En 1866, la comtesse Élisabeth B***1 publie Souvenirs d’un voyage en Égypte chez le célèbre imprimeur J. Claye2. L’ouvrage passe tout à fait inaperçu parmi la trentaine de récits viatiques francophones entièrement consacrés à ce pays d’Orient depuis les années 1825, après ceux de Michaud, Nerval, Du Camp, Ampère3.
Si cette auteure, peut-être épouse d’un officiel russe (diplomate en poste en Italie ? en France ?), n’avait pas besoin de transgresser les habitudes de nomadisme professionnel et mondain pour aller de par le monde, raconter son voyage en tant que femme au milieu du xixe siècle restait peu fréquent. Elle écrit, après avoir assisté aux cérémonies privées des noces princières : « Le mystère qui entoure les femmes en Orient a un prestige incontestable ; aussi étions-nous enchantées de la chance qui nous permettait d’étudier de près ces mœurs étranges » (p. 78, nous soulignons), comme les voyageurs archéologues le font de l’histoire pharaonique par exemple. Et en publiant son récit, Élisabeth B*** participe d’un mouvement d’examen de la sphère privée d’une culture éloignée. Sans avoir eu, sans doute, le sentiment d’être une enquêtrice au service de la connaissance occidentale, elle apporte de facto de très nombreux renseignements sur le mode de vie des « dames » du harem4. Elle y consacre plus de la moitié de ses pages5 tandis qu’elle traite de manière très convenue les visites cairotes obligées de monuments pharaoniques, musulmans et chrétiens. À l’instar de bien d’autres voyageuses, l’auteure revendique donc des domaines de curiosité spécifiques6. Sans militantisme aucun, de par le nombre et l’importance des scènes féminines, le voyage de loisirs et de santé7 d’Élisabeth B*** construit une différence des sexes eu égard au fait même que les expériences rapportées ne pouvaient l’être que par une femme. Ces scènes portent exclusivement sur les « dames » originaires de Circassie, par ailleurs province située aux marches de l’Empire russe.
S’il n’y a rien qui atteste une connivence avec un quelconque discours impérialiste, son voyage, effectué de novembre 1864 à avril 1865, est placé sous l’égide du gouvernement vice-royal : elle, sa sœur, sa jeune fille et son mari sont choyés par Ismaïl8, ses ministres et autres gouverneurs qui assurent la protection de ces nobles voyageurs étrangers au bénéfice d’une réputation d’accueil pour un pays bien dirigé9. L’aspect national du voyage est explicite : la narratrice se présente comme russe, explique qu’elle parle en russe avec sa sœur lors des visites de harems, que le consulat russe au Caire s’occupe de plaignantes circassiennes (de langue véhiculaire russe) cherchant à se sauver de la réclusion des harems.
Son récit s’inscrit encore très largement dans le paradigme de la description des situations d’altérité viatique, écartant autant que possible la présentation de sa propre personnalité. Élisabeth B*** souligne par contre à plusieurs reprises le caractère familial de son voyage, effectué en compagnie du mari et de la famille proche, marquage de bienséance pour les récits de voyageuses. La mise en avant de sa fille Marianne, enviée pour ses cheveux blonds, admirée pour une prestation au piano, protégée par sa mère du spectacle de la pauvreté des « indigènes » en Haute-Égypte (elle la renvoie dans sa cabine de bateau), conforte la bienséance maternelle attendue par une large partie du lectorat10. L’évocation régulière de la conjugalité joue le même rôle. Comme les autres voyageuses, elle manifeste une certaine autorité de par le savoir acquis sur les mœurs orientales, écrivant par exemple – sans malice – que son mari est obligé de l’attendre à la porte des harems afin de la raccompagner jusqu’à leur hôtel. Ce dernier, invité de son côté à des manifestations officielles du régime, est régulièrement évoqué sans que l’on sache s’il a relu, crayon et gomme à la main, le journal de bord de son épouse.
L’une des originalités de ce livre réside dans ce qu’on y apprend de la vie de l’exploratrice et aventurière hollandaise Alexandrine Tinné, que la narratrice déclare avoir connue en Europe. Elle la rencontre à deux reprises au Caire alors que cette dernière rentre d’une dangereuse exploration au sud du Soudan où elle a perdu sa mère qui l’accompagnait et dont elle a ramené de jeunes Noirs qu’elle a sauvés des mains d’esclavagistes. Tout oppose les modes de vie des deux aristocrates : l’une a voyagé sous la haute protection des autorités du pays, pour un « tour11 » organisé quasiment sans risques (excepté les jours délicats de côtoiement d’une révolte populaire matée en moyenne Égypte) ; l’autre a entrepris de s’engager concrètement sur le terrain contre l’esclavage des Noirs pratiqué par les Ottomans au Soudan avec la complicité d’Occidentaux.
Lors de la première rencontre, « l’habit arabe comme les fellahines » porté par la Hollandaise surprend désagréablement la voyageuse même si, en dépit de « ce costume pauvre et étrange », Élisabeth B*** souligne la jeune beauté et la « conversation charmante » de son interlocutrice. La mission centrale de l’exploratrice est par contre présentée sans guère d’aménité :
Elle vit seule, ayant dix-huit nègres à son service, elle tâche de les élever et de les former aux exigences des habitudes européennes. La plupart de ces sauvages sont des enfants qu’elle a rachetés de l’esclavage. Cinq petits garçons, âgés de sept à dix ans, noirs comme des démons, tournoyaient dans un vaste salon démeublé en faisant un bruit épouvantable (28 décembre, p. 72).
Lors de sa seconde visite, menée en compagnie du baron Heuglin12, elle revient sur ce qui heurte ses habitudes d’Occidentale et porte un regard méprisant sur les formes d’altérité devant lesquelles elle se trouve :
Elle persiste à porter son costume arabe, fort peu soigné du reste. Malgré la pauvreté de ses vêtements et le désordre de sa coiffure, elle était très jolie. Son frère, arrivé depuis peu d’Angleterre, paraît au désespoir de la résolution qu’elle a prise de s’établir ici ; il essaye par tous les moyens de la détourner de ses projets, mais il paraît qu’il ne réussira pas. Elle continue à vivre entourée de chiens et de nègres, plus sauvages les uns que les autres (7 février, p. 122).
Sur des femmes européennes, « chanteuses » de brasserie à l’européenne installées au Caire, la comtesse assume ses préjugés de classe en estimant que le pays n’a bien souvent de relations avec l’Europe que par ses « vices : « ici s’écoule toute la fange des sociétés européennes, ce qui explique l’horreur de l’Arabe pour le chrétien » (p. 21). À une moindre compassion s’associe le mépris pour ces « malheureuses chanteuses européennes horriblement laides et vêtues d’une manière hideusement prétentieuse » (id.). L’aristocrate écrit également éprouver « un grand dégoût » à voir une résidente européenne désargentée venir solliciter les princesses ottomanes dans le harem dans lequel se trouve Shered-Fesa (28 février, p. 164).
La narratrice se trouve par ailleurs confrontée à des pratiques d’esclavage d’Européennes en Orient. La présence d’interprètes féminines lui permet de prendre conscience de ces pratiques intercontinentales d’esclavage féminin. Rencontrant une dame d’origine grecque (pays de culture orthodoxe comme le sien) chez Mme Rahib-Pacha, elle rapporte : « J’ai eu des renseignements sur la mère de Fatma ; elle a raconté à madame N., l’autre soir, qu’elle était grecque de naissance, qu’elle avait été chrétienne et enlevée à l’âge de douze ans, en 1827, qu’on l’avait vendue et faite musulmane ; elle n’avait pas oublié sa langue maternelle et disait en pleurant : Je ne suis plus chrétienne et je ne suis pas musulmane, mais hélas ! je suis toujours esclave » (29 janvier, p. 96). Lors de la visite de la femme du « délégué » (ambassadeur) de Perse au Caire, elle découvre avec gêne que l’interprète était « cette fois la fille d’une femme grecque, qu’un Italien avait achetée comme esclave. Elle parlait plusieurs langues ; elle était restée pendant huit ans dans le harem d’Ali-Pacha, dont elle avait élevé les enfants » (5 février, p. 118).
À la découverte de la condition féminine : almées, dames et esclaves dans leurs espaces privés
Élisabeth B*** visite l’Égypte à un moment où une grande partie de la corporation des almées a été chassée du Caire et exilée en moyenne et haute Égypte13. La première démonstration à laquelle elle assiste a lieu le 26 décembre dans un discret appartement, loué à des Coptes pour l’occasion. La voyageuse est manifestement impressionnée par la beauté de l’une des danseuses :
Fatouma était la plus remarquable ; elle était belle, d’une beauté sauvage et sensuelle ; elle était grande, admirablement bien faite, souple et gracieuse à l’excès ; ses yeux étaient particulièrement beaux, le nez un peu gros, la bouche grande et garnie de dents superbes. Elle était vêtue d’un large pantalon en satin cerise broché d’or. Une ceinture de la même couleur retenait ce pantalon sur ses hanches. En fait de linge, elle n’avait qu’une chemise en tulle, très transparente, par-dessus laquelle elle portait une petite jaquette en velours noir qui lui couvrait à peine les épaules et laissait toute la poitrine à découvert. Ses cheveux, noirs comme de l’ébène, tombaient sur ses épaules en une masse innombrable de nattes, dans lesquelles étaient tressés des sequins qui faisaient l’effet d’une pluie d’or (26 décembre, p. 65)14.
Sans que la visiteuse ait su que les prestations des almées étaient en relation avec la poésie érotique et mélancolique des mawwals, elle transcrit ses impressions de la « danse de l’abeille » que les voyageurs ont régulièrement présentée dans leurs récits, danse qualifiée de « poème de volupté » :
Fatouma jeta un cri perçant et se mit à exécuter la fameuse danse de la guêpe (nah-elia-ou), Bamba se joignit à elle en chantant sur le rythme du bourdonnement de l’abeille. La danseuse, se croyant poursuivie par l’insecte, le fuit d’abord, mais le sentant toujours voltiger autour d’elle et se poser tantôt sur sa tête, tantôt sur ses épaules, elle jette son petit voile ; la guêpe lui pique le sein, c’est la veste qui part et puis la chemise ; l’insecte n’abandonne pas sa proie ; la jeune fille dénoue sa ceinture et tout en chantant et en dansant, elle laisse tomber jusqu’à son dernier vêtement. Les piqûres de la guêpe continuent à l’incommoder et mettent le comble à sa frénésie. Il est difficile de trouver quelque chose de plus désordonné que cette danse ; pourtant Fatouma a su conserver une espèce de pudeur, et, tout en étant lascive, elle est loin d’arriver à la dépravation des femmes qui dansent le cancan. Quand Fatouma eut remis ses vêtements, elle se précipita à mes genoux, couvrit mes mains de baisers, et me supplia de lui en donner un sur la joue, pour lui prouver que je ne la méprisais pas. Je m’exécutai de fort bonne grâce, en lui accordant cette preuve de ma soi-disant estime ; elle témoigna une joie très vive et m’embrassa de toutes ses forces (26 décembre, p. 66-68).
Contrairement à bien d’autres15, la comtesse ne semble pas gênée par la nudité de l’almée, dont elle souligne une paradoxale pudeur même si elle affiche une distance hautaine, aussi bien pour les danses à la mode en Europe de l’Ouest que pour le comportement très démonstratif de l’almée recherchant en vain l’empathie d’une sœur étrangère.
Assistant une seconde fois à la fin janvier à une cérémonie de mariage à l’intérieur d’un harem, elle découvre Zachné, accompagnée d’une autre danseuse qu’elle nomme Koutchouk-Afed, mais parle cette fois-ci de « mimique [qui] était loin de briller par la chasteté », s’étonne de « l’indifférence avec laquelle les dames musulmanes assistaient à ce spectacle » et conclut : « Craignant qu’on n’exécutât encore la danse de la guêpe, je pris congé de madame Rahib-Pacha » (p. 94). On saisit là son incompréhension de la nature propitiatoire de ces danses exécutées lors de mariages, conséquence également de conventions de bienséance occidentale d’alors devant le corps dénudé en public, en l’occurrence lors de rituels de sociabilité.
La découverte de l’esclavage est, quant à elle, une des réalités majeures de ce voyage. La position générale de la comtesse, dix ans avant les premières mesures anti-esclavagistes que le gouvernement égyptien prit sous la pression des gouvernements européens, est faite d’indifférence en général, de dédain pour les eunuques et de racisme anti-africain16. Sa première remarque concerne les « renseignements » qu’elle recueille sur la traite des esclaves qui s’opère dans le Delta. La brève évocation est donnée sans commentaire : « Sauf Alexandrie et Le Caire, où le marché de la chair humaine est prohibé, l’article le plus apprécié aux foires de Tantah et ailleurs, c’est l’esclave circassienne » (24 octobre, p. 16). En mars, toujours sans commentaire : « Pendant notre trajet depuis Minieh, nous avons rencontré beaucoup de dahabiés17 chargées de nègres que l’on conduisait au Caire pour les y vendre clandestinement » (10 mars, p. 191). Aucun lien n’est fait avec l’action libératrice d’Alexandrine Tinné.
La première description du système du harem, le 24 novembre, atteste d’une observation objectivée de l’organisation d’un ensemble hiérarchisé de femmes de diverses origines :
Nous pénétrâmes d’abord dans une vaste pièce, où se trouvaient plusieurs jeunes femmes de couleur : nubiennes, abyssiniennes et soudanes [sic] ; quelques-unes d’entre elles étaient mollement étendues sur le tapis ; deux ou trois négresses accroupies par terre étaient occupées à ranger du linge. Nous fîmes le salut d’usage, qu’elles nous rendirent en souriant, et loin d’avoir l’air étonné ou fâché de nous voir. Bientôt, sur le seuil de la porte parut une jeune femme blanche, d’une mise plus élégante que les autres. Elle nous accueillit avec le sourire sur les lèvres et nous engagea, par gestes, à la suivre. (27 novembre, p. 46).
Les récits, souvent développés, de visite de harems donnent rapidement des indications sur l’état d’esprit contradictoire dans lequel se retrouve la voyageuse, ainsi lorsqu’elle arrive dans le harem d’Ismaïl-Pacha, dans l’île de Gizeh : « Cette porte d’une féerique prison s’ouvrit et retomba lourdement derrière nous ; j’entendis le grincement du verrou, ce qui me causa, je l’avoue, une sensation pénible » (p. 100)18. Elle manifeste son agacement lorsqu’elle quitte un harem en janvier pour revenir à son hôtel :
Malgré l’avantage que nous avions d’être Européennes, nous dûmes subir le patronage d’un jeune eunuque de Madame Rahib et d’une esclave noire, qui nous accompagnèrent à l’aller et au retour (p. 95).
Élisabeth B*** se rend évidemment compte de la présence nombreuse d’esclaves africaines. Ainsi, pour la première fois en octobre, dans le petit harem de son drogman :
Une jeune Nubienne, esclave d’Omar, était accroupie dans un coin et épluchait des légumes. Une grande propreté régnait partout. Le bain où nous pénétrâmes ensuite avait le même aspect ; le plancher et la fontaine étaient en marbre ; à côté du bain il y avait un petit salon de repos. Beaucoup de femmes arrivèrent encore pour nous voir, plusieurs d’entre elles étaient les esclaves d’Omar ; une jeune négresse nous frappa par sa beauté ; elle était admirablement bien faite, son vêtement était très élégant et son sein complètement nu ; une chemise en mousseline très transparente était seule destinée à le couvrir (30 octobre, p. 31).
La description est donnée comme si leur situation était naturelle et le système accepté comme tel. Il faut dire que cinq ans auparavant seulement le servage a été officiellement aboli en Russie et que les pratiques d’une sujétion généralisée d’une grande partie de la population russe persisteront longtemps19.
Le fait que des femmes africaines soient les esclaves de femmes qui l’ont été dans leur prime jeunesse avant d’être « princesses » ne touche pas la narratrice alors qu’elle décrit l’origine de ces dernières. L’oppression de l’Afrique orientale par l’esclavage ottoman n’est pas ressentie par la comtesse russe alors qu’elle aurait pu en prendre conscience grâce aux conversations avec Alexandrine Tinné dont elle voit bien qu’elle a sauvé de jeunes Soudanais. Un seul exemple de compassion est montré le 4 février lorsqu’elle rapporte une conversation concernant les Noirs réduits en esclavage par les puissants du pays, ceux-là même qui lui rendent le séjour sûr et agréable, mais le ton demeure surtout celui d’une présentation pour la simple information d’un lectorat occidental :
Des personnes dignes de foi m’ont raconté que des individus très considérés s’occupaient en outre d’un commerce infâme, de la traite des esclaves. Ils soudoient ces voleurs d’hommes qui prennent un nègre quand il est isolé et volent les femmes et les enfants. En outre, des troupes armées de ces brigands vont assiéger des villages de nègres qu’ils emmènent comme prisonniers pour les vendre ensuite dans les bazars d’Égypte, sauf à Alexandrie et au Caire, où ce commerce se fait d’une manière clandestine. Des gens haut placés payent ces expéditions et prélèvent de grands bénéfices sur ce trafic monstrueux. Tout cela est hideux à entendre et surtout à voir. Il m’est arrivé de trouver dans un harem une malheureuse négresse qui avait été revendue pour être devenue enceinte ; le pacha, ne voulant point se reconnaître l’auteur de la faute de la pauvre fille, s’en était débarrassé avec profit. Le nouveau maître attendait la délivrance de la malheureuse femme pour la revendre encore une fois, ainsi que son enfant qu’il destinait déjà à devenir un jour gardien d’un harem (4 février, p. 115-116).
Une autre facette des dimensions internationalisées de la condition féminine est montrée par le biais d’une anecdote concernant une catégorie particulière d’esclaves « de luxe », signant l’émergence d’une conscience antiesclavagiste qui n’est certes pas séparée de volontés politiques de contrôle par des puissances étrangères d’une Égypte encore sous tutelle ottomane :
Il y a, dit-on, un singulier procès, entre un grand personnage et une belle esclave circassienne qui se dit être sujette russe. Cette femme a su faire parvenir sa plainte à Constantinople ; elle dit avoir été enlevée et vendue ; elle nomme ses ravisseurs et demande à être rendue à la liberté.
Elle s’est d’abord adressée au consul anglais, qui s’est chargé de l’affaire et exige qu’elle soit reconduite à Constantinople. Notre consulat, qui rapatrie tous les ans, aux frais du gouvernement, une masse de ces belles prisonnières, a cru devoir laisser agir le consul anglais. Toutefois, comme cette malheureuse peut risquer d’être noyée en route sur un bâtiment égyptien, notre consulat la réclamera (26 février, p. 140-141, nous soulignons)20.
Élisabeth B*** soutient comme une évidence l’intervention de son pays pour « sauver » des « compatriotes » alors que par ailleurs elle rencontre des princesses de la même origine qui semblent bien intégrées au système « familial » du harem21, ce qui met en évidence son acquiescement à une prise de pouvoir sur les pratiques d’une autre société au nom de valeurs individuelles estimées comme universelles.
Élisabeth B*** ne visite que les harems nobiliaires de la vice-royauté turco-circassienne qui règne alors en Égypte, multipliant les descriptions détachées d’implicites érotiques, contrairement à ce que l’on peut lire sous des plumes masculines. En dépit de l’émergence d’une position critique sur le système, en particulier sur le vécu sentimental difficile des femmes rencontrées (selon leurs propres dires rapportés), la comtesse russe reste marquée par la vision idéalisée d’une splendeur orientale. Le luxe est omniprésent : divans, brocarts en soie, coussins brodés d’or, vaisselle ornée de diamants, tapis persans, fontaines en marbre dans de grandes salles, salons d’honneur, appartements « richement ornés », chambres des princesses avec des meubles (parfois à l’européenne). Cette munificence conforte des présupposés romantiques d’une probable lectrice des Mille et une nuits dans la traduction de Galland : « Je croyais rêver et mon rêve me faisait l’effet d’un conte de fée, auquel j’assistais charmée et éblouie » (p. 81).
La répétition de descriptions d’intérieur correspond d’une part à la volonté d’une remémoration immédiate typique du genre journal de bord, d’autre part à un désir de donner aux lectrices et lecteurs le maximum de détails comme le ferait un reporter photographique (art masculin et encore peu développé concernant le Moyen-Orient en 1865)22. Si presque tous les autres témoignages féminins francophones et anglophones vont dans le même sens, force est de constater que celui d’Élisabeth B*** est parmi les plus riches et signe l’attrait d’une aristocrate pour le décorum mondain des cours23. Le terme de « spectacle » revient régulièrement, notamment quand la comtesse visite le harem d’Ismaïl :
Une cinquantaine d’esclaves magnifiquement vêtues nous attendaient en tenant de riches lanternes à la main. Les saluts d’usage échangés, nous les suivîmes pour aller au harem ; on y pénètre par un magnifique vestibule, d’où s’élance un léger escalier qui monte à l’étage supérieur. À mesure que nous montions, nos regards étaient de plus en plus charmés et fascinés (31 janvier, p. 101).
Au terme du voyage, et du récit de celui-ci, donné dans la linéarité et la successivité de déplacements spatiaux, Élisabeth B*** déclare sa fascination visuelle pour la vive altérité à laquelle elle a eu à se confronter, toujours dans la sécurité d’un voyage très protégé par les autorités égyptiennes : « Oui, je les ai bien vues et contemplées toutes ces mystérieuses splendeurs qui transportent l’imagination dans un monde fantastique qui semble à peine être une réalité » (2 avril, p. 241)24.
En une rare occurrence de décentrement, la comtesse compare son habillement malcommode à celui de la princesse Shered-Fesa qui lui fait visiter le harem :
Pour rentrer au salon, il nous fallut traverser les galeries qui longent l’escalier ; ma crinoline prenait beaucoup d’espace et en laissait un fort petit à la princesse. Je lui dis, avec les quelques mots d’arabe que j’avais retenus, qu’elle était plus commodément habillée que moi et que son costume me plaisait […](31 janvier, p. 109).
Des « sujettes » (?) circassiennes : une rhétorique dialogique à l’épreuve
La comtesse russe insiste beaucoup sur la chaleur de l’accueil qui est réservé aux étrangères. Il en est ainsi lors de l’une des premières visites :
Elle voulut à toute force me montrer son fils Ali-Mohamed, et l’appela à plusieurs reprises, mais Ali ne parut pas. Elle était si joyeuse de notre visite, qu’elle ne voulait pas nous laisser partir et n’y consentit qu’après nous avoir fait parcourir tout le harem.
Lorsque je fis mon remerciement en arabe : Kattar herrak, et mon bonjour : Sabbah-el-heir, aux deux femmes devant lesquelles nous passâmes, elles en furent tellement ravies qu’elles poussèrent des cris de joie (27 novembre, p. 48).
La personnalisation des échanges est rendue visible grâce à l’appellation par les prénoms et la présentation des liens de filiation des femmes ou jeunes filles rencontrées. C’est ainsi que les lectrices et lecteurs font connaissance avec Zenab-Haneh « fille de Méhémet-Ali, mariée à Kiamil-Pacha » dans son harem d’hiver de l’Esbékié (elle réside habituellement dans un palais à « Stamboul ») ; l’ex-vice-reine, veuve de Saïd-Pacha ; Madame Rahib-Pacha, la femme du Premier Ministre ; d’autres Circassiennes encore : Tchercha-Afed, Tefida, Fatma et Shered-Fesa, dans le harem d’Ismaïl-Pacha lui-même, des almées Fatouma et Zachné, dites « filles du désert ».
Élisabeth B*** comprend d’emblée qu’elle est observée : « Beaucoup de femmes arrivèrent encore pour nous voir, plusieurs d’entre elles étaient les esclaves d’Omar » (30 octobre, p. 30). « Beaucoup d’esclaves […] venaient s’ébattre autour de nous pour nous bien regarder » (19 décembre, p. 58). Pour autant nous ne saurons pas ce qu’elles pensent de l’étrangère. Passant des esclaves muettes avec lesquels aucun échange verbal ne semble avoir lieu (étiquette oblige) aux dames, la narratrice transcrit le fait que celles-ci la « pressèrent de questions sur la vie des femmes européennes » mais elle ne redonne rien de ces « questions » ni de ses réponses alors qu’elle leur demande « si elles étaient contentes de leur existence » (29 janvier, p. 85). De plus il est impossible de connaître la véracité des propos prêtés aux Orientales, comme la capacité de l’interlocutrice d’en rendre compte fidèlement et d’interpréter avec pertinence25. Rien n’est rapporté de ce que les princesses pensent de la condition des femmes européennes alors que la narratrice confie que ses échanges durent parfois des heures grâce à des interprètes de qualité. Les attentes éditoriales et lectorales ne devaient guère encourager les narratrices à ces décentrements.
Les échanges non verbaux, qui prennent une place très importante du fait de la difficulté d’échanges linguistiques malgré les interprètes, signent une forme de conversation. Le gestuel est souvent propitiatoire, ainsi lors de l’une des premières visites de harem en novembre entre la voyageuse et son hôtesse : « Une conversation par gestes s’engagea entre nous, elle me toucha l’épaule du bout de son doigt et me demanda : “Anglaise ?” Je lui fis un signe et répondis : “Russe”. Puis je répétai le même signe qu’elle, en disant : “Turque ?”. Elle hocha la tête en répondant : “Tcherkess”, [i. e. Circassienne] » (27 novembre, p. 47-48). Beaucoup est dit ici de la spécificité de l’expérience de proximité paradoxale que vit cette comtesse russe, la Circassie étant en passe de devenir une province caucasienne de son Empire26. Et bien qu’elle décrive l’expérience d’une bizarrerie, d’une étrangeté, selon les termes mêmes qu’elle emploie, Élisabeth B*** prête aux femmes rencontrées les mêmes sentiments qu’elle pourrait éprouver.
« Ma sœur, qui se trouvait assise à côté d’elle, me communiquait en russe son admiration pour elle. J’en faisais autant sur le compte de Shered-Fesa » (p. 110). Le lendemain, le vice-roi rapporte à son ami monsieur L.27 qu’une « esclave circassienne, qui avait habité Tiflis » parlait le russe et avait rapporté tous les compliments aux princesses « que cela avait beaucoup amusées. Le vice-roi en ayant été instruit sur-le-champ, nous dépêcha M. L., avec lequel il est très lié, afin de nous faire part de l’espionnage dont nous avions été l’objet » (31 janvier, p. 112). Nous avons là, à notre connaissance, le seul récit en français dans lequel une telle réalité apparaît, ce qui est par ailleurs compréhensible étant donné l’origine de la narratrice. L’esclave circassienne qui parle russe a fait naître l’amorce d’une rencontre géo-culturelle qui ne se concrétisa pas. En atteste cette remarque de la voyageuse, à l’occasion d’un autre moment de proximité affective, lors de la dernière visite au harem vice-royal, avant le retour en Europe. À propos d’une « casaque circassienne » qu’Élisabeth B*** porte, certaines des femmes lui font remarquer :
Ces dames s’étaient prises d’amitié pour nous et elles ne dissimulaient pas le plaisir qu’elles avaient à nous voir. Tchetcha-Afed, en voyant que je portais une petite casaque circassienne en cachemire blanc brodé d’or, me dit avec émotion : « Cela vient de mon pays, je le reconnais ; est-ce que cela se porte beaucoup en Russie ?
– Mais, oui ; cela nous vient du Caucase et nous plaît infiniment ».
Shered-Fesa saisit ma main avec vivacité et, désignant plusieurs belles esclaves qui se tenaient devant nous, me dit en souriant : « Elles sont toutes vos sujettes, car elles sont toutes Circassiennes comme moi, et Tchetcha-Afed. » J’essayai de découvrir parmi ces femmes celle qui parlait russe, et avec la permission de Shered-Fesa je leur adressai la parole collectivement dans ma langue. Mais aucune d’elles ne voulut se trahir, dans la crainte d’éveiller des soupçons et de faire croire qu’elles n’étaient pas heureuses (23 mars, p. 230).
Élisabeth B***, comme d’autres voyageuses28, ajoute cependant à propos de la même longue visite : « Notre groupe était le plus nombreux et notre conversation très animée ; toutefois j’évitai de trop parler du bonheur de la liberté à ces pauvres recluses ; il y avait en elles quelque chose de si doux et de si profondément mélancolique, qu’on ne pouvait s’empêcher de les plaindre » (p. 89).
Plusieurs conversations rapportées concernent en effet les malheurs des femmes mariées :
Madame Zacharia-Bey se plaignit beaucoup de la jalousie de son mari ; elle se disait très fatiguée de l’esclavage dans lequel elle vivait. Une autre jeune femme me raconta que, lasse de mauvais traitements, elle avait divorcé l’année même de son mariage.
« Comptez-vous convoler en secondes noces ? lui demandai-je.
– Allah m’en préserve ! Je préfère être plutôt au service de madame Rahib-Pacha, que de tomber encore une fois sur un mari brutal et jaloux. Voyez Aminah, elle n’a que quinze ans, elle a aussi quitté son mari.
– Vous ne vous plaisez donc pas dans toutes les splendeurs des harems ?
– Pas du tout ; nous serions bien plus heureuses si nous avions moins de diamants et si nous étions libres.
– Avez-vous donc bien envie de l’être ?
– Sans nul doute. La vie que nous menons est bien triste ; c’est à peine si on nous laisse sortir une fois tous les quinze jours pour aller voir nos parents ou nos amies. Et sous quelle surveillance encore ! Ce qui nous fait le plus souffrir, c’est la jalousie de nos maris ; aussi trouvent-ils toute espèce de prétextes pour nous verrouiller dans nos harems » (29 janvier, p. 86).
La relative acceptation de la polygamie par les intéressées, différence culturelle majeure, est rapportée en ces termes : « Il paraît qu’il existe entre les femmes légitimes une certaine entente amicale qui nous paraît à peine compréhensible » (27 février, p. 149-150).
Élisabeth B*** présente, comme bien d’autres, le destin malheureux des jeunes mariées :
Mais cette idéale jeune fille, brillamment parée, qu’allait-elle devenir ? Hélas ! le jouet d’un homme qu’elle n’avait jamais vu, auquel on allait la livrer pompeusement le lendemain, sans pitié pour sa jeunesse. Tout sera dit pour elle, une fois son voile arraché ; la réclusion à perpétuité et l’abandon pour une autre femme, moins belle sans doute, voilà son sort (29 janvier, p. 93).
Élisabeth B*** s’exprime, de manière certes très gênée, sur une pratique sexuelle au moment du mariage :
Madame Zacharia-Bey me donna alors, sur les mariages musulmans, des détails dont j’avais déjà entendu parler, mais qu’il m’est impossible de reproduire.
« Comment, lui dis-je, la nièce de madame Rahib-Pacha doit-elle aussi passer par cette torture ?
– Je ne le pense pas, me répondit-elle, madame Rahib jouit d’une trop grande considération, pour qu’on doute de la manière dont sa nièce a été élevée ; depuis quelque temps cette coutume barbare est loin d’être générale dans les grandes familles et ne se maintient que dans la bourgeoisie et parmi le peuple » (29 janvier, p. 87).
Olympe Audouard est la seule à parler explicitement de cette pratique de protection de la virginité de la promise, par ceinture de chasteté ou couture des parois du sexe, preuve d’une domination sexuelle masculine en Orient, comme elle le déclare pour les Bédouins29 ou les fellahs égyptiens30. Lors de cette évocation appuyée sur un sous-entendu, censé être compréhensible par son lectorat francophone, percent des sentiments mêlés : compassion, révolte, incompréhension de cette différence d’usages sexués. Élisabeth B*** s’identifie par là-même à un discours occidental libéral (y compris masculin) fortement opposé à des coutumes archaïques, courantes sur d’autres continents (Afrique, Asie).
La comtesse ne compare qu’à une seule reprise les usages de son pays lorsqu’elle évoque les usages des mariages nobles, et ce pour qualifier leur supériorité sur ceux en vigueur en Orient :
En parlant de notre famille impériale, elle me questionna sur les enfants de l’empereur. J’étais sur le point de lui dire que notre grand-duc héritier allait épouser une belle et charmante princesse dont il était très épris ; que notre future impératrice posséderait seule le cœur de son époux et n’aurait pas l’humiliation de voir une autre femme légitime assise à ses côtés. L’interprète se refusa à traduire ma phrase, en alléguant que l’idée du bonheur du jeune couple l’attristerait en lui faisant faire un retour sur elle-même (24 février, p. 139).
Alors qu’elle est depuis quatre mois en Égypte, en mars 1865, Élisabeth B*** fait le récit de la situation des deux sœurs circassiennes achetées et devenues princesses dans l’Empire ottoman, ce qui lui donne l’occasion de généraliser son propos sur le destin des femmes d’Orient, affirmant avoir reçu suffisamment de confidences pour le faire :
Singulière destinée que celle des femmes en Orient ; ainsi les deux sœurs circassiennes ci-dessus mentionnées ont eu la chance toutes deux de devenir épouses légitimes de souverains. Rien n’eût été pourtant plus possible que l’une d’elles fût l’esclave de l’autre. Ces mœurs sont assurément bien étranges, et le mystère qui les entoure a un grand attrait ; d’ailleurs, l’idée d’une souffrance attire toujours ; celle d’une souffrance muette surtout a quelque chose qui éveille l’intérêt chez les uns, la curiosité chez les autres.
Les femmes d’ici, si elles n’ont pas tout à fait la conscience de leur état avilissant, comprennent pourtant très bien qu’elles vivent en dehors de la loi commune et sont loin d’être heureuses, comme on le croit. Toutes celles auxquelles il m’est arrivé de parler m’ont très franchement avoué qu’elles voudraient être libres. La première femme du vice-roi, qui vit comme une souveraine et qui est entourée d’un luxe dont on se ferait difficilement une idée, ne trouve pas son soi-disant bonheur satisfaisant, malgré la considération dont elle jouit ; elle se sait abandonnée et vit en commun avec deux autres femmes légitimes et plus de cent autres esclaves rivales. Aussi, dans le cours de la conversation, ai-je eu soin d’éviter toute allusion au bonheur conjugal (24 février, p. 138)31.
Elle finit donc par tenir un discours qui, sans surprise, reprend celui de l’universalité des sentiments et de la conception du « bonheur » à l’occidentale.
L’entreprise d’écriture de cette comtesse russe ne fait pas partie des anthologies de voyages féminins publiés dès avant la fin du xixe siècle. L’intérêt que présente aujourd’hui ce livre oublié réside incontestablement dans les rencontres personnalisées, moments où des conversations féminines amènent la narratrice, femme de classe aisée dans son pays, à se poser de nombreuses questions sur l’étrangeté des mœurs.
Le harem est vécu en définitive de manière tout à fait contradictoire : d’un côté, comme un espace ludique et enchanteur (elle écrit qu’elle rit bien souvent devant telle ou telle situation ou qu’elle est entraînée dans une sociabilité comportant danses et chants), de l’autre comme un espace clos et de despotisme masculin auquel elle ne s’attendait peut-être pas :
Il est impossible de se faire une idée de tout ce que l’on voit dans les harems en Orient ; il y a de la poésie, du mystère, du pittoresque partout ; c’est tellement en dehors de la vie positive de l’Europe, que l’on se croit le jouet d’une vision fantastique. Tout y est fait pour flatter la vue et les sens : c’est un vrai délire d’imagination qui subjugue et qui enivre. Il faut se dire pourtant que ce tableau magique coûte des centaines d’intelligences éteintes, de cœurs brisés et dévorés de jalousie, de martyrs sacrifiés par le pouvoir momentané d’une rivale, de longs poèmes de douleurs incomprises et enfouies dans ces tombes vivantes, ruisselantes de lumières, d’or et de bijoux (31 janvier, p. 107).
Il est évident que le discours de la comtesse sur la condition des femmes en Orient participe d’une « définition des hiérarchies sociales et/ou raciales32 ». Au terme de son « enquête », la comtesse n’a guère changé son point de vue sur les femmes africaines devenues esclaves et dit n’avoir rencontré que de malheureuses soumises y compris les princesses, hormis les almées présentées comme plus libres, ce qui – même sans le dire ou presque –, place les femmes occidentales en position supérieure33. Si, pour Élisabeth B***, la supériorité de la civilisation européenne pour ce qui est du modèle du couple (éducation, mœurs)34 ne fait aucun doute, opposée à la « barbarie » orientale dans laquelle vivent les femmes, la publication de son récit de voyage n’expose pas seulement son savoir mais laisse paraître les différences culturelles fortes d’un pays qui n’était pas (encore) placé sous la tutelle d’un État européen, et ce auprès du public somme toute déjà assez large du récit de voyage en France un peu après le milieu du xixe siècle.