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Comptes rendus

Frank Lestringant, Le Théâtre de la Floride. Autour de la “Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride, province d’Amérique”, de Jacques le Moyne de Morgues (1591)

Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2017, 280 p., ISBN : 979-1023-105285
Marie-Christine Gomez-Géraud
Référence(s) :

Frank Lestringant, Le Théâtre de la Floride. Autour de la “Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride, province d’Amérique”, de Jacques le Moyne de Morgues (1591), Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2017, 280 p., ISBN : 979-1023-105285

Texte intégral

1C’est un monument de l’histoire des voyages à la Renaissance que Frank Lestringant donne à redécouvrir avec Le Théâtre de la Floride, livre admirablement servi par l’art typographique des Presses de Paris-Sorbonne. On trouvera ici, prodiguées à un large public, les pièces réunies par Théodore de Bry dans le deuxième volume de sa collection des Grands voyages, et parues à Francfort en 1591 : la Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride, composé par Jacques Le Moyne de Morgues, les Portraits des Indiens habitant la province de Floride et le récit de la Quatrième navigation des Français en Floride, du capitaine Dominique de Gourgues.

2Le volume richement illustré – et bien au-delà des seules planches de Théodore de Bry – se présente lui-même comme un théâtre où relire une double actio : celle des expéditions malheureuses des huguenots vers la Floride entre 1562 et 1565, qui s’achevèrent par le massacre des Français perpétré par l’Espagnol Pedro Menéndez de Avilés, et celle de la construction d’une Floride imaginée par l’Europe et élaborée à plusieurs mains au fil de quelques décennies. Aussi la Floride en son théâtre, relue par Frank Lestringant, est-elle d’abord une réflexion sur l’histoire et sur l’épistémologie dans des milieux protestants qui bénéficient déjà, au moment où s’achève la Découverte des Amériques, d’une culture spécifique et originale très féconde.

3Un ensemble de douze chapitres constitue l’ouverture nécessaire à la compréhension des textes et de leurs enjeux, suivant un « itinéraire au fil des planches » (p. 31), dont l’analyse est menée avec un soin scrupuleux. Le premier s’attache à présenter l’aventure de la Floride huguenote. Les expéditions de Jean Ribault, puis du Capitaine Laudonnière apparaissent dans une lumière vive qui doit beaucoup à la plume nerveuse de F. Lestringant. Mais c’est à l’histoire des textes et de leurs stratégies que veut se consacrer l’essai précédant les textes. Aussi la série iconographique, gravée par Théodore de Bry d’après les dessins de Lemoyne de Morgues, est-elle décrite avec une érudition toujours mise au service de l’interprétation. L’ordre des gravures lui-même fait sens, explique l’auteur. Au commencement était la carte. Elle vient servir de cadre au récit iconique des expéditions huguenotes. Puis les indigènes investissent le théâtre de la gravure, rois acteurs dans les jeux d’alliance, peuple dont l’image peut montrer les habitus étranges, suscitant admiration (discipline militaire ou techniques de chasse) ou répulsion (massacre des premiers-nés, mutilation des corps des vaincus). Le théâtre s’achève enfin en tragédie sur une scène de meurtre : la dernière gravure représente la mort du truchement Pierre Gambie, assassiné par les indigènes. Frank Lestringant y voit la seule pièce qui vienne flétrir un « ensemble favorable aux Indiens » (p. 16) et reflétant une « rencontre idéalisée » (p. 17).

4L’étude préliminaire invite ensuite le lecteur à concentrer son attention sur des scènes emblématiques de la série gravée (chapitres VI-VIII) : au fil de ces études consacrées au « culte à la colonne » – cette borne fleurdelisée attestant la possession du territoire par le roi de France – à la représentation du Fort Caroline et au meurtre de Pierre Gambie, la rencontre idéalisée s’efface alors que « l’isolat se fêle et se lézarde » (p. 35). Aux yeux de Frank Lestringant, « la Floride représente une étape décisive au fil d’un itinéraire qui montre jusqu’à l’atrocité l’empirement du mal sur le nouveau continent » (p. 35). Plus fondamentalement, c’est la question d’une rencontre impossible qui est ici scrutée, une rencontre tissée d’incompréhensions mutuelles. La complexité de ses mécanismes se voit mise en évidence, par une analyse attentive des dispositifs iconiques. Le meurtre de Pierre Gambie, longuement commenté dans sa relation avec la tragique fin du Capitaine Cook deux siècles plus tard, est le « plus fort indice de la tension sous-jacente aux rapports pacifiques entre les deux groupes ». (p. 62). C’est même le point d’aboutissement de la série. Ce « simple fait divers […] devient la “catastrophe de la hache” et se mue en un signe métaphorique de la chute de l’établissement français » (p. 63). L’histoire ne s’arrête pas au massacre de Matanzas, analysé avec précision au chapitre IX, qui signe la fin de la Floride française : les deux derniers chapitres font le bilan des fortunes et des séquelles d’un épisode de l’histoire des Découvertes aujourd’hui presque enfoui dans l’oubli.

5Il reste au lecteur à entrer lui-même dans le corpus de ce Théâtre dont l’essai préliminaire vient d’examiner tous les rouages. La Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride de Jacques Le Moyne de Morgues, traduite par Michèle et Jean-Claude Ternaux (p. 95-133) et dont le texte latin se trouve reproduit en annexe, précède les Portraits des Indiens habitant la province de Floride. On trouvera les quarante-deux gravures élaborées et décrites par de Bry et, judicieusement placée en regard, la traduction des textes assortie de nouveaux commentaires. Cet exercice est d’une belle utilité : Maryvonne et Frank Lestringant procurent en effet ici la première version française du texte accompagnant les gravures de Théodore de Bry.

6Frank Lestringant nous offre à nouveau une leçon passionnante d’archéologie des textes. Le livre est un recueil dont l’économie générale a été longuement mûrie, fruit d’une enquête au long cours qui s’applique à restituer les mécanismes régissant la production des textes et les stratégies éditoriales au crépuscule du xvie siècle. Ce Théâtre de la Floride est un monument d’érudition ; il est aussi, depuis l’horizon protestant des textes, une méditation sur l’histoire et sur la rencontre avec ces « étranges étrangers » que le monde contemporain nous invite sans cesse à repenser.

7Frank Lestringant, Jean de Léry ou l’invention du sauvage. Essai sur l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, Paris, Classiques Garnier, 2016, 333 p., ISBN : 978-2-406-05723-9

8Un autre livre de Frank Lestringant doit être signalé ; il nous propose de relire Jean de Léry ou l’invention du Sauvage. L’ouvrage, d’abord publié par les soins de la maison Champion en 1999, revient vers le lecteur dans une édition actualisée sur le plan de la bibliographie, réaménagée dans certaines de ses parties (ainsi du chapitre consacré à Claude Lévi-Strauss aux pages 273-286) et augmentée. « Sous le signe de l’épée » (p. 175-190) prodigue une nouvelle lecture des chapitres XV et XVI du récit de Jean de Léry ; « L’hospitalité indienne et le triptyque des trois âges » poursuit un commentaire inédit des chapitres XVII-XIX. Frank Lestringant renouvelle ici en profondeur sa compréhension du texte lérien ; il y reprend la mesure du temps dans l’exercice de l’écriture viatique quand il articule deux plumes, celles de Léry jeune, et celle de Léry âgé : « il y a [chez le premier] du Till Eulenspiegel ou du Panurge » (p. 226). Le second vient à la rescousse et fait de cette conduite folâtre un comportement exemplaire » (Ibid.). « Léry âgé tend la main à Léry jeune et l’entraîne dans la voie irrésistible du salut » (p. 227). L’Histoire d’un voyage est maintenant relue comme une « autobiographie spirituelle » concertée.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Christine Gomez-Géraud, « Frank Lestringant, Le Théâtre de la Floride. Autour de la “Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride, province d’Amérique”, de Jacques le Moyne de Morgues (1591) »Viatica [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/987 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.987

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Auteur

Marie-Christine Gomez-Géraud

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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