Échappée belle dans la genèse du style
Ce recueil collectif propose dix-huit études sur le rapport qu’a Gustave Flaubert au voyage. L’éternel sédentaire de Croisset était en réalité un grand voyageur : à tout le moins sa relation au voyage mérite-t-elle amplement d’être approfondie. Flaubert a voyagé en Italie, Grèce et Égypte, Tunisie et Palestine, pour l’étranger ; Pyrénées, Corse, Bretagne pour les régions françaises, ceci sans compter ses déplacements de repérage pour ses romans et nouvelles. À chaque fois, l’écriture accompagne son déplacement, sous la forme de récits, de carnets de notes ou de précieuses lettres à ses intimes. C’est ainsi que le recueil se penche sur les rapports de Flaubert à l’écriture du voyage, de voyage, et hors du voyage. Cette écriture complexe à étudier, parfois lapidaire ou tronquée, forcément lacunaire, fournit pourtant de précieuses informations sur l’homme, l’écrivain et la fabrique de son style.
Les prolégomènes de Thierry Poyet sont éclairants sur la complexité de Flaubert pour qui le voyage est justement… problématique. Échappatoire au tædium vitae, il n’est pourtant pas davantage satisfaisant que la routine bourgeoise rouennaise. La vérité est que le voyage réel, source de déploration et de regret, est moins satisfaisant que le voyage imaginaire. C’est ainsi que l’auteur met en avant plusieurs contradictions flaubertiennes, axées sur le motif de la fuite. La fuite d’un lieu et la découverte d’un autre laissent Flaubert insatisfait et lui font désirer le retour, la fuite du moi entraîne sa nécessaire construction dans le discours viatique, tout comme, enfin, la fuite de la bourgeoisie confortable entraîne le désir, à l’issue de l’épreuve du voyage, du confort bourgeois. Ces contradictions sont la clé de la compréhension de l’insatisfaction chronique de l’écrivain, de sa volonté d’adhésion totale au monde (Abbey Carrico parle de panthéisme) et sans doute, mais le lien est plus complexe à montrer, de la structuration de son écriture. La majorité de ces études s’accordent à dire que le voyage – et notamment le voyage d’Orient de 1850 – a été le révélateur de « l’homme plume », et envisagent la métamorphose survenue entre l’écrivain lyrique de Novembre ou de La Tentation de saint Antoine et celui de Madame Bovary.
La révélation
Le voyage ouvre la possibilité à l’inconnu d’advenir : Vesna Elez revient sur le choc bénéfique de l’Orient qui donne à Flaubert une « distance critique ». Dans la confrontation du réel et de l’imaginaire, l’Orient laisse sans voix, ou plutôt laisse une voix autre, faite surtout de réminiscences : « Tout ce que je vois ici, je le retrouve », écrit Flaubert.
Le voyage d’Orient, plus que tous les autres, a aussi révélé l’homme Flaubert, en le libérant. Loin du carcan familial, de sa mère possessive, Flaubert a vécu intensément, allant jusqu’à l’excès. Cette intensité sensuelle qu’il relate fréquemment ou qui transparaît dans ses lettres est aussi un vecteur de plénitude littéraire. Ogre, le géant rouennais a joui de tout ce qu’il a pu (Asmaa El Meknassi) pour le transcender dans ses écrits, une fois l’assimilation faite. Mais il a aussi, comme il l’écrira dans L’Éducation sentimentale, connu la tristesse et l’ennui des voyages. Justement : ce sommaire, pour parler de façon genettienne, ce blanc du chapitre VI du roman1 est à mettre en parallèle avec certains articles du recueil : il a tellement écrit durant ses voyages, tellement noté, et rien ou si peu n’en a transparu dans ses romans (excepté parfois le matériau documentaire) que cela en est mystérieux.
Voici peut-être pourquoi : le voyage, nous disent les auteurs, a permis de libérer l’homme de sa subjectivité, par le premier fait de la rédaction concomitante des Notes et des Lettres, qui ressortissent à deux registres différents, l’une adoptant un style télégraphique sur le mode du tableau, l’autre narrant de façon très subjective les cocasseries ou les difficultés du voyage. Pareillement, l’écriture des notes a aussi libéré l’écrivain, comme le suggère Alexandre Bonafos pour qui les contraintes matérielles de l’écriture aboutissent à une réécriture après le voyage sur la base de notes qui forcément excluent la description « postulée comme un écueil au désir d’adhésion au monde ».
Catherine Thomas-Ripault se penche plus précisément sur les Lettres de Flaubert, capitales en ce qu’elles libèrent l’écrivain de sa gangue : « c’est là que l’écrivain apprend à voir, et à restituer ses visions en des tableaux qui annoncent son esthétique romanesque » ; de plus, la structure énonciative même des Lettres déterminera la théorie ultérieure de l’impersonnalité de l’auteur, dissociant le je intime du il fictionnel. C’est ainsi que le voyage, nécessaire jusqu’à la fin de sa vie, a créé une schize entre ces deux mondes de la matérialité et de la fiction.
Un laboratoire de l’écriture
Si le voyage le révèle, Flaubert n’est pas immédiatement assuré de son style. Entre les deux voyages d’Italie, il y a une grande différence : le premier est empreint de romantisme et est empêché par la geste familiale ; dans le second se manifeste avant tout un souci de « technique artistique », selon Nathalie Petitbon. Ce second voyage, après l’échec du premier pour des raisons familiales, « conforte la mue de l’écrivain ».
De plus, Flaubert persiste à garder quelques schémas occidentaux, notamment liés à sa culture orientalisante. Des comparaisons avec Delacroix ou Fromentin permettent de montrer certains rapprochements (Lúcia Amaral de Oliveira Ribeiro). Il n’en reste pas moins que Flaubert a été sinon novateur dans son comportement, du moins dans sa vision : toujours critique, il a aimé et haï intensément, et sans considérations morales. À ce propos, nous connaissons l’épisode de l’almée Kuchiuck-Hanem si fondateur, sur lequel revient Moulay Youssef Sounou. Mais la visite à Jérusalem laissera aussi des traces de sa haine envers les conflits religieux dans Hérodias (Rosa Maria Palermo di Stefano).
Martine Breuillot montre l’importance de la vision, mais d’une vision déjà objective, si l’on peut dire, sans jugement : l’auteure pense que le « regard de Flaubert opère ainsi en plusieurs dimensions de manière à être plus efficace ultérieurement, et à faciliter la construction mémorielle ». La démonstration est osée mais vaut la peine qu’on s’y arrête. Se servant donc de son regard (Ôphélia Claudel pense que l’odorat viendra ultérieurement, pour Salammbô) et de sa mémoire formidable (il est capable de recomposer des notes précises plusieurs semaines après le voyage), Flaubert se heurte à l’insatisfaction croissante de la prise de note, qu’il affine progressivement, comme un support libre à toute recomposition ultérieure ; ainsi, ce sont parfois des emprunts très directs qui sont faits aux notes des carnets, et parfois, en revanche, la trace en est très diffuse ; Stella Mangiapane montre, à propos des brouillons, que Flaubert opère par la greffe, le recopiage ou le mélange.
Le voyage permet donc l’apprentissage de la liberté et de l’autonomie littéraire : dans le déploiement coalescent des différents registres, notes, lettres, relations de voyage (on pense à « La Cange »), Flaubert trace sa voie.
Au final, ce recueil d’articles, parfois inégaux dans la démonstration, montre que beaucoup reste encore à dire sur Flaubert, surtout sur des aspects où on l’attendait peut-être moins. Le récent engouement pour la littérature de voyage prouve ici de nouveau que ces écrits ne sont pas une sous-littérature, mais qu’outre leur valeur intrinsèque, ils permettent d’éclairer la constitution d’un homme en même temps que le déploiement de son talent. Cependant, un tel recueil, aussi intéressant soit-il, ne fait pas l’impasse sur d’inévitables répétitions entre les auteurs, de citations, d’idées ou de thèmes. C’est ainsi qu’on peut lire de nombreuses fois le rappel chronologique des voyages flaubertiens, la survenue de la théorie de l’impersonnalité, ou le fait que ces voyages révèlent les contradictions flaubertiennes d’un homme toujours insatisfait, et vivant en même temps pleinement le moment présent… Ces sortes de généralités inhérentes à la nature libre du thème et des participants, auraient peut-être pu être contenues par une structure plus ferme. Elles ont en tous cas l’avantage de dégager les consensus évoqués.