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Hommage à Roland Le Huenen

A Tribute to Roland Le Huenen
Sarga Moussa, Philippe Antoine et Alain Guyot

Texte intégral

1Nous avons appris avec une immense tristesse le décès de notre collègue et ami Roland Le Huenen, survenu le 16 septembre 2020.

2Ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui garderont l’image d’un homme chaleureux et spirituel, et d’un savant qui savait faire partager avec enthousiasme ses découvertes et convictions. Avec la générosité qui était la sienne, il avait accepté de donner un article à une toute jeune revue, Viatica, dont la première livraison, en 2014, accueillit l’un de ses textes : « Le récit de voyage à l’orée du romantisme ». Nous sommes en 2021 et le dossier de ce numéro contient l’une de ses dernières contributions : « Le voyage en Inde du naturaliste Victor Jacquemont d’après sa correspondance : 1828-1832 ». Breton d’origine, mais natif de Saint-Pierre et Miquelon, il avait fait ses études à Strasbourg, où il s’était intéressé à la littérature française du xixe siècle, dont il était devenu l’un des meilleurs spécialistes mondiaux. En poste à l’Université de Toronto depuis 1980, il était un pionnier dont les travaux ont durablement irrigué les études menées sur les littératures de voyage, même si son œuvre critique, loin de là, ne se limitait pas à ce seul domaine. Il a accompagné de son autorité bienveillante et amicale les recherches de la génération qui a suivi. Elle lui doit en premier lieu d’avoir magnifiquement préparé le terrain en faisant accéder le « genre viatique » à une légitimité qui était loin d’être acquise lorsqu’il entreprit, il y a trois décennies environ, de lui consacrer une part importante de sa recherche.

3Nous lui sommes également redevables d’avoir tracé une voie qui évitait les écueils du strict biographisme ou des analyses de contenus, mais qui n’évacuait pas pour autant les composantes référentielle et idéologique de textes qui disent le monde par le truchement de représentations historiquement et culturellement marquées. En d’autres termes, il savait concilier les exigences de l’analyse textuelle et la prise en compte des enjeux et visées du Voyage. L’un des premiers, il s’est interrogé sur les spécificités du genre viatique et sur sa poétique (« Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? », 1990). Un livre récent, La Littérature au prisme du voyage (PUPS, « Imago Mundi », 2015) réunit bon nombre de ses articles. En remaniant ces textes et en les agençant pour les besoins de cette édition, l’auteur avait offert aux amateurs et aux connaisseurs un panorama du genre, à un moment crucial de son histoire. Donnons-lui la parole :

L’entrée en littérature du récit de voyage, au tournant du xixe siècle, manifeste un glissement de point de vue, un changement du projet d’écriture marqué par le passage d’une économie descriptive centrée sur l’objet à une économie narrative fondée sur le sujet, ou encore par la mutation d’un inventaire du monde en un usage du monde, accordant au moi du voyageur-relateur une autorité régulatrice jusque-là jamais atteinte (p. 17).

Cette ligne directrice, fermement tenue, est exempte de tout dogmatisme : quelle que soit la pertinence de ses propositions théoriques, Roland Le Huenen revenait toujours au texte singulier, qu’il savait faire parler avec une finesse et un art de la nuance qui, toujours, guidaient sa plume.

4Roland Le Huenen était d’une immense curiosité, ce qui est le propre du voyageur, au sens moderne du terme. Il était aussi connu comme balzacien et comme sandien, donc comme spécialiste du roman, ainsi que l’ont rappelé récemment ses collègues de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes. Mais son intérêt pour le monde était aussi vif que celui pour les textes et, en cela, on comprend que le voyage et son récit aient été, depuis longtemps, au centre de ses préoccupations. Lire un texte de Roland Le Huenen sur tel voyageur scientifique, c’est s’instruire non seulement sur les procédés (rhétoriques, poétiques, esthétiques…) mis en œuvre d’un point de vue linguistique, mais aussi sur les objets mêmes dont il est question, que ce soit sur les itinéraires empruntés par des explorateurs ou sur les populations étrangères rencontrées. Roland Le Huenen avait le souci de la précision, de l’exactitude lexicale. Aucun jargon chez cet homme d’une grande culture, mais une exigence de justesse, une honnêteté intellectuelle absolue qui lui a permis d’échapper aux modes tout en intégrant l’apport de recherches et de méthodes nouvelles. Ainsi a-t-il très vite compris l’intérêt que représentait le développement des études de genre dans le domaine viatique, ce qui nous a valu plusieurs articles sur des voyageuses (Sand, en particulier, mais aussi Léonie d’Aunet) du xixe siècle – le siècle où les femmes accèdent lentement à l’émancipation (sociale, politique, littéraire). Cette époque fut aussi le siècle d’or du Voyage, celui que Roland Le Huenen illustra si brillamment, que ce soit par ses travaux sur le Chateaubriand de l’Itinéraire, sur le Gautier du Voyage en Espagne ou ceux sur le jeune Flaubert voyageur, celui de l’excursion en Bretagne avec Du Camp. Il n’en avait pas pour autant renié sa terre d’origine, où il allait se ressourcer tous les étés et à laquelle il avait consacré différents travaux, dans la lignée de son père, Joseph, qui fut maire de Saint-Pierre. Cette île rude, au climat si particulier, l’avait amené plus récemment à se pencher sur les relations de voyages au Spitzberg. La maladie qui l’accablait depuis plusieurs années maintenant ne l’avait pas empêché d’ouvrir il y a peu un nouveau champ de recherches autour des voyages pittoresques au tournant des xviiie et xixe siècles.

5Roland Le Huenen avait su attirer dans son université et fédérer autour de lui des chercheurs de grande qualité, dont certains ont eux-mêmes beaucoup apporté au récit de voyage. Il a rayonné bien au-delà de sa ville canadienne d’adoption. Pleinement installé sur le continent américain, très engagé sur le plan académique, il n’a cessé de traverser l’Atlantique pour venir dans l’Hexagone donner des conférences et participer à des colloques. Il fut très tôt, avec quelques autres, une cheville ouvrière du CRLV, le Centre de Littérature sur la Littérature des Voyages, fondé en Sorbonne par François Moureau.

6Roland Le Huenen était enfin un esprit libre. Sans être suspect de la moindre complaisance idéologique, il publia, en 1989, une édition du Voyage à Terre-Neuve d’Arthur de Gobineau, montrant tout à la fois, dans sa présentation, le réel sens de l’observation de son auteur, mais aussi ses préconstruits intellectuels. C’est là toute la vertu d’un vrai chercheur que de ne pas refuser de travailler sur un auteur connu pour ses théories racistes, tout en cherchant à voir dans quelle mesure celles-ci ne se superposent pas mécaniquement aux représentations de l’altérité qu’il construit dans sa relation viatique.

7Nous avons beaucoup appris à son contact. Ses travaux resteront. Il faut les lire ou les relire. Un lecteur attentif entendra cette voix grave, posée et chaude qui savait si bien captiver les nombreux publics d’étudiants et de collègues auxquels il s’adressait. À son épouse, Johanne, à ses enfants et petits-enfants, nous adressons toutes nos pensées.

8Le comité de rédaction de Viatica.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarga Moussa, Philippe Antoine et Alain Guyot, « Hommage à Roland Le Huenen »Viatica [En ligne], 8 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/1412 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.1412

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Auteurs

Sarga Moussa

THALIM, CNRS-Université Sorbonne Nouvelle-ENS

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Philippe Antoine

CELIS-EA 4280, Université Clermont Auvergne

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Alain Guyot

LIS-EA 7305, Université de Lorraine

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