Sidoine Apollinaire est un aristocrate gallo-romain du ve siècle qui a essentiellement vécu entre Lyon, sa ville natale, et Clermont où il se rend souvent car il possède une résidence d’été près du lac d’Aydat (Avitacum1) héritée de son beau-père, l’éphémère empereur d’Occident Avitus (455-456). Quand il est élu évêque de Clermont (470 ou 471), la cité devient son lieu de résidence2.
Sidoine aime les voyages. Dans le Carmen 243, qui clôt son recueil de poèmes, il imagine, dans la tradition littéraire du propempticon, le « voyage idéal4 » de son livre qui fait étape chez ses amis et confrères lettrés, depuis Avitacum jusqu’à Narbonne. Mais il évoque aussi ses propres déplacements5. Sa correspondance permet d’établir une typologie de ses voyages « publics » ou « privés »6 : ceux pour raisons officielles (politiques/épiscopales), ou au contraire liés à la sociabilité antique – les devoirs de l’amicitia et l’agrément des visites à des amis. Les déplacements pour motifs religieux avant 470/471 relèvent à la fois de la sphère publique et privée. Enfin, la correspondance de Sidoine révèle une réduction de la mobilité en Gaule (entre 461 et 476) à cause du contexte politique7.
Parmi les nombreux voyages que Sidoine évoque8, celui de Lyon à Rome (hiver 467) où il est mandé par l’empereur Anthémius constitue un cas unique car Sidoine lui consacre toute une lettre (Ep. 1, 5) : il a visiblement voulu livrer à la postérité la mémoire de ce voyage prestigieux. Nous allons donc analyser les enjeux mémoriels de ce récit de voyage en commençant par la manière dont Sidoine place la lettre sous le signe de la mémoire.
L’Epistula 1, 5 sous le signe de la mémoire
Sidoine a publié lui-même sa correspondance, qu’il construit au miroir de celle de Pline le Jeune9, son modèle épistolaire (Ep. 1, 1, 1), en choisissant avec soin ses lettres, sans suivre un ordre chronologique. Dans le livre I10, il construit sa persona d’aristocrate gallo-romain conscient de ses devoirs et reconnu pour son rôle politique. Il insère cinq lettres plus longues sur des sujets politiques importants : portrait du roi des Wisigoths Théodoric II (Ep. 1, 2), mission à Rome (1, 5 et 9), procès du gallo-romain Arvandus (1, 7) et, pour clore le livre, épisode de la satire d’Arles qui faillit causer sa perte mais lui apporta la gloire (1, 11)11.
Les Lettres 1, 5 et 9, adressées au même destinataire Hérénius et concernant la même mission, forment donc un diptyque12. Sidoine reste évasif en parlant « des entreprises qui forment [s]on voyage » (Ep. 1, 5, 1 peregrinationis meae coepta) et « des requêtes de l’ambassade arverne » (Ep. 1, 9, 5 de legationis Aruernae petitionibus)13, car son ami est déjà au courant14 et le contexte impose la prudence15. Nous connaissons Hérénius seulement par ces deux lettres16. Probablement originaire de Lyon comme Sidoine17, c’est un ami en qui il a confiance : il le tient au courant des démarches pour sa mission et l’estime comme poète. Il lui confie en effet la lecture et la critique18 du Panégyrique de l’empereur Anthémius (Carm. 2)19 tout en précisant, selon le topos de modestie, que ces vers n’égalent pas ceux d’Hérénius20. Le destin de la Gaule et la culture romaine les unissent donc21.
La structure de la Lettre 1, 5 est simple : dans la captatio beneuolentiae (§ 1), Sidoine écrit à Hérénius qu’il est arrivé à Rome : il vient de recevoir sa lettre lui demandant des nouvelles de sa mission et de son trajet. Sidoine annonce qu’il lui répondra dans l’ordre inverse, en commençant par les bonnes nouvelles22, celles de son voyage (§ 2-9) ; en effet le mariage de la fille de l’empereur avec le général Ricimer, le véritable homme fort du régime, retarde l’accomplissement de sa mission (§ 10-11). Il conclut (§ 11) en promettant de tenir Hérénius au courant de ses démarches ultérieures (cf. Lettre 1, 9).
Or Hérénius ne réclame pas un simple récit de voyage :
Sollicitus inquiris, uiam etiam qualem qualiterque confecerim, quos aut fluuios uiderim poetarum carminibus inlustres aut urbes moenium situ inclitas, aut montes nominum opinione uulgatos, aut campos proeliorum replicatione monstrabiles, quia uoluptuosum censeas quae lectione compereris, eorum qui inspexerint, fideliore didicisse memoratu (§ 1).
Tu me demandes avec intérêt quel trajet j’ai effectué et dans quelles conditions, quels fleuves, rendus célèbres par les vers des poètes, j’ai vus, quelles villes connues par la description de leurs édifices, quelles montagnes fameuses par la vénération de leur nom, quelles plaines on visite, remarquables par les récits de batailles : car tu trouves du plaisir, dis-tu, à retrouver ce que tu as appris par la lecture dans les souvenirs plus fiables de ceux qui ont vu de leurs yeux23.
L’emploi du mot rare memoratu souligne la mise par écrit du souvenir24. Sidoine répète un agencement similaire des mots qui met en valeur les adjectifs inlustres, inclitas, uulgatos et monstrabiles25 : Hérénius ne veut pas découvrir des lieux inconnus mais ceux « qui se distinguent dans la mémoire commune » et qu’il connaît déjà par ses lectures26 : bref les « lieux de mémoire » vus par Sidoine. Nous étudierons donc d’abord comment il se remémore ce voyage, qu’il vient d’achever quand il écrit sa lettre (§ 1 et 9).
Processus de remémoration
Sidoine se remémore le trajet étape par étape. Le récit est mené de telle manière que le lecteur a l’impression qu’il est exhaustif et qu’il répond exactement à la demande d’Hérénius. On distingue deux strates dans ce récit de voyage : la première en énumère sèchement les étapes comme un Itinerarium27 avec des verbes de mouvement et les noms de lieux attendus. Néanmoins elle a une valeur esthétique car elle renvoie au goût tardo-antique pour la liste28 :
§ 2 : sorti des remparts de notre cité rhodanienne […] ainsi on approcha des Alpes […] ; § 3 à Pavie j’embarquai sur le bateau-courrier […] qui me conduisit rapidement au Pô […] ; § 4 le Lambro, l’Adda, l’Adige, le Mincio, je les ai vus […] § 5 poursuivant ma route j’arrivai à Crémone […] proche de Mantoue […] puis nous sommes entrés dans la ville de Brescello pendant que les rameurs vénitiens cédaient la place aux matelots émiliens […] et peu après, nous arrivions à Ravenne […] où la voie Impériale […], un bras du Pô coupe la ville en deux [….] § 7 Partis de là, on arriva au bord du Rubicon […] qui était jadis la limite entre la Gaule cisalpine et l’antique Italie, quand les villes de la mer Adriatique étaient partagées entre les deux peuples. Puis je parvins à Rimini et Fano […] là était le Métaure […] comme s’il emportait encore des cadavres dans la mer de Dalmatie. § 8 De là les autres villes de la voie Flaminia, je ne fis que les traverser […], ayant sur ma gauche le Picénum, sur ma droite l’Ombrie […], je fus intoxiqué soit [par] l’Atabule de Calabre, soit [par] la malsaine Toscane […] ; […] nous promettions à l’avidité de notre soif les rivières situées sur notre route ou dans le voisinage soit le Fucin29, le Clitumne, l’Anio, le Nar, le Farfa, le Tibre. § 9 Au milieu de cela, Rome s’offrit à ma vue ; je me sentais capable de vider non seulement ses aqueducs mais aussi ses bassins de naumachie. Avant même d’avoir franchi l’enceinte extérieure de la ville, je me prosternai aux seuils triomphaux des apôtres30.
Sidoine ajoute des noms de voies, de mers, de régions comme points de repère. Il joue donc de la puissance mémorielle des noms de lieux, mais conclut de façon inattendue par « les seuils des apôtres » situés dans la basilique St. Pierre et celle de Paul hors-les-murs31.
La seconde strate correspond au récit de voyage complet. Comment est-il réélaboré ? Le choix de termes rares et les procédés stylistiques signalent la prose poétique adressée à un ami lettré32. Les « jeux d’eau » (deux séries de fleuves [§ 4 et 8], Ravenne entourée de marais mais où l’on ne peut boire [§ 5-6], bassins de naumachie de Rome [§ 9]) révèlent l’élaboration mentale33. De plus Sidoine commence son récit de voyage de manière programmatique34 : la formule egresso mihi Rodhanusiae nostrae moenibus (§ 2 « quant à moi, sorti des remparts de notre cité rhodanienne35 ») reprend le premier vers de la Satire 1, 5 d’Horace (egressum magna me accipit Arricia Roma) racontant son voyage de Rome à Brindes. Ainsi, Sidoine invite Hérénius à en chercher des réminiscences dans le texte36. En outre, il publie sa lettre à la même place que la Satire, soit en 5e place, soit au cœur du livre I37 : cette similitude, qui correspond à une pratique érudite goûtée de Sidoine38, ne saurait être fortuite39. Un dernier indice de réélaboration est fourni par des éléments géographiques qui ne correspondent pas à la réalité : le fleuve Adige est mentionné avant le Mincio40 car Sidoine s’inspire d’une énumération de Claudien41 ; il attribue sa maladie à l’Atabule, vent de Calabre, et à la Toscane jugée malsaine (§ 8) alors qu’il est loin de ces régions, car il se rappelle Horace et Pline le Jeune42 ; il cite le lac Fucin43 dans une énumération de fleuves (§ 8). Dans la confrontation mémoire/expérience, la « géographie littéraire » l’emporte sur le réel44. La mémoire littéraire constitue donc une clé de lecture pour comprendre ce récit.
Mémoire littéraire : puissance mémorielle des noms, lieux de mémoire
Dans la tradition du récit de voyage, deux poèmes relatant le voyage réel d’un auteur depuis Rome pouvaient inspirer Sidoine : la Satire 1, 5 d’Horace et le De reditu suo de Rutilius Namatianus45. Horace l’influence textuellement plusieurs fois, pas Rutilius46. Sidoine ajoute le souvenir du passage des Alpes par Hannibal chez Silius Italicus (Punica 3, 476-556) et du voyage de Rome à Ravenne de l’empereur Honorius chez Claudien (Panégyrique en l’honneur du VIe consulat d’Honorius = 6. cons. Hon.). Dans le détail du récit, sa technique imitative consiste à créer une mosaïque à partir des réminiscences de ces poètes et d’autres auteurs47. Mais on verra que Sidoine actualise ces souvenirs par des effets d’écart.
La cartographie géo-littéraire des espaces traversés éclaire leur signification symbolique : tout d’abord « l’espace identitaire de l’intime48 » et de l’amicitia (§ 2) entre Lyon et les Alpes se caractérise par l’abondance des amis chez qui Sidoine passe et qui le retardent. Il a probablement saisi l’occasion de parler de sa legatio avec des amis sûrs. Dans cet espace étonnamment anonyme de la sociabilité, il n’y a pas non plus de lieu de mémoire.
Pour la deuxième étape, le passage des Alpes, Sidoine refuse l’exploit héroïque, alors que l’empereur rivalise avec Hannibal dans son Panégyrique à Majorien49. Il choisit en effet d’insister sur la facilité de son ascension pour décrire un « espace de la nature maîtrisée » par l’action civilisatrice de Rome50. Le lecteur qui ne connaîtrait que le texte de Sidoine pourrait penser qu’il n’a guère couru de danger en dehors des précipices :
Sic Alpium iugis appropinquatum ; quarum mihi citus et facilis ascensus et inter utrimque terrentis latera praerupti cauatis in callem niuibus itinera mollita. (§ 2)
C’est ainsi qu’on s’approcha de la cime des Alpes, dont l’ascension fut pour moi rapide et aisée, et entre les précipices effrayants des deux côtés, un chemin avait été creusé dans la neige pour faciliter le passage.
Mais tel n’est pas le cas d’Hérénius dont la mémoire livresque permet de combler les silences. Sidoine joue d’une riche tradition. Nombre d’écrits antiques présentent les Alpes comme une barrière rendant tout voyage périlleux51 ; les Alpes ont chez les poètes une image terrifiante52, pour la neige, le froid glacial53, les parois rocheuses abruptes et raides54, leur hauteur démesurée55. Les récits de Tite-Live (21, 32, 6-37) et Silius Italicus (Punica 3, 476-556) sur le fameux passage des Alpes par Hannibal concentrent toutes ces difficultés. Silius Italicus (Pun. 3, 500-502) dit que la marche des troupes puniques est lente comme si la région était sacrée : au contraire l’ascension de Sidoine est rapide et il omet toute référence à une vénération de la montagne – contrairement à la présentation d’Hérénius (§ 2)56. Il choisit des « mots-clés » (la neige et les précipices57) pour suggérer les dangers. Et il emprunte l’expression Alpium iuga à Horace qui se dit prêt à suivre Mécène partout, « même à travers la chaîne des Alpes58 » (Epod. 1, 11 : …uel per Alpium iuga) : le nom seul en évoque les terribles dangers. Enfin le simple constat du chemin creusé dans la neige renforce encore l’idée de facilité si l’on songe à Ammien Marcellin (15, 10, 5) décrivant les dangers de la traversée des Alpes selon la saison et les techniques alpines pour éviter les chutes dans les ravins59. Sidoine ne s’attarde pas sur le passage des Alpes60 car la mémoire livresque suffit. L’écart avec le lieu de mémoire antique est double : un lieu terrifiant a été dompté par Rome et toute mention païenne en est bannie.
Puis Sidoine arrive à Pavie et décrit un paysage de « l’idéal naturel antique61 », littéraire, érudit62 et pacifié (§ 3-5). C’est là qu’est l’emprunt bien connu au Panégyrique au 6e consulat d’Honorius de Claudien pour l’énumération des fleuves géographiquement erronée. Le fleuve Éridan appelle « les fleuves de Ligurie et Vénétie » (v. 193 Ligures Venetosque… amnes) à insulter le barbare Alaric, défait :
Claudien, 6. Cons. Hon. 195-7 : pulcher Ticinus, et Addua uisu/caerulus, et uelox Athesis, tardusque meatu,/Mincius
le beau Tessin, l’Adda à l’aspect azuré, le prompt Adige et le Mincio au cours paresseux63.
Sidoine, Ep. 1, 5, 4 : caerulum Adduam, uelocem Athesim, pigrum Mincium, qui Ligusticis Euganeisque montibus oriebantur.
l’Adda azuré, le prompt Adige, le paresseux Mincio, qui prenaient naissance dans les monts liguriens et euganéens.
Certes la réélaboration est minime. Mais toute l’intervention de l’Éridan (v. 146-200), et pas seulement cette énumération, constitue un intertexte essentiel. Premier indice : Claudien mentionne, juste avant l’Adda, « le beau Tessin64 », dont Sidoine fait indirectement mention juste avant avec Pavie sur le Tessin (§ 3 Ticini) : en latin la ville et le fleuve portent le même nom. Sidoine élude apparemment la défaite romaine du Tessin lors de la 2e guerre punique65 pour ne citer que les victoires romaines66. Or le nom Ticin(us) est rarissime en poésie : outre ce passage de Claudien, seul Silius Italicus le nomme67 ; il évoque notamment ses berges bercées par le chant des oiseaux (Pun. 4, 85-88) puis débordant de sang après la bataille (6, 706) : Sidoine reprend ce chant des oiseaux justement pour les berges de l’Adda, de l’Adige et du Mincio (§ 4) puis évoque le Métaure charriant des cadavres (§ 7). Deuxième indice : Sidoine associe le Pô au souvenir de joutes poétiques avec des amis : « conduit en peu de temps jusqu’au Pô (Eridanum) où je plaisantais sur les sœurs de Phaéton que nous avions souvent chantées durant nos fêtes68 ». Or chez Claudien le manteau du fleuve Éridan représente ce qui causa son deuil, notamment le châtiment de Phaéton ; il symbolise la punition à venir d’Alaric (6. cons. Hon. 165-77, 186-92)69. Ainsi, l’association Phaéton et Éridan, située au début du passage de Sidoine, invite de manière programmatique à nous intéresser à la mémoire des noms70, avec Claudien comme clé de lecture des § 3-4. Sidoine dissémine les indices en citant dans l’ordre Ticini, Eridanum, Phaéton, et enfin le souvenir le plus évident, l’énumération des trois fleuves (Adda, Adige, Mincio). Selon moi, le verbe risi « je plaisantais71 » signale aussi ce jeu érudit avec une mémoire poétique – et politique72.
Ainsi ces réminiscences de Claudien et Silius Italicus expriment la victoire de Rome sur la nature (Alpes) et les généraux barbares (Hannibal, Alaric). De fait Sidoine décrit juste après les berges paisibles des fleuves comme un locus amoenus : il en concentre des éléments caractéristiques (eau, chant des oiseaux, fécondité) et contamine des réminiscences de Pline le Jeune, Virgile et Silius Italicus qui « suggèrent certes un retour à la paix, mais aussi le danger d’un conflit qui détruirait ce paysage idyllique73 ».
De fait, après ce paysage champêtre, Sidoine mentionne deux villes, Crémone et Brescello, qui font transition vers le dernier espace marqué par le conflit et l’opposition entre les deux capitales, Ravenne (depuis 402) et Rome : les jeux de variations binaires et antithétiques (vents, villes, régions) le définissent74. Sidoine associe explicitement Crémone à Virgile et aux conséquences de la guerre civile (confiscations de terres) en citant Tityre75 et Mantoue : « Crémone, dont le voisinage fit autrefois soupirer abondamment le Tityre de Mantoue »76. Il glose en fait un vers de Virgile (Buc. 9, 28 « Mantoue, hélas, trop proche de la malheureuse Crémone ») et ajoute le nom célèbre de Tityre qui fonctionne comme un mot clé efficace77. Par contraste, Brescello78 ne présente selon lui aucun intérêt mais Hérénius peut y lire une allusion à la guerre civile car Othon s’y suicida79. Sidoine dit en être sorti aussitôt entré : il parodie Martial qui reproche à Caton le Censeur de ne « venir [aux Floralies] que pour en partir » et manifester ainsi sa désapprobation80. Sidoine garde le masque de Caton pour décrire Ravenne juste après. Elle est connue comme marécageuse. De fait, Sidoine conclut son ekphrasis en insistant sur son eau malsaine, en fait un locus horridus qui contraste avec le locus amoenus des berges de fleuves, afin de persuader le lecteur de son caractère funeste81. Or, avant Sidoine, le nom de Ravenne est fort peu présent dans la poésie latine : Martial la cite, notamment pour son manque d’eau potable (Epigr. 3, 56, 1 et 57, 1)82, Silius Italicus (Pun. 8, 601) l’insère dans le catalogue des cités combattant du côté romain et Claudien, qui abhorre cette capitale, la nomme quand Honorius la quitte83 : il s’agit justement du voyage de Ravenne à Rome84 que Claudien, qui accompagna le jeune empereur, décrit alors. Sidoine vient d’imiter (§ 3-4) ce poème politique et rivalise avec lui pour la fin de son propre voyage85.
Honorius suit la voie Flaminia et Claudien cite huit étapes qui définissent un itinéraire idéologique, mêlant lieux de mémoire païens (v. 500 : temple de la Fortune à Fano, sanctuaire de Jupiter Appenin près d’Iguvium v. 504-5, source merveilleuse du Clitumne v. 506-514 et le Tibre86 v. 520), et historiques (v. 501 vallée du Métaure : bataille de la 2e guerre punique), merveilles de la nature (v. 506-519 : source du Clitumne, Narni et son fleuve, le Nar), et des constructions romaines (v. 501-3 : tunnel creusé à Intercisa ; 521 : arcs, chaussées de Rome). Sidoine suit la même voie et quatre lieux sont communs : Fano, le Métaure, le Clitumne et le Nar. En qualifiant le Clitumne de glacé (§ 8), Sidoine signale aussi un intertexte de Pline le Jeune qui a consacré à cette source la Lettre 8, 8 où il raconte sa visite du célèbre site. Au § 4, Pline décrit ses berges (Sidoine l’imite au § 4 vu supra), parle de ses eaux glacées comme la neige puis il évoque son temple et la statue du dieu (ce que Sidoine évite soigneusement). De fait, il prend le contre-pied de Claudien car il supprime tout souvenir païen et concentre au § 7 une mémoire de la guerre : punique avec le Fano et un tableau saisissant des morts87 de la bataille du Métaure88 et civile avec Rimini et le Rubicon89, absents chez Claudien. Il le dit explicitement pour Rimini « mémorable par la rébellion de Jules César90 ».
Sidoine tombe malade après Ravenne, vraisemblablement victime du paludisme91. Bien que fiévreux et assoiffé, il n’ose boire « les eaux transparentes du Vélin, glacées du Clitumne, azurées de l’Anio, sulfureuses du Nar, pures du Farfa et limoneuses du Tibre », vitrea Fucini gelida Clitumni, Anienis caerula Naris sulpurea, pura Fabaris turbida Tiberis (§ 8). La maladie, les problèmes d’eau et la soif le rapprochent du voyageur Horace92. Sidoine ajoute trois intertextes riches de sens. L’énumération des affluents du Tibre fait ressortir le groupe central de l’Anio et du Nar car ils rompent l’ordre adjectif-nom93. L’alliance « Anio azuré » se lit seulement chez Silius Italicus (10, 363 Anio […] caeruleus) lors du songe envoyé par Junon à Hannibal pour le détourner d’attaquer Rome ; seul Virgile cite le « Nar sulfureux », dont les nymphes entendent la Furie Allecto déclencher la guerre94, et le « Fucin aux eaux transparentes », qui pleure un guerrier95. Par cette mémoire poétique, Sidoine donne à voir un paysage bucolique qui a connu la guerre, et il renforce le caractère conflictuel de cet espace, où il est justement tombé malade, victime du climat malsain.
En définitive, dès l’espace de l’idéal naturel antique après Pavie et encore plus à partir de Crémone, Sidoine glisse, par la mémoire historico-littéraire, des noms liés à la guerre96. La réminiscence de tout le passage de l’Éridan chez Claudien, qui célèbre la défaite du général barbare Alaric, d’abord au service de Rome puis qui s’en affranchit, amplifiée par cette mémoire de la guerre, suggère un discours voilé contre le danger que représente le général germain Ricimer97. Il a déjà renversé Avitus et Majorien et ses noces avec la fille de l’empereur révèlent bien le possible conflit entre les deux hommes – il éclatera en 472.
Enfin Sidoine arrive à destination : il emploie le seul autre verbe de vue du récit pour mettre en valeur la vision soudaine et rassurante de Rome : « au milieu de cela, Rome s’offrit à ma vue98 ». Sidoine mentionne comme Claudien des constructions typiques, mais liées à sa maladie : aqueducs99, bassins de naumachie et tombeaux de Pierre et Paul (§ 9). Là, il guérit miraculeusement « avant même de franchir l’enceinte extérieure », (§ 9 priusquam uel pomoeria contingerem) – c’est-à-dire en dehors de l’antique limite sacrée de Rome, dans les monuments d’une Rome désormais chrétienne100. Comme dans le dernier poème politique de Claudien101, l’espace entre Ravenne et Rome est donc marqué idéologiquement ; les nombreuses réminiscences permettent d’exprimer le refus de la capitale Ravenne au profit de Rome102. Rome apparaît comme la véritable capitale du monde romain, chantée par Claudien. Mais, alors qu’Honorius fait un « pèlerinage aux sources d’une terre ancienne et sacrée » et que le poète « fait surgir le passé historique et [veut] représenter […] un lieu ancien de paix et de civilisation103 », Sidoine traverse un espace où, par la mémoire littéraire, il ne retient que la 2e guerre punique et les guerres civiles104. Enfin, il ajoute, par le refus de toute allusion païenne et le récit de guérison, une dimension chrétienne.
La mémoire poétique a donc un rôle central dans ce récit de voyage car elle accompagne toute sa réélaboration. Sidoine instaure un jeu érudit avec Hérénius en disséminant des indices pour reconnaître les auteurs avec lesquels il rivalise : Horace, Claudien, Silius Italicus, mais aussi Virgile, Pline le Jeune, Martial. Sidoine célèbre la romanité, tout en étant conscient de ses failles symbolisées par plusieurs allusions à la guerre civile et par la maladie de Sidoine. Enfin ce récit de voyage offre un dernier enjeu mémoriel : il permet à Sidoine de construire son image pour la postérité.
Mémoire de soi et persona du voyageur
Sidoine construit sa persona d’amicus fidèle et dévoué : encore convalescent (§ 9), il répond à la lettre d’Hérénius et veut lui donner de l’agrément par son récit de voyage105. La forme épistolaire l’inscrit dans la tradition de la lettre rapport106 et surtout lui permet de justifier par l’obéissance aux devoirs de l’amicitia un récit centré sur soi107.
Outre l’image de l’ami courtois108, Sidoine construit celle de l’aristocrate en voyage officiel, entièrement dévoué à sa mission109. Appelé par une lettre de l’empereur (sacris apicibus §2), il peut utiliser la poste officielle, le cursus publicus110 (§ 2). Rome assure un transport efficace111 : il ne manque pas de chevaux de poste, le passage des Alpes est aisé (§ 2), les Anciens ont construit des ponts (§ 3), les transports fluviaux sont bien organisés (§ 3 cursoria à Pavie112, § 5 matelots émiliens et vénitiens se succèdent). Ainsi, les étapes s’enchaînent sans difficulté ni obstacle humain ou naturel.
Sidoine construit par ailleurs la mémoire d’un voyageur idéal. Il se montre indifférent au confort, contrairement à d’autres lettres où il se soucie des conditions du voyage113 ; il ne précise pas qui l’accompagne comme le fait Horace : solitaire, il est concentré sur sa mission quasi secrète, une fois qu’il a quitté ses amis (§ 2). À part le retard pris chez eux et la description de Ravenne, qui suggère une halte, tout est déplacement : Sidoine précise qu’il traverse Brescello (§ 5) et les villes entre Fano et Rome (§ 8). En voyageur pressé et infatigable, il ne mentionne pas d’hébergement ni la durée du voyage, contrairement à Horace, mais la rapidité de ses déplacements. Sidoine montre ainsi sa dignitas et son sérieux, qui contrastent avec le ton léger d’Horace qui se soucie de ses plaisirs et petits maux et conclut brusquement, avec ironie : « Brindes est la fin d’un long morceau de papyrus et du voyage114 ». Au contraire, Sidoine soigne la fin de son récit.
Il rapporte alors la seule anecdote personnelle de ce voyage : il est tombé malade, comme Horace. Il peut dire a posteriori avec un peu d’autodérision combien, assoiffé, il a eu peur de se désaltérer à des fleuves d’eau limpide (§ 8) et qu’il aurait pu vider les bassins à naumachie de Rome (§ 9). L’hyperbole dit « avec humour et élégance la gravité du mal115 » : il a pensé mourir. Mais il guérit miraculeusement en se prosternant « aux seuils triomphaux des apôtres » (§ 9 triumphalibus apostolorum liminibus), c’est-à-dire au seuil de leurs tombeaux116. Ainsi, le voyage officiel devient « récit de pèlerinage et de miracle chrétiens117 ». Sidoine livre ici selon moi un témoignage de foi : il a introduit la lettre en disant qu’il va « commencer, avec l’aide de Dieu, par les bonnes nouvelles » (§ 1 sub ope […] dei ordiar a secundis) : Hérénius s’attend au voyage et Sidoine ajoute sa guérison pour avoir cru ; il a expérimenté la protection divine (§ 9 caelestis patrocinii). Mieux, il introduit une réminiscence d’un grand poète chrétien. Parlant de la conversion des Romains, Prudence évoque celle des sénateurs qui désormais « déposent leurs baisers aux seuils des apôtres et des martyrs » (Peristephanon 2, 519-20 : apostolorum et martyrum/exosculateur limina) – or Sidoine appartient à la noblesse sénatoriale. Ce dénouement a peut-être déçu Hérénius118 mais Sidoine l’a préparé en refusant tout souvenir païen durant le récit. Lors de la publication, il insère la Lettre 1, 5 entre deux lettres qui évoquent ce départ pour Rome et l’espérance d’être gardé par Dieu (cf. Ps 120119) et le Christ120. Sidoine exprime sa foi avec une discrétion liée à sa personnalité et au contenu de la lettre, en jouant d’une construction littéraire travaillée et de la mémoire chrétienne (biblique et poétique)121. Ainsi il allie les dimensions politique et spirituelle, ce qui est d’autant plus intéressant si l’on songe que le livre I circula fin 469-début 470, avant son accession à l’épiscopat122.
Ainsi les enjeux mémoriels sont cruciaux, depuis l’insertion dans le livre I, dans la lettre, et jusqu’au détail du récit : élever un monumentum à la mémoire d’un voyage officiel exemplaire, qui renvoie à une culture romaine commune, et d’un voyageur idéal, dévoué à sa mission et ses compatriotes gallo-romains, mais aussi homme plein de foi en Dieu.
Le ton sérieux, le souci de la dignité, la fierté d’accomplir un voyage officiel, contrastent avec Horace qui, avec humour, raconte ses déboires de voyageur et se désintéresse de la mission diplomatique de Mécène. Mais au-delà du jeu avec la Satire 1, 5, Sidoine est confronté comme Horace à une Rome et un pouvoir nouveaux où chacun cherche sa place, ce que le voyage illustre123. De fait, Hérénius peut aussi se souvenir que pour Sidoine Horace est un poète important124 auquel il s’est comparé lors de la recitatio du Panégyrique de Majorien prononcé à Lyon en 457. Dans la préface allégorique125, il faisait l’analogie entre la clémence d’Octave à l’égard d’Horace et celle de Majorien pour lui-même. La Satire I, 5 montre Horace ensuite admis dans le cercle de Mécène et c’est presque le cas de l’Ep. 1, 5 : Sidoine est mandé à Rome par le nouvel empereur. Le Panégyrique au VIe consulat d’Honorius de Claudien est également essentiel pour comprendre cette lettre. Outre le voyage d’Honorius, qui nourrit éloge de Rome et blâme de Ravenne, le passage sur l’Éridan et la mémoire poétique de la guerre offrent un discours voilé sur les dangers que représente Ricimer.
Sidoine offre certes « un voyage à travers les textes latins classiques126 » à un ami poète mais il réactualise les lieux de mémoire. Les écarts avec la mémoire poétique indiquent la signification politico-religieuse qu’il donne à ce récit de voyage : célébrer Rome civilisatrice, la nature de l’idéal antique, et, au contraire de l’espace conflictuel symbolisé par Ravenne et la mémoire de la guerre, présenter Rome en capitale de concorde politique (mariage) et spirituelle (guérison). L’expérience de la guérison introduit une mémoire poétique chrétienne et convertit la fin du voyage en pèlerinage, celle du récit en témoignage de foi.
Au cœur du livre I, la Lettre 1, 5 donne à voir un épistolier digne héritier de Pline le Jeune, mais dont l’èthos est renouvelé par sa foi chrétienne127. Elle marque aussi une étape importante dans l’histoire du récit de voyage car elle unit harmonieusement mémoires antique et chrétienne. De fait, ce monumentum n’a pas sombré dans l’oubli : il a durablement influencé les récits de voyageurs se rendant en Italie en quête de la Rome éternelle.