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Comptes rendus

Jean Viviès, Revenir/Devenir. Gulliver ou l’autre voyage

Paris, Éditions de la rue d’Ulm, « Offshore », 2016, 142 pages, ISBN : 978-2-7288-0555-6
Anne Rouhette
Référence(s) :

Jean Viviès, Revenir/Devenir. Gulliver ou l’autre voyage, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, « Offshore », 2016, 142 pages, ISBN : 978-2-7288-0555-6

Texte intégral

1Professeur de littérature britannique à l’université d’Aix-Marseille, auteur de nombreux travaux sur la littérature du xviiie siècle et en particulier sur le récit de voyage, fondateur de la Société d’étude de la littérature du voyage du monde anglophone (SELVA), Jean Viviès est l’auteur, entre autres, de Le Récit de voyage en Angleterre au xviiie siècle. De l’inventaire à l’invention (Toulouse, PU Mirail, 1999), traduit en anglais en 2002. Dans cet ouvrage, il faisait dialoguer littérature viatique et œuvres de fiction dans la Grande-Bretagne du xviiie siècle, soulignant la porosité des frontières entre les deux genres : « le récit de fiction et le récit de voyage ne sont pas des catégories marquées mais des polarités qui laissent apparaître un continuum » (p. 44). Il concluait sur l’importance de développer une véritable poétique du récit de voyage, soulignant l’homologie entre voyage et intrigue :

Le voyage se déploie entre un point de départ et un point d’arrivée et se lit comme une transformation du voyageur. Que ce voyage se termine souvent par un retour ne change rien : entre la situation initiale et la situation finale la transformation a opéré et le voyageur, souvent « plein d’usage et de raison », n’est plus le même que celui qui est parti (p. 163).

2Son dernier ouvrage en date, Revenir/Devenir, Gulliver ou l’autre voyage, qui a obtenu le prix 2016 de la SELVA, constitue à de nombreux égards un prolongement et un approfondissement de ses travaux antérieurs et entre en résonance avec ces lignes de 1999. Publié dans la belle collection « Offshore » des Éditions Rue d’Ulm, Revenir/Devenir est en effet consacré à l’étude des différents retours de ce grand voyageur fictionnel qu’est Gulliver et à la question de son éventuelle « transformation », développant une poétique du retour chez Swift. En outre, en creux comme en plein, cet ouvrage interroge la nature même du genre viatique en général, raison pour laquelle, au-delà de l’apport aux études swiftiennes et à la recherche sur le voyage imaginaire qu’il représente, il pourra intéresser les spécialistes d’authentiques récits de voyage.

  • 1 De travel, « le voyage », et liar, « le menteur ».

3Dès l’introduction, Jean Viviès expose ce qui sera l’un des fils conducteurs de son travail : « la question de la vérité et du mensonge », présente dans le nom même du héros swiftien. Gull en anglais signifie « dupe », et « Gulliver » pourrait se lire soit comme gull-vir, « l’homme crédule », ou comme gull-ever, « toujours crédule », selon certaines hypothèses. « Les voyageurs sont, depuis la nuit des temps, bien connus pour être des affabulateurs, les travellers pour être des travel-liars1 », poursuit Jean Viviès en reprenant le célèbre jeu de mots anglais (p. 16). Le parallèle s’impose d’autant plus que Swift n’hésite pas à qualifier son narrateur de splendide mendax dans la légende qui, dans l’édition de 1735, accompagne le « portrait » de Gulliver, censé être l’auteur de l’œuvre. Mais qui est ce « menteur magnifique », Gulliver, Swift ? Ou bien ce dernier laisse-t-il ainsi entendre que tout voyageur qui fait le récit de son périple doit nécessairement s’éloigner de la vérité de son expérience pour faire œuvre de création ?

4Cette question est abordée directement dans le premier chapitre de Revenir/Devenir, « Gulliver contre Robinson, Question de genre », dans lequel Jean Viviès explore les liens qu’entretient Gulliver avec le récit de voyage. La bibliothèque de Swift comportait de nombreux récits de voyageurs, dont l’auteur irlandais connaissait bien la présentation et les codes ; ainsi trouve-t-on dans Gulliver plusieurs cartes plus ou moins abouties, dont Jean Viviès examine l’importance dans le deuxième chapitre, « Espaces de Gulliver ». Celles-ci confèrent à l’œuvre une certaine vraisemblance géographique à une époque où l’intégralité du monde n’était pas encore parfaitement connue, notamment dans le Pacifique où se déroule une partie des Voyages. Gulliver mentionne d’ailleurs les célèbres géographes Nicolas Sanson et Herman Moll, donnant ainsi un vernis scientifique à son récit. Grâce notamment à ces détails et au paratexte de l’œuvre, Swift se livre à un jeu sur « l’horizon d’attente de [ses] lecteurs […] : un récit de voyage, le récit d’une aventure véridique » (p. 22), qui, comme le montre plus loin Jean Viviès, se voit frustré :

Swift se sert de la forme, du cadre formel et générique de la littérature de voyage, mais il n’aboutit pas à un récit de voyage. Au fond, il mobilise le genre comme genre nominal à partir duquel il explore d’autres genres et, notamment, mais parmi d’autres, le roman en train d’apparaître, un peu comme son narrateur est un marin qui découvre des territoires. Il parodie moins le genre qu’il ne le met au service d’un autre projet littéraire plus ambitieux. Ni récit de voyage ni même anti-récit de voyage, les Voyages présentent de manière plus complexe une superstructure générique ; celle-ci permet une exploration à travers différents modes et styles de récit. De cette manière, ce dernier se défamiliarise sans cesse et dénie à un genre unique d’être la clé de sa lecture. (p. 30-31)

  • 2 Voir à ce sujet l’article de Michel Baridon, « Le Style de Defoe et l’épistémologie de la “New Sci (...)

5Dans sa satire, Swift s’attaque à un prétendu rapport au réel, que ce soit dans le récit de voyage ou dans ce nouveau type d’écrits que Defoe rend populaire avec Robinson Crusoe (1719) et auquel le récit de voyage fournit certains de ses paradigmes. Il se moque par exemple de la manière dont Defoe semble s’inspirer des recommandations faites aux navigateurs par la Royal Society2 pour ancrer son roman dans le réel. En effet, l’écriture de Gulliver en 1721 (la première publication date de 1726) s’est faite en réaction contre Robinson Crusoe, que rien ne distingue d’un authentique récit de voyage, d’autant plus que ce roman s’appuie sur l’expérience vécue par le marin écossais Alexander Selkirk. À travers l’évident manque de réalisme de certains passages (Gulliver arrive à Lilliput à la nage après avoir affronté une tempête sans que ses poches ne se soient vidées des maints petits objets qu’elles contenaient, en une allusion directe à l’arrivée de Robinson sur son île après un naufrage), Swift s’en prend à un mode de fiction alors nouveau, qui repose sur une nouvelle manière de voir le monde, une manière d’en rendre compte à travers l’expérience, à travers le réalisme du détail, comme l’illustraient les prescriptions narratives de la Royal Society. Au-delà de l’épisode ponctuel, le doute est jeté par là même sur les récits à la première personne, souvent peu rigoureux, émanant de ces voyageurs revenus de loin et qui ont beau jeu de mentir, les travel-liars. (p. 28)

6Si Gulliver peut se lire comme une parodie du roman émergent, l’œuvre constitue également, et de façon liée, une réflexion sur le degré de vérité de la relation faite par le voyageur, sur le lien à la réalité référentielle sur lequel s’appuie la littérature de voyage. Comme l’écrit Paul Zumthor dans La Mesure du monde, cité par Jean Viviès (p. 28-29), « le discours que tient le récit de voyage n’est jamais – ne peut être – immédiatement prouvé ; c’est là son trait propre, son irrécusable parenté avec la fiction ».

7Dans les chapitres suivants, le rapport direct avec le récit de voyage se fait plus distant ; les chapitres consacrés à « Détours, retours » (chapitre III), « Voyage au bout de l’inouï » (chapitre IV), « La figure de Gulliver » (chapitre V) et « Le cinquième voyage » (chapitre VI) explorent plus en détail la question du retour du voyageur sur laquelle porte l’ouvrage, sans toutefois cesser d’aborder de manière plus souterraine le lien entre réalité et fiction dans un cadre qui dépasse les seules études swiftiennes, comme en atteste la vaste étendue des références, de Borges à Valéry, d’Homère à Deleuze. D’une lecture toujours agréable et stimulante, Revenir/Devenir propose un parcours passionnant dans l’œuvre de Swift que tout amateur de littérature viatique pourra suivre avec profit.

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Notes

1 De travel, « le voyage », et liar, « le menteur ».

2 Voir à ce sujet l’article de Michel Baridon, « Le Style de Defoe et l’épistémologie de la “New Science” », Trema, Le Voyage en Grande-Bretagne au xviiie siècle, no 9, 1984, p. 119-132.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Rouhette, « Jean Viviès, Revenir/Devenir. Gulliver ou l’autre voyage »Viatica [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/760 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.760

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Auteur

Anne Rouhette

CELIS, Université Clermont Auvergne

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