Dans Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Danièle Méaux examine la manière dont la photographie rejoint aujourd’hui les préoccupations des sciences humaines et sociales dans leur tentative d’analyse et de compréhension du monde. Une « culture de l’enquête » s’est développée au xixe siècle avec la naissance des sciences sociales, le développement du roman policier et de la littérature réaliste. Mais un retour de ce type d’approches peut de nos jours être décelé dans les champs littéraires, cinématographiques ou artistiques. L’ouvrage de Danièle Méaux examine en profondeur le développement de cette tendance dans le champ de la photographie contemporaine : la variété des œuvres étudiées par l’auteur montre l’importance du paradigme de l’enquête dans ce domaine.
Ces « nouvelles formes de photographie documentaire » se développent la plupart du temps selon deux étapes successives, mais complémentaires : une enquête est d’abord menée sur le terrain ou encore au sein des archives ; les objets et les représentations collectés sont ensuite organisés selon des dispositifs variés (expositions, livres, coffrets, sites web) – l’enquête se prolongeant parfois simultanément par le biais de plusieurs dispositifs dialoguant les uns avec les autres. Ces derniers permettent au spectateur/lecteur de partager la réflexion initiée et de poursuivre à son tour l’investigation. Les images ne sont en tout cas jamais présentées seules : leur combinaison avec d’autres éléments de nature hétérogène (textes, sons, vidéos, cartes, plans, coupures de presse…) permet de tisser des relations productives dont le potentiel heuristique est manifeste.
Les neuf chapitres de l’ouvrage démontrent à quel point ces pratiques photographiques – qui associent créativité et volonté de connaissance du réel – viennent renouveler les modalités de compréhension du monde contemporain. La finesse des nombreuses analyses d’œuvres permet d’appréhender les phénomènes de l’enquête dans toute leur diversité, l’auteur mobilisant des réflexions relevant du champ des études photographiques, de l’esthétique et de l’art contemporain, mais aussi de l’histoire, de la sociologie ou bien de l’anthropologie.
Certaines pratiques relèvent plutôt d’une « investigation visuelle » du territoire et de son aménagement. Il en va ainsi du travail de Lewis Baltz qui déambule au sein de sites transformés par l’homme dont il donne à voir la dégradation ; ses images témoignent d’une focalisation sur le détail et d’une pratique de l’arpentage. Bien souvent, les enquêtes de terrain reposent sur des protocoles : Bertrand Stofleth suit le cours du Rhône, John Davies celui de la Tiretaine, rivière en grande partie enfouie sous la ville de Clermont-Ferrand ; Emmanuel Pinard photographie le long de la voie ferrée qui relie Nantes à Pornic. L’exploration photographique du territoire se trouve à chaque fois régie par un protocole de déplacement déterminé.
Dans le cas du projet « Sezioni del paesaggio italiano » – portant sur six sections circonscrites autour d’axes routiers qui relient de grandes et moyennes villes italiennes – mené par Gabriele Basilico et Stefano Boeri, la pratique photographique rejoint des questionnements qui relèvent de l’architecture, de l’urbanisme et de la géographie. Le « croisement des compétences » et la diversité des outils mobilisés pour cette enquête pluridisciplinaire permettent une saisie des phénomènes nuancée qui renouvelle les appréhensions traditionnelles. Stéphanie Solinas croise de son côté plusieurs approches pour ressusciter l’histoire d’une grande friche industrielle établie à Arles (originellement construite pour le Grand Palais de l’Exposition coloniale de 1906 à Marseille). L’installation qu’elle réalise inclut une vidéo montrant des échanges entre différents experts… Le brouillage des champs conduit le spectateur à participer au questionnement et à la recherche ; il est amené à reconstruire le passé à partir d’indices et à éprouver des phénomènes d’interactions complexes.
Dans le chapitre intitulé « Archéologie », Danièle Méaux analyse la manière dont certains photographes tentent de reconstituer certains événements du passé : Yan Morvan photographie des sites qui furent autrefois des champs de bataille ; Alexandre Guirkinger parcourt l’ancienne ligne Maginot à la recherche des vestiges de bunkers ; Thom & Beth Atkinson s’intéressent aux espaces vacants des maisons détruites à Londres durant la Seconde Guerre mondiale.
L’enquête peut également opérer une forme de fouille au sein des archives. Dans Maschinen, Thomas Ruff détourne des images conservées au sein d’une ancienne entreprise industrielle allemande. Le travail de Catherine Poncin passe par le recadrage et le montage d’images de diverses natures – ces deux opérations se trouvant régulièrement mobilisées dans le cadre des enquêtes scientifiques et policières. Mathieu Pernot se saisit, quant à lui, des photographies des carnets anthropométriques de nomades qui ont été internés dans l’ancien camp de Saliers, près d’Arles, durant la Seconde Guerre mondiale. Puis il part à la recherche des survivants du camp qu’il rephotographie et dont il recueille les témoignages. L’investigation fait ainsi resurgir le passé au sein même du présent.
Parfois, l’enquête exploite les ressources du web. Avec Invicible Cities, Camilo Jose Vergara propose une enquête portant sur les ghettos américains ; le site internet qu’il élabore constitue une base de données qui permet de prendre connaissance de la diversité de ces sites. Le projet « OPP GR2013 » mené par Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth propose une investigation du territoire de la Métropole Aix‑Marseille Provence à partir d’un sentier de grande randonnée périurbaine. Les vues publiées sous forme de cartes postales et rassemblées en un coffret ont également été mises en ligne sur un site internet voué à évoluer grâce à une reconduction collaborative des mêmes points de vue au fil du temps. Atlas of forms d’Éric Tabuchi constitue une base de données cataloguant des formes architecturales à partir de vues collectées sur le web.
D’autres fois encore, les photographes associent leurs images à des « paroles rapportées ». En collectant des témoignages sur des objets disparus (œuvres sorties des musées, anciens symboles du pouvoir soviétique à Berlin), Sophie Calle interroge la manière dont l’espace et son occupation se trouvent investis par la mémoire individuelle. Frédéric Delangle et Ambroise Tézenas présentent en regard de photographies de migrants les propos de ces derniers qui expliquent les relations qu’ils entretiennent avec les nouveaux vêtements qui leur ont été distribués. Hortense Soichet confronte les photographies d’intérieurs d’une cité à Colombiers aux témoignages de ses habitants. Mathieu Pernot collecte des cartes postales des cités de la période des trente glorieuses. Les vues de ces bâtiments, alors appréciés par leurs habitants, côtoient les fragments de correspondances présents au verso des cartes. La combinaison des images et des témoignages rend perceptible la porosité qui existe entre les lieux, le vécu et les sentiments.
Certains photographes se consacrent davantage à une quête identitaire. À partir des portraits-chinois de plusieurs personnes portant le même nom, Stéphanie Solinas propose des photographies, puis des portraits-robots de ces personnes, selon une chaîne d’équivalence. Au travers d’une installation de portraits représentant « sept pècheresses » et « sept vertueuses », le collectif AES+F convie le spectateur à scruter les visages pour y discerner les indices du mal ou du bien. Hans Eijkelboom se met en scène dans différentes fonctions professionnelles qui lui ont été prêtées par des amis qu’il n’a pas vus depuis longtemps. Pauline Panassenko relate les récits de vie de cinq femmes portant le même patronyme qu’elle. Qu’elles relèvent du portrait-chinois, du portrait-robot, du récit de vie enregistré, du jeu de rôle…, toutes ces enquêtes rejoignent l’activité du détective.
Dans un dernier chapitre portant sur « l’attrait du fait divers », Danièle Méaux étudie avec subtilité les photographies de lieux ayant été le théâtre d’événements tragiques prises par Joel Sternfeld. Mu par le récit du drame livré par le texte, le spectateur part à la quête d’indices absents des images de ces sites désormais vides. En arpentant et photographiant les lieux où un assassin a erré plusieurs années durant, Cédric Delsaux incline à imaginer sa manière de voir les choses. Le spectateur qui scrute ses images tente de déceler des indices et de comprendre les émotions du criminel. Le fait divers exerce une attraction sur certains artistes qui, au même titre que les chercheurs en criminologie, en histoire ou en sociologie, invitent le spectateur à procéder à des reconstructions mentales pour tenter de comprendre les circonstances des événements passés.
Toutes ces enquêtes photographiques convergent en une même tendance au questionnement du réel : établies dans la durée, elles suivent un cheminement et se développent par étapes successives. L’interaction progressive des photographes avec le monde permet de faire émerger des connaissances et d’approcher ainsi la complexité des phénomènes. Qu’il s’agisse d’une investigation du territoire et de son aménagement, de l’exploration des modes de vie ou des organisations socio-économiques, des restes du passé ou de l’identité des autres, l’enquête photographique relève d’une praxis : les méthodes et procédures d’investigation font partie intégrante de l’œuvre et l’approche de la connaissance est intimement déterminée par la méthode adoptée. Dans ces démarches d’investigation, les protocoles ont leur importance. La méthode adoptée est parfois arbitraire ou loufoque, elle fait aussi place à la sérendipité et au hasard, provoquant en retour des questionnements de nature épistémologique sur les modalités habituelles de la recherche.
Ces « nouvelles formes de photographie documentaire » s’écartent d’une volonté d’objectivité qui se trouverait légitimée par les prétendues capacités du médium à reproduire le visible et à enregistrer les traits factuels – phénomène exemplifié par Le Style documentaire, tel qu’Olivier Lugon l’a défini. Elles s’attachent davantage à une intellection des phénomènes. Certains éclairages peuvent jaillir des rapprochements opérés entre des éléments, à l’instar de ce qui se passe dans L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg où la table constitue une surface de rencontres douée d’aptitudes heuristiques.
Les mises en réseau autorisent le décloisonnement disciplinaire. L’enquête peut dès lors articuler une pluralité de facteurs pour appréhender des objets dans leur complexité. Par ailleurs, chacun est invité à participer à l’investigation ; le partage des informations incline à une démocratisation des connaissances. En se rapprochant ainsi des pratiques de compréhension des détectives, des scientifiques (ethnographes, anthropologues ou sociologues), ces pratiques photographiques tendent à confondre le champ des arts et celui des sciences humaines : l’art ne paraît plus enclos sur lui-même, mais profondément lié au monde et aux préoccupations sociétales de notre temps.