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Dossier

Du carnet de route aux carnets de retour. La genèse de L’Usage du monde

From Travel Journal to Return Journal. The Beginnings of The Way of the World
Raphaël Piguet

Résumés

L’article s’attache aux carnets de voyage de Nicolas Bouvier, plus particulièrement à ses carnets de retour qui narrent la genèse de L’Usage du monde. Ils attestent d’une authentique prolifération de l’écriture qui s’oppose à la relative maigreur des carnets de voyage proprement dits. Afin de mieux comprendre le rôle de l’ensemble des carnets de voyage de Bouvier, l’auteur propose une étude des divers documents relatifs au voyage raconté dans L’Usage du monde. La spécificité du travail créateur de l’écrivain-voyageur est également analysée.

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Texte intégral

  • 1 Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Éliane Bouvier, qui m’a généreusement autorisé à consulte (...)
  • 2 Précieuses, et admirablement mises en valeur par Barbara Prout, archiviste au Département des manu (...)
  • 3 À noter que certains textes issus des « carnets de retour » évoqués ci-dessous ont déjà été publié (...)

1Le fonds Nicolas Bouvier, conservé à la Bibliothèque de Genève, rassemble l’essentiel des papiers et des notes de l’écrivain, pièces pour la plupart manuscrites entrées par voie d’achat en 1997, du vivant de l’auteur qui tenait par ce geste à exprimer son attachement à la Bibliothèque et à sa ville. Ce premier versement d’archives a été complété par sa veuve, Éliane Bouvier, jusqu’en 20171. Le fonds compte actuellement environ 14 mètres linéaires (sans compter le fonds iconographique et les documents audiovisuels). Dans cette masse imposante se trouvent notamment les divers documents relatifs au voyage raconté dans L’Usage du monde et à la rédaction de cet ouvrage : feuilles de route, journaux d’écriture, carnets d’adresses, fiches, agendas, etc. Ce sont là des sources précieuses2 dont l’étude permet de mieux comprendre la genèse de L’Usage du monde, mais aussi de pénétrer dans l’intimité de l’écrivain-voyageur exceptionnel, acharné, perclus de doutes, inquiet et exigeant que fut Nicolas Bouvier. Il y a toujours quelque chose d’obscène à dépouiller ainsi ce qui justement n’était pas destiné à être livré au public : une sorte de placenta scriptural contenant les éléments nutritifs grâce auxquels le texte a pu croître et parvenir à son terme3. Il s’agit ici d’ausculter les strates embrouillées d’une écriture à venir, matière informe d’où naît la forme, pour y découvrir éventuellement les linéaments du livre en gestation. Mais aussi de mettre en évidence la spécificité du travail créateur de Bouvier, certes écrivain-voyageur au sens fort du terme (en ce que ces deux mots s’avèrent résolument indissociables), mais surtout écrivain de combat – le motif de la bataille envahit ses carnets avec insistance. Un de « ces vieux chiens qui se battirent si bien », comme disait Charles Bukowski ; et si l’on sait combien Bouvier a pu suer et souffrir pour écrire ses livres, on ne sait pas forcément comment, ni pourquoi. Quel rôle le carnet de voyage joue-t-il dans cette représentation particulièrement poignante du vieux drame, mille fois répété, de l’écriture, du monde, de la mémoire ?

  • 4 Fonds N. Bouvier (entrée 2005/15), ci-après abrégé « CN » suivi de la foliotation. Quelques folios (...)
  • 5 « J’ai fait relier chez le mec du coin le “cahier noir” costaud papier bleu [etc.] » : N. Bouvier (...)
  • 6 L’inventaire du fonds donne pour cote à ces cahiers respectivement : premier carnet : Fonds N. Bou (...)

2Il faut noter tout d’abord que le fonds Bouvier ne contient qu’un seul « carnet de voyage » au sens strict du terme, c’est-à-dire tenu pendant le voyage lui-même, qui concerne L’Usage du monde. Encore ce carnet, intitulé « Le Cahier noir » [Zagreb, 21 juillet 1953 – Kaboul, juillet 1954]4, ne correspond-il que très partiellement, comme on le verra, à l’idée classique qu’on peut se faire d’un tel objet. Les autres documents contemporains du trajet consistent essentiellement en quelques carnets d’adresses et un ou deux calepins dans lesquels Bouvier a repiqué des kolos yougoslaves et copié leurs paroles. Pour le reste, on y trouve surtout une version dactylographiée du « Cahier noir », mis au net à la machine lors du séjour à Ceylan5, et quatre cahiers, parfois très épais (près de 200 feuillets pour le troisième), remplis lors de la lente rédaction de L’Usage du monde6. Ces cahiers sont ce qu’on peut appeler des « carnets de retour », journaux d’écriture dans lesquels Bouvier s’échine à ressusciter son passé nomade alors que lui-même, redevenu sédentaire, s’étiole et se délite, dévoré par un travail harassant dont il ne voit pas le bout. Ces carnets de retour témoignent d’une véritable prolifération de l’écriture inversement proportionnelle à la relative maigreur du carnet de voyage proprement dit. En tout, ces six documents (en y incluant la mise au net dactylographiée du « Cahier noir ») forment le cœur de la partie du fonds Bouvier relative à L’Usage du monde. Soulignons toutefois que cet ensemble n’est pas homogène : on y trouve aussi des embryons de textes qui seront réemployés dans Chronique japonaise et Le Poisson-Scorpion, la tripartition éditoriale du voyage ne s’étant imposée que peu à peu à l’auteur.

  • 7 Comme Bouvier lui-même le suggère plaisamment : voir Voyage dans les Lowlands, in Œuvres, op. cit.(...)
  • 8 À l’inverse, Thierry Vernet tient une chronique très détaillée du voyage dans sa correspondance, p (...)
  • 9 Cette métaphore revient souvent dans les échanges avec Vernet ; par exemple, peu avant de rentrer (...)

3C’est d’abord le chaos qui frappe, non seulement graphique – l’écriture de Bouvier, singulièrement cabossée, a une certaine parenté avec l’hébreu7 – mais aussi matériel – les divers cahiers sont souvent abondamment raturés, leurs pages parfois laissées vierges ou arrachées, ou encore farcis de feuilles volantes – et textuel – le propos peut sauter du coq à l’âne de manière déconcertante et l’abondance de notations effectuées avec divers instruments (plume, stylos de couleur, feutre, crayon…) rend les tentatives de distinction chronologique entre différentes couches d’écriture plutôt hasardeuses. Le fouillis de cette espèce de gigantesque palimpseste montre bien sa destination dernière : les carnets sont avant tout des outils de travail, en aucun cas des journaux intimes tenus avec rigueur et quotidiennement augmentés8. Bouvier les malmène, y écrit tête-bêche ou dans les marges, note une adresse ici ou un refrain là, fait ses comptes dans un coin de page et prépare une conférence dans un autre, sans souci d’ordre ou de système. La matière est brute, triturée sans merci, jusque dans la chair de volumes aux pages parfois grossièrement découpées. Scories scripturales, ce sont les résidus du patient labeur d’artisan effectué par Bouvier dans sa forge d’écriture, le haut-fourneau9 où le vécu sera plongé pour en sortir, comme par une transmutation alchimique, sous la forme d’un texte poli, léché, miraculeux.

  • 10 En janvier 1953 déjà, Vernet annonce à Bouvier : « Nous solderons tout ça, toi et moi, par une œuv (...)
  • 11 Sans oublier des sources de revenu annexes mais souvent plus lucratives. Les cours de français don (...)

4Ce lent processus de transformation était en fait enclenché de longue date, car l’aventure a de tout temps été un livre en attente : Nicolas Bouvier et Thierry Vernet avaient l’intention de faire fructifier leur voyage en en tirant une œuvre, picturale et littéraire, qu’il serait possible de commercialiser. Non qu’ils fussent seulement motivés par l’appât d’un gain illusoire ou incertain ; mais, avant même que l’entreprise fût lancée, ils avaient le souci de ne pas la laisser en friche, d’en tirer quelque chose10. Leur voyage, comme il apparaît clairement à la lecture de la correspondance de Thierry Vernet, a en outre été financé en grande partie – une partie bien plus importante que ce que L’Usage du monde ne laisse entrevoir – par le travail effectué en cours de route, avec plus ou moins de succès : à Belgrade, à Istanbul, à Tabriz, Téhéran, Kaboul, conférences, expositions et articles alimentent la bourse des voyageurs et leur permettent de poursuivre leur chemin. De ce fait, le voyage a toujours déjà été en train de s’écrire (et de se peindre), donc de se représenter et de se vendre : c’était la condition de sa pérennité11. Cette contemporanéité de la représentation supposerait un régime d’écriture (ou de peinture) décomplexé en raison des impératifs de production qui le gouvernent, laissant relativement peu de place à la tergiversation. Pourtant, même en cours de voyage, Bouvier doute déjà de ses qualités : il peine à mettre en forme le réel, et cette lutte constante prend une ampleur démesurée au moment du retour, lorsque les années passées sur les routes ne sont plus que des souvenirs. Il doit alors creuser furieusement le trou béant de sa mémoire pour en dégager la matière du texte et y ressusciter le monde.

5Sans doute tout récit référentiel est-il le résultat d’un tel processus, par lequel l’auteur s’efforce de rendre compte d’une expérience vécue sans la dénaturer, en restant fidèle à son esprit, à son ressenti, à une réalité objective qu’il lui a été donné de découvrir. L’enjeu, c’est celui d’une résurrection lazaréenne – le voyage est bien mort, mais il doit revivre – qui ne peut passer que par les mots, choses rétives et insuffisantes. Il faut leur insuffler une vigueur idoine en les agençant de manière habile et propice, en les gonflant du sens perçu jadis, en les décapant au besoin. Question de souffle donc, d’un second souffle, littéraire, qui n’est pas moins indispensable, ni moins crucial, que le premier souffle qui a poussé Bouvier jusqu’au Japon. Comment traduire sans trahir ? Gilles Deleuze et Félix Guattari formulent ainsi le problème :

  • 12 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 606-607.

[…] traduire n’est pas un acte simple : il ne suffit pas de remplacer le mouvement par l’espace parcouru, il faut une série d’opérations riches et complexes […]. Traduire n’est pas non plus un acte secondaire. C’est une opération qui consiste sans doute à dompter, à surcoder, à métriser l’espace lisse, à le neutraliser, mais aussi bien à lui donner un milieu de propagation, d’extension, de réfraction, de renouvellement, de poussée, sans lequel il mourrait peut-être de lui-même : comme un masque sans lequel il ne pourrait trouver ni respiration ni forme générale d’expression12.

Effectuée dans l’instant où elle est vécue, la « traduction » du vécu peut accompagner le voyage et en faire naturellement partie ; différée jusqu’au retour, elle se complique énormément : comment faire du texte ce « masque » si nécessaire tout en évitant qu’il n’étouffe les souvenirs, comment répéter sans tuer ? C’est toute la difficulté d’une littérature référentielle irrémédiablement dépendante d’une certaine réalité perçue, d’une certaine vérité irréductible de l’expérience vécue. Cette difficulté, Bouvier l’a ressentie avec une rare acuité ; et s’il a pu l’évoquer à plusieurs reprises, ses carnets, de voyage et de retour, permettent de suivre l’évolution des méthodes employées pour la résoudre. L’histoire de la rédaction douloureuse de L’Usage du monde qu’on y lit constitue ainsi un formidable document sur la création littéraire, sur l’art de la traduction en quoi consiste l’opération double – « métriser » et propager – dont parlent Deleuze et Guattari. Les cahiers de retour où la transfiguration se déploie, où les souvenirs du voyage sont réchauffés pour pouvoir les fondre dans les moules de la langue, font aussi office de manuel de survie : survie d’un écrivain sur son champ de bataille personnel, qui s’exhorte et se fustige, se tance et s’encourage à coups d’injonctions brutales et répétées.

  • 13 On sait que la publication de L’Usage du monde fut semée d’embûches et de désillusions ; à ce suje (...)

6Le voyage et le retour appellent chacun un genre de carnet et d’écriture spécifiques. On se conformera ici à cet ordre naturel, en considérant d’abord le carnet de voyage tenu entre Zagreb et Kaboul, dans lequel le référentiel le dispute souvent à la fiction ; puis les carnets de retour tenus entre 1957 et 1961, date de la fin de la rédaction de L’Usage du monde et des premières démarches auprès des éditeurs13. Mais cette rédaction de longue haleine est aussi marquée par une perte, celle du texte écrit pendant l’hiver passé à Tabriz, sur laquelle s’articulent ces deux pratiques du carnet. On verra comment cet incident à la fois destructeur et fécond s’apparente à un point de bascule pour l’écriture, à une charnière symbolique qui affecte le récit du voyage et, dans une certaine mesure, en détermine la teneur.

Carnet de voyage. L’enregistreur

7Les premières entrées du « Cahier noir » se suivent de loin en loin, souvent à un mois d’écart : « Zagreb le 21 juillet 1953 », « Saïmichte le 7 août, Belgrade », « Salonique le 10 septembre », « Ankara le 10 octobre » (CN, fo 2-5v). Bouvier y note quelques impressions éparses, dont certaines préfigurent déjà des passages de L’Usage du monde, alors que d’autres en seront écartées (ainsi les notes prises en Grèce). De manière générale, le carnet est donc très peu sollicité ; son usage ne relève aucunement d’une pratique continue, disciplinée et éventuellement quotidienne, du type journal de bord.

  • 14 Voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 200-207.
  • 15 Voir L’Usage du monde, in Œuvres, op. cit., p. 102-110. Les références à ce livre ainsi qu’à Chron (...)

8L’arrivée à Tabriz, où les voyageurs parviennent le 18 octobre14, marque un changement de régime notable. Le carnet acquiert une autre fonction : Bouvier en fait un enregistreur destiné à rapporter les propos des différents interlocuteurs rencontrés au cours du voyage. Il se transforme ainsi en un cousin du Nagra, l’excellente machine achetée à Stefan Kudelsky dont Bouvier et Vernet font un usage immodéré pour enregistrer les musiciens croisés en chemin : un appareil à capturer les voix. À « Tabriz le 28 octobre » (CN, fo 6v), Bouvier commence par se livrer – déjà – à un travail de mémoire. Les premières lignes qu’il y écrit sont consacrées à une version initiale du récit de la visite rendue aux Tziganes de Bogoiévo, épisode fondateur et formateur, où le Nagra a opéré le miracle d’une communion entre les voyageurs et leurs hôtes, enregistrant puis reproduisant, pour l’immense joie de ces derniers, la musique jouée la veille15.

  • 16 CN, fo 14v ; voir UM, 177-178.

9Puis le temps disparaît du carnet, tout comme l’auteur qui s’efface pour laisser page libre aux discours des habitants de Tabriz que rencontrent les voyageurs. On dirait qu’un glissement s’opère par le biais de cette réminiscence d’une scène d’enregistrement fondamentale, comme si celle-ci contaminait alors le carnet de route où elle est recueillie et en changeait la nature même. Dès lors et presque jusqu’au terme du séjour à Tabriz, la plupart des entrées ne sont plus datées ni localisées, employant simplement une formule-type : XXX a dit, suivie des propos tenus par la personne en question. La suivante tâtonne encore un peu : « Tabriz. Ce qu’a dit Frölich » ; puis elles s’uniformisent : « Le docteur Friedrich a dit », « Beck a dit », « Le Père lazariste a dit », « Hansen a dit », « La doctoresse Rummelhart a dit », etc. Divers personnages prennent ainsi la parole à tour de rôle dans le carnet. Plusieurs feront leur apparition dans L’Usage du monde, sous une forme souvent très proche du premier jet écrit par Bouvier, qui saisit parfois sur le vif une formule, une expression heureuse qui survivra jusqu’au bout du processus de rédaction. C’est le cas, par exemple, de la « petite tête de chanterelle » dont est affublé le Père lazariste16. La technique adoptée n’est donc pas simplement celle d’une transcription brute du discours, qui serait bien entendu matériellement extrêmement difficile à réaliser, à moins d’utiliser le Nagra. Progressivement, Bouvier mêle sa voix à celles dont il rapporte les paroles, leur ajoute ses observations et ses commentaires. Contredisant l’illusion d’une neutralité référentielle suggérée par la formule « XXX a dit », il s’agit déjà d’un travail d’écriture, d’une évolution subtile de la narration qui semble utiliser ces discours rapportés pour s’émanciper peu à peu, comme s’il lui fallait s’appuyer sur eux pour prendre son élan et réussir à naître au texte.

  • 17 François Laut cite approximativement cette phrase dans sa biographie ; voir Nicolas Bouvier, l’œil (...)
  • 18 Cette image est précisément celle qu’utilise Bouvier pour caractériser son écriture : « Il y a bea (...)

10Car Bouvier connaît déjà certaines difficultés d’écriture. Significativement, l’une des rares entorses effectuées à cette règle du « XXX a dit » concerne précisément le désespoir ressenti devant l’énormité de la tâche. Une entrée, sobrement intitulée « Dimanche soir », annonce un modèle qui sera érigé en système dans les carnets de retour : quand on n’arrive pas à écrire, quand on est vidé, impuissant, insignifiant et incapable de signifier quoi que ce soit, il faut malgré tout s’acharner, brutaliser les mots, les attaquer et les combattre jusqu’à ce qu’ils cèdent. « Ce vide, la seule issue qu’il me laisse c’est de l’écrire pour l’accepter » (CN, fo 25v), constate Bouvier17. Ce procédé paradoxal consiste donc à écrire le fait que l’écriture est impossible pour la rendre à nouveau possible, pour se débarrasser de ces caillots d’absence – à soi, au monde et au texte – qui obstruent le discours. Bouvier intègrera cet aspect fondamental de son rapport à l’écriture dans « Le château des Païens » (UM, 378-381), célèbre passage de L’Usage du monde qui n’est que la pointe émergée d’un iceberg de souffrance scripturale18. On trouve d’ailleurs dans ce passage du « Dimanche soir » une formule prémonitoire qui sera reprise dans « Le Château des Païens » (UM, 379), et d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’un idiotisme propre à l’écrivain : l’expression « paille au tas » (CN, fo 26), désignant le lent amoncellement de fragments minuscules qui, assemblés, finissent par former un ensemble cohérent, telle la meule de foin du paysan.

11La méthode implique une violence notable ; dans les pages du carnet, cela revient à écrire vite, très vite, d’une manière presque mécanique. Le moteur de la main qui trace les signes sur la page doit tourner à plein régime de crainte qu’il ne cale, et cette rapidité détériore l’écriture qui devient hagarde et erratique, au mépris de la syntaxe, de l’orthographe et de la calligraphie. On trouve ainsi, lors de cette séance cathartique du « Dimanche soir », la phrase suivante : « […] je crie n’importe quoi, les mots n’ont pas temps d’importance » (ibid.) : la confusion entre tant et temps semble revêtir ici une dimension performative, illustrant intrinsèquement le sens d’une phrase qui déclare exactement la même chose. Peu importe l’exactitude grammaticale ou sémantique, il faut écrire coûte que coûte. L’acharnement scriptural paye, en fin de compte : après quatre pages d’éreintement réflexif, Bouvier parvient à inscrire dans son carnet une bribe référentielle – « aujourd’hui j’ai appris que les Tabrizis n’aiment pas les Kurdes » – qui se retrouvera dans L’Usage du monde sous une forme plus développée (UM, 200). Mais il lui aura fallu ces quatre pages d’écriture acharnée pour obtenir ce brimborion… Comme on le verra, l’effort consenti est encore relativement modeste par rapport à ceux qui seront fournis dans les carnets de retour ; cependant, le principe restera identique : écrire sur et contre l’écriture, tant et plus, pour atteindre un fragment de réel, une « petite paille » digne d’être conservée.

  • 19 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 30.
  • 20 Au sujet de Friedrich, voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 244 (première mention), p (...)

12L’anecdote relative aux relations entre Tabrizis et Kurdes peut être rattachée à un autre aspect du mécanisme de la traduction : ce qu’on pourrait appeler les velléités fictionnelles de Bouvier, c’est-à-dire sa propension à rompre le « pacte référentiel19 » qui exigerait, en théorie, une stricte véracité de la relation du voyage. En effet, Bouvier doit l’essentiel de ses informations sur le Kurdistan au Dr Friedrich, médecin allemand qui s’y est établi et se rend à Tabriz de temps en temps. Or celui-ci n’apparaît nulle part dans L’Usage du monde, pas plus que l’individu qui inaugure l’habitude du « XXX a dit », son presque homonyme le Dr Frölich. À la lecture du « Cahier noir », il apparaît que Bouvier, peut-être incité par cette proximité onomastique, a fondu ces deux médecins en une seule figure, celle de Paulus. Celui-ci emprunte ses caractéristiques à l’un et à l’autre : ainsi son « rire effrayant », sa corpulence, son passé de soldat dans la Wehrmacht, par lesquels il tient de Fröhlich, sa familiarité des Kurdes et certaines informations quant à la route menant chez eux, de Friedrich20. Ces deux hommes, encore bien distincts dans le carnet de voyage, sont donc destinés à fusionner pour former à terme un personnage sinon imaginaire, du moins composite.

  • 21 Voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 235. François Laut a le premier signalé cette fi (...)
  • 22 Voir Gilles Louÿs, « La Correspondance de Thierry Vernet à ses proches », art. cit., n. 29. Mais l (...)
  • 23 On peut citer notamment l’échec de la location dans le quartier musulman, où on leur ferme littéra (...)
  • 24 Gilles Louÿs, « Nicolas Bouvier, L’Usage du monde accompagné des dessins de Thierry Vernet », in A (...)
  • 25 Vernet rencontre en fait Hansen en se rendant au consulat américain pour demander l’autorisation d (...)

13Dans le même ordre d’idée, on peut retracer l’évolution d’une scène dont la correspondance de Thierry Vernet avait déjà révélé le caractère franchement fictif, à savoir celle de la procession religieuse du Moharam21. On sait que, contrairement à ce que prétend L’Usage du monde, les voyageurs n’y ont pas assisté en personne, mais qu’elle leur a été rapportée par un ingénieur américain. Ce récit se trouve dans une entrée intitulée « [Ted] Hansen a dit », d’après le nom de celui qui deviendra le « Roberts, un Texan » du texte définitif (UM, 183). Alors que le « Cahier noir », on peut le supposer, se contente de consigner l’histoire racontée par Hansen, Bouvier y écrivant notamment « À 30 mètres dit-il, on entendait nettement la lame entailler l’os » (CN, fo 22v), L’Usage du monde transforme radicalement l’épisode pour en faire une fiction qui s’écarte allègrement de tout « pacte référentiel » : ce sont désormais les voyageurs eux-mêmes qui observent le défilé. Surtout, c’est un personnage imaginaire qui joue alors le rôle d’intermédiaire, invitant les voyageurs à « venir voir » le cortège : « le vieux M… », présenté plus tôt comme l’un de leurs voisins dans le quartier arménien (UM, 174). Nulle mention de celui-ci dans le « Cahier noir », pas plus d’ailleurs que dans la correspondance de Vernet22 : Bouvier crée de toutes pièces cet arbab débonnaire et cynique, finaud et paisible. Dans la narration, il sert de trait d’union entre les voyageurs et une culture musulmane peu accueillante pour les Occidentaux : l’arbab explique, fait voir, décrypte, ouvre certaines des portes du monde fermé de Tabriz qui étaient restées closes lors du séjour effectif23. L’invention du « vieux M… » comble un manque, propose une figure d’« initiateur24 » qui fait aussi office, au niveau diégétique, de passeur entre le référentiel et le fictif : l’histoire de Hansen est transformée en épisode vécu par son truchement. C’est lui qui, dans L’Usage du monde, propose aux Genevois d’aller assister au Moharam ; c’est encore lui qui, dans la phrase qui conclut la séquence, reconnaît (« Le vieux M… qui avait reconnu plusieurs de ses villageois » : UM, 183) et commente, reprenant à son compte les explications que le « Cahier noir » assigne implicitement à Hansen ; c’est toujours lui qui, juste après, présente celui-ci à Bouvier et Vernet : « Ce soir-là, le vieux nous fit rencontrer un des rares étrangers de la ville : Roberts, un Texan […] » (ibid.). Cette mise en scène délibérée établit une triangulation entre le « vrai » spectateur du Moharam, Hansen/Roberts, les voyageurs qui s’approprient son histoire, et ce « vieux M… » qui fait figure d’agent double : pour amener la fiction dans le texte, et pour lui relier ensuite la référence usurpée. Bouvier organise la suspension momentanée du régime référentiel de manière assez retorse, voire malicieuse : le personnage fictif devient la raison pour laquelle le personnage réel assiste à la célébration, puisque, dans L’Usage du monde, c’est l’arbab qui « entraîn[e] de force au Moharam » l’ingénieur américain et « observ[e] ses réactions d’un œil vert et sardonique » (ibid.). Sans trop se soucier de cohérence : on comprend mal pourquoi, si Roberts a lui aussi accompagné le « vieux M… » au défilé, il n’y a pas fait alors la connaissance de Vernet et Bouvier25.

En Mingrélie

14L’écrivain n’hésite donc pas, à l’occasion, à prendre quelques libertés avec l’exactitude référentielle. Cela s’observe notamment au niveau élémentaire des noms propres, qui sont pour la plupart modifiés, tel Hansen devenant Roberts, ou Frölich et Friedrich s’associant en Paulus, ou encore Philipp Edwards transformé en Terence, patron du Saki Bar. Notons que le « vieux M… » est le seul personnage dont le nom soit tronqué par des points de suspension : entièrement imaginaire, il n’en a en fait pas vraiment.

  • 26 Voir aussi le deuxième carnet de retour, qui contient une note similaire sur un feuillet libre (CR(...)
  • 27 Notons toutefois que la publication des « Souvenirs d’un marchand de bois » dans le Journal de Gen (...)

15Tout au début du « Cahier noir », on trouve une curieuse réflexion à ce sujet, sans doute plus tardive que son emplacement paginal le laisserait supposer : « J’ai changé les noms, et même les noms des flics, parce que ceux qui poursuivent aujourd’hui seront poursuivis demain » (CN, fo 1v). Est-ce à dire que Bouvier a effectué ces modifications onomastiques pour éviter de mettre en danger les gens évoqués dans L’Usage du monde, dont les actes ou les propos seraient condamnables par la justice des pays traversés ? C’est ce que confirment les carnets de retour, qui évoquent eux aussi ces changements nécessaires en les justifiant ainsi : « C’est préférable pour les uns comme les autres, car là-bas les renversements sont rapides, sur un coup de sifflet les prisonniers […] peuvent très bien se mettre aux trousses de leurs poursuivants » (CR C, fo 46)26. Pourtant cette précaution paraît superflue, voire saugrenue : outre que le récit de Bouvier ne rapporte rien de répréhensible de la part des habitants rencontrés, il est peu probable qu’un livre qui ne sera publié que dix ans après les « faits » dans un pays lointain puisse avoir d’aussi fâcheuses conséquences27.

  • 28 Voir Jean Chardin, Voyages de Monsieur le chevalier Chardin, en Perse, et autres lieux de l’Orient (...)

16On peut en chercher une cause peut-être plus profonde dans la phase d’écriture de l’hiver passé à Tabriz, où les velléités fictionnelles se sont particulièrement intensifiées et où cette note liminaire a sans doute été ajoutée. Plus précisément, en Mingrélie. La Mingrélie est le nom d’une région de la Géorgie actuelle qui correspond à l’ancienne Colchide où Jason et les Argonautes allèrent chercher la Toison d’or. De fait, la nécessité des changements patronymiques est placée, dans le « Cahier noir », sous l’entrée suivante : « Mingrélie. Le chevalier de Chardin y passa en 1685. J’ai changé les noms, [etc.]. » La Mingrélie – Bouvier a certainement découvert ce nom à la sonorité plaisante et vaguement incongrue chez Jean Chardin, qui l’évoque dans ses récits de voyage28 – renvoie donc à des temps lointains, voire antiques, et paraît agir comme commutateur fictionnel, comme interface entre le rêve et la réalité. C’est en effet principalement à travers cette province à la fois réelle (référence géographiquement localisable) et fantasmée (toponyme obsolète, aux connotations intertextuelles ou mythiques, où les Genevois ne sont pas allés) que voyagent les tentations romanesques de Bouvier. La mention liminaire revient dans plusieurs entrées diversement intitulées « Mingrélie », « Routes de Mingrélie », « Un hiver en Mingrélie », qui toutes participent de l’amorce d’un récit délibérément fictif, voire d’un roman. Les brusques transports du carnet vers la Mingrélie, contrée équivoque, réelle mais imaginaire et vice-versa, délimitent une zone de transfiguration où l’écriture référentielle s’évade et se libère, se veut fictive quand bien même elle se borne à transposer, à placer sous le signe d’une géographie chargée de mythe tel ou tel fragment du voyage.

17La scène qui conclut la traversée de la Turquie, juste avant d’entrer en Iran, se retrouve ainsi à l’état d’embryon précisément dans le premier de ces surgissements mingréliques, entre deux entrées intitulées « Frölich a dit » : « Routes de Mingrélie » (CN, fo 16v). L’essentiel y est déjà : « le primus qui bout à l’abri d’une roue », « les yeux phosphorescents des renards », le « thé bouillant »… Ce qui manque encore, c’est la glose superbe, capable simultanément de saisir au vol le bonheur indicible de l’instant et d’en problématiser l’énonciation, que Bouvier déploiera dans L’Usage du monde (UM, 166-167). Après une rature, le « Cahier noir » ne contient, en fait de qualification du ressenti, qu’une seule phrase : « on se tient debout, l’esprit aiguisé par la veille, en plein dans ce moment merveilleux ». Le texte final germe de ce noyau « merveilleux », mûrit et s’épanouit dans ces mots capables d’en restituer la substance : « on s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo », « soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour » (UM, 167)… Le travail d’écriture a lesté l’instant du poids de l’allègement, l’a traduit et l’a propagé dans le texte.

18La Mingrélie signale tant un désir de fiction qu’une temporalité différée et imprécise, propre à l’imaginaire, quand bien même celui-ci n’induit qu’un léger décalage. Le discours est placé sous un signe ambigu qui sert de transition entre référentiel et fictif, sans que le terme « Mingrélie » lui-même soit nécessairement repris dans le corps du texte qui suit. Le carnet est ainsi sporadiquement investi par la Mingrélie, en particulier entre les folios 57 et 77. On y trouve alors quelques ébauches d’histoires franchement fictives, puis une amorce de récit où le Paulus de L’Usage du monde commence à prendre forme : « H. médecin autrichien célibataire, arrive en Mingrélie » ; « c’est un homme très corpulent, solitaire et gai, qui connaît bien le sud où il soigne les tribus depuis longtemps » (CN, fo 76v). Bouvier emprunte déjà leurs signes distinctifs à Fröhlich (nationalité et corpulence) et à Friedrich (connaissance du Sud et des Kurdes) pour façonner son personnage. L’action, très brève, paraît poétiquement loufoque : « le docteur est donc seul en Mingrélie » ; dans sa chambre d’hôtel, il a chaud, croit que la lumière de la lune sur son tapis est un plan d’eau, saute dedans et se démet l’épaule (CN, fo 77).

  • 29 « Le Cahier noir (écrit à Tabriz) Hivers 1953-54 », Fonds N. Bouvier (entrée 2002/36), p. 57.
  • 30 Comme le fait remarquer Gilles Louÿs, Bouvier est largement responsable de cet incident. Voir Pein (...)

19La version dactylographiée du « Cahier noir » reprend cette histoire, sous le titre « Chronique locale29 ». Mais Bouvier effectue alors deux modifications notables. D’une part, il change le nom du protagoniste : « H. » est remplacé par « Paulus ». D’autre part, il se débarrasse de la Mingrélie, lui substituant un « la ville » neutre et générique. Le passage par la machine à écrire n’est donc pas une simple mise au net ; certains éléments du texte final y sont esquissés alors que d’autres sont éliminés. On peut s’interroger sur la disparition subite de la Mingrélie lors du séjour à Ceylan, plus d’un an après qu’elle fut apparue à Tabriz, et sur la tournure plus subtile que prend alors le penchant fictionnel de l’écrivain, qui exerce désormais son pouvoir métamorphique sur un référent moins résistant, moins ostentatoire qu’un toponyme plaçant d’emblée la narration dans l’imaginaire. Mais voilà : entre-temps, la Mingrélie s’est perdue, ou plus exactement le texte où elle semblait jouer un rôle capital, en vue duquel les passages du carnet cités ci-dessus constituaient peut-être de simples notes préparatoires. Entre-temps s’est joué le drame de Quetta, où le « travail de l’hiver » (UM, 329) fut malencontreusement jeté aux ordures30. Comme Bouvier le raconte dans L’Usage du monde, il n’en recouvrera qu’une infime partie, soit la première page et les fragments d’une autre, soigneusement conservés dans l’« enveloppe brenneuse » originelle et reproduits ci-dessous.

L’« enveloppe brenneuse » (1)

L’« enveloppe brenneuse » (1)

[Légende] BGE, Fonds N. Bouvier, dossier « Livre du monde », fragments des textes et récits rédigés au cours de l’hiver 1953-1954, sauvés de la décharge de Quetta. Reproduction interdite sans l’accord des ayants droit.

L’« enveloppe brenneuse » (2)

L’« enveloppe brenneuse » (2)

[Légende] BGE, Fonds N. Bouvier, dossier « Livre du monde », fragments des textes et récits rédigés au cours de l’hiver 1953-1954, sauvés de la décharge de Quetta. Reproduction interdite sans l’accord des ayants droit.

20Il est impossible de reconstituer la substance du texte perdu dans la décharge sur la base de ces bouts de papier préservés comme de saintes reliques. On peut néanmoins remarquer qu’une tension, ou une hésitation dans le traitement textuel de l’expérience paraît y subsister, entre l’utilisation du nom « Mingrélie » comme lieu indéfini du souvenir, choisi précisément pour ses qualités à la fois référentielles et imaginaires, sur la première page où figure déjà l’épigraphe de Hafiz qui ouvre le récit du séjour à Tabriz (voir UM, 173) ; et la mention de « Tabriz » sur les fragments, où l’écriture semble relever bien davantage d’une pratique diariste et purement référentielle. Lequel de ces modes d’écriture prévalait dans le manuscrit ? Celui-ci constituait-il un ensemble cohérent ? Le mystère demeure entier, comme il sied à un évènement littéraire d’une telle magnitude. Il y a fort à parier, en effet, que cet épisode a radicalement bouleversé les pratiques d’écriture, et même le rapport à l’écriture, de Bouvier. La perte est bien présente dans L’Usage du monde, qui raconte de manière glaçante la vaine fouille de la décharge pestilentielle sous un soleil de plomb. Les pauvres bribes qui y furent récupérées laissent entrevoir les pourtours de ce trou qui se tient au cœur de l’œuvre de l’écrivain, trou béant et mutique – au propre, car la décharge en est un, dont le centre est occupé par un homme muet (voir UM, 331) ; et au figuré, en ce que la perte creuse dans l’écriture un vide et un silence où la Mingrélie s’abîme pour de bon.

  • 31 Voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 205.
  • 32 Le 4 novembre : id., p. 229.

21Comment représenter une telle tache aveugle, et muette ? Elle requiert une manipulation délicate. Citant les fragments dans le récit, Bouvier les réinvente : « sur le dernier, on pouvait lire… “neige de novembre qui clôt les bouches et nous endort” » (UM, 332), ce qui n’y apparaît pourtant pas, du moins pas sous cette forme dramatiquement lapidaire, ni avec cette fonction de bâillon assignée à la neige. L’Usage du monde aménage la scène de la fouille en jouant sur l’opposition entre le pôle calciné de la décharge torride et le pôle glacial du froid nocturne qui s’y est évaporé, puis résout cette dialectique dans un silence commun : silence neigeux évoqué par le manuscrit, silence brûlant de sa disparition. En outre, la cause de l’hivernage « en Mingrélie », dans le fragment du manuscrit perdu, est « véridique » – conforme du moins à ce qu’en dit Thierry Vernet dans sa correspondance31 : besoin d’argent, besoin de repos, etc. Ce n’est que dans la réécriture de cette arrivée à Tabriz que la neige, qui a « coupé les routes » (UM, 173), oblige les voyageurs à s’arrêter, bien qu’elle n’ait commencé à tomber que plus tard32 : la restitution du référent réel est suivie comme son ombre par un autre travestissement, plus discret. Le vide, le silence creusés par la perte sont donc féconds en ce qu’ils inaugurent une pratique moins frontale du déport fictionnel, qui opère ensuite avec plus de finesse. De Mingrélie il ne sera plus jamais question ; mais les légers enjolivements, les discrets aménagements, tout ce travail d’élaboration que Bouvier intègre à ses textes ultérieurs en sont autant de traces, ténues mais persistantes.

  • 33 « On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que (...)

22La catastrophe entraîne aussi une révolution : la prise de conscience de l’impermanence de toute chose et de la futilité des attachements, qui semble déterminer en grande partie les futures orientations éthiques et littéraires de l’écrivain. Revenant sur l’expérience de Quetta dans un de ses carnets de retour, Bouvier note que « ça [lui] en a appris long sur la vanité des accumulations, on ne se thésaurise pas une personnalité, on ne se décore pas à coup d’expériences successives comme un sapin de Noël » (CR C, fo 75). Cette comparaison est réemployée dans l’un des passages les plus célèbres du Poisson-Scorpion33, mais elle est cette fois rattachée au voyage : le voyageur-sapin de Noël serait celui qui ne se déplacerait que pour prendre, plutôt que pour se déprendre. Ainsi la perte du manuscrit paraît inséminer l’œuvre du trope de l’allègement, du détachement, de la transparence durement gagnée. Il n’est pas anodin que ce thème soit initialement appliqué à l’écriture : l’effacement de soi est une posture – ou une évidence imposée par la perte – propre à l’auteur qui a égaré son texte avant d’être celle du voyageur qui se laisse pénétrer par le monde.

  • 34 Dans la logique scripturale chaotique qui prévaut dans la partie « Désert » du troisième carnet où (...)

23Les tribulations de l’écriture affectent donc la façon dont l’errance sera racontée et lui fournissent un lexique adéquat. Cela se confirme dans la phrase qui suit celle citée ci-dessus : Bouvier y emploie une autre expression qui, légèrement modifiée, conclura L’Usage du monde et fera aussi florès : « Il y a une insuffisance d’être irrémédiable qu’il faut porter bravement comme un sac – ; en écriture en tout cas » (CR C, fo 75-74v34). De l’« insuffisance d’être irrémédiable » à l’« insuffisance centrale de l’âme » (UM, 387), il n’y a qu’un pas. Avant d’être postulée dans le cadre du voyage, cependant, l’insuffisance concerne au premier chef l’écriture elle-même, qui a toujours une longueur d’avance sur le voyage, au point que ce n’est que lors de sa traduction, de sa propagation dans le langage que celui-ci s’accomplit vraiment, et qu’il parvient à son terme. Autrement dit,

  • 35 Thangam Ravindranathan, Là où je ne suis pas : récits de dévoyage, Saint-Denis, Presses universita (...)

Le voyage, pour être voyage, appelle son récit ; sa structure héroïque ou narcissique est une fonction de cette mise-en-récit, l’effet d’une mise en ordre et en signification d’un itinéraire, d’un sacre narratif du voyageur (devenu protagoniste, héros)35.

Contrairement à beaucoup d’autres, Bouvier propose quant à lui une forme d’anti-narcissisme véhiculée par l’effacement d’un narrateur qui est bien peu « protagoniste » et encore moins « héros » ; qui se veut, comme le montre le « Cahier noir », avant tout enregistreur. La « structure héroïque » de L’Usage du monde, amenant au sacre paradoxal de l’acceptation d’une insuffisance reconnue pour ce qu’elle est (qu’on opposera à la suffisance du héros voyageur-sapin de Noël), est déterminée par l’aventure de l’écriture, et notamment par l’évènement majeur de la catastrophe de Quetta où la mise-en-récit initiale, mingrélique, cède la place à une seconde mise-en-récit qui intègre et sublime la première.

  • 36 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 77.
  • 37 « J’ai écrit une soixantaine de pages que j’ai perdues à Quetta, l’année suivante, et j’ai dû tout (...)

24Que serait-il advenu si Bouvier avait été moins étourdi, moins malchanceux ? À n’en pas douter, son œuvre aurait été fort différente : il lui aurait manqué cette perte, ce trou de mémoire qui oblige à la terrible fouille puis devient la matrice méphitique de l’écriture du voyage : bien malgré lui, il y trouve un modèle généralisable à la vie entière. De ce point de vue, l’« oubli devient actif36 », affirme sa puissance différentielle en forçant une triple répétition, comme le souligne Bouvier dans Routes et déroutes37. La vraie structure héroïque, c’est donc celle, discrète voire secrète, de l’écriture elle-même, qui occupe l’entier des carnets de retour, obsédés par une question primordiale : comment traduire sans trahir ? Bouvier ne la laisse jamais affleurer dans le récit, sauf lorsque celui-ci entre en résonance avec d’autres fouilles, celles effectuées par les archéologues français dans les montagnes de l’Hindou Kouch.

Le Château des Païens

  • 38 « Promenade à Baghlan », dans « Fiches employées », Fonds N. Bouvier (entrée 2005/15), env. 9.
  • 39 « L’Usage du monde. 1re dactylographie », Fonds N. Bouvier (entrées 2001/5, 2001/24), env. 15, p.  (...)
  • 40 « L’Usage du monde. 1re dactylographie », Fonds N. Bouvier (entrées 2001/5, 2001/24), env. 15, p.  (...)

25La genèse de ce passage de L’Usage du monde, où la narration du voyage est soudain interrompue par une métalepse, où le discours autoréférentiel envahit le discours référentiel, est particulièrement complexe et révélatrice des tensions qui tenaillent et soutiennent l’œuvre. Dans le fonds Bouvier, les « Fiches employées » et la première version dactylographiée de L’Usage du monde permettent d’en suivre l’évolution et de comprendre le choix radical effectué dans « Le Château des Païens ». Tout était prêt pour prolonger le récit de manière conventionnelle par un texte très abouti et assez long (six pages dactylographiées) appelé « Promenade à Baghlan38 ». Bouvier y narrait par le menu son séjour sur le site de fouille en compagnie, notamment, de « Doudou » (le « Dodo » de L’Usage du monde) : marchandage au bazar de Baghlan, rencontre des habitants tchèques de la ville, puis de chiens sauvages, retour au campement. Dans la première version dactylographiée de L’Usage du monde, rien ne survit de la « Promenade à Baghlan » sinon une intrigante conversation avec le même Doudou, alors développée sur une pleine page, puis barrée d’une croix. Bouvier lui ayant raconté ses « mésaventures de Quetta, le manuscrit perdu, les vautours39 », Doudou lui confiait avoir connu sa part de déconvenues littéraires : il avait publié un premier livre qu’il n’avait pu vendre qu’en faisant du porte-à-porte au Caire, puis un second qu’un supérieur peu scrupuleux – Doudou était alors dans l’armée – s’était tout bonnement approprié en le faisant paraître sous son nom, poussant la cruauté jusqu’à lui en envoyer un exemplaire dédicacé… « L’envie d’en écrire d’autres [bouquins] lui avait donc passé. Mais pas celle de courir les routes. […] Il repartirait encore, toujours plus léger40 », concluait Bouvier. Cette histoire sacrifiée au dernier moment, lors de la finalisation du texte de L’Usage du monde, c’est donc celle d’un homme qui abjure l’écriture et se contente du voyage, une figure inemployable dont l’apostasie doit être tue et remplacée par une séance d’écriture exponentielle – l’écriture réflexive du « Château des Païens ». Si Bouvier peut éventuellement renoncer à « courir les routes », il ne peut renoncer à écrire.

  • 41 Elles-mêmes incertaines, fantomatiques, et trouées. Notant en bas de page qu’on ne sait presque ri (...)

26L’occultation de cet épisode de la fouille archéologique lorsqu’elle rappelle celle de la décharge répond donc à un besoin organique, profond. Le « trou de mémoire » du « Château » est hanté par les spectres de Quetta, les mêmes vautours y tournoient ; les « acteurs immobiles », figés et amorphes, font figure de victimes expiatoires (UM, 379). Une surcharge d’écriture s’impose pour conjurer cette multiplication de trous qui prend des proportions vertigineuses – trou de la décharge, des excavations archéologiques41, du passé en général : Bouvier laisse alors affleurer le contenu des carnets de retour et convoque la trame souterraine du voyage, la peine que lui donne sa mise-en-récit. Le plan de l’énonciation troue celui de l’énoncé, le présent sédentaire et scriptural surgissant tout à coup pour supprimer et remplacer le passé nomade et aventureux, supprimant dans la foulée l’histoire de Doudou l’apostat. La déchirure dans la relation du voyage laisse enfin voir combien ces deux trajets qui poursuivent leur chemin en parallèle, séparés par toute l’épaisseur des années écoulées, sont en fait interdépendants, et pour finir indissociables. Comme on a pu le constater, c’est dans les carnets de retour et par l’écriture que le voyage s’accomplit réellement, qu’il trouve la forme qui le sacre, qu’il est « métrisé » et traduit ; sans quoi il resterait lettre morte, sans espoir de résurrection. Afin de manifester et de parachever celle-ci, le récit se doit d’intégrer les conditions de sa production en dévoilant un peu du second voyage, accompli dans les pages des carnets de retour, sans lequel le premier succomberait définitivement. Bouvier fait alors émerger son iceberg, de manière stratégique, au fond d’une enfilade de trous et à l’instant décisif où son effort d’écrivain parvient au comble de son intensité.

La guerre du retour

  • 42 Voir Routes et Déroutes, p. 1299-1300, où Bouvier, commentant deux extraits du « Château des Païen (...)

27Cet effort, c’est celui du « Livre du monde », l’œuvre qui doit rendre compte, au sens narratif et économique du terme42. Rentré chez lui, le voyageur a des comptes à rendre, il se sent immensément débiteur de son vécu, et le registre de la dette s’installe durablement dans son discours, comme la dimension comptable du problème de la traduction, de l’union si difficile et si risquée du monde et du livre.

28Bouvier n’a jamais évoqué ce qui est pourtant l’un des lieux les plus communs de la littérature de voyage : le retour. Jamais ses récits n’obéissent au schéma tripartite traditionnel qu’on trouve un peu partout – départ, voyage, retour –, de Jean de Léry à Claude Lévi-Strauss en passant par Chateaubriand ou Gobineau, Segalen ou Michaux, chez qui départ et retour délimitent la diégèse avec une certaine évidence. Ces bornes, Bouvier les rejette : systématiquement, la narration s’achève avant le voyage. L’Usage du monde s’arrête sur la promesse de l’Inde, Le Poisson-Scorpion sur un nouveau départ ; enfin Chronique japonaise, qui, dans l’ordre du vécu, relate la dernière partie de la dérive asiatique, mais dont la chronologie est brouillée par l’entremêlement de trois séjours distincts (1955-1956, 1964-1966 et 1970), finit de manière symptomatique à la fin du deuxième séjour, en avril 1966 : « Il est temps que je reprenne mon sac pour aller vivre ailleurs » (CJ, 669, je souligne), et non pour rentrer chez moi. On devine, dans ces conclusions suspensives, un refus du bercail, dévalorisé au profit d’un prolongement du mouvement vers un ailleurs plus ou moins déterminé.

  • 43 Voir RD, 1300-1302, et surtout l’entretien accordé pour l’émission Visiteurs du soir (« Nicolas Bo (...)
  • 44 André Gide, Si le grain ne meurt, in Souvenirs et voyages, éd. Pierre Masson, Paris, Gallimard, 20 (...)
  • 45 Voir l’entretien de Visiteurs du soir, où Bouvier formule cela très clairement : « Après avoir voy (...)

29Le trope du retour est donc constamment esquivé par les divers textes tirés du long voyage. Ce n’est que beaucoup plus tard que Bouvier parlera du déboussolement qu’il induit, des difficultés qu’il soulève, de la pénible réadaptation qu’il suppose43. Mais, à l’exception suprême du « Château des Païens », jamais il ne publiera quoi que ce soit d’écrit à ce sujet, comme a pu le faire par exemple André Gide, dans un passage emblématique de Si le grain ne meurt. Rentrant d’un voyage libérateur en Afrique du Nord, Gide décrit ainsi son état moral : « je rapportais, à mon retour en France, un secret de ressuscité et connus tout d’abord cette sorte d’angoisse abominable que dut goûter Lazare échappé du tombeau44 ». Il se soignera de ce mal du retour en le « décri [vant] ironiquement dans Paludes » – en lui donnant un milieu de réfraction, diraient Deleuze et Guattari. Bouvier n’agit pas autrement, mais toute l’angoisse, tous les doutes passent dans les carnets où, très concrètement, il revit son voyage45. Lui aussi invoque Lazare (CR B, fo 29v), mais il associe la figure, plutôt qu’au retour physique, à l’écriture, qui absorbe complètement le stade terminal de l’errance. Il peine et souffre, mais ne se résout pas à s’échapper dans la fiction : il s’oblige envers et contre tout à restituer le voyage dans toute sa « fraîcheur » et son « âpreté », termes qui reviennent régulièrement sous sa plume pour désigner les qualités de rendu qu’il veut injecter dans sa prose. Si fiction il y a – et c’est le cas, comme on a pu le constater –, elle est désormais au service du référentiel, et non l’inverse (ce que supposait l’écriture « mingrélique ») ; elle participe pleinement de cette lente mue de l’expérience.

30Les carnets tenus au retour ont eux aussi quelque chose de paludéen, de marécageux : Bouvier s’y embourbe et, pour s’en sortir, exploite de manière de plus en plus systématique la technique de l’écriture contre l’écriture qui apparaissait déjà dans le « Cahier noir ». Elle est quasiment absente du premier carnet de retour, qui dans l’ensemble demeure sagement référentiel. Dans le deuxième, les choses sérieuses commencent, c’est-à-dire les efforts du traducteur pour surmonter l’insuffisance de la langue, son insuffisance propre, à coups d’injonctions, d’exhortations, d’admonestations répétées. Une entrée intitulée « La longue patience », terme qu’il faut rapprocher ici de son sens étymologique de « souffrance », témoigne d’une frustration grandissante. C’est ici que Lazare se dresse pour exprimer l’ambivalence de l’écriture comme vecteur de résurrection : les problèmes posés par le retour s’y cristallisent et, simultanément, leur formulation laisse espérer une solution. Remède et mal sont de même nature : cette dialectique classique du pharmakôn se manifeste ici de manière originale et sans doute paroxystique à au moins deux titres.

31D’une part, ces carnets établissent une homologie presque absolue de l’espace et de l’écriture, qui convergent irrésistiblement au point de se confondre. « La longue patience » relate ainsi le développement du récit du séjour dans l’Hindou Kouch, soit la partie du voyage dont le centre sera remplacé par le trou du « Château des Païens ». Bouvier s’efforce de rappeler à lui ce paysage disparu : « retrouver l’Hindou Kouch, pousser une pointe, essayer de voir si entre-temps une fissure s’est ouverte dans la montagne qui permette de la franchir et d’en avoir raison. » (CR B, fo 28v) : comme le désert avant elle, la montagne, cette « grosse montagne qui fait bouchon » (CR B, fo 27v), finit par désigner autant le référent géographique que le fait même d’en parler, d’écrire là-dessus, cette « varappe désespérante » (RD, 1299). Dans la logique d’un second voyage textuel aussi essentiel que le premier, le carnet de retour devient consubstantiel à la réalité qu’il tente de ressaisir, et finit par ressembler beaucoup plus à un carnet de voyage que le « Cahier noir » lui-même.

32D’autre part, Bouvier témoigne d’une conscience aiguë de l’aspect physique de son procédé, de sa dimension belliqueuse. Un paradigme qui fait son apparition dans ce deuxième carnet et qui deviendra de plus en plus prépondérant s’impose alors pour qualifier ce jeu de miroir entre texte et espace : celui de la guerre, du « grand combat », nom d’une entrée sous-titrée « dans les batailles on tranche » (CR B, fo 19v), dont on assiste ici aux premières « batailles » (CR B, fo 30). Le quartier général – la tête – est en déroute ; seule la main, soldat hagard, combat sans trêve et avance à marche forcée : « L’esprit lâchait prise, mais la main continuait poussée par une force inconnue » (CR B, fo 26). L’écrivain, après tout et avant tout, est un scripteur ; après la lointaine escarmouche du « Dimanche soir » de Tabriz, première du genre, Bouvier revient à la dimension purement physique de son art pour atteindre à la signification et enfin ranimer le corps du souvenir : « Ceci, ce petit exercice, c’est du massage de cœur, y ramener la chaleur, lui redonner ces beaux mouvements qui font la vie encore […] » (CR B, fo 28v), dit-il au milieu de « La longue patience ».

33Mais dans le troisième carnet, si ravagé qu’il évoque à lui seul des tranchées littéraires, le « petit exercice » se transforme en grandes manœuvres. Plus que le précédent, il s’apparente à un véritable creuset où l’expérience est fondue et métamorphosée. Le contre-plat de la couverture aligne diverses citations (Paracelse, Michaux, Caton, Panaït Istrati…) comme autant de vadémécums ; la première entrée, intitulée « Retour », paraît pasticher le Gide de Si le grain ne meurt : les Européens ne sont que « consommateurs, un peuple de consommateurs » (CR C, fo 1), pleins de richesses mais vides de substance. Face à cette masse de visages repus, goinfrés, il faut faire la transformation inverse : se vider de la substance du voyage, devenir producteur. Alors, avec application, Bouvier travaille les pages elles-mêmes pour y mettre de l’ordre, laissant voir, feuillet après feuillet, l’écriture accumulant ses strates, la sédimentation de la mémoire dans le tranché de la matière mutilée. Il restaure l’ordre géographique du voyage, indentant le coin supérieur droit des pages pour y inscrire le titre des différentes parties du récit, correspondant aux différentes étapes du voyage : de « Yougoslavie » (fo 22) à « Ceylan » (fo 80), chacune a droit à un nombre prédéterminé de pages, qui ne sont pas toutes nécessairement remplies. Ainsi dans la partie « Hittites/Anatolie » (fo 39-45v), des six folios prévus initialement, un seul sera utilisé. À l’inverse, la partie « Désert » (fo 74-79v) est particulièrement touffue, sans que le texte concerne toujours le désert lui-même. Bouvier y emploie beaucoup d’encres différentes, entoure des syntagmes, effectue un grand nombre de ratures et d’ajouts marginaux ou interlinéaires qui envahissent la page. Le vide du désert provoque une effervescence scripturale inédite, comme si la nature du paysage évoqué nécessitait un remplissage frénétique par l’écriture. Quand Bouvier, juste avant cette partie, écrit : « Le désert : une chose que j’aurai faite jusqu’au bout » (CR C, fo 73), pense-t-il au voyage ou à l’écriture ? Certainement aux deux, tant ils forment un organisme unique et symbiotique. La tentative de mise en ordre des espaces parcourus n’aboutit donc que partiellement, dans la mesure où leurs qualités propres résistent, ne se soumettent pas si facilement à l’agencement scriptural. Et c’est la guerre, une lutte constante où Bouvier actualise et intensifie la méthode encore embryonnaire du « Dimanche soir » de Tabriz : se battre contre l’écriture, pied à pied, pour regagner à chaque fois un tout petit peu du terrain cédé au temps dévorateur.

  • 46 On trouve un exemple approximatif de cette pratique dans la biographie de Laut, qui cite un passag (...)

34Cela suppose une mise en condition du scripteur qui, pour arriver à l’état d’exaspération voulu, dénonce inlassablement son incapacité à restituer tel ou tel épisode du voyage, pour finir par réussir à l’aborder subrepticement : les lignes accouchent soudain d’un fragment référentiel, encore pris dans cette gangue réflexive. C’est ce qui se passe par exemple lorsque Bouvier s’efforce d’évoquer sa visite de la Radio, à Belgrade. Après deux pages de considérations désabusées (« J’écris, je me force à écrire, et je vois que cela m’ennuie [etc.] » : CR C, fo 105v), Bouvier parvient à la raconter en partie ; puis il retourne à l’écriture autoréférentielle, à sa tentative d’« ordonner » ses « souvenirs en pagaïe », « mais selon quel q critère – qu’on l’écrit avec un “q” c’est qu’on est encore loin du but. […]. … pour vaincre des obstacles qui m’apparaissent comme un rideau de forces négatives je requiers instinctivement à la méthode du fakir. » (CR C, fo 107v). Comme à Tabriz, le langage souffre de cette écriture à bâtons rompus qui confond les verbes (requérir pour recourir), perturbe la syntaxe et saccage l’orthographe. Enfin Bouvier revient au récit référentiel, pour un temps seulement : le va-et-vient entre ces deux régimes discursifs se prolonge indéfiniment, le régime réflexif étant nettement prépondérant46.

35« La méthode du fakir » consiste donc à s’acharner, mais aussi à s’abreuver régulièrement à la fontaine de la métalepse ; cela paraît indispensable « lorsqu’on traverse une de ces périodes stériles et désertiques » (CR C, fo 115). Mais entre les vases communicants du voyage et de l’écriture, lequel se vide, lequel se remplit ? L’échange des flux se complique de l’inexorable convergence des deux plans, qui s’avère encore dans une entrée intitulée « Revenir à Quetta ». Bouvier commence par évoquer « cette espèce de purge où [il] ne [prend] même pas le tamps [sic] de former [ses] lettres » : « ce cahier a encore bien 60 pages blanches que je peux couvrir d’insanités avant de déboucher rompu et purifié sur cette petite ville » (CR C, fo 118). Prolongeant l’ambiguïté persistante entre paradigmes spatial et scriptural (le cahier est un désert), la « purge » parvient au comble de la réflexivité en se désignant elle-même : la forme se vide dans la forme, l’écriture s’enroule sur elle-même. Après ce détour salutaire, Bouvier réussit à aligner deux feuillets complets d’une écriture référentielle qui lui permet d’atteindre Quetta, ce lieu évanescent où gravitent les réflexions les plus incisives sur l’indicible, la perte, l’absence. Le discours référentiel est ainsi pris dans un rapport d’alternance déséquilibrée avec le métadiscours qui le contient et le soutient, un rapport de dépendance et de symbiose.

La technique du bousier

36La dynamique de cette écriture paradoxale que l’écrivain exploite sciemment, à laquelle il paraît même se raccrocher, repose sur une violence fondamentale en ce qu’il doit dénigrer le geste même de l’écriture pour en dégripper les rouages et débloquer le mécanisme. L’espace du carnet est celui du « grand combat » de la mémoire, et les métaphores ne manquent pas pour le désigner. Outre la montagne et le désert, qui s’y invitent naturellement en tant qu’espaces aussi référentiels, la rédaction de L’Usage du monde entraîne Bouvier jusque dans des confins polaires : « […] il faut de nouveau travailler au brise-glace, tout dégeler, crever cette banquise du bouquin qui me sépare maintenant du monde du présent […] » (CR D, fo 1v). Combinant les notions d’obstacle et de trou, le brouillon du « Château des Païens » conjure quant à lui l’image du puisard : « […] je n’ai plus de présent, pas plus que d’avenir, mais seulement un gigantesque puisard bouché et obstrué depuis longtemps sur une énorme épaisseur […] » (CR C, fo 144v). Ce brouillon est en réalité beaucoup plus long que le texte « écrit six ans plus tard » de L’Usage du monde, qui a été sensiblement expurgé : le carnet ne compte pas moins de vingt-trois pages urgentes (CR C, fo 139-150) tracées tambour battant d’une main effrénée, alors que l’offensive bat son plein. La douleur, voire la détresse de Bouvier est palpable dans ces feuillets ; ce n’est pas encore « Le Château des Païens », « iceberg » remarquable mais maîtrisé d’angoisse assainie, qui peut à la rigueur se lire comme une innocente digression suscitée par l’analogie de la remémoration et de l’archéologie. Au contraire, dans les eaux glaciales du carnet de retour se tient la masse spontanée du monstre qui prend forme à mesure que les mots remplissent les pages. De la banquise au puisard en passant par le désert, la source manque ou reste inaccessible ; la persistance de ces métaphores chez Bouvier atteste leur pertinence heuristique pour une écriture qui s’emploie très consciemment à se procurer cette « eau » qui est le flux de la vie même, ressuscitée : « ce que je fais à présent avec cette écriture démente c’est de le vider pour percer à force d’obstination jusqu’à l’eau vive » (CR C, fo 144v), dit-il de son puisard.

37« Écriture démente », certes, mais la folie s’assume, devient méthodique et, dans cette entrée du « Château des Païens », trouve enfin sa métaphore, trouve sa forme et parvient à muer, au prix d’un immense effort. Parce que « C’est fatigant d’écrire ainsi en poussant sa main gauche ; si informe que soit le galimatias, le poignet se fatigue et s’use. » (CR C, fo 146) ; mais c’est seulement au prix de cette usure toute physique que Bouvier obtient les brins de paille qu’il peut ajouter à son tas. L’expression de Tabriz revient en effet dans ces pages : « Capable encore d’apporter ma paille au tas pourvu que les circonstances m’y poussent, capable aussi de m’infliger ces affreuses heures de présence stérile à cette table […]. » (CR C, fo 147). On comprend dès lors à quel point l’insertion du « Château des Païens » répond à une nécessité qui ne peut être tue, qui doit être au moins partiellement dévoilée même sous une forme atténuée et arrangée, tant ce passage réflexif est à la fois représentatif et performatif, tant il est partie intégrante du voyage total qui s’accomplit dans l’espace et dans l’écriture. C’est le signe du succès, de l’aboutissement, du retour qui réussit justement quand on en déplore l’échec, parce que la mise en forme de l’échec signale aussi sa neutralisation et son éventuelle traduction.

38Il fallait que cette pudique exhibition survînt en cet endroit stratégique de la fouille, important entre tous et inséparable de la décharge où le manuscrit fut perdu. Significativement, Bouvier s’ouvre le plus franchement à Vernet de ses difficultés rédactionnelles, et des moyens mis en œuvre pour les contourner, précisément lorsqu’il évoque l’épisode de Quetta :

  • 47 Correspondance des routes croisées, op. cit., p. 1224

J’ai beaucoup ramé sur les vautours et cette plainette de détritus noirâtres pour moi fortement attachée à cette affirmation d’Épicure : « Ni le doux ni l’amer n’existent, mais seulement les atomes et le vide entre les atomes. » J’ai poussé cette histoire dans ce sens, et ce matin, puisque le samedi m’est faste presque toujours, en travaillant sur un vrai fumier de brouillons j’ai enfin pu incarner ça sans rhétorique, ce qui ajoute une petite dimension de plus à Quetta, dont j’ai également trouvé l’entrée et la sortie. […] Aujourd’hui je me sens plein de goût et de courage de la petite réussite de ce matin ; il m’en faut vraiment car quand l’inspiration n’y est pas je noircis vraiment beaucoup de papier pour atteindre à quelques paragraphes denses, simples et complets47.

Enfin le nœud se dénoue, dans cette plaine aride où Bouvier en vient à dévoiler la technique qu’il s’est trouvée, employant un vocabulaire fortement connoté : il « pousse » son histoire, travaille « sur un vrai fumier de brouillon », soit les carnets-champ de bataille, tout ce « papier noirci » jusqu’à obtention de « quelques paragraphes » exploitables… Cette technique, plus que celle de Sisyphe, c’est celle, paronomase aidant, du bousier qui pousse devant lui une boule de crottin contenant ses œufs. Bouvier, bousier : l’intéressé n’y aurait-il pas songé lui-même ?

  • 48 Le verbe pousser revient fréquemment pour décrire le mouvement de la main ; en sus des exemples ci (...)
  • 49 Voir « De la vanité » : « Ce sont icy […] des excremens d’un vieil esprit, dur tantost, tantost lâ (...)

39La poussée est d’abord littérale : elle concerne la main gauche qui pousse inlassablement les mots sur la page malgré la douleur pour rejoindre sur le fil tendu de l’écriture le passé enfui48. Au-delà de cet aspect cinétique, le procédé ressortit à une dynamique « coprographique » qui justifie pleinement la métaphore du bousier. La figure peut s’entendre comme une allégorie du travail d’un écrivain qui, dans ses carnets, actualise de manière particulièrement frappante une vieille analogie qu’il explicite à demi dans sa lettre à Vernet : celle de la littérature excrémentielle à laquelle Montaigne recourait déjà49. L’analogie est simple : le livre est à l’expérience ce que les excréments sont aux aliments, produits d’une transformation. En lui adjoignant la dimension spatiale du déplacement de la main-insecte, Bouvier lui donne non seulement une forme adaptée à la littérature de voyage, mais aussi un modèle capable de résumer, de façon saisissante, ce qui s’est passé dans les carnets de retour, donc de le comprendre, de l’intégrer, de le traduire. Il serait évidemment abusif de dire que Bouvier, consciemment, se métamorphose en bousier, se rêve couvert d’une carapace chitineuse ; donc difficile de faire d’une bestiole certes emblématique une figure aussi explicitement tutélaire. Mais on peut se demander si, dans la logique de l’iceberg, du non-dit ou du dissimulé stendhalien, l’écrivain n’a pas reconnu en son presque homonyme un maître, une source d’inspiration et de courage.

  • 50 À ce sujet, voir le commentaire de Jean-Michel Rietsch, « Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier ( (...)
  • 51 Donné pour « vulgaire » ou « régional » par le Trésor de la langue française, le mot est utilisé n (...)

40Maître auquel, discrètement, il aurait rendu hommage après coup : à cet égard, quelques pages du Poisson-Scorpion paraissent hautement suspectes, et donc passibles d’une lecture allégorique. Dans le chapitre intitulé « Le Monsieur de Compagnie » (PS, 799-800), le narrateur raconte précisément sa cohabitation avec un bousier tout en évitant soigneusement de l’appeler par son nom courant50. Il lui préfère l’archaïque « escarbot51 », puis des pronoms et deux paraphrases (« ce citoyen de marcassite », « ce colosse »), mais ce détour lexical semble surtout destiné à ne pas donner la paronomase de manière trop évidente. Car tout indique par ailleurs une identification totale à l’insecte du narrateur, qui reconnaît en lui un double besogneux, têtu, salutaire. Dès qu’il l’aperçoit dans la rue « pouss [ant] devant lui une boule de crottin », il se précipite sur le bousier qui lui entaille la main : déjà le sang coule, comme il le fera plus franchement dans l’ultime chapitre. D’une manière générale, ce bousier, comique et sérieux à la fois, annonce la libération hémorragique à venir ; c’est un vecteur de résolution au niveau de la diégèse du Poisson-Scorpion et, au-delà, de l’écriture elle-même, à laquelle il propose un modèle de persévérance et d’application. Sans relâche il pousse « cette boule qui semble être pour lui une source de tracas », qui « contient sa progéniture », puis soudain, alors qu’il est devenu pour le narrateur un animal presque familier « venant chercher sa verdure dans [sa] main », voilà qu’il s’envole, laissant derrière lui son trésor de crottin. C’est, en un sens, le signal attendu : « il me semble entendre cette boule de crotte où des larves incubent tictaquer comme une machine infernale. Il faut que je déguerpisse […] avant que cet engin n’éclose ». C’est aussi la fin du chapitre, qui reproduit en miniature le principe qui le guide, sur un mode cette fois explicite : celui de la paronomase, ici entre éclose et explose. Le second verbe aurait été plus attendu au vu du champ sémantique qui précède (tictaquer, machine infernale, engin), mais c’est bien le second que choisit Bouvier qui respecte la logique littérale pour mieux faire fond sur la proximité de l’œuf et de la bombe. On ne s’étonne donc pas que le chapitre suivant, intitulé « Retour de mémoire », décrive un véritable feu d’artifice autour du scripteur « trouvant un raccourci accroupi sur le seau des toilettes, un adjectif dans le miroir à barbe, ici et là – en arpentant ma chambre – un mot comme un œuf frais pondu dans la paille […] » (PS, 802). Inutile d’insister davantage sur la posture initiale du locuteur, qui illustre de manière très concrète le thème de la littérature excrémentielle. Son déplacement, en revanche, accentue sa parenté avec l’insecte : il suit à la trace le bousier qui lui aussi a arpenté la pièce pendant une semaine pleine et a bien roulé son crottin, et les mots éclosent ou explosent sur cette « paille », ce tas de paille qui fait enfin sens, qui s’agence avec évidence.

41Par cette mise en scène du bousier, Le Poisson-Scorpion avoue donc à demi-mot le principe d’écriture qui prévaut massivement dans les carnets de retour. Rouler sa bosse, pousser sa boule, confondre les gestes jusqu’à ce que le texte advienne : les deux moments se complètent pour aboutir à l’œuvre qui les voit inextricablement emmêlés. À la douce lenteur du déplacement spatial répond la rapidité brutale d’une écriture qui se cherche en cherchant à traduire le monde et le rapport qui s’est noué avec lui. Pour ce faire, il faut que la main cavale follement sur les pages, en quête du souvenir et des mots aptes à le ressusciter. Mais la vitesse n’est qu’apparente, n’est finalement qu’une lenteur déguisée : il faudra des années de frénésies scripturales pour boucler le parcours qui commence dans l’espace et s’achève dans le texte. Bouvier se hâte lentement, il n’a pas d’autre choix que de pousser la main qui trace comme le bousier pousse sa balle. Mais qu’est-ce qui les pousse à pousser, ces drôles d’animaux si obstinés ? Le pénible mouvement reproduit celui de la vie même, qui doit naître ou renaître, éclore encore et encore. La perte de Quetta avorte une fiction tout juste ébauchée, velléitaire ; mais elle féconde en retour, au retour, une écriture qui trouve dans cet épisode tragique des forces insoupçonnées. Elle apprend alors à sublimer la véridicité de l’expérience, à mettre en scène les voix du monde qui furent enregistrées dans le « Cahier noir ». Le deuxième volet de l’aventure s’inscrit dans les carnets de retour où, au prix d’un labeur éprouvant, « démentiel », la métamorphose a lieu. La quête aboutit, l’oscillation entre référentiel et fictif se résout enfin pour mettre au monde L’Usage du monde, récit qui, comme toute bonne traduction, n’est ni prisonnier d’une origine, ni infidèle à celle-ci.

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Notes

1 Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Éliane Bouvier, qui m’a généreusement autorisé à consulter ces archives et à en reproduire certains éléments.

2 Précieuses, et admirablement mises en valeur par Barbara Prout, archiviste au Département des manuscrits, selon le principe du respect du fonds (la provenance et la structure organique sont respectées). L’inventaire très détaillé établi par Mme Prout est presque achevé et l’on peut déjà s’y référer pour une description complète du fonds dont je ne peux donner qu’un aperçu très partiel.

3 À noter que certains textes issus des « carnets de retour » évoqués ci-dessous ont déjà été publiés sous le titre Il faudra repartir, éd. François Laut, Paris, Payot, 2012.

4 Fonds N. Bouvier (entrée 2005/15), ci-après abrégé « CN » suivi de la foliotation. Quelques folios de ce cahier ont été reproduits dans les Œuvres, éd. Éliane Bouvier avec la collaboration de Pierre Starobinski, Paris, Gallimard, 2004, p. 68-73. À noter que seules les reproductions des p. 68-69 et la double page en arrière-plan des p. 70-71 (« TEHERAN ») sont tirées du « Cahier noir ».

5 « J’ai fait relier chez le mec du coin le “cahier noir” costaud papier bleu [etc.] » : N. Bouvier et T. Vernet, Correspondance des routes croisées, éd. Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann, Carouge-Genève, Zoé, 2010, p. 510.

6 L’inventaire du fonds donne pour cote à ces cahiers respectivement : premier carnet : Fonds N. Bouvier (entrée 1999/26/3A), « Notes pour L’Usage du Monde prises pendant la tournée Kiesgen – avril 1957 » ; deuxième carnet : Fonds N. Bouvier (1999/26/3B), « Montana/Printemps 1957 », ; troisième carnet : Fonds N. Bouvier (1999/26/3C), « Cahier noir du retour, Genève, juin 1958 [– circa 1960] » (ce titre est donné par B. Prout) ; quatrième carnet : Fonds N. Bouvier (1999/26/3D), « Travail/Corrections » [Genève c. 1960-1962]. Les futures références à ces carnets seront données dans le corps du texte sous la forme « CR A/B/C/D », suivies de la foliotation ; par exemple : « CR C, fo 46 ».

7 Comme Bouvier lui-même le suggère plaisamment : voir Voyage dans les Lowlands, in Œuvres, op. cit., p. 899.

8 À l’inverse, Thierry Vernet tient une chronique très détaillée du voyage dans sa correspondance, publiée sous le titre Peindre, écrire chemin faisant, éd. R. Aeschlimann, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007. Pour une étude circonstanciée de ce journal épistolaire, voir l’article de Gilles Louÿs, « La Correspondance de Thierry Vernet à ses proches. Un contrepoint à L’Usage du monde », Viatica [en ligne], Bouvier, intermédiaire capital, URL : https://journals.openedition.org/viatica/825.

9 Cette métaphore revient souvent dans les échanges avec Vernet ; par exemple, peu avant de rentrer du Japon : « On va faire de ce coin de Suisse romande une forge qui s’entendra de loin » (Correspondance des routes croisées, op. cit., p. 1091 ; voir aussi p. 506, p. 928, p. 986).

10 En janvier 1953 déjà, Vernet annonce à Bouvier : « Nous solderons tout ça, toi et moi, par une œuvre considérable. » ; de son côté, Bouvier démarche juste avant son départ plusieurs journaux en vue d’y placer des articles (Correspondance des routes croisées, op. cit., p. 291, p. 306-307).

11 Sans oublier des sources de revenu annexes mais souvent plus lucratives. Les cours de français donnés par Bouvier à Tabriz leur permettent d’y passer l’hiver et, comme le raconte L’Usage du monde, les talents de peintre mural de Vernet sont mis à contribution au Saki Bar de Quetta, où les voyageurs subviennent aussi à leurs besoins en jouant de la musique.

12 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 606-607.

13 On sait que la publication de L’Usage du monde fut semée d’embûches et de désillusions ; à ce sujet, voir Correspondance des routes croisées, op. cit., notamment p. 1295 suiv.

14 Voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 200-207.

15 Voir L’Usage du monde, in Œuvres, op. cit., p. 102-110. Les références à ce livre ainsi qu’à Chronique japonaise, au Poisson-Scorpion et à Routes et déroutes sont données dans le corps du texte par leurs initiales (UM, CJ, PS, RD) suivies de la pagination et renvoient toutes à l’édition des Œuvres ; ainsi « UM, 102-110 ». Au sujet du séjour à Bogoiévo, voir R. Piguet, « Musique du voyage, musique de l’écriture. Les fondements d’un paradigme dans L’Usage du monde », Viatica [en ligne], Bouvier, intermédiaire capital [En ligne] URL : https://journals.openedition.org/viatica/783.

16 CN, fo 14v ; voir UM, 177-178.

17 François Laut cite approximativement cette phrase dans sa biographie ; voir Nicolas Bouvier, l’œil qui écrit, Paris, Payot & Rivages, 2008, p. 81.

18 Cette image est précisément celle qu’utilise Bouvier pour caractériser son écriture : « Il y a beaucoup de non-dit dans ce que j’écris et je cherche à faire en sorte que la partie émergeante de l’iceberg permette de deviner la forme immergée. » (RD, 1378) ; voir infra.

19 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 30.

20 Au sujet de Friedrich, voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 244 (première mention), puis notamment p. 361-362 et 364, où Vernet évoque des éléments qui seront repris dans L’Usage du monde (UM, 214 et 225-226 en particulier).

21 Voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 235. François Laut a le premier signalé cette fictionnalisation ; voir Nicolas Bouvier, l’œil qui écrit, op. cit., p. 80, ainsi que Sylviane Dupuis, « Nicolas Bouvier “romancier” : de l’épreuve du monde à l’invention de soi », Ginevra – Napoli : quaderno di letteratura, lingua e cultura, 2010, n1, p. 67-71, et Gilles Louÿs, « La Correspondance de Thierry Vernet à ses proches », art. cit.

22 Voir Gilles Louÿs, « La Correspondance de Thierry Vernet à ses proches », art. cit., n. 29. Mais le « vieux M… » apparaît bien dans les « Souvenirs d’un marchand de bois », feuilleton paru dans le Journal de Genève du 20 au 28 décembre 1957. Ce texte explicitement fictionnel, présenté comme un journal tenu par « Thadée Mamoulkis », annonce assez exactement la structure narrative fragmentaire utilisée dans L’Usage du monde pour raconter l’hiver à Tabriz ; la scène du Moharam et la rencontre de Roberts s’y trouvent notamment sous une forme à peu près identique.

23 On peut citer notamment l’échec de la location dans le quartier musulman, où on leur ferme littéralement la porte au nez : « Le locataire ne veut plus louer. Tous les voisins sont musulmans, nous pas, et il craint du grabuge » (Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 206).

24 Gilles Louÿs, « Nicolas Bouvier, L’Usage du monde accompagné des dessins de Thierry Vernet », in Agrégation de lettres 2018, volume coordonné par Jean-Michel Gouvard, Paris, Ellipses, 2017, p. 497.

25 Vernet rencontre en fait Hansen en se rendant au consulat américain pour demander l’autorisation de s’y faire envoyer un colis : voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 224.

26 Voir aussi le deuxième carnet de retour, qui contient une note similaire sur un feuillet libre (CR B, fo 49).

27 Notons toutefois que la publication des « Souvenirs d’un marchand de bois » dans le Journal de Genève (voir supra, n. 22) avait entraîné une réaction indignée du ministre délégué iranien ; voir Djafar Kafaï, « Réponse au marchand de bois », Journal de Genève, 2 janvier 1958, p. 4, et F. Laut, Nicolas Bouvier, l’œil qui écrit, op. cit., p. 170.

28 Voir Jean Chardin, Voyages de Monsieur le chevalier Chardin, en Perse, et autres lieux de l’Orient [1711], partiellement publiés sous le titre Voyage de Paris à Ispahan, éd. Stéphane Yerasimos, Paris, Maspéro, 1982, 2 vol. Comme le note Yerasimos, « Chardin utilise indifféremment les noms de Colchide et de Mingrélie » (vol. 1, p. 141, n. 43) pour désigner cette région.

29 « Le Cahier noir (écrit à Tabriz) Hivers 1953-54 », Fonds N. Bouvier (entrée 2002/36), p. 57.

30 Comme le fait remarquer Gilles Louÿs, Bouvier est largement responsable de cet incident. Voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 635, et Gilles Louÿs, « La Correspondance de Thierry Vernet à ses proches », art. cit.

31 Voir Peindre, écrire chemin faisant, op. cit., p. 205.

32 Le 4 novembre : id., p. 229.

33 « On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. » (PS, 748).

34 Dans la logique scripturale chaotique qui prévaut dans la partie « Désert » du troisième carnet où se trouvent ces folios (voir infra), Bouvier commence ce court paragraphe (110 mots) sur le bas d’un recto, puis le termine sur le bas du verso précédent.

35 Thangam Ravindranathan, Là où je ne suis pas : récits de dévoyage, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2012, p. 30.

36 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 77.

37 « J’ai écrit une soixantaine de pages que j’ai perdues à Quetta, l’année suivante, et j’ai dû tout réécrire de mémoire deux ans plus tard à Ceylan. Donc, en fin de compte, au lieu d’avoir une histoire, j’en ai eu trois : j’ai écrit ce texte, je l’ai perdu, ensuite j’ai écrit comment je l’avais perdu et finalement je l’ai réécrit parce qu’une revue littéraire de Colombo me demandait un papier sur l’Azerbaïdjan. » (RD, 1292).

38 « Promenade à Baghlan », dans « Fiches employées », Fonds N. Bouvier (entrée 2005/15), env. 9.

39 « L’Usage du monde. 1re dactylographie », Fonds N. Bouvier (entrées 2001/5, 2001/24), env. 15, p. 327. Ce passage était inséré entre le paragraphe se terminant par « … l’air d’un vieux prévaricateur pourri par les pots-de-vin. » et celui commençant par « D’ordinaire, la quarantaine venant… » (UM, 382).

40 « L’Usage du monde. 1re dactylographie », Fonds N. Bouvier (entrées 2001/5, 2001/24), env. 15, p. 328.

41 Elles-mêmes incertaines, fantomatiques, et trouées. Notant en bas de page qu’on ne sait presque rien des Kouchans, Bouvier utilise une comparaison révélatrice : les témoignages dont on dispose à leur sujet sont « comme des tessons aux arêtes usées, fragments épars d’un pot dont le fond manquerait » (UM, 378, n. 1, je souligne).

42 Voir Routes et Déroutes, p. 1299-1300, où Bouvier, commentant deux extraits du « Château des Païens », utilise cette expression à plusieurs reprises, accompagnée d’un lexique économique (prix, payer, etc.).

43 Voir RD, 1300-1302, et surtout l’entretien accordé pour l’émission Visiteurs du soir (« Nicolas Bouvier, l’espace et la mémoire »), Genève, RTS, février 1984, en ligne : https://www.rts.ch/archives/tv/culture/visiteurs-du-soir/3467018-espace-et-memoire.html. Bouvier dit notamment : « J’ai fait trois fois l’expérience d’un retour après une longue absence. C’est un exercice extrêmement périlleux […]. C’est un peu comme le vélo : quand on s’arrête, on tombe. Et moi quand je suis rentré chaque fois je suis tombé. Et puis on se rend compte que ce retour est très dangereux […]. Il y a cette liberté morale [du voyage] qu’il est très, très difficile de maintenir quand on rentre au pays. » (11 h 25 – 12 h 24).

44 André Gide, Si le grain ne meurt, in Souvenirs et voyages, éd. Pierre Masson, Paris, Gallimard, 2001, p. 293. La suite de ce passage est en tout point exemplaire de l’« état d’estrangement » (ibid.) commun à beaucoup de voyageurs dont les heureuses errances finissent toujours par s’arrêter, avec parfois de fâcheuses conséquences.

45 Voir l’entretien de Visiteurs du soir, où Bouvier formule cela très clairement : « Après avoir voyagé, il fallait que j’écrive, et écrire un voyage c’était tout aussi long que le faire, beaucoup plus long quelques fois. Donc à ce moment-là, je re-voyageais, je le refaisais, d’une façon différente, et je vivais ici comme un ermite, mais en fait j’étais à Kyoto, au Nord Japon, en Thaïlande, en Afghanistan, à Ceylan. » (op. cit., 15 h 25 – 15 h 47).

46 On trouve un exemple approximatif de cette pratique dans la biographie de Laut, qui cite un passage du CR D, fo 37-37v ; voir Laut, Nicolas Bouvier, l’œil qui écrit, op. cit., p. 171-172.

47 Correspondance des routes croisées, op. cit., p. 1224

48 Le verbe pousser revient fréquemment pour décrire le mouvement de la main ; en sus des exemples cités plus haut, Bouvier en évoque aussi indirectement les conséquences physiques : « mon épaule gauche – celle de l’écriture – me fait un peu mal » (CR D, fo 31).

49 Voir « De la vanité » : « Ce sont icy […] des excremens d’un vieil esprit, dur tantost, tantost lâche, et toujours indigeste » (Essais, livre III, éd. Alexandre Micha, Paris, Flammarion, 1979, p. 159), et l’article de Gisèle Mathieu-Castellani, « Des excréments d’un vieil esprit : Montaigne coprographe », Littérature, no 62, 1986, p. 23. On pense aussi à ce qu’ont pu dire des auteurs comme Claude Lévi-Strauss (« Le livre passe à travers moi, je suis le lieu où pendant quelques mois ou années, des choses s’élaborent et se mettent en place, et puis elles se séparent comme si c’était une excrétion » : De près et de loin (entretiens avec Didier Éribon), Paris, Odile Jacob, 2001 [1988], p. 129) ou Michel Leiris, qui affirmait que les livres sont des « espèces d’excréments » (L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 2011 [1934], p. 266).

50 À ce sujet, voir le commentaire de Jean-Michel Rietsch, « Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier (1929-1998) : folie ceylanaise et métamorphose », in Histoire naturelles des animaux xxe – xxie siècles, éd. Alain Romestang et Alain Schaffner, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016, p. 261, qui relève cette paronomase ; et celui de Jean-Xavier Ridon, « Bouvier et le quatuor cingalais, ou les ambivalences de la “magie” » [En ligne] URL : https://journals.openedition.org/viatica/798, dans le numéro hors-série de Viatica : Bouvier, intermédiaire capital.

51 Donné pour « vulgaire » ou « régional » par le Trésor de la langue française, le mot est utilisé notamment par La Fontaine dans ses Fables, dont Bouvier était particulièrement friand.

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Table des illustrations

Titre L’« enveloppe brenneuse » (1)
Légende [Légende] BGE, Fonds N. Bouvier, dossier « Livre du monde », fragments des textes et récits rédigés au cours de l’hiver 1953-1954, sauvés de la décharge de Quetta. Reproduction interdite sans l’accord des ayants droit.
URL http://journals.openedition.org/viatica/docannexe/image/894/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 139k
Titre L’« enveloppe brenneuse » (2)
Légende [Légende] BGE, Fonds N. Bouvier, dossier « Livre du monde », fragments des textes et récits rédigés au cours de l’hiver 1953-1954, sauvés de la décharge de Quetta. Reproduction interdite sans l’accord des ayants droit.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Raphaël Piguet, « Du carnet de route aux carnets de retour. La genèse de L’Usage du monde »Viatica [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/894 ; DOI : https://doi.org/10.52497/viatica894

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Auteur

Raphaël Piguet

Princeton University

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