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Comptes rendus

Halia Koo, Voyage, vitesse et altérité selon Paul Morand et Nicolas Bouvier

Paris, Honoré Champion, « Atelier des voyages », 2015, 378 pages – ISBN : 9782745329271
Gilles Louÿs
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Halia Koo, Voyage, vitesse et altérité selon Paul Morand et Nicolas Bouvier, Paris, Honoré Champion, « Atelier des voyages », 2015, 378 pages – ISBN : 9782745329271

Texte intégral

1Peut-on faire un livre d’une thèse de doctorat ? C’est le défi relevé par les éditions Champion qui ont publié en 2015 la version dite « remaniée » de la thèse soutenue par Halia Koo en février 2008 à l’université de Toronto, et lui offrent ainsi l’accès à un lectorat nettement plus large que celui qui est usuellement promis à la littérature grise. L’ouvrage, préfacé par le directeur de thèse, Roland Le Huenen, se présente comme un ensemble de 378 pages, structuré en 4 chapitres, avec les outils documentaires en usage dans les travaux académiques (une bibliographie de près de 200 références, un index des noms), et propose, à travers une confrontation entre Paul Morand (1888-1976) et Nicolas Bouvier (1929-1998), rien moins que le balayage de tout un siècle de littérature de voyage et de courants artistiques d’avant-garde.

2Partant du principe que la technologie a nécessairement un impact sur les évolutions du voyage contemporain, l’auteur entreprend de montrer en quoi « le culte de la vitesse », fruit d’une civilisation technicienne célébré par les avant-gardes du début du XXe siècle, a créé une rupture, aussi bien dans les représentations de l’ailleurs et de l’altérité que dans les manières d’écrire le voyage, et favorisé une sorte de poétique d’époque, dont Paul Morand apparaît comme le représentant le plus emblématique. À ce moment clé du début du siècle, qui coïncide avec la modernité du « machinisme » industriel, où la vitesse accrue des modes de transport va bénéficier au plus grand nombre et annoncer la révolution du tourisme mondialisé de masse, succéderait, à l’orée de l’ère post-moderne, une forme de retournement (pressenti par Morand lui-même), aboutissant à privilégier la lenteur et la recherche de déplacements hors des sentiers battus, et permettant une approche plus empathique de l’altérité. Le choix de Bouvier, comme auteur non moins emblématique de cette poétique du sensible, s’impose de façon tout aussi évidente que celui de Morand, au point de constituer une sorte de diptyque contrasté.

3Telle est, grossièrement résumée, la thèse de l’ouvrage, qui, sur la base de ce diptyque, entreprend d’explorer l’avers et l’envers d’une même pratique voyageuse, saisie dans sa double version, début et fin de siècle : « Morand-Express » d’un côté, « Bouvier-Omnibus », de l’autre, pour reprendre les titres des deux premiers chapitres. La robustesse de cette opposition, invitant à voir, dans l’éloge moderniste de la vitesse et le recours post-moderne à la lenteur, la source de deux visions du monde antagonistes, est-elle pour autant à même d’éclairer au plus profond la singularité des parcours de Morand et de Bouvier, deux écrivains tellement dissemblables que l’on se demande quel sens il peut y avoir à les associer ? C’est le postulat sur lequel repose l’ouvrage, et qui explique le choix de deux auteurs que tout oppose, et donc que rien n’amène à comparer, si ce n’est, précisément, à mettre en évidence cette opposition première, qui a visiblement pour l’auteure une dimension paradigmatique.

4L’ambition du projet tient donc à sa dimension totalisante : il ne s’agit pas d’une comparaison anecdotique ou superficielle cantonnée au mode de déplacement, mais bien d’une étude approfondie et exhaustive des propriétés et des effets générés, dans la pratique comme dans la poétique du voyage, par la vitesse ou son opposé, la lenteur. Les titres des chapitres III et IV, qui prennent la forme de deux monographies successivement consacrées à Morand et Bouvier témoignent de ce paradigme totalisant : d’un côté, « Morand et la tentation du machinisme : cosmopolitisme, cinéma et guerre », de l’autre « Bouvier et le voyage post-machiniste : cosmopoétique, photographie et mosaïque ». Il s’agit bien d’inventorier la totalité des effets contrastés imprimés par le mode de déplacement sur l’expérience même du voyage et sa mise en texte, en postulant un lien de cause à effet entre, d’une part, le mouvement accéléré et ses différents modes d’expression, esthétiques et idéologiques, et, d’autre part, le voyage au ralenti et la poétique de l’instant et du fragment qu’on lui associe.

  • 1 Citation de Bruno Thibault, L’Allure de Morand. Du modernisme au pétainisme, Birmingham (Alabama), (...)

5La vitesse telle qu’elle est célébrée par Morand, avec sa compression de l’espace-temps, générerait ainsi, tout à la fois, une vision synoptique de la planète, dominatrice, propre à se mettre au service de l’appropriation occidentale du monde et de ses prétentions coloniales, mais ouvrirait aussi à la révélation d’un monde mobile, fragmenté en ses multiples identités terrestres et humaines, prenant la forme d’un kaléidoscope en mouvement permanent. Le goût pour la vitesse, pour l’avion, pour la vue aérienne et les fantasmes de domination et de guerre qui y sont associés, selon un Paul Virilio abondamment cité par l’auteur, expliquerait dès lors la fascination de Morand pour le cinéma, qui lui inspire par mimétisme bien des procédés de technique narrative fondés sur « la déformation, la réflexion, la fragmentation » (p. 1181). Halia Koo rappelle opportunément (p. 133) l’implication personnelle et matérielle de Morand dans l’industrie du cinéma, dont il attendait beaucoup, et qui l’amena à exercer la responsabilité de la censure cinématographique sous l’Occupation. De même, c’est encore la vitesse et les effets de « staccato » qu’elle imprime à l’œil et à l’esprit qui expliquerait la prédilection de Morand pour la forme brève qu’est la nouvelle (et en particulier pour « la nouvelle-instant » (p. 109), et pour une stylistique de l’instantané, du fragmenté, du contraste. De là des textes si reconnaissables par leur style fragmentaire, accéléré, labile, marqué par la parataxe, l’asyndète, l’énumération (p. 101) – tellement reconnaissables même que leurs particularités relèvent du procédé, ce qui, à l’évidence, confirme bien l’intuition de l’auteure selon laquelle la singularité de Morand écrivain se ramène à l’expression d’une poétique d’époque, qu’on retrouve quasiment identiquement, selon elle, dans le futurisme et dans le cubisme.

  • 2 « La dame serra des mains par-dessus la vitre baissée : main britannique, tachée de son ; charnue (...)

6C’est ce même tropisme qui expliquerait le parti pris, de la part de Morand, de recourir dans ses nouvelles à des personnages sommairement caractérisés, tous simplifiés, stéréotypés, ramenés à une caractéristique essentielle : symboles de milieux, de nationalités, de groupes ethniques, etc., et ce jusqu’à la caricature – comme en témoigne, dans une nouvelle, l’exemple des mains rapporté par Halia Koo, auxquelles Morand assigne par un adjectif bien choisi la nationalité de leur propriétaire2. Une telle représentation, aussi systématiquement réductrice, « ne peut aboutir qu’à une représentation emphatique et hyperbolique de l’altérité », comme le note l’auteure (p. 236), qui excelle à rechercher dans le détail des textes composant son corpus toutes les manifestations susceptibles de documenter sa grille de lecture, qu’il s’agisse du néo-cosmopolitisme préconisé par Morand, des procédés anti-exotiques, ou de l’utilisation systématique du contraste (p. 181-183). En particulier, la façon dont Morand cherche dans ses nouvelles à mettre en scène, de façon délibérément simpliste, le dialogue Orient/Occident (un de ses thèmes de prédilection) est décrite avec finesse : chacun des personnages imaginés par Morand étant imbu des stéréotypes qu’il a de l’autre, mais des stéréotypes qui tous proviennent de l’imaginaire de l’Occidental exprimant sa position de supériorité sur l’« Oriental ».

7Un des intérêts de l’ouvrage est de mettre très clairement en évidence le lien paradoxal qui relie le « cosmopolitisme » de Morand à son nationalisme, qui finira par le mettre au service de Vichy. Rejetant les facilités de l’écriture exotique, privilégiant le contraste dans des rapprochements géographiques ou ethniques fulgurants, Morand est en effet conduit à pratiquer la « fusion/confusion » des identités culturelles, ce qui l’amène à déplorer en même temps le « métissage culturel » capable d’entraîner la planète entière vers l’uniformisation et l’indifférenciation (p. 188).

8Halia Koo décrypte très bien comment l’élitisme de Morand (pour qui le véritable cosmopolitisme ne peut être que le propre des élites, chacun gardant son identité au contact de l’autre, alors que les échanges collectifs entre civilisations ne peuvent aboutir qu’à des fusions monstrueuses) le conduit au nationalisme, comme solution politique permettant d’éviter le plus possible les contacts interculturels de masse (p. 191). Le « néo-cosmopolitisme » de Morand nourrit ainsi l’obsession du métissage, de la peur de l’Autre, jusqu’au fantasme du « péril jaune », récurrent dans ses textes (p. 209) – un fantasme incontestablement d’époque, comme le montre Halia Koo, qui fait le rapprochement avec Céline, admirateur de Morand.

9Conformément à son souci de relier l’imaginaire de Morand au contexte culturel susceptible de l’éclairer, l’auteure mentionne à ce sujet l’influence profonde d’un Gobineau (p. 206 sqq.). Mais on pourrait aussi songer à celle de théoriciens racialistes plus proches de l’époque de Morand et de Céline, comme George Montandon, par exemple, qu’admirait aussi Céline.

  • 3 « La colonisation est un phénomène qui s’impose, car il est dans la nature des choses que les peup (...)

10Le goût de l’auteure pour les explications déterministes lui fait tenir maintes remarques pertinentes sur l’influence du contexte technique, économique, scientifique et culturel des années 1900-1930. Le rôle des expositions universelles, notamment, organisées en alternance avec les expositions coloniales, dans la fabrique de l’imaginaire du début du siècle et de l’entre-deux-guerres, est utilement mentionné, et permet de comprendre comment l’impérialisme, le colonialisme et la guerre sont en germe dans l’idéologie machiniste et scientiste de l’Occident industrialisé de ces années-là, de même que l’adhésion naïve des contemporains au bien-fondé moral de la colonisation (comme en témoigne la citation d’un discours de Paul Reynaud p. 1743).

  • 4 Charles Fordsick, « L’usage de la lenteur : l’immobilité motorisée, la marche, et le voyage aujour (...)
  • 5 Jacques Lacarrière, Chemin faisant. Mille kilomètres à pied à travers la France, Paris, Fayard, 19 (...)

11Les chapitres consacrés à Nicolas Bouvier prennent dès lors l’allure d’un véritable contrepoint, puisque la marche (ou les transports terrestres proches de la marche affectionnés par Bouvier) aboutit à l’inverse à la « restitution de l’espace-temps » et réinvente le voyage en lui ouvrant de nouvelles perspectives, comme l’ont signalé maints critiques cités par l’auteure, en particulier Charles Forsdick, pour qui « la lenteur de la marche sert de réplique à ceux qui prévoient le rétrécissement du terrain du voyage4 ». En instaurant un « voyage au ralenti » (Lacarrière5), la marche modifie les perspectives du voyageur, le réintègre corporellement dans le monde, et modifie du même coup la perception de l’autre, rendu à sa présence sensible grâce à la proximité des rencontres. Il en résulte, dans le cas de Bouvier, un changement total d’échelle dans le rapport au monde, le rapprochement des choses et des êtres, une sorte d’épaississement du réel, l’intensification des sensations les plus vitales (respirer, sentir, goûter, toucher, entendre, voir,…).

  • 6 P. 127 sq.
  • 7 « Prélude à la photographie : une sensibilité picturale », p. 152 sq.

12La dimension corporelle totale que prend le voyage chez Bouvier est parfaitement relevée et documentée par l’auteure6, qui montre à quel point, dans cette expérience d’être au monde intensifiée par le dépaysement, tous les sens (et non pas seulement la vue) sont mobilisés. Le rôle des sensations auditives et olfactives, notamment, est évoqué (p. 129), et il y a une analyse intéressante de l’importance que prennent les couleurs, en particulier le bleu, dont Bouvier détaille en plus d’un endroit les différentes nuances avec, tout à la fois, la précision d’un coloriste et le lyrisme tout en retenue qui lui est si particulier. Rappelant l’éducation artistique de Bouvier et le rôle qu’y joue la peinture, Halia Koo consacre toute une section très intéressante à la palette verbale dont use Bouvier7 pour rendre les vibrations de la lumière et des couleurs dans les scènes évoquées par ses écrits. Ces pages constituent une excellente introduction à une étude sur le thème « Bouvier coloriste » et sont au plus près des impressions de lecture dont tout lecteur de Bouvier garde un vif souvenir.

  • 8 P. 167-168.
  • 9 Nicolas Bouvier, L’œil du voyageur, Paris, Hoëbeke, 2001.

13De même, rappelant comment Bouvier s’est fait photographe durant ses voyages (puis iconographe), et à quel point c’est le portrait qui le passionnait en photographie, Halia Koo a de très bonnes analyses8 sur la manière dont Bouvier prolonge ou projette dans ses textes un art du portrait acquis grâce à la pratique de la photographie : de même que le bon portrait en photographie donne à voir ce qu’on ne voit pas, les descriptions que donne Bouvier de certains personnages, parmi les plus attachants qu’il a rencontrés dans sa traversée de l’Europe orientale, fonctionnent comme une sorte d’équivalent verbal de ses portraits photographiques, des portraits qu’il aura l’occasion de perfectionner encore durant son séjour au Japon. Même si la passion photographique de Bouvier est bien connue et documentée par Bouvier lui-même ou ses ayants droit (cf. la parution en 2001 du beau livre intitulé L’œil du voyageur9), les pages que lui consacre Halia Koo sont toutes intéressantes et pertinentes.

  • 10 P. 258 sq.
  • 11 Ce « silence » théorique de Bouvier serait d’ailleurs à problématiser. L’auteure semble y voir la (...)
  • 12 Nicolas Bouvier, Le Dehors et le Dedans. Poèmes, Vevey, Bertil Galland (éd.), 1982.
  • 13 Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexes, 1999 [1992].

14On n’en dira pas autant des longs développements consacrés au parallèle White/Bouvier. Est-ce parce que ce travail de grande ampleur, attaché à relier les détails les plus intimes d’une œuvre aux grands courants culturels de l’époque, est naturellement ouvert aux grandes synthèses, aux vues cavalières, aux paradigmes formulés de façon frappante ? Toujours est-il que l’auteure consacre de très nombreuses pages à la « cosmopoétique » de Kenneth White10, dont les élaborations théoriques ou mythologiques permettraient, selon elle, de mieux comprendre le sens profond de l’œuvre d’un Bouvier, qui, lui, s’est montré singulièrement « taiseux » sur le plan interprétatif11. Mais ce que Bouvier appelle « le dehors » et le « dedans », dans son recueil de poèmes12 (une opposition, ou plutôt une co-relation qu’on voit émerger à de très nombreuses reprises dans les notations sensorielles de ses écrits), recoupe-t-il vraiment l’opposition de White entre géographie extérieure et géographie intérieure ? Le propos de Bouvier est-il bien d’hasarder dans ses écrits, de façon diffuse et non explicite, une thèse à caractère « cosmopoétique » dont il aurait laissé le soin à Kenneth White de formuler les grandes articulations ? Rien n’est moins sûr, et le fait que Bouvier ait contribué, comme White, au livre collectif Pour une littérature voyageuse13, n’autorise pas pour autant à conclure à une vraie communauté de vues entre les deux écrivains, au-delà d’une affinité peut-être purement conjoncturelle (Halia Koo relève elle-même le fait que Pour une littérature voyageuse est un ouvrage de circonstance). On ne peut s’empêcher de voir, dans ce prolixe aller et retour White/Bouvier auquel se livre Halia Koo – et qui la fait même conclure son dernier chapitre consacré à Bouvier par des citations de White – un curieux exercice de ventriloquie littéraire qui laisse perplexe, pour ne pas dire sceptique.

  • 14 P. 270.

15D’autant plus que l’auteur fait la preuve, quand elle recourt au texte de Bouvier sans autre filtre que l’analyse personnelle qu’elle donne de ses effets, d’une pertinence critique autrement plus sûre. Par exemple, les remarques très fines qu’elle propose au sujet d’un énoncé qui revient à plusieurs reprises sous la plume de Bouvier (« C’était un monde complet14 ») lui permettent de mettre en relation des textes et des moments très différents dans le parcours de Bouvier, mais qui tous ont à voir avec une impression de « surgissement », un moment d’euphorie inexplicable provoqué par un ensemble de sensations disparates mais néanmoins convergentes, par où « l’extérieur » entre en résonance vibratoire avec « l’intérieur » : là réside précisément la spécificité de Bouvier, plutôt que dans d’improbables spéculations whitiennes sur géographie terrestre et géographie intime.

  • 15 Chronique japonaise [2001, 1991, 1989, 1975], dans Nicolas Bouvier, Œuvres, Paris, Gallimard, « Qu (...)
  • 16 « Le voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement, passage d (...)

16De même, ses remarques sur le tropisme japonais de Bouvier (p. 271) sont particulièrement bien venues : l’ascèse corporelle à laquelle se livre Bouvier dans son apprentissage du Japon prend toute sa dimension opérante grâce à la fascination opérée par les paysages du Japon, sa culture (y compris sa culture alimentaire), mais aussi par toute une éthique japonaise de la disparition (« Faites-vous petit, ne blessez pas l’air15 ») qui entre probablement en résonance avec un vieux fond de culture familiale huguenote. Tout ce qui est relevé sur la fonction de « régénération » du voyageur par l’épuisement physique et psychique fait mouche, de même que la remarque sur « l’idée du voyage en tant qu’expérience intense, voire annihilatrice du corps » (p. 280). Tout lecteur de Bouvier ne peut que souscrire à ces constats : si le voyage chez Bouvier est « un apprentissage corporel et tactile, une véritable éducation physique » (p. 279), bref, une discipline, il est en même temps relié à une forme de vertige devant un idéal de disparition. Mais il est dommage que, même là, lorsqu’elle pointe très justement cet apprentissage de la mort qu’est, en somme, le voyage chez Bouvier16, Halia Koo ne peut s’empêcher de le relier, une nouvelle fois, à White (p. 284).

  • 17 P. 292-293 : cf. Lucien Dällenbach, Mosaïques. Un objet esthétique à rebondissements, Paris, Seuil (...)

17La référence à la mosaïque, qui constitue le fil directeur de plusieurs sections du chapitre IV, et qui lui permet d’évoquer tout à la fois la perception géographique de Bouvier (le continuum euroasiatique) et l’aspect compositionnel de l’œuvre (produite selon elle fragment après fragment, par accumulation et recomposition) est aussi bien venue, même si, là aussi, la mise en relation qu’elle ne peut s’empêcher de faire avec les conceptualisations d’un Dällenbach17 sur la mosaïque laisse plus perplexe que convaincu.

  • 18 Nicolas Bouvier, Routes et déroutes. Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, Genève, Métropolis, (...)

18Halia Koo explique notamment par ce patient travail de mosaïque, impliquant lenteur et concentration, la distance temporelle existant entre les voyages de Bouvier et leur mise en récit, distance qui, en effet, a frappé ses lecteurs (p. 294) : il est possible, comme le dit l’auteure, que cette façon de travailler comme un bon artisan, que revendique Bouvier, explique le temps mis à composer ses ouvrages. Mais cette explication est partielle, elle ne prend nullement en considération tout le travail d’anamnèse, de recollection des souvenirs – un travail de résilience aussi, dans le cas du Poisson-Scorpion, publié en 1982, 26 ans après le séjour de Bouvier à Ceylan – tout ce travail de décantation du temps et de la mémoire dont parle Bouvier dans ses entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall18… Le formidable écart temporel qui sépare le temps du voyage du temps de sa mise en texte ne saurait donc s’expliquer par une simple question de technique compositionnelle, singulièrement pour le Poisson-Scorpion, livre qui relate une expérience traumatique sur laquelle Halia Koo ne s’attarde pas, mais qui aurait pu la conduire à une tout autre explication.

19Le penchant de l’auteure pour les grandes généralisations thématiques la conduit aussi à des conclusions qui, sans être fausses, n’en sont pas moins abusives : ainsi, dire que « le style de Bouvier mime le processus photographique » (p. 312) n’est peut-être pas faux, mais reste très schématique ; de même, voir dans l’utilisation des anecdotes par Bouvier le fait d’une simple « écriture anecdotique » ou dans l’art des portraits la manifestation d’une « vision épisodique du monde », tributaire de la perspective photographique qui serait celle de Bouvier, relève de généralisations qui ne sont satisfaisantes que pour l’esprit qui les conçoit. Certes, ces conclusions sont dictées par un souci de cohérence, qui pousse à déduire du paradigme de la lenteur celui de la photographie, et de celui-ci celui de l’instant, lequel génère par là même l’idée de rencontres, d’anecdotes, etc. Mais précisément : trop de cohérence ruine la cohérence. Et là réside peut-être la réserve que pourrait susciter un travail incontestablement d’envergure, mais qui obéit moins à une recherche d’heuristique (où la production de résultats n’est pas donnée à l’avance) qu’au déploiement d’une thématique qui ne peut produire comme résultats que ceux qui sont déjà contenus dans ses prémisses.

  • 19 Le Poisson-Scorpion, dans Nicolas Bouvier, Œuvres, op. cit., p. 748.

20On ne donnera pas tort, pour autant, aux éditions Champion d’avoir publié cet ouvrage qui fourmille d’analyses intéressantes et qui est remarquablement documenté, même s’il gagnerait incontestablement à être allégé de quelques dizaines de pages, purgé des nombreuses redites, pour la plupart générées par les contraintes mêmes du discours académique – mais aussi par le projet même de la thèse reposant sur la reprise du même paradigme conceptuel. « Un pas vers le moins est un pas vers le mieux19. »

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Notes

1 Citation de Bruno Thibault, L’Allure de Morand. Du modernisme au pétainisme, Birmingham (Alabama), Summa Publications, 1992, p. 30.

2 « La dame serra des mains par-dessus la vitre baissée : main britannique, tachée de son ; charnue main germanique ; main en vélin d’un Russe ; doigts effilés d’un Japonais. Enfin un jeune Espagnol, dont la cravate de chasse cachait une furonculose, offrit une main sale, baguée de cuivre » (Paul Morand, Ouvert la nuit, cité p. 238).

3 « La colonisation est un phénomène qui s’impose, car il est dans la nature des choses que les peuples arrivés à leur niveau supérieur d’évolution se penchent vers ceux qui sont à leur niveau inférieur pour les élever jusqu’à eux. » (Discours du ministre français des Colonies Paul Reynaud, le 2 juillet 1931.)

4 Charles Fordsick, « L’usage de la lenteur : l’immobilité motorisée, la marche, et le voyage aujourd’hui », dans Seuils et traverses. Enjeux de l’écriture du voyage, volume 2, Jan Borm (dir.), Brest, Éditions du CRCB /Suds d’Amérique, 2002, p. 45, cité p. 82.

5 Jacques Lacarrière, Chemin faisant. Mille kilomètres à pied à travers la France, Paris, Fayard, 1977, p. 277, cité p. 84.

6 P. 127 sq.

7 « Prélude à la photographie : une sensibilité picturale », p. 152 sq.

8 P. 167-168.

9 Nicolas Bouvier, L’œil du voyageur, Paris, Hoëbeke, 2001.

10 P. 258 sq.

11 Ce « silence » théorique de Bouvier serait d’ailleurs à problématiser. L’auteure semble y voir la manifestation d’un prétendu anti-intellectualisme de Bouvier, qu’elle présente comme un « auteur plus intuitif que rationnel » (p. 31), comme un pragmatique, un homme du sensible, rétif au didactique. C’est oublier la très grande culture de Bouvier et son intérêt pour les longues explications didactiques : Halia Koo remarque elle-même à quel point le texte de Chronique japonaise repose sur un savant entrelacement entre les impressions du voyageur et les explications d’ordre historique ou anthropologique sur le Japon d’après-guerre, et on pourrait faire des observations du même ordre à propos du Poisson Scorpion ou de L’Usage du monde. Le laconisme de Bouvier, quant à sa propre pratique, est lui-même le résultat d’un travail poétique, et est à relier à l’ascèse du voyage, qui impose sa discipline à l’esprit, non moins qu’au corps.

12 Nicolas Bouvier, Le Dehors et le Dedans. Poèmes, Vevey, Bertil Galland (éd.), 1982.

13 Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexes, 1999 [1992].

14 P. 270.

15 Chronique japonaise [2001, 1991, 1989, 1975], dans Nicolas Bouvier, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 628.

16 « Le voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement, passage d’un état grossier à un état subtil et donc, apprentissage de la mort. » (Réflexions sur l’espace et l’écriture, dans Nicolas Bouvier, op. cit., p. 1061.)

17 P. 292-293 : cf. Lucien Dällenbach, Mosaïques. Un objet esthétique à rebondissements, Paris, Seuil, 2001.

18 Nicolas Bouvier, Routes et déroutes. Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, Genève, Métropolis, 1992.

19 Le Poisson-Scorpion, dans Nicolas Bouvier, Œuvres, op. cit., p. 748.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Louÿs, « Halia Koo, Voyage, vitesse et altérité selon Paul Morand et Nicolas Bouvier »Viatica [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/766 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.766

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Gilles Louÿs

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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