Un détour par les Lettres persanes
Qui ne se souvient de cette question qui vient clore la trentième missive des Lettres persanes, clausule si célèbre qu’elle en est devenue emblématique de la difficulté foncière à penser l’être de l’autre : « Comment peut-on être Persan ? » Mais sans doute n’est-il pas inutile de rappeler le contexte qui lui sert de tremplin : une anecdote où se lit d’abord l’effet de fascination général provoqué par le costume oriental de Rica fraîchement débarqué à Paris :
Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du Ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi […] ; si j’étais aux spectacles, je trouvai d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a tant été vu que moi1.
Montesquieu pousse à son comble l’hypertrophie du regard que les Parisiens, transformés en badauds, fixent sur cet étranger à la tenue insolite qui aimante tous les yeux aux dépens de ce qui, ordinairement, a statut de spectacle. Le lexique de la vision est ici d’une rare insistance comme pour mimer l’excès d’intérêt provoqué. Rica se sent, ou plutôt se voit, cerné de tous côtés par une curiosité indiscrète. Se voit, oui, car il y a bien une réflexivité du regard au cœur de l’anecdote : le Persan n’est pas seulement vu, il se voit regardé, plus, il voit son apparence lui revenir sous la forme d’une multiplication de portraits, comme si la fixité des yeux rivés sur lui se poursuivait par la fixation de son image et de sa reproduction commerciale :
Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées : tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu2.
Mais si cette fable est particulièrement révélatrice, c’est par le mouvement de bascule qu’elle enclenche dans un second temps : lassé d’être le point de mire de tous les regards, Rica prend la décision de quitter son habit oriental et de se vêtir à la mode européenne, « pour voir », explique-t-il, « s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable3 ». Résultat : le voilà aussitôt tombé « dans un néant affreux », plus personne ne le remarque4, son étrangeté phénoménale disparaît, insoupçonnable. Ne plus s’habiller en Persan, c’est ne plus faire figure de Persan. C’est se fondre dans la foule, renoncer à ce qui vous désignait aux yeux de tous comme réunissant des signes inscrits dans un déjà connu – ou du moins dans un facilement reconnaissable – puisque les autochtones les plus casaniers croient pouvoir affirmer en toute quiétude à la vue de Rica dans son costume : « Il faut avouer qu’il a l’air bien persan5. »
Désormais, en l’absence de cette tournure exotique qui opère comme un révélateur, l’identité orientale de Rica, devenue invisible, requiert un médiateur pour être établie : il faut qu’un tiers le présente comme Persan. Et du coup, alors que son apparence « costumée » (« son air ») confortait les autres dans une assurance apaisante en répondant à ce que leur ignorance même imagine de la « persanité », l’être-persan de cet étranger, en revanche, précisément parce qu’il ne donne rien à regarder, crée déboussolement et perplexité. Oui, comment peut-on être persan ?
Si nous avons placé cette fiction des Lumières à l’ouverture de cet article où nous interrogeons le lien qui se noue entre costume et regard dans des relations viatiques égyptiennes de la Renaissance arabe6, c’est qu’elle tresse ensemble, de façon exemplaire, un faisceau d’éléments qui nous semblent pouvoir servir de plate-forme de réflexion à d’autres situations du même type où un voyageur est amené à méditer ou à fantasmer sur l’effet produit par sa propre image en pays étranger. Parmi ces éléments : la force d’attraction exercée par le costume étranger (en l’occurrence « oriental »), l’échange des regards qui s’ensuit, le sentiment du voyageur face à cette démonstration de curiosité ou d’incompréhension, l’interprétation qu’il est conduit à faire de sa propre étrangeté aux yeux des autres. En effet alors qu’il occupe, durant son périple, le statut d’observateur d’une société, le voyageur se découvre, par moments, objet d’observation7. De ces moments où se joue ce qu’on pourrait appeler un retour du regard et de l’image de soi comme autre de l’Autre, la 30e Lettre persane offre un scénario que nous garderons à l’horizon de notre analyse comme une sorte de modèle théorique – malgré son caractère fictionnel. Sans se présenter sous une forme aussi accomplie dans les récits des voyageurs de la Nahda, les scènes de retour du regard – en rapport étroit avec la question du costume – peuvent être lues comme des variantes de ce modèle, telle composante s’y trouvant nuancée, mise en relief ou en sourdine selon la sensibilité de chaque auteur.
En choisissant à dessein comme modèle une fable emblématique au schème labile, plutôt qu’une hypothèse théorique rigide, nous entendons prendre nos distances par rapport à l’une des rares études qui abordent la relation costume/regard chez les voyageurs orientaux venus en Europe au xixe siècle, à savoir le premier chapitre de Colonising Egypt de Timothy Mitchell : « Egypt as an Exhibition8. » S’appuyant sur des thèses empruntées à Derrida et Heidegger, Mitchell croit pouvoir avancer l’idée que durant tout le xixe siècle – ère des Expositions universelles –, les voyageurs non occidentaux auraient tous vécu la même expérience dégradante : être transformés en objets d’exposition et livrés à une curiosité (caractéristique typiquement occidentale, selon l’auteur totalement oublieux de la curiosité du voyageur). Cette situation les placerait d’emblée en état d’infériorité en blessant leur amour-propre9. Examinons ce qu’il en est, textes à l’appui.
Connotations et enjeux de l’habit oriental
En 1826, lorsque Rifâ’a al-Tahtâwî débarque à Paris, il est hors de question pour lui et pour la délégation des boursiers égyptiens – auxquels il sert d’imam – de changer de tenue10. Il garde sa gubba (sorte de manteau) et son caftan d’azhariste, et si le costume de ses compagnons est moins « oriental », tous continuent à porter le turban comme le montre une gravure les représentant en compagnie de leur mentor, Edme-François Jomard11. Pour Muhammad ‘Alî qui surveille chaque détail de la mission avec une impérieuse vigilance, la dichotomie est claire : ces jeunes gens ont à assimiler à un rythme soutenu toutes les sciences modernes inventées par l’Europe, quant à adopter un autre mode vestimentaire, l’affaire était exclue, l’attachement à l’habit étant compris comme le signe clé de la fidélité à soi12. Principe partagé par Tahtâwî qui, lorsqu’il mentionne sa rencontre avec des Égyptiens établis en France, souligne en premier lieu qu’ils s’habillent « comme les Français », indice sûr de leur allégeance13.
La psychologie des Parisiens n’ayant, semble-t-il, pas beaucoup évolué depuis l’époque de Montesquieu, le cortège formé par ces jeunes étrangers fait sensation non seulement aux abords de leur résidence du boulevard de Clichy, mais bien au-delà, et si ce ne sont pas les miniaturistes qui exploitent la situation, journalistes, poètes satiriques et vaudevillistes rivalisent à qui s’en fera l’écho notamment en amplifiant en arrière-fond divers préjugés où l’on retrouve pêle-mêle l’image des Turcs, celle de Muhammad ‘Ali, vainqueur impitoyable des mamelouks, et bras droit du Sultan dans la répression contre les Grecs… Un vaudeville, dont Anouar Louca a donné un résumé dans Écrivains et voyageurs égyptiens en France au xixe siècle14, grossit l’engouement provoqué par cet exotisme-soudain-transplanté-chez-soi en le représentant sur les planches.
On peut se demander si Tahtâwî avait eu vent de ces écrits satiriques, en tout cas il passe sous silence le vaudeville dont il est l’un des héros malgré lui. Plus : il tient à souligner le respect provoqué par la vue de ses habits chez les Parisiens : « […] nous comptons là-bas parmi les gens aisés, même parmi les riches, puisque nous nous parons d’un costume étrange à leurs yeux et que nous sommes apparentés au Maître des Faveurs15. »
On notera que Tahtâwî esquive la mise en récit de la rencontre au profit d’un simple constat et sollicite deux présupposés dans son décodage du regard de l’autre : 1) le costume étranger impliquerait l’appartenance à une classe privilégiée, fortunée, donc fascinante pour le commun des mortels ; 2) le prestige politique de Muhammad ‘Alî rejaillirait sur les membres de la délégation, considérés comme ses protégés. D’où, dans ce retour du regard ainsi interprété, une respectabilité flatteuse pour Tahtâwî et ses congénères, aux yeux du lecteur. Sans compter l’image avantageuse qui en résulte pour le vice-roi que l’auteur de L’Or de Paris ne perd jamais de vue.
De façon plus générale, en décrivant les traits de caractère des Parisiens, Tahtâwî émettait déjà une idée très positive sur le type de curiosité qui les anime à l’égard des étrangers :
Une de leurs qualités est leur amitié pour les étrangers et la tendance qu’ils ont à rechercher leur société, surtout si l’étranger est paré d’habits précieux. Ils sont mus en cela par la curiosité et le désir de s’informer sur les conditions des autres contrées et les mœurs de leurs peuples16.
Cette remarque, en établissant une égalité entre étrangers fortunés de quelque appartenance qu’ils soient aux yeux des Français, notamment sans distinction entre Orientaux et Occidentaux, devrait poser, dans son optimisme sans complexes, quelques problèmes aux tenants des thèses de Mitchell évoquées plus haut…
Le cas de ‘Alî Mubârak17 est différent en ce qu’il rapporte non sa propre expérience viatique, mais les aventures fictives d’un cheikh d’al-Azhar, amené à se rendre en Europe à l’invitation d’un orientaliste anglais qui l’accompagnera tout au long de son périple et prendra en charge également les frais de voyage de son fils, Burhân al-dîn, un adolescent de seize ans. Il en résulte un roman didactique, intitulé ‘Alam al-dîn18 – du nom du héros éponyme –, constitué de longs dialogues entre les trois personnages, auxquels se joindra le marin Jacob, dialogues se prolongeant en histoires enchâssées et en digressions sur une variété impressionnante de sujets. Parmi ces derniers : la question du costume oriental et du regard qu’il s’attire.
En effet, alors que ‘Ali Mubârak, durant son séjour en France de 1844 à 1848, poursuit ses études à l’école militaire de Metz et à ce titre porte l’uniforme de l’institution où il est inscrit, le cheikh azharite et son fils choisissent de garder leurs habits orientaux et cela contre l’avis du chercheur anglais. Ces controverses ainsi que les situations de « retour du regard » dans le récit sont agencées par l’auteur de façon à nous permettre une saisie des positions en présence.
Le premier passage révélateur se situe dès leur arrivée à Marseille, lorsqu’il s’agit de décider dans quelle tenue Burhan-al-dîn se rendra au théâtre. Son père tranche en faveur du costume oriental en mettant en avant les raisons suivantes :
Choisis les plus beaux habits que tu trouveras dans ta malle pour paraître dans le costume des gens de ton pays. Il te siéra mieux et te donnera plus d’éclat. Il te distinguera et te désignera pour ce que tu es. Il attirera vers toi leurs regards et leurs cœurs, […] te gagnera le respect des petits et des plus éminents19.
Pour ‘Alam al-dîn, ce costume traditionnel n’a que des avantages : il assure à qui le porte non seulement prestance et distinction, mais également sympathie universelle en terre étrangère. Comme dans L’Or de Paris, le regard de l’autre, pour cet homme vertueux, est supposé être favorable et chargé de considération. La suite du chapitre apportera sinon un démenti à cette opinion idéalisante, du moins quelques rebondissements qui enrichiront la thématique du regard.
Dans un de ces moments romanesques plutôt rares dans ce copieux récit didactique, ‘Ali Mubârak accorde beaucoup de soin aux éléments raffinés qui composent la tenue orientale de Burhan al-dîn ainsi qu’à la description de sa beauté physique. La situation de retour du regard commence ici par un regard sur soi : le jeune homme s’admire dans un miroir, avant d’aller à la rencontre des regards de la foule réunie au théâtre. Dans un scénario proche de celui mis en place par Montesquieu, un cercle se forme autour de l’étranger au foyer, lors de l’entracte :
Les gens furent nombreux à nous encercler, chacun demandait qui j’étais, de quel pays, la raison de ma présence et ainsi de suite. Le plus étrange, c’est que beaucoup dans l’assistance posaient ces questions alors qu’ils avaient vu quelqu’un d’autre me les poser et avaient entendu ma réponse ; mais ils ne s’en contentaient pas, voulaient interroger à leur tour et entendre la réponse pour la deuxième fois.
Quant aux femmes, chacune répétait sa question à plusieurs reprises et moi, j’étais au comble de la surprise de voir la curiosité de cette compagnie à mon égard et leurs questionnements20.
Le désir de voir se double ici d’une envie irrépressible de s’adresser au jeune homme, de lui poser des questions, fussent-elles redondantes, comme si cet échange lui-même avait valeur d’événement. Au retour dans la salle, le premier rôle revient à nouveau au regard (renforcé par l’emploi des lorgnettes) et une nouvelle donne est introduite par l’auteur, celle d’une sorte d’éducation sensuelle qui s’amorce pour le jeune Burhan al-dîn21 :
Durant les actes, les regards des femmes et des hommes se tournaient vers moi de toutes parts, beaucoup utilisaient une lorgnette et cela se répétait sans cesse. Je les regardais à mon tour avec ma lorgnette et voyais telle femme toute proche, les épaules nues, la gorge, la tête, les bras à découvert22.
Ainsi, sans forcer l’ironie, l’auteur nous suggère-t-il que la situation a glissé vers tout autre chose que le respect dont parlait le cheikh ‘Alam al-dîn.
À Paris, la question du costume se pose à nouveau. L’Anglais, rappelant l’attroupement provoqué à Marseille, propose aux deux protagonistes de revêtir l’habit des gens du pays « afin de leur ressembler et de se mêler à eux plus facilement23 ». Mais une fois encore père et fils s’y refusent, le premier en alléguant son ancienne opinion (leur tenue en tant qu’étrangers leur vaudra davantage de déférence) et en ajoutant : « Si nous quittons les habits que nous portons depuis l’enfance, nous aurons besoin d’un certain temps pour nous habituer à notre nouvelle tenue et y faire preuve d’élégance24 ». Remarque non dénuée de subtilité car elle pointe que revêtir l’habit d’une autre culture ne va pas de soi (ce dont ne s’était pas avisé Montesquieu), que la relation entre le corps et ce prolongement qu’en est l’habit est modelée par un usage, qui, faute de maîtrise, peut conduire au ridicule. Quant à Burhân al-dîn, il ne voit aucune nécessité à changer de tenue puisqu’il n’a pas l’intention de s’installer définitivement dans ce pays (nous retrouvons le topos – déjà présent chez Tahtâwî – de l’adoption du mode vestimentaire d’une nation comme signe d’assimilation) ; d’autre part, s’il s’agit d’éviter les attroupements de curieux, il faudra changer d’habit dans chaque pays visité, puisque chaque peuple a ses coutumes en la matière25.
Si les deux Égyptiens l’emportent sur le plan argumentatif, ils auront à subir dans la suite du voyage les conséquences de leur choix, Burhan al-dîn notamment qui « ne passait jamais par un chemin sans voir les gens l’encercler de tous côtés comme c’est leur habitude lorsqu’ils voient quelqu’un qui n’est pas de leur pays ou est habillé différemment26 ».
Toutefois si lassante que soit cette expérience, elle ne donne jamais au jeune homme le sentiment d’être rabaissé, mais plutôt d’avoir affaire à un peuple qui manque aux règles du savoir-vivre. À l’indignation marquée par l’adolescent, l’auteur s’arrange pour répondre par deux fois en relativisant le sujet. La première réponse, venue de Jacob le marin, relève d’une sorte d’anthropologie empirique : il n’y aurait là qu’« une façon d’être des Européens, surtout des Français qui prêtent attention à tout ce qu’ils voient de différent par rapport à leurs mœurs, et cela même s’ils le voient un millier de fois27 ». La seconde, énoncée par ‘Alam al-dîn, tient de la morale personnelle : il est vain de vouloir corriger les usages qui nous déplaisent chez une nation, la sagesse pour un voyageur consistant à observer ce qui pourrait être utilement transposé dans son pays ; quant aux visions licencieuses, mieux vaut en détourner les yeux, comme le conseille le précepte coranique28. Effort de désamorçage des conflits qui correspond bien à l’esprit de ‘Alam al-dîn, œuvre fondée, au-delà du dialogue permanent entre ses protagonistes égyptiens et anglais, sur un plaidoyer en faveur d’un véritable respect entre Orient et Occident et d’une mise en commun de leurs savoirs.
Quand turban et tarbouche voyagent de compagnie
Sous le règne d’Ismaïl Pacha, une mutation se produit : entre autres aspects de la modernisation du pays, l’habit à l’européenne, conjugué au tarbouche, devient la tenue officielle dans l’administration égyptienne. La métamorphose vestimentaire déjà en cours parmi l’élite aristocratique et bourgeoise s’étend jusqu’aux écoliers de l’enseignement public.
À la fin du siècle, si l’on en croit une des scènes de Ce que nous conta ‘Isâ Ibn Hichâm, on n’hésite pas, dans la classe aisée, à commander sa nouvelle garde-robe chez un tailleur parisien29. Une césure se creuse, que Muwaylihi souligne dans sa description très satirique de la société égyptienne, entre les entarbouchés (aristocratie, fonctionnaires de l’état, professions libérales, jeunes) et les enturbannés (commerçants, ulémas, artisans). Césure qui se reflète chez les voyageurs égyptiens en partance pour l’Europe, lesquels s’habilleront en conformité avec cette division sociale. À l’occasion des Congrès orientalistes – qui comptent parmi les principaux motifs de voyage au xixe siècle –, il n’est pas rare qu’un délégué en tarbouche en côtoie un autre en turban, et qu’ils s’embarquent ensemble.
Tel est le cas, au Congrès de Stockholm, des quatre membres de la délégation égyptienne : si Abdallah pacha Fikrî, haut fonctionnaire de l’État, et son fils Amîn, juge à la cour d’appel du Caire et qui accompagne son père pour lui servir d’interprète, sont habillés à l’européenne et coiffés du tarbouche, leurs compagnons de voyage, ‘Umar al-Bâghûrî et Hamza Fathallah portent la tenue des ulémas. La date du Congrès coïncidant avec l’Exposition universelle de 1889, la délégation en profite pour faire un séjour à Paris où tout se passe pour eux sans encombre. Les deux Fikrî notamment reçoivent un accueil des plus chaleureux de la part de certains officiels, comme Charles Mougel, qui avait servi sous plusieurs souverains égyptiens. Mais au cours de leur itinéraire vers la Suède, les quatre voyageurs font halte dans plusieurs villes et par deux fois au moins, un cercle de badauds se forme autour d’eux, leur révélant soudain leur étrangeté. C’est ainsi qu’en route pour la Bibliothèque de Leyden, qu’ils ont demandé à visiter, les quatre voyageurs notent la surprise qu’ils provoquent parmi les habitants accourus pour les voir. Amîn Fikrî croit en deviner la raison dans une donnée de géographie humaine : le peu de contact de Leyden avec le monde extérieur.
Leur ville étant éloignée de la mer et ne pratiquant pas le commerce, les étrangers y étaient rares notamment les Orientaux portant caftan et turban comme nos deux compagnons de voyage ou coiffés du tarbouche comme nous l’étions30.
Fikrî prend soin de préciser que, malgré leur comportement incongru, ces badauds « observaient les règles de la politesse, restaient silencieux, nous laissaient un espace suffisant pour avancer et rien dans leur physionomie n’indiquait le manque de considération ou la raillerie31 ». Le directeur de la Bibliothèque, confus du désagrément causé, devra lui-même intervenir et persuader les curieux de se retirer.
À Cologne, même scénario, sauf que cette fois-ci, la police s’en mêle. En effet, descendu un soir avec l’un des azharites désireux de se rendre au marché, Amîn Fikrî constate que leur aspect ne passe pas inaperçu :
À peine avions-nous fait la moitié du chemin qu’une foule de passants nous encercla de partout, les yeux fixés sur le costume de mon compagnon et sur mon tarbouche. Tout à leur contemplation et à leur stupeur, ils bouchaient le passage et paralysaient la circulation32.
Dispersés par les policiers, ces attroupements se reforment sans cesse jusqu’au moment où apparaît la boutique, objet de la quête des deux voyageurs qui s’y réfugient « sous les regards scrutateurs de la foule ». Décidément subjuguant, le spectacle se poursuit à travers les vitres comme si le magasin se transformait en théâtre, et à l’intérieur, écrit Fikrî, « les vendeuses qui nous entouraient nous contemplaient aussi, et quel plaisir ! car les Allemandes sont d’une beauté à vous éblouir les yeux ».
Chez Ahmad Zakî33, dans Le Départ pour le Congrès, Lettres d’Europe, la scène de l’échange des regards se déroule à Naples et se colore d’un romanesque plus appuyé que dans le tableau précédent, en raison de la présence exclusive de femmes parmi les passantes tombées en arrêt. L’ébauche d’une double séduction s’accomplit, silencieusement, dans une sorte de commotion de curiosité réciproque. Zakî, coiffé de son tarbouche, et son compagnon de voyage, le cheikh Râchid, habillé de son manteau et de son caftan aperçoivent, au cours d’une promenade, d’élégantes Napolitaines. Spectacle d’autant plus agréable, qu’ils n’ont rencontré que de pauvres femmes du peuple depuis leur arrivée à Brindisi. Mais aussitôt ils se voient à leur tour regardés comme s’ils appartenaient à un autre monde. Ici encore, contrairement à la thèse de Mitchell, loin de se sentir en état d’infériorité, le voyageur se voit élevé au rang de phénomène extraordinaire. Ce qui prévaut chez lui, c’est le sentiment d’avoir tout, bien que simple mortel, d’une apparition étrange et qui sidère :
Notre apparence extérieure, surtout celle de mon camarade et sincère ami, le cheikh Muhammad Râchid, attirait leur attention, ce qui me donna l’occasion de rattraper le temps perdu, et de contempler l’œuvre de Dieu, le Vénéré, le Majestueux. Tandis que l’une d’elles, en nous dévisageant, nous envoyait les dards de ses regards langoureux, l’autre s’étonnait de notre apparence, ses lèvres tendres laissant à découvert une rangée de perles à vous émouvoir le cœur, et une autre encore, oubliant de vaquer aux affaires qui l’avaient fait sortir de son logis, rebroussait chemin pour nous suivre, stupéfaite de notre mine alors que nous étions en admiration devant la sienne. Il y en avait aussi qui nous regardaient d’en haut, à travers leurs jalousies, capturant ainsi les cœurs dans leurs lacis, sans qu’il en résultât la moindre gêne pour elles […]34.
Autre situation, flatteuse pour l’amour-propre bien que ruineuse pour le portefeuille : les marques de respect que Zakî nous rapporte avoir reçues de commerçants dont les courbettes lui ont semblé si peu motivées qu’il en vient à subodorer qu’on le confond, au seul vu de son tarbouche, avec un type de voyageurs reconnaissables au même couvre-chef et qui se sont taillé une solide réputation de prodigalité : les Égyptiens fortunés qui, à l’étranger, dépensent sans compter35.
S’il peut chatouiller agréablement la vanité, l’habit réserve aussi des moments dysphoriques, tel l’incident vécu par Ahmad Zakî à l’entrée de l’église de Gênes et qu’il rapporte dans une anecdote intitulée « Turban et tarbouche en Europe ». Le narrateur, toujours accompagné du cheikh Râchid, a la surprise de se voir barrer la route par le garde préposé à la porte et qui exige d’eux qu’ils ôtent leur chapeau. Ahmad Zakî lui explique alors que, contrairement à la tradition des couvre-chefs en Europe, enlever son tarbouche en public est un geste d’incivilité en Orient où on ne se découvre que dans l’intimité de son chez-soi. De même pour le turban. Les pourparlers qui s’ensuivent avec divers ecclésiastiques débouchent sur une leçon indirecte en anthropologie comparée, où le lecteur mesure à quel point, en matière de civilité, les usages d’une culture à l’autre peuvent s’opposer.
Le voyageur semble d’abord avoir gain de cause, mais la controverse rebondit par trois fois. À partir d’un point de logique en premier lieu : être habillé à l’occidentale comme l’est Zakî implique, souligne le parti ecclésiastique, l’obligation de se conformer au code lié à sa tenue, donc d’enlever son chapeau. Second ricochet, à partir d’un distinguo : le tarbouche n’est pas un chapeau. Quant au troisième ricochet, en totale extrapolation par rapport au sujet, il assurera la victoire en rappelant l’exemple des prêtres romains et la générosité dont fit preuve Muhammad ‘Ali à l’égard du Vatican :
« Ce que je porte n’est pas un chapeau. Nous avons visité déjà plusieurs églises, dont la basilique Saint-Pierre à Rome. Nous y avons été salués par leurs prêtres qui nous ont reçus avec bienveillance, nous ont parlé en arabe, nous ont fait visiter ses trésors et admirer les colonnes de marbre envoyées par feu Muhammad Ali Pacha, après l’incendie qui l’avait ravagée et à la suite duquel plusieurs monarques du monde entier avaient participé à sa restauration ». Cet argument l’ayant totalement persuadé, il a demandé au gardien de nous montrer les œuvres antiques et trésors authentiques qu’ils possédaient36.
Le ressort de la scène n’est plus ici la curiosité, mais un étiquetage aussi erroné que péremptoire (vous êtes habillé à l’occidentale, vous devez donc obéir au même code que les Occidentaux). Cette ignorance qui n’est pas sciemment blessante, mais découle d’un certain provincialisme du clergé de Gênes, entraîne Zakî, par le vacillement qu’a subi son identité, à remettre en question le bien-fondé de la tenue à l’européenne comme choix imposé par l’État égyptien, et à dénoncer les retombées économiques de la mutation vestimentaire :
Je suis sorti de l’église profondément dégoûté par mon costume à l’européenne dont l’adoption dans notre pays a entraîné la condamnation à mort de plusieurs de nos industries et de nos ouvriers, et simultanément l’essor de certains produits européens prompts à s’abîmer. Nous avons ainsi secondé le commerce étranger dans la saignée qu’il opérait sur le peu qui nous restait de notre richesse. Sans compter que les chaussures à l’européenne provoquent des douleurs dont s’ensuivent mauvaise humeur et acrimonie. Quant au pantalon étroit, au veston serré, à la jaquette, à la redingote, au smoking, au frac, à la chemise repassée, à la cravate nouée, et autres vêtements, ils ne conviennent absolument pas au climat de nos régions. Le tarbouche, quant à lui, ne présente aucun avantage sinon d’emprisonner l’air au-dessus du cerveau tant ses bords sont hermétiquement vissés sur la tête37.
L’incident, même s’il se conclut par l’entrée des deux voyageurs dans l’église, semble avoir réveillé l’irritation de Zakî contre les divers défauts de la tenue occidentale : la faillite à laquelle ont été acculées les industries locales dans une relation colonialiste avant l’heure, et le caractère inconfortable de chaque élément du costume, des chaussures au tarbouche (importé de Turquie). Mais le préjudice moral est encore plus pesant :
Cette réflexion m’est venue un peu après notre entrée dans l’église. J’avais eu des idées à peu près du même ordre lorsque je m’étais aperçu que les vêtements orientaux attiraient à eux les regards (comme cela nous était arrivé à Naples et ailleurs) et j’aurais volontiers porté, comme mon compagnon de voyage, un turban, un caftan et une gubba aux amples manches au lieu de me retrouver dans la situation de la plupart de mes concitoyens lesquels, à l’exemple du geai de la fable qui, désireux de ressembler au plus bel oiseau (le paon ou une autre espèce), avait échoué tout à la fois à l’imiter et à revenir à son état antérieur38.
La fable du « Geai paré des plumes du paon », détournée de sa signification première (qui vise les plagiaires chez La Fontaine), sert de métaphore sinon à la perte d’identité, du moins à l’incertitude qui frappe l’être suite à la métamorphose de son apparence, en l’occurrence l’emprunt à une autre culture d’un mode vestimentaire allogène. Incertitude pour les autres qui ne savent comment lire l’image qu’il renvoie, et par contrecoup, perplexité du voyageur, affecté par cette hybridité, officialisée dans son pays, mais dont il perçoit soudain les ambiguïtés.
Enfin, le tarbouche en terre étrangère apparaît comme un signe de reconnaissance entre ressortissants de divers pays arabes, comme le montre ce passage qui nous révèle aussi combien étaient rares en Occident les voyageurs venus du Sud de la Méditerranée :
Au sortir de l’atelier, nous nous sommes brusquement trouvés face à un homme coiffé d’un tarbouche, qui s’est arrêté tout comme nous, et avec qui nous avons échangé des salutations en arabe, tout joyeux que nous étions de le voir, car nous n’avions encore rencontré aucun des enfants de l’Orient depuis notre départ d’Alexandrie, le 25 août. Nous avons appris qu’il se nommait Muhammad ‘Abd al-Ghanî, et qu’il était le représentant du Sultan du Maroc en Italie39.
L’originalité de la situation tient ici à la surprise de se retrouver face au semblable loin de chez soi. Une familiarité s’installe, fondée non sur une connaissance interpersonnelle préalable, mais sur le sentiment qu’on appartient au même bord, à la communauté élargie des « enfants de l’Orient ».
Nouvelles modulations à la fin du xixe siècle
Vers la fin du siècle, quelques modifications se font jour, dues à des initiatives personnelles dans le sens où la tenue vestimentaire n’est plus forcément la traduction d’une appartenance à un groupe social distinct. C’est ainsi que Hassan Tawfiq al-’Adl, qui a reçu sa formation à Al-Azhar, et en portait le costume traditionnel, opte pour l’habit à l’occidentale et le tarbouche en 1887, lorsqu’il part pour l’Allemagne enseigner l’arabe au département de Langues orientales de l’Université de Berlin. Mais, visiblement, ce couvre-chef demeure énigmatique à beaucoup d’Allemands, par exemple à un jeune couple rencontré par l’auteur dans un train et qu’il entend s’interroger sur sa nationalité, de la façon la plus fantaisiste :
Devinant en moi un étranger, ils crurent que j’ignorais leur langue. « C’est un Français ? », dit-elle. « Plutôt un Russe, répondit-il. Un Espagnol, ou peut-être un Italien ? Un Grec, un Turc ? » Ici, je me mis à rire. Ils s’en aperçurent, s’excusèrent et c’est alors que la conversation s’engagea40.
D’autres voyageurs, partis à leurs frais pour étudier en Europe hors de tout cadre officiel, choisissent de renoncer à ce dernier signe ostensible de leur égyptianité et d’adopter le chapeau. Ainsi d’Ahmad Chafiq pacha qui, sur les photos dont il accompagne ses Mémoires d’un demi-siècle, apparaît coiffé d’un feutre tout comme ses amis ou nu-tête pendant que son récit nous laisse deviner une adaptation rapide à la vie parisienne41.
En revanche, séjournant lui aussi à Paris pour devenir docteur en droit, Muhammad Hussayn Haykal nous met dans le secret d’une situation dysphorique à laquelle il a été confronté à plusieurs reprises. Car si ses Mémoires de jeunesse – sorte de journal de ses impressions au quotidien – laissent deviner un évident plaisir à s’intégrer progressivement à la vie intellectuelle de la capitale, quelques pages cependant mettent à nu une faille secrète, bien présente sous la cordialité des relations et qui témoigne de la poisse des préjugés.
On me demande ma nationalité où que j’aille et quand je réponds que je suis égyptien, je sens que mon interlocuteur m’examine avec stupéfaction. Le regard qu’il me jette plonge au plus profond de mon cœur et m’est douloureux. Pourquoi ? Oui, pourquoi, cette stupeur chez lui et cette souffrance chez moi ? Pour ce qui est de lui, je ne sais pas. Mais pour moi, je sens que ce regard renferme une signification empoisonnée. Un mépris éloquent. Comme s’il s’exclamait : « Ah oui, d’un pays dominé »42.
En l’absence de ce repère qu’était le vêtement, la question de la nationalité prend le relais et perpétue l’étonnement. Haykal est le seul à y lire du mépris, peut-être parce qu’après avoir assimilé la culture et les manières françaises, avoir effacé de son apparence toute orientalité, il découvre l’impossibilité d’être apprécié pour ce qu’il vaut comme personne, l’étiquette qu’on lui colle (ressortissant d’un pays occupé) s’interposant comme écran inamovible même dans une conversation familière.
Un cas isolé encore, bien qu’à l’extrême opposé : celui d’Abou Naddara43. Venu à Paris en exilé volontaire parce qu’il a perdu la faveur d’Ismaïl pacha, Ya’qûb Sannû’ opte d’abord, en 1878, pour l’assimilation (prénom anglicisé, haut de forme, habit à la française). Mais bientôt lassé de cette invisibilité, et dans un parcours inverse de celui de Rica, il s’avise de tout ce qu’il gagnerait à s’inventer un personnage d’Oriental haut en couleur en exploitant sans retenue tous les clichés du rôle. Il arbore donc turban, caftan, ceinture et babouches, usurpe le titre de cheikh (réservé aux ulémas), édite à Paris un journal satirique bilingue truffé de caricatures et de railleries contre l’Angleterre, se forge en français un style pseudo-oriental44, enjolivé des pires fleurs de la rhétorique et devient le chantre à demeure des relations idylliques entre Orient et Occident. Ce qui lui vaut force quolibets de la part des journalistes parisiens et animosité durable chez certains intellectuels égyptiens, comme Muwaylihî, qui voient en lui un propagandiste à la solde des intérêts coloniaux français.
Au terme de ce parcours qui nous a permis de passer en revue les diverses modifications de la scène que nous appelons ici « le retour du regard », un constat se fait jour : à savoir que les voyageurs égyptiens, se voyant transformés brusquement en objet de spectacle pour un groupe de badauds ou de promeneurs sidérés par la vision exotique de leurs costumes, ne ressentent ou du moins n’expriment aucun sentiment d’infériorité ou d’humiliation45. On pourrait même dire : au contraire.
Comment l’expliquer ? Par deux raisons au moins nous semble-t-il. La première est sociale : bien que conscient de séjourner dans des contrées qui peuvent se prévaloir d’un état civilisationnel avancé, le voyageur parti au temps de la Nahda se sent appartenir, comme individu, à une catégorie privilégiée. Jouissant d’une double culture (il parle la langue du pays ou une autre langue européenne), il est protégé de plus par son aisance matérielle, alors que ceux dont il attire les regards sont d’une condition commune et soumis à des réflexes grégaires. La seconde découle de son statut d’écrivain-voyageur : comme chez tout auteur de relation viatique, se cache en lui un découvreur, habité par la valeur de sa propre curiosité, – curiosité attentive à dépasser les apparences, à mener l’enquête, à élaborer un savoir sur l’Occident, à en tirer des enseignements, comme l’affirme le discours préfaciel de la plupart des récits de voyages vers l’Europe durant la Nahda46. Comparée à ce regard scrutateur qu’il porte sur les mœurs et les paysages, comment pouvait lui apparaître la curiosité superficielle, médusée et passablement naïve fixée sur son costume ou son couvre-chef, sinon comme anecdotique et à reverser au chapitre de la psychologie des peuples ?