga Moussa

THALIM, CNRS

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