Entre poésie et histoire
Dans le Grand dictionnaire universel du xixe siècle figure, à l’article « Voyage », la remarque suivante : « On range quelquefois dans la littérature des voyages certains livres qui appartiennent bien plutôt au domaine purement littéraire ». Plus près de nous, mais à propos d’un texte beaucoup plus ancien (car Larousse se réfère à des auteurs du moment romantique), Claude Lévi-Strauss répond à une question qui lui est posée sur la manière dont il faut lire Histoire du voyage faict en la terre du Brésil en affirmant : « Le livre est un enchantement. C’est de la littérature1 ». De tels propos n’ont évidemment de sens que si l’on reconnaît à la littérature une forme d’autonomie et des propriétés qui lui seraient spécifiques. L’apparition de la catégorie « voyage littéraire » n’est que l’un des symptômes de la spécification progressive, dès le tournant des Lumières, de « disciplines » qui commencent à suivre des voies et modèles qui leur sont propres. Pour le dire (trop) rapidement, le savant n’est plus un littéraire et le littéraire n’est plus un savant2, même si certains parviennent à jouer sur les deux tableaux. Un ouvrage, parmi d’autres, entérine ce divorce, au sein du genre viatique et pour le domaine français. Il s’agit des Lettres sur l’Italie en 17853 qui prend ouvertement ses distances avec la somme qui faisait alors autorité en la matière, le Voyage de Lalande4. Il faudra recourir à ce dernier si l’on est friand de détails, si l’on vise l’exactitude et si l’on cherche à s’instruire. En revanche, l’homme sensible trouvera d’autres charmes chez Dupaty qui laisse libre cours à ses émois (« il a le malheur de sentir »), dans un style poétique (« Comment donc décrire un tableau, sans en faire un ? » et sans prétendre en aucune manière à l’exhaustivité (« l’auteur, à mesure que les objets passaient sous ses yeux, communiquait à ses amis et à sa famille quelques-unes des impressions qu’il recevait5 »).
Cette opposition entre deux conceptions du Voyage est sans doute trop radicale en ce qu’elle ne tient pas compte de la possibilité de la cohabitation, au sein d’une même œuvre, d’impressions et de données factuelles ou érudites, au moins pour la période qui sera ici prise en considération, celle du « voyage romantique ». Par ailleurs, l’allure des lettres de Dupaty était bien peu naturelle et contrevenait de ce fait à l’une des règles les plus fortes du genre viatique, laquelle consiste à user d’un style simple visant à la « transparence du discours6 ». Ce texte aide cependant à penser la double contrainte qui pèse sur les « voyages littéraires » : il faut être vrai tout en parvenant à charmer, ce qui passe bien souvent par quelques compromissions avec le devoir d’exactitude. Les moyens sont nombreux qui permettent d’accorder ces exigences contradictoires. Un Voyage peut devenir littéraire par le « style », par la série des vignettes qui dresse un portrait du voyageur en écrivain, par le privilège accordé à des considérants esthétiques, par l’usage occasionnel d’une tonalité lyrique, par la singularité d’une vision ou encore par les références livresques qu’il accueille… Tout est évidemment question de dosage. Si l’on en « fait trop » on risque de sacrifier la littéralité et il vaut donc mieux ne pas multiplier les marques de la littérarité. Si l’on n’en fait « pas assez » le livre ne vaudra que pour sa valeur documentaire et sera vraisemblablement soumis à péremption lorsque l’enquête usera de procédures plus rigoureuses ou tirera profit de nouvelles avancées scientifiques.
Dans un article que Chateaubriand fit paraître dans le Mercure de France on lit cette affirmation selon laquelle « Les Voyages […] tiennent à la fois de la poésie et de l’histoire7 ». Le genre serait donc caractérisé par le mélange et bousculerait de ce fait les catégories les plus solidement établies : l’auteur se souvient probablement d’Aristote et de la partition établie dans la Poétique entre histoire et poésie (chap. 9). Cela dit, le contexte dans lequel figure le propos invite à une autre lecture qui prendrait en compte l’historicité des genres littéraires, lesquels sont bouleversés en profondeur après la fracture révolutionnaire :
À un public désormais hétérogène, doit correspondre une écriture multiple ; c’est dans ce sens que vont se renouveler les formes du récit de voyage au xixe siècle. Ce qui caractérise son évolution, c’est une progressive fragmentation ainsi qu’une conversion subjective de la prétention encyclopédique à proposer un savoir total sur le monde8.
À tout prendre, la critique contemporaine de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), dans l’ensemble favorable à l’ouvrage, a pris acte de cette nouvelle donne : on ne demande plus au relateur d’être un simple observateur, de bannir toute forme d’éloquence, de faire preuve d’expertise sur les sujets qu’il aborde, d’aborder méthodiquement son objet ou encore de s’absenter de son texte. Sans entrer dans le détail de ce dossier9, on remarquera que le maître mot qui s’impose dans les articles qui rendent compte de l’ouvrage lors de sa parution est « imagination ». Les inexactitudes sont le plus souvent excusées, on regrette quelquefois une érudition trop pesante10 mais on loue, de manière quasi unanime, la « reine des facultés » grâce à laquelle l’écrivain parvient à embellir ses tableaux, à abolir les distances temporelles et spatiales, à faire partager au lecteur impressions et émerveillements – sans renoncer pourtant à dire le monde et ses habitants. La poésie s’est mise au service de l’histoire, sans que cette dernière en pâtisse, bien au contraire. On reconnaît donc au poète un don particulier qui légitime sa présence sur la scène du Voyage et le rend apte à adosser le témoignage et l’enquête à une vision et à un style qui lui sont propres. On lui sait gré de faire preuve, en un seul ouvrage, de toutes les qualités :
Ce n’est point uniquement le travail d’un savant, ou le voyage d’un homme du monde, ou les descriptions d’un poète, c’est la réunion des facultés de tous ces écrivains11.
Du côté de la fiction
L’un des points sur lesquels achoppe la poétique de la relation de voyage est le rapport qu’elle entretient avec la fiction, qui pose de manière frontale la question de son appartenance à la « littérature », même s’il est évidemment impossible de faire du fictionnel le seul critère de littérarité12. Il convient de préciser les termes du débat : de la même manière qu’une fiction peut accueillir en son sein des passages référentiels, le texte référentiel accepte à l’occasion des îlots fictionnels qui ne modifient pas en profondeur son statut. Le pacte de lecture qu’institue le texte viatique, pris dans sa globalité, suppose une adéquation, il est vrai toujours problématique, entre le texte et l’expérience du monde qu’il rapporte13. Or, dans le récit factuel, l’invention vaut mensonge dès lors qu’elle n’est pas désignée comme telle. Elle devient de ce fait condamnable et disqualifie le voyageur. Symétriquement, le « daguerréotype littéraire14 » ne peut prétendre au statut d’Auteur puisqu’il se contenterait d’écrire sous la dictée du monde.
Qu’en est-il, en premier lieu, des modalités du recours à la fiction dans le récit de voyage ? Deux cas de figure, essentiellement, se présentent, qui ne remettent pas en cause le pacte référentiel mais aboutissent cependant à brouiller les frontières qui séparent deux univers a priori dissemblables. Le premier d’entre eux consiste à enchâsser au sein de la relation un épisode ouvertement fictif. Il en va ainsi, par exemple, de la « Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour » dans Le Rhin de Victor Hugo, des contes qui figurent dans le Voyage en Orient de Nerval ou encore des multiples « histoires », généralement rapportées par des tiers, qui se trouvent dans les Impressions de voyage de Dumas. Rien n’empêche le lecteur d’appréhender ces textes pour eux-mêmes15 ou, s’il préfère ne pas rompre le fil du voyage, de s’abstenir de les lire16. Cela dit, si nous respectons le protocole d’une lecture suivie et exhaustive, nous serons sensibles aux échos qui se font entendre entre les différentes strates de l’ouvrage et tenterons de trouver les correspondances (thématiques, biographiques, métaphoriques…) qui les rapprochent. Pour en rester au propos qui est le nôtre, il est indéniable que la fable « fictionne17 » légèrement le cotexte, comme si le plaisir du conte déteignait sur lui, et ce d’autant plus facilement que le récit de l’expérience, j’y reviendrai, ne se prive pas de recourir aux procédés de la fiction.
Le deuxième point de passage entre relation sérieuse et feintise consiste à user de la « médiation de la bibliothèque18 » pour dire le monde ou, plus généralement, à poser une équivalence entre le voyage, la lecture et l’écriture19. Lorsqu’il propose d’étudier « les déplacements selon leur degré de littérarité », Michel Butor, après avoir à juste titre affirmé que « Tous les voyages romantiques sont livresques », indique qu’il est des livres qui sont à l’origine du voyage, d’autres qui sont lus en voyage et d’autres encore que l’on projette d’écrire pendant le voyage20. C’est en admirateur de Macpherson et de Walter Scott que Nodier se rend en Écosse, Lamartine s’embarque pour l’Orient avec une bibliothèque comprenant cinq cents ouvrages, Flaubert se rend à Carthage pour documenter Salammbô. Il n’est guère étonnant, s’agissant de professionnels de l’écriture, que la littérature soit à ce point omniprésente, et que poètes, dramaturges ou romanciers soient des compagnons de voyage volontiers sollicités, en sus de sources érudites qui tendent par ailleurs à devenir plus discrètes (ou dissimulées) à mesure que s’affirme le voyage d’écrivain. Mais, par leur truchement, la relation affiche d’une part une ambition explicitement littéraire et, d’autre part, assimile un élément qui lui est à première vue étranger et oblige à amender le pacte référentiel.
Cet ajustement est rendu plus nécessaire encore en raison des emprunts de nos relations à des modalités d’écriture qui sont propres à la fiction21. Même s’il faut convenir, avec Gérard Genette, que l’approche narratologique ne permet pas de relever de différences notables entre fiction et diction22 (et qu’il faut par conséquent prendre en compte le contexte pragmatique pour faire le départ entre les deux ensembles), il n’en reste que certains indices23 tendent à infléchir notre appréhension du récit de voyage et à le « fictionner ». Sans prétendre épuiser la question, je passerai en revue trois phénomènes qui, en la matière, me paraissent particulièrement pertinents : l’usage de dialogues suivis, la mutation du voyageur en personnage et la présence de séquences narratives dont l’allure voisine celle de la fiction. C’est généralement à partir des « heures de pointe » du voyage que prennent corps des anecdotes qui ne dépareraient pas dans une fable et peuvent éventuellement être mises en regard avec des épisodes romanesques24. La tempête en mer ou le franchissement d’un col, l’intervention de brigands ou les algarades avec les autochtones, la quête de la nourriture ou la lutte contre le froid… fournissent des sortes de matrices prêtes à l’emploi, donnant lieu à des narrations héroïques ou picaresques. Certains lieux comme certains moments sont de même naturellement dramatisés (ou moqués, sur un mode parodique) : il en va ainsi de la confrontation avec les monuments des hommes ou de la nature dont il est rare qu’elle ne fasse pas l’objet d’une mise en intrigue, ou de scènes prototypiques (comme le départ, le passage de la frontière, la rencontre de l’autre) qui se déclinent selon des canevas que les histoires de fortune et d’amour ont rendus familiers. C’est alors la fiction qui « informe » le compte rendu de l’expérience tout en laissant planer un doute sur sa fiabilité.
De tels passages créent un « effet personnage », adossé à la mise en scène de soi que comporte nécessairement le Voyage personnel d’écrivain – et qui creuse l’écart entre la supposée neutralité du témoin et l’auteur imaginaire construit par le récit. La relation exemplifie en effet certaines des propriétés de l’autobiographie, voire du roman d’apprentissage, et devient, comme l’a bien montré Jean-Claude Berchet à propos de Chateaubriand, un « Voyage vers soi25 ». Il est ainsi possible de lire Un hiver à Majorque en s’attachant tout particulièrement à la relation qu’entretiennent Sand et Chopin, de trouver dans Par les champs et par les grèves le récit de la naissance d’une vocation ou encore de considérer que l’Itinéraire marque la fin (provisoire) d’une carrière d’écrivain. Se confesser, dire la naissance de l’auteur, dresser un bilan, ces possibles du discours sur soi homogénéisent le Voyage en l’apparentant à une narration suivie, il est vrai bousculée ou contrariée par la multiplicité des autres ingrédients qui entrent dans la composition du texte. Au reste, l’omniprésence du « moi en voyage » n’est pas réductible à cette éventuelle ligne directrice. Localement, et à l’échelle de brèves séquences, le voyageur endosse un rôle26 et la série de ces emplois autorise le lecteur à composer un portrait du voyageur qui pose tour à tour en explorateur, en pèlerin, en savant, en promeneur, en poète… sachant que ces attitudes, qui renvoient toutes à un « art du voyage », sont susceptibles de donner lieu à de multiples avatars. Ces « vignettes » ou fictions auctoriales, à n’en point douter, revêtent une importance considérable dans la réception du récit, peut-être parce qu’elles sont essentielles quant à la fabrique d’une « mythologie », celle de l’écrivain-en-voyage, co-construite par le relateur (qui est aussi capable d’autodérision) et son lecteur (qui ne peut s’empêcher parfois de sourire lors de mises en scène un peu appuyées27).
L’insertion de longs dialogues dans une narration rétrospective (mais également dans une lettre ou un journal de voyage) n’est guère vraisemblable, pour la simple raison qu’il paraît difficile de mémoriser la teneur d’un échange suivi – surtout s’il a lieu avec un interlocuteur dont on ne parle pas la langue ! – et plus encore de le retranscrire de manière fidèle, en restituant par exemple les marques de l’oralité. Pourtant, il n’est pas rare de trouver dans les relations des séquences dialoguées de plus ou moins grande ampleur qui se substituent à ce que le lecteur attendrait, à savoir un récit de paroles. La rencontre entre Lamartine et lady Stanhope dans le Voyage en Orient28, les multiples conversations qui émaillent les Mémoires d’un touriste, la prolifération des scènes dialoguées dans les Impressions de Dumas… théâtralisent et déréalisent le récit. Nous avons en effet affaire à des reconstitutions29, censément adossées à des bribes de réel mais dont on ne peut savoir avec certitude si elles sont élaborées à partir de souvenirs, de documents ou d’affabulations. Dans tous les cas, le lecteur est en droit d’être suspicieux et remet en cause, provisoirement, la vérité d’adéquation de la relation en se demandant peut-être s’il ne doit pas aussi suspendre volontairement son incrédulité lorsque le texte reprendra son cours « normal ».
Les éléments que je viens de passer en revue ne suffisent pas à abolir toute frontière entre textes référentiels et fictionnels30 et il est somme toute assez logique que le Voyage d’écrivain soit amené à composer, de manière sérieuse ou ludique, avec des ressources qui paraissent propres à la fable (mais sont aussi celles de bien des narrations factuelles)31. Il faut bien admettre toutefois que le relateur, lorsqu’il hésite entre le compte rendu de l’expérience et la fiction, fait basculer l’enquête du côté de la littérature ou, plus précisément, revendique la littérarité de l’enquête.
Mensonges et rêveries
Il est impossible de faire l’amalgame entre la fiction et le mensonge, qui repose sur l’intention de tromper (la feintise n’est alors ni ludique, ni partagée32). Imaginer des personnages, faire voir un paysage que l’on n’a pu contempler, omettre sciemment des déconvenues, inventer des épisodes… on sait que les récits de voyages ne se privent pas de telles ressources. Les raisons sont multiples qui expliquent de tels mensonges33 : recherche d’un profit matériel ou symbolique, simple tendance à la pose ou à l’exagération, préférence accordée au texte au détriment de sa vérité. Cette dernière catégorie de supercheries présente un intérêt tout particulier, dans la mesure où c’est « la littérature » qui fait mentir le voyageur : l’écrivain, donne la priorité au dire sur le dit et s’autorise donc quelques accommodements avec la réalité parce qu’il sait bien que le « misérable relevé de lignes et de surfaces » ou le carnet de bord ou de route ne font pas un livre et qu’il vaut la peine, parfois, de jouer avec la crédulité de son lecteur34. Une tradition critique solidement établie s’est donnée pour objet de traquer les libertés que l’écrivain prenait avec les données de l’expérience35. On peut cependant condamner le relateur tout en excusant le « styliste » qui peut contrevenir à son « devoir d’exactitude » au nom du « devoir de séduction ». Après tout, il aurait sans doute été dommage que Chateaubriand sacrifie quelques belles pages, celles par exemple de la description des Florides dans ses textes américains, au seul prétexte qu’il n’a pu parcourir cet espace. Cela dit, dès lors que le relateur a été une fois confondu – c’est-à-dire lorsque l’écart entre les faits et le récit est avéré à propos de telle ou telle affirmation – nous sommes conduits à appréhender le texte comme un leurre, et peut-être amenés à supposer que celui qui a une fois menti pourrait bien se révéler un récidiviste. Comment aborder alors la relation ? L’attitude consistant à faire fi de la dimension référentielle du récit (et donc à écarter purement et simplement la question du mensonge, qui ne se poserait pas s’agissant d’une œuvre littéraire) aboutit à mettre sur le même plan fiction et diction et à oublier que l’un des intérêts majeurs du genre viatique provient de sa capacité à documenter le réel et à témoigner. Inversement, refuser en bloc le texte référentiel au prétexte qu’il lui arrive de déformer sciemment la réalité reviendrait à se priver du pouvoir qu’ont malgré tout ces écrits de mettre en mots une expérience (et, accessoirement, de procurer de réels plaisirs de lecture).
La rêverie, j’entends ici celle qui est désignée comme telle dans le livre, n’a pas le même statut que la fable ou le mensonge. Rien n’empêche en effet le sujet de consigner dans son livre les produits de sa fantaisie. Remarquons tout d’abord que de telles séquences sont difficiles à situer : elles peuvent en effet être le fruit d’une remémoration, ou surgir au moment de la « revie » du voyage, lors de son écriture, ou encore associer ces deux éléments. Quoi qu’il en soit, le songe nous fait pénétrer dans un univers parallèle, s’abstrait de la temporalité du voyage et constitue un marqueur particulièrement fort de la subjectivité du texte. Il est délicat de proposer une cartographie de ces excursions mentales. Elles peuvent relever du rêve éveillé : alors qu’il s’apprête à quitter la Grèce, Chateaubriand s’imagine qu’on lui a « donné l’Attique en souveraineté36 » et redonne au pays, en esprit et de manière éphémère, sa splendeur passée. Il arrive également qu’une coïncidence s’établisse entre la vision et la réalité. Face à la Maüsethurm, Hugo se souvient du conte relatant la punition de l’archevêque Hatto, dévoré par des rats, et s’exclame : « Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve !37 ». Le plus souvent, c’est un détail ou une impression fugitive qui font basculer le texte en régime onirique. Le relateur se saisit des offrandes du réel afin de parcourir les contrées de l’imagination ou les pays de mémoire et, dès lors, le songe ou le souvenir s’épanchent dans la vie réelle. Anastyloser la ruine, peupler le paysage de figures mythiques, rappeler un passé personnel ou historique, inscrire ses fantasmes dans la mise en mots du parcours… relèvent peu ou prou d’un même processus, lequel consiste à faire cohabiter mondes extérieurs et intérieurs, grâce au libre jeu des associations d’idées.
Il arrive bien sûr qu’il soit impossible de rémunérer les insuffisances d’un réel qui n’est pas toujours à la hauteur de ce que l’on en attendait et qui, par conséquent, bloque tout envol de l’imagination. L’une des topiques du récit de voyage consiste à signaler les déceptions de tous ordres qui, in fine, renvoient à l’inutilité du voyage. Au début de son Voyage en Espagne, Gautier rapporte le propos que lui aurait tenu son ami Henri Heine : « Comment ferez-vous pour parler de l’Espagne quand vous y serez allé38 ? ». À tout prendre, l’insistance et la récurrence de telles notations valent témoignage de la supériorité des pouvoirs de l’imagination et invite à évaluer l’expérience à l’aune des promesses qu’elle est à même de prodiguer, et qu’elle ne tient pas toujours. Lorsque Stendhal enrage de ne pas trouver, sur place, la « belle Touraine » chantée par George Sand39, il fait certes le procès des mensonges de la littérature mais il reproche aussi au paysage son incapacité à susciter l’enchantement. On sait que ses écrits italiens seront autrement lumineux et célébreront la rencontre entre une âme, ou une sensibilité, et un pays. En d’autres termes, et on se risquera ici à une généralisation, la beauté du monde résiderait aussi dans sa capacité à s’accorder à la rêverie ou à la poésie des impressions.
La quasi-totalité des Voyages de la période romantique est ponctuée de ces « belles pages » qui se signalent d’elles-mêmes comme des morceaux de bravoure et dans lesquelles le relateur fait montre de ses talents d’auteur. Une tempête ou un orage, un temple grec ou une ruine gothique, un paysage marin ou alpestre, une contrée vierge ou un espace qui bruit de souvenirs… se muent aisément en tableaux chez des écrivains qui connaissent leur métier, c’est une chose entendue. La littérarité de la relation est dans ce cas indéniable et provient pour une bonne part des compétences d’un écrivain qui est prompt à « artialiser » la chose vue – mais doit aussi savoir preuve de discrétion s’il ne veut pas faire disparaître tout à fait le représenté sous la représentation. De manière somme toute similaire, le primat de l’impression ou le retour à soi ont pour effet de placer la réalité du réel en position ancillaire : il s’agit alors de se dire plutôt que de dire ce que l’on a sous les yeux – quitte à abolir la frontière entre paysages intérieur et extérieur40. Dans les deux cas, le lecteur sort de la logique référentielle qui contraint l’écriture du voyage. Aidé en cela par un phrasé qui rompt souvent avec l’allure du compte rendu, il assimile de tels passages à des quasi-fictions en les attribuant à ces « gens de beaucoup de talent et payés pour mentir41 » qui « soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations42 ».
Le retour du réel ?
Voici ce qu’écrit James Agee dans Louons maintenant les grands hommes :
Dans un roman, une maison ou une personne tient entièrement sa signification, son existence même, de l’écrivain. Ici, une maison ou une personne ne tient de moi que sa signification la plus restreinte : sa vraie signification est bien plus grande, gigantesque. Elle est d’exister ici et maintenant, comme vous et moi, et comme aucun personnage d’imagination ne peut exister. Son immense poids, son mystère et sa dignité tiennent en ce fait. Quant à moi, je peux vous en dire seulement ce que j’en ai vu, seulement selon les moyens de la seule exactitude dont me voici capable : et ceci à son tour tient sa valeur cardinale, non de mes aptitudes, mais du fait que j’existe moi aussi, non à la façon d’un ouvrage de fiction, mais comme être humain. Parce que la densité d’une existence vraie ne se mesure pas, et ainsi de la mienne, tout mot que je peux dire de cette personne, de cette maison, reçoit inévitablement une manière d’immédiateté, une manière de signification, non du tout nécessairement « supérieures » à celles de l’imagination, mais en essences si différentes qu’un ouvrage de l’imagination (pour intensément même qu’il puise à la « vie ») ne saurait au mieux qu’en imiter chétivement la moindre substance43.
Les considérations qui précèdent ne sauraient faire oublier que le texte référentiel possède une « densité » qui est due en grande partie au fait qu’il témoigne de ce qui a été et de l’expérience qui fut celle du témoin. Telle est sans doute l’une des raisons qui expliquent le pouvoir de séduction qu’exercent ces documents qui ne furent pas nécessairement écrits dans une intention d’art – et l’actuel engouement pour les « littératures du réel » et la creative non fiction. Il est fort possible, mais ceci relève évidemment du paradoxe, que la littérarité du texte viatique provienne aussi de la sidération qu’exerce sur le lecteur le compte rendu d’une tranche de vie qu’il apprécie pour son caractère inouï, défamiliarisant (et dans une certaine mesure romanesque). La poétique du Voyage joue sur cette ambivalence qui consiste à valider référentiellement un énoncé tout en lui conférant un fort pouvoir émotionnel, assuré conjointement par la facture du texte et la puissance inhérente au témoignage. Il y a fort à parier que la quasi-totalité des relations seraient tombées dans l’oubli si nous n’y trouvions les attraits que procure une enquête, conduite par un sujet inscrit dans une histoire et une culture et racontée de manière légèrement fictive.