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Dossier

Simon Goulart et l’Histoire du Portugal d’Osorio : Pourquoi et comment lire le récit des découvertes portugaises ?

Simon Goulart and Osorio’s Histoire du Portugal: Why and How to Read the Narrative of Portuguese Discoveries
Cécile Huchard

Résumés

Histoire du Portugal, rassemblant des écrits d’Osario et de Castanheda a été composé par le pasteur Simon Goulart en 1581. L’ouvrage rapporte l’histoire des découvertes et conquêtes entreprises par les Portugais. Goulart qui oriente fortement la réception de ces textes, délivre un contenu à la tonalité fortement didactique et présente ces écrits comme des sources de savoir géographique, ethnographique, historique, politique et religieux sur les pays et peuples lointains visités. Il propose également une instruction morale et religieuse sur la conduite à tenir face aux affaires du monde.

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Texte intégral

1Raconter des voyages peut servir à transmettre bien d’autres savoirs qu’un simple récit viatique et des connaissances factuelles sur les lieux traversés. C’est le cas de l’Histoire de Portugal, contenant les entreprises, navigations, et gestes memorables des Portugallois, tant en la conqueste des Indes orientales par eux descouvertes, qu’és guerres d’Afrique et autres exploits, depuis l’an mil quatre cens nonante six, jusques à l’an mil cinq cens septante huit, sous Emmanuel premier, Jean troisiesme, et Sebastian premier du nom, publiée en 1581 par le pasteur genevois d’origine picarde Simon Goulart (1543-1628).

2Cet ouvrage, on le voit, ne se présente pas comme un « récit de voyage » au sens du récit personnel fait par un voyageur de sa propre expérience, mais comme une histoire des navigations et voyages de découvertes et de conquêtes entrepris par les Portugais en Afrique et dans les Indes orientales depuis la fin du xve siècle. Il s’inscrit de ce point de vue dans la production du polygraphe que fut Simon Goulart. Ce dernier s’est essayé à tous les genres, de la poésie à la théologie en passant par la traduction d’auteurs divers, avec toujours une volonté de vulgarisation et d’édification marquée, mais dans son œuvre, la production historique occupe une place majeure.

  • 1 Sur cet ouvrage et l’approche historique mise en œuvre, voir Cécile Huchard, D’encre et de sang. S (...)

3Ce qui à première vue est plus surprenant est qu’il s’intéresse ici à une histoire relativement éloignée, sinon par les temps, du moins par les lieux, de celle qui l’occupe habituellement, surtout dans ces années de guerres de religion. Son approche de l’histoire est en effet avant tout polémique et confessionnelle, qu’il évoque les conflits religieux récents comme dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX1, ou qu’il traduise et amplifie l’Histoire universelle de Carion, vaste fresque issue du monde luthérien, destinée à montrer la légitimité de la Réforme comme accomplissement d’une histoire providentielle gouvernée par Dieu malgré ses incohérences apparentes. Or ici, ce sont des auteurs catholiques, portugais, qu’il traduit du latin en français, de façon avouée et même soulignée. Les douze premiers livres sont en effet la traduction d’un ouvrage de Geronimo Osorio da Fonseca, parfois surnommé « le Cicéron portugais ». Né à Lisbonne en 1506 d’une famille noble, il aurait étudié à Salamanque, Paris et Bologne avant de revenir au Portugal et d’obtenir l’évêché de Silva. Il était mort l’année précédant la traduction de Goulart, en 1580 à Lisbonne. L’ouvrage intitulé De Rebus Emmanuelis Regis Lusitaniae invictissimi virtute et auspicio gestis libri duodecim, publié en 1571, est une histoire du règne d’Emmanuel Ier (1496-1521), qui correspond à la grande période des découvertes portugaises. On voit que Goulart change la perspective avec un titre qui met en avant les expéditions coloniales portugaises, plutôt que la chronique d’un règne. Son souci de vulgarisation, de diffusion auprès d’un large public, se voit non seulement à travers le fait de traduire du latin en français, mais aussi dans l’appareil critique qu’il ajoute, avec un résumé en début de chaque livre, un « indice » des matières contenues, et des notes marginales qui facilitent considérablement la consultation de l’ouvrage.

4Comme souvent, il continue et amplifie l’ouvrage qu’il traduit en ajoutant aux douze livres d’Osorio huit autres livres, pour lesquels il emprunte principalement à Fernao Lopes de Castanheda (1500-1559). Ce fils naturel d’un officier de la couronne portugaise aurait voyagé avec son père à Goa et dans les Moluques dans les années 1528-1538, au cours desquelles il aurait rassemblé l’essentiel de son information sur les découvertes et les conquêtes portugaises aux Indes. De retour au Portugal, il obtient un poste de bibliothécaire à l’université de Coimbra et publie à partir de 1551 son Histoire de la découverte et de la conquête des Indes par les Portugais. Ses livres ont été largement lus en Europe, mais la censure portugaise lui a reproché sa trop grande objectivité : la visée de l’ouvrage est moins la propagande que la transmission des connaissances et la mémoire des découvertes. Osorio lui-même a utilisé Castanheda pour certains faits, en particulier ceux qui concernent les Indes. Goulart dit avoir suivi fidèlement ces auteurs – ce qui est juste dans l’ensemble – mais avoue être intervenu sur la disposition de l’ouvrage, notamment pour les derniers livres où il compile plusieurs récits contemporains, ainsi qu’en supprimant quelques discours ; il a surtout ajouté des commentaires, par l’intermédiaire de notes marginales qui, tout en soulignant le contenu didactique de l’ouvrage, renseignent sur sa propre lecture et orientent la réception du lecteur. Ce sont ces aspects qu’on va tenter de développer ici.

Une réception orientée

  • 2 L’ouvrage a du reste connu plusieurs éditions parisiennes, avec privilège royal et sous différents (...)

5Du reste, le caractère quelque peu digressif de cet ouvrage par rapport aux autres travaux de Goulart a été parfaitement perçu par l’intéressé, qui éprouve le besoin d’en justifier l’écriture ainsi que d’en orienter la réception grâce à un important paratexte. La légitimation paraît nécessaire d’abord en raison de la dimension profane voire « curieuse » du sujet, puisqu’en dépit de son caractère historique, donc a priori sérieux, il n’est apparemment pas directement lié à la nécessité de défendre, d’instruire ou d’édifier la communauté réformée, comme les autres travaux du pasteur ; mais on verra que ce n’est pas si simple. Il s’agit d’une histoire étrangère, et qui plus est des exploits d’une puissance catholique, quoique déclinante en cette fin du siècle2. Ainsi, dans l’épître dédicatoire, Goulart évoque comment la lecture en latin de l’ouvrage d’Osorio l’a décidé à le traduire, en dépit des objections qu’on pourrait lui adresser :

  • 3 Simon Goulart, Histoire du Portugal […], [Genève,] François Estienne pour Antoine Chuppin, 1581, « (...)

Je ne nie pas que durant le temps employé à ce labeur je pouvoy vacquer à choses plus serieuses, mieux convenantes à mes estudes et plus propres à ma vocation. […] Les chemins fascheux que j’ay traversez depuis quelques annees, m’avoyent (peu de temps avant que toucher à ceste histoire) tellement harassé, que bien souvent mon esprit couroit par dessus et parmi les livres comme en un desert, ou plustost, agité d’infinis pensemens, je voguais sur une mer perilleuse, sans pouvoir tenir ni trouver route certaine. Et combien que de fois à autre, resistant à la tempeste, je visse le port où je vouloy tendre, neantmoins ma misere me portoit comme à l’avanture, tellement que parmi tant de vents et de vagues j’empoignoy la premiere piece qui se rencontroit, pour trouver quelque soulas. Vous entendez ce que je veux dire, et j’espere que telles secousses ne seront pas inutiles, ains me serviront pour le reste de ma navigation terrienne. Donques, estant pressé de diverses fascheries qui ne me permettoyent de gouster la douceur des saincts livres, comme je desirois, lisant un jour l’histoire de Portugal, je prins tel plaisir à la lecture des douze livres de Jerosme Osorius, tant pour le beau stile qu’à cause des choses remarquables en l’histoire par lui descrite, qu’il me print envie de les faire parler François : et n’eus si tost commencé (le chemin me semblant si beau) que je me sentis incontinent bien loin. Mais ma course fut retardée par nouveaux accidens, et comme j’estois sur le point de demeurer au milieu, Dieu a permis que j’aye veu le bout d’icelle. […] or outre le plaisir, j’ay beaucoup aprins en ceste histoire, y remarquant de beaux traits pour l’instruction de ma vie, et je m’asseure que tout homme de bon jugement confessera qu’il y a en ce volume des exemples et enseignemens notables pour gens de toutes qualitez3.

6On notera tout au long du passage la métaphore filée de la navigation maritime, pour évoquer des épreuves personnelles et peut-être une forme de mélancolie ou de dépression : on retrouve bien sûr le topos du voyage comme mise en abyme de la vie humaine, avec ses incertitudes et le risque de se perdre en route, mais il est ici mis en écho avec le sujet de l’ouvrage, les navigations lointaines des Portugais, suggérant d’emblée un sens spirituel possible. Car si la lecture est d’abord vue comme un divertissement, au sens quasi pascalien du terme, synonyme de curiosité et de plaisir futile, d’éloignement des « saints livres » et de sa vocation pastorale, elle se révèle en réalité source d’enseignements profitables, tant en raison des faits remarquables que de l’instruction morale qu’elle contient. Dans la préface qui suit, intitulée « Discours au lecteur, du fruit qu’on peut recueillir de ceste histoire du Portugal », Goulart insiste encore sur ce double aspect de l’enseignement prodigué : considération de la diversité des choses du monde et des coutumes d’une multitude de peuples, renvoyant aux « merveilles de Dieu », et « doctrine », leçons morales et spirituelles à dégager de ces faits et exemples.

7Bien entendu, ce double aspect didactique repose sur l’exactitude des faits rapportés ; aussi insiste-t-il sur la fiabilité du récit en louant la probité d’Osorio, homme de renom, estimé, appliquant une méthode historique rigoureuse, objectif dans ses jugements, exposant les faits avec ordre et intelligence dans un style grave et posé, ayant travaillé à partir de récits faits par les explorateurs portugais et dûment authentifiés selon une stricte procédure. Quant à Castanheda, s’il écrit moins bien, il est un témoin oculaire de premier plan. Ainsi le récit des expéditions portugaises est présenté d’emblée au lecteur comme la source possible de plusieurs savoirs : un savoir géographique et ethnographique sur les pays et les peuples lointains, tributaire de l’avancée des connaissances en ce siècle de découvertes ; un savoir historique et politique sur la manière dont les Portugais s’y sont pris pour se rendre maîtres de la route des épices si convoitée, avec le récit de leurs entreprises coloniales et militaires, des alliances nouées avec les pouvoirs locaux ou des causes de conflits ; l’ensemble de ces faits formant la matière d’une réflexion morale et religieuse sur la justice des conduites à tenir, des usages et des pratiques, et la place de Dieu dans la conduite des affaires du monde. Au lecteur avisé d’en tirer lui-même les enseignements. Néanmoins ce dernier sera guidé dans sa lecture par le double filtre que constituent d’une part celui des relateurs et historiens portugais, dont l’optique reste globalement plutôt mémorielle et laudative, même si elle sait adopter un point de vue critique à l’occasion, et celui de Simon Goulart d’autre part qui infléchit parfois considérablement leur vision, notamment grâce à ses notes marginales.

Un savoir géographique et ethnographique

8On retrouve, pour chaque contrée décrite, des informations relativement stéréotypées, comprenant la situation du pays et ses principales ressources naturelles, l’aspect des habitants, de leurs villes et de leurs costumes, leurs croyances et leurs mœurs et enfin leur organisation politique et les relations qu’ils nouent avec les Portugais. On passe donc d’une appréhension extérieure et visuelle à une approche plus intérieure, mais on voit que l’ensemble des critères retenus renvoient aussi à une forme de mainmise, au moins prospective, à la fois intellectuelle et matérielle, sur le territoire, ses productions, et finalement les sociétés indigènes.

9Chaque lieu décrit, lors d’une première visite portugaise généralement, fait l’objet d’une « cartographie » textuelle. Ainsi l’Inde, où il s’agit de circonscrire une réalité qui s’avère complexe et multiple, y compris dans ses dénominations :

Nous appellons Inde, tout le pays qui a pour confins vers l’Occident les limites des Paropamissadares, d’Arachosie et Gedrosie : vers Orient touche les frontieres du royaume de la China. Au septentrion il a pour bornes le mont Imaüs qui fait une partie du Caucase : et au midi est clos de l’Ocean Indois. Neantmoins, on divise l’Inde en deux parties. L’une dela le Gange, et s’estend jusques à la China. L’autre est dedans le Gange, c’est-à-dire, commence aux frontieres d’Arachosie et Gedrosie à l’Occident, et finit au fleuve du Gange. Toutesfois nous ne prenons pas tousjours ce mot si au large : car nous appellons Inde le pays qui est enclos de deux grandes rivieres, Indus et le Gange. Les habitants appellent ce pays Indostan (p. 43).

10Souvent apparaît le souci de faire rentrer dans le cadre épistémique laissé par la cosmographie antique les régions évoquées. Ainsi pour Ceylan, où arrive par accident Laurent Almeida, fils du vice-roi des Indes :

Aucuns estiment que c’est la Taprobane : mais ceux qui suivent l’avis de Ptolemée tiennent que la Taprobane appelée Samatra de ses habitans, est à l’opposite de Malaca. Ptolemée appelle Cori celle dont nous parlons, du nom de ce cap des Indes, vis à vis duquel elle est située. Ceux qui y demeurent l’appellent Zeilan (p. 168).

11Mais les connaissances modernes ne se laissent pas toujours réduire facilement aux dénominations antiques. Ainsi pour le terme d’Éthiopie : les Grecs, dès l’époque d’Homère, écrit Osorio, l’employaient pour désigner deux régions distinctes, l’une regardant vers l’Occident, l’autre vers l’Orient, et bornées au sud par l’Océan. Et de fait, continue-t-il, l’Éthiopie occidentale part de cette partie d’Afrique située sous le détroit de Gibraltar, pour s’étendre vers l’équateur et de là s’infléchir vers l’orient en se prolongeant jusque vers le cap de Bonne Espérance, avant de remonter vers l’Arabie par le Mozambique, rassemblant des milieux – déserts ou plaines fertiles – et des peuples d’une extrême diversité de mœurs et de langages, puisqu’elle « contient plus que la moitié de toute l’Afrique » (p. 166). Elle s’étend ainsi vers l’orient jusqu’à « l’Éthiopie qui est sous l’Égypte » (ibid.), encore appelée Abyssinie. On voit qu’ici les termes anciens ne sont plus adaptés à l’état des connaissances depuis que le contour des côtes africaines est mieux connu, quand le continent noir restait pour les Grecs une entité mystérieuse, et que recourir à ces termes conduit à des explications pour le moins confuses.

12Il en va de même lorsque les auteurs tentent de concilier les découvertes avec les anciens récits concernant le « royaume du Prêtre Jean » : les rois du Portugal s’intéressent à ce royaume chrétien que la légende situe dans les Indes, et des prêtres éthiopiens venus à Rome laissent volontiers entendre aux Européens qu’ils en sont des émissaires pour mieux les intéresser à leur sort, car « alors le monde estoit si ignorant que personne ne savoit remarquer la distance qu’il y a entre l’Éthiopie et les Indes orientales » (p. 354). Les émissaires envoyés par le roi Jean II pour découvrir ce royaume vont se trouver perplexes en s’avisant combien le royaume chrétien d’Éthiopie est éloigné des Indes, le roi n’y portant aucunement le titre de « Prêtre Jean »…

13La connaissance des pays et des peuples étrangers fait explicitement partie des missions confiées par le roi Emmanuel aux explorateurs portugais, dans un but qui n’est évidemment pas seulement celui de constituer un savoir théorique, mais aussi et surtout d’ouvrir des voies commerciales, ainsi que d’évangéliser. Les moyens employés sont parfois surprenants : ainsi lors du voyage de Vasco de Gama, pour mieux découvrir les mœurs des habitants du Cap de Bonne Espérance, jusque-là complètement inconnus, on laisse sur place des Portugais condamnés à mort dans leur pays, avec promesse de vie sauve s’ils vont séjourner avec les autochtones pour récolter des informations. D’autres sources proviennent d’aventuriers comme le capitaine George Quadre qui, ayant été fait prisonnier par le roi d’Aden et libéré par l’un de ses rivaux, feint de se convertir à l’islam pour pouvoir plus commodément visiter la Mecque, une grande partie de l’Arabie et de la Perse, avant de revenir à Lisbonne et de se faire confier une nouvelle mission d’exploration en Éthiopie par le roi, dont « l’esprit, alors que son corps restait enfermé en un petit royaume de Portugal, voltigeait par tout le monde, afin de descouvrir par ses sujets les pays inconnus et les derniers bouts du monde » (p. 457).

14Les éléments naturels, la faune et la flore, ne suscitent guère d’intérêt, sinon en tant que pièces d’un tableau général ou pour souligner la richesse d’un pays ou d’un souverain, comme la multitude de fruits, « herbes et plantes de souefve odeur » et les « elephans par grosses troupes » (p. 168) de l’île de Ceylan. On s’y arrête lorsqu’il s’agit de faire apparaître un objet inconnu doté de propriétés particulièrement remarquables, comme ces oiseaux dénués des caractéristiques habituelles de leur genre, appelés « sotilicares » par les habitants du Cap, « gros et grands comme des oisons, sans plumes, avec des ailes pareilles à celles des chauvesouris : ils ne peuvent voler, mais ils estendent ces ailes de peaux, et courent d’une tres grande vistesse » (p. 29) ; peut-être des manchots qui vivent en colonies abondantes sur la côte d’Afrique australe, quoique la description laisse à désirer ?...

15Un spécimen comme le « mamuco » des Moluques, un oiseau de paradis, a droit aussi à une description plus développée, qui souligne son « plumage d’une couleur singulierement belle », et son caractère merveilleux :

ils n’ont point d’ailes, ains au lieu d’icelles des plumes assez longues et de diverses couleurs, et ne les void on jamais sur terre que morts, sans se corrompre aucunement, et ne sait on d’où ils sortent, ne où ils s’eslevent, ni quelle est leur nourriture, si ce n’est la rosée et la fleur des espices. On les appelle aussi Manucodiatas, qui signifie autant qu’oiseau de Dieu, et les Portugallois serrent soigneusement les plumes d’iceux pour en faire des pennaches, et les insulaires s’en servent pour guerir les playes (p. 509).

16Mais l’écriture de la merveille n’est qu’effleurée, sans ouvrir véritablement à la contemplation, et le récit livre ensuite une description des véritables richesses de ces îles, les épices, non sans souligner qu’il laisse aux auteurs « d’histoire universelle ou de cosmographie » (p. 510) l’évocation des singularités des autres îles voisines, à moins que l’occasion ne s’en présente – c’est-à-dire qu’une expédition portugaise n’y débarque, ce qui montre la volonté de garder une perspective qui rejoint celle du récit de voyage, ces singularités devant être dévoilées au travers du regard d’un témoin européen et selon un ordre événementiel et chronologique.

17L’aspect ethnographique est, de loin, privilégié, avec une large place accordée à la description des royaumes, des villes, des peuples et de leurs usages. L’ordre est presque toujours identique, allant du cadre vers les sujets, avec une focalisation progressive vers les habitants, de l’extérieur vers l’intérieur – sauf pour la religion, souvent évoquée en premier parce qu’elle est définitoire – et selon un lexique stéréotypé – l’apparence globale et la peau, noire, basanée ou blanche, les vêtements, les occupations, et un détail pratique essentiel : ces gens sont-ils pacifiques ou non ? À titre d’exemple, voici le royaume de Meslinde [Malindi, au Kenya] :

La ville est située en une platte campagne, environnée de toutes parts de plusieurs beaux jardins. Il y a grande abondance d’arbres, specialement des citrons, qui ont une odeur fort souefve. Le pays est fertile et gras, abondant en bestail, et en toutes sortes de sauvagine et de volaille domestique et de chasse. Les maisons sont basties de pierres esquarries, enduites, planchées, et lambrissées de gentille façon. Le peuple adore certaines idoles qui lui sont particulieres. Ce sont gens noirs, ayans les cheveux crespus, au reste habillez assez proprement. Ils portent à l’entour de leurs testes des turbans de lin, et ont la moitié du corps nud, assavoir depuis le nombril au haut. De là jusqu’au genouil ils se couvrent de drap de soye ou de cotton. Leurs armes sont des espées ou glaives pointus, des boucliers, picques, arcs et flesches : et s’estiment merveilleusement propres à la guerre (p. 36).

18Si les mœurs des habitants font parfois l’objet d’appréciations défavorables – comme les habitants d’Ormuz, voluptueux et paillards (p. 211) –, les jugements sont généralement nuancés et rarement très négatifs ; seuls quelques peuples, notamment ceux des îles Banda aux Molucques, sont décrits comme vivant « bestialement », dans des maisons mal faites, et « si lourds qu’ils n’avoyent adresse à chose quelconque » (p. 500). Les usages surprenants pour des yeux européens font l’objet de développements. Ainsi le système indien des castes, présenté comme les « privilèges de la noblesse » du royaume de Calicut :

si quelque roturier les touche, ils estiment que cela souille leur noblesse : et ne trouvent meilleur expedient de venger ceste grande injure, que de tuer ces miserables qui se sont approchez un peu trop pres d’eux. Voilà pourquoy, quand ceux qui ne sont pas nobles marchent ça ou là, ils sont contraints de crier à haute voix, comme pour dire qu’ils sont en chemin. Quand les Naires [les nobles] entendent à ces cris que les autres s’approchent, ils leur commandent de se tirer à quartier, et par ce moyen les ignobles evitent la mort, et les nobles l’ignominie perpetuelle. En ce lieu la noblesse ne s’obscurcit pour meschanceté que le noble commette, et ne faut pas qu’un roturier pense jamais estre autre, fust-il le plus sage et vertueux de tous les hommes du monde : il faut necessairement que chascun demeure en la condition en laquelle ont esté ses predecesseurs. Les mestiers sont tellement distinguez, que ceux de l’un ne peuvent marier leurs filles à ceux de l’autre. Comme pour exemple les fils d’un couturier ne peuvent espouser les filles d’un cordonnier (p. 44).

19L’auteur utilise ici une analogie avec la société européenne lorsqu’il parle de privilèges nobiliaires – les « roturiers » désignant, semble-t-il, les intouchables –, mais c’est pour souligner ce qui est plutôt une différence, puisque la séparation entre les castes et l’absence totale de mobilité sociale apparaît manifestement comme un excès étrange au regard des usages européens.

  • 4 Jérôme Osorio, De Rebus Emmanuelis […], Lisbonne, Antonio Gonçalves, 1571, p. 44.

20Mais c’est surtout à propos des usages religieux, auxquels Osorio s’intéresse tout autant que Goulart, que des formes de jugements et des recherches d’analogie se font jour. Les croyances des autres sont interprétées à l’aune du christianisme, on cherche des ressemblances qui pourraient indiquer une évangélisation passée ou une unité cachée renvoyant à la vérité et à l’universalité du christianisme. Ainsi le peuple de Calicut est-il décrit comme « miserablement superstitieux et idolatre ». Leurs prêtres, les brahmines, tenus dans la plus haute vénération, sont des hypocrites, qui ont appris des anciens chrétiens un certain nombre de vérités comme la Trinité ou l’Incarnation – des concepts assez proches existent en effet dans l’hindouisme –, qu’ils représentent sous de savants symboles, mais qui n’enseignent au peuple qu’à adorer « des monstres » (p. 43). Les Portugais eux-mêmes s’y laissent prendre, puisqu’Osorio raconte comment Vasco de Gama, mené visiter un temple somptueusement orné, croit y reconnaître une image de la Vierge et le prend pour une église chrétienne. Une telle anecdote ne peut que réjouir Goulart qui, traduisant l’expression d’Osorio, « nostrorum templorum4 », par « les temples de l’Église romaine » (p. 40), souligne en passant la superstition commune aux uns et aux autres…

21Les chrétiens de ces pays lointains et leurs usages, la conformité de ces derniers à ceux de leurs frères européens, sont aussi objet d’intérêt. Si les chrétiens de l’île de Socotra sont considérés comme ignorants et lâches, soumis aux musulmans qui les maltraitent (p. 191), la singularité des rites éthiopiens fait l’objet d’une appréciation plus favorable. Bien que plusieurs de leurs pratiques, telles la circoncision – pratiquée sur les garçons, mais aussi sur les filles – ou l’abstinence de certaines viandes, évoquent le judaïsme, l’historien portugais souligne à plusieurs reprises qu’ils ne les considèrent pas comme nécessaires au salut mais qu’elles n’ont qu’un rôle symbolique, et qu’ils s’en remettent entièrement aux mérites du Christ (p. 358). C’est aussi un savoir théologique qui est réaffirmé à travers de telles notations, auquel Goulart dans ce cas ne peut que souscrire – tacitement – puisqu’il va cette fois dans le sens du « solus Christus » cher aux réformés.

Discerner le sens moral

22Comme on l’a dit, la dimension didactique est fortement soulignée dans la traduction de Goulart par l’ajout d’annotations marginales, qui, au premier degré, annoncent le sujet du paragraphe en regard, et permettent un repérage plus aisé. Mais très souvent, elles attirent aussi l’attention du lecteur sur le sens moral du passage : ainsi à propos du roi de Quiloa [Kilwa, en Tanzanie], Mahumet, que les Portugais ont installé sur le trône après s’être débarrassés d’un usurpateur qui leur était hostile, et qui avait lui-même chassé le prince légitime. Mahumet demande aux Portugais l’autorisation de faire venir auprès de lui le fils de ce roi légitime pour en faire son successeur au détriment de ses propres enfants, préférant « son devoir envers un ami trespassé à l’amitié paternelle » et suscitant, selon Osorio, l’admiration des Portugais. Goulart renforce le trait et lui donne un sens plus large en indiquant dans la marge « Grande fidelité d’un Roy Mahumetiste, condamnant l’ambition et desloyauté de plusieurs Princes qui s’appellent Chrestiens » (p. 152).

23Parfois ces notes marginales font entendre l’opinion de Goulart, en décalage ou en opposition avec celle d’Osorio. Le cas le plus intéressant est celui du jugement porté sur l’évangélisation, la vision d’Osorio et celle de Goulart s’opposant nettement. Ainsi pour le royaume de Congo, où, dès l’entrée en contact avec les Portugais en 1484, des jeunes gens sont envoyés au Portugal afin d’y être instruits dans la foi chrétienne, et où le roi décide de se faire baptiser avant d’aller combattre son ennemi en portant un étendard orné de la Croix qui, d’après les Portugais, doit l’assurer de la victoire. Si le ton d’Osorio retrouve celui des Actes des apôtres pour évoquer l’enthousiasme du peuple courant, à la suite du roi, en nombre toujours croissant au baptême pour « jouir de la nouvelle lumiere d’une vie celeste », on perçoit quelque ironie chez Goulart quand il note en marge : « Roy de Congo se fait baptiser, quelle est la Chrestienté de ce pays, et comment elle y a esté plantée et avancée » (p. 100).

24Cela se confirme par la suite quand Emmanuel Ier envoie une nouvelle expédition, des prêtres et des présents, pour confirmer le nouveau roi dans sa foi chrétienne et son amitié avec le Portugal ; le roi prend alors un édit, dont Osorio rapporte les termes, où il marque sa reconnaissance, et son allégeance de fait, au roi du Portugal. Goulart souligne alors :

En ce long discours, le lecteur patient void comme sous ombre de devotion les Portugallois ont mis le pied en divers lieux, pour y faire acte de maistres et seigneurs souverains, specialement en Congo : se servans de la force des armes et de diverses ruses ailleurs (p. 319).

25Cette note, présente dans l’édition genevoise, a été ôtée des éditions parisiennes… Les enjeux didactiques sont clairement différents : Osorio célébrait aux yeux du lecteur la piété d’Emmanuel et le bien-fondé des navigations permettant d’étendre le règne du Christ ; pour Goulart au contraire, il s’agit d’en dévoiler les arrière-pensées impérialistes et de jeter le soupçon sur l’ensemble de l’entreprise. Cela apparaît fortement dès le premier livre, alors qu’Osorio expose les motifs ayant conduit les rois de Portugal à lancer leurs vaisseaux autour du monde, l’évangélisation étant présentée comme le plus pressant, ce qui donne lieu à ce commentaire de Goulart, en marge :

La navigation moyen propre pour faire conoistre Jesus Christ aux peuples barbares : mais ce moyen a esté mal suivy, et pirement executé, dautant que l’avarice et l’ambition ont possedé ceux qui en delivrant les barbares de leurs premieres superstitions, leur ont porté infinies meschancetez par lesquelles ce peu de bon naturel qui pouvoit estre en ces pauvres peuples a esté du tout corrompu (p. 18).

26Goulart dénonce le fait que l’évangélisation ne sert que de prétexte pour couvrir les motifs impurs, la recherche de richesses et de puissance, qui sont le véritable moteur de l’aventure coloniale portugaise. De plus, parce que cette évangélisation est menée par des catholiques, elle n’aboutit qu’à remplacer des superstitions par d’autres – celles dont est entachée la « religion romaine » comme l’écrit toujours Goulart –, de sorte que ces peuples passés de l’ignorance à l’erreur, et ayant perdu leur naïveté première, risquent d’être encore plus inaccessibles à la pure vérité chrétienne.

27Le dernier livre, ajouté par Goulart, commence par une longue description géographique de l’Asie censée donner « plus grande intelligence des matieres traitées dans ce livre » (p. 740), mais qui a en réalité pour but de relativiser l’ampleur des conquêtes des Portugais détaillées au cours des livres précédents, en rappelant l’immensité du continent et combien les quelques ports dont ils se sont rendus maîtres sont « peu de chose, comparé à ce surquoi ils n’ont droit aucun » (p. 744). Le livre se poursuit par une dénonciation des Jésuites et de leur action dans ces terres lointaines, et se termine avec la mort, lors de la bataille des Trois Rois en 1578, du roi Sébastien et la déshérence de la couronne portugaise. Ainsi, le lecteur réformé, inquiet de voir que Dieu semblait favoriser une monarchie catholique, et se demandant pourquoi Il lui laissait le soin si important d’évangéliser les peuples lointains, est-il amené à méditer sur les aléas de la Providence et à se rassurer sur le bien-fondé de son choix confessionnel, question cruciale en France en 1581. La polémique comme le souci d’édification ne sont décidément pas absents.

28Ainsi, conformément à ce que le livre promettait dans ses textes liminaires, ces récits de voyages lointains véhiculent-ils des savoirs de plusieurs sortes et à différents niveaux. En plus de la myriade de connaissances factuelles sur des contrées et des peuples lointains, leurs usages vestimentaires, politiques et religieux, s’en dégage une instruction morale, inséparable de toute bonne histoire, qu’il s’agisse tantôt de montrer les agissements vertueux d’hommes pourtant ignorants du christianisme et rappelant à l’ordre les chrétiens hypocrites, ou de souligner au contraire l’état de misère spirituelle dans lequel sont plongés les peuples infidèles, ou bien encore de réfléchir sur les conduites permettant de mener une entreprise politique ou militaire à son but. Osorio déjà avait à cœur de souligner combien l’extension de la puissance portugaise ne pouvait se faire que pour de bons motifs – évangéliser – et par de bons moyens, en usant de loyauté dans les rapports avec les nations rencontrées, condamnant au besoin les mauvais procédés de certains de ses compatriotes. Goulart, tout en le suivant et renchérissant sur ces points, ajoute une dimension de réflexion sur la providence et le cours de l’histoire : même si Emmanuel, il le reconnaît, a été un roi pieux et consciencieux, les conquêtes portugaises, pour impressionnantes qu’elles soient, ne pouvaient pas être justes ni pérennes parce qu’elles n’ont pas été menées à bon escient.

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Notes

1 Sur cet ouvrage et l’approche historique mise en œuvre, voir Cécile Huchard, D’encre et de sang. Simon Goulart et la Saint-Barthélemy, Paris, H. Champion, 2007. Voir aussi l’ouvrage ancien mais irremplaçable de Leonard C. Jones, Simon Goulart (1543-1628). Étude biographique et bibliographique, Paris-Genève, Champion, 1917.

2 L’ouvrage a du reste connu plusieurs éditions parisiennes, avec privilège royal et sous différents formats, ce qui atteste à la fois sa large diffusion et le fait qu’il n’a pas été reçu comme polémique ou trop marqué du point de vue confessionnel.

3 Simon Goulart, Histoire du Portugal […], [Genève,] François Estienne pour Antoine Chuppin, 1581, « Épître dédicatoire à Nicolas Pithou », n. p. Tous les numéros de page dans la suite de l’article renvoient à cette édition.

4 Jérôme Osorio, De Rebus Emmanuelis […], Lisbonne, Antonio Gonçalves, 1571, p. 44.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Huchard, « Simon Goulart et l’Histoire du Portugal d’Osorio : Pourquoi et comment lire le récit des découvertes portugaises ? »Viatica [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/627 ; DOI : https://doi.org/10.52497/viatica627

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Auteur

Cécile Huchard

Université de Lorraine

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Droits d’auteur

CC-BY-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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