Les textes des voyageurs français (et européens) en URSS ont déjà été abondamment commentés : on pensera par exemple aux travaux de David Caute1, de Sophie Cœuré2, de Michael David-Fox3, de François Hourmant4, de Fred Kupferman5, de Rachel Mazuy6 et de Martyn Cornick, Martin Hurcombe et Angela Kershaw7.
Mais il reste beaucoup à en dire : car, de Georges Duhamel8 et Luc Durtain9 à Olivier Rolin10 en passant (entre de nombreux autres) par Ella Maillart11, Georges Simenon12, André Malraux13, Marguerite et Jean-Richard Bloch14, Romain Rolland15, Paul Nizan16, Pierre Herbart17, André Gide18, Louis Guilloux19, ou encore Dominique Lapierre20, le corpus est immense, et immensément complexe. Aussi avons-nous, afin de ne pas tomber dans le piège de la dispersion, fait le choix de privilégier dans l’ensemble, à une (notable) exception près (celle de Simone de Beauvoir, dont le premier voyage en URSS ne date que de 1955), l’étude de textes rendant compte de voyages effectués à la fin des années 1920 ou dans les années 1930. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit à l’évidence de l’« âge d’or » du voyage français en URSS – et surtout parce qu’il s’agit d’une époque-tournant, où l’on passe de la « lune de miel » à « l’ère du soupçon » : les beaux rêves du communisme soviétique s’envolent, et les voyageurs se « cognent », malgré qu’ils en aient, à la brutale réalité du stalinisme.
Cela étant, les récits de voyage qui sont au cœur de ce dossier, s’ils ont des traits communs, sont loin de se ressembler toujours : c’est que Paul Nizan n’est pas Georges Duhamel, que d’Ella Maillart à Marguerite et Jean-Richard Bloch, il y a un gouffre, qu’André Malraux n’a de commun avec André Gide que le prénom… Dès lors, en dehors de l’objet commun à tous ces textes viatiques – à savoir l’URSS, bien sûr –, comment les aborder selon une perspective unique sans tomber dans la simplification et la schématisation ? Il nous a semblé qu’il était possible d’éviter cet écueil en croisant les méthodes respectives des études imagologiques, des études génétiques et des études de réception pour analyser ce qui se produit au moment du retour21 des voyageurs, et ce selon trois axes principaux :
Du voyage à son récit. Il y a loin des impressions immédiates telles qu’elles s’écrivent spontanément au cours du voyage au texte final tel qu’il est livré au public (quand il l’est – car certains renoncent à la publication). Oubli, éloignement, réflexions a posteriori, mais aussi stratégies rhétorico-politiques : autant de vecteurs d’altération et de déformation. Se pose, dès lors, cette question : que fait le retour, dans une France où l’affrontement entre « communistes » et « anti-communistes » reste violent pendant des décennies, au souvenir et à la mise en récit du voyage en URSS ?
Retour et réception. C’est aussi le « retour », ou plus exactement les réactions des lecteurs (qui peuvent être de différentes sortes : amis, public, critiques) aux récits de voyage en URSS que nous avons voulu analyser. Dans le cadre de cet axe, études génétiques et études de réception se croisent d’ailleurs car beaucoup de textes et de paratextes préparatoires portent la marque d’une anticipation, parfois maladroite, parfois perspicace, des problèmes de réception que pose un texte aussi idéologiquement chargé qu’un récit de voyage en URSS.
L’ère du soupçon ? Mais c’est également l’accueil réservé aux écrivains-voyageurs de retour de l’URSS qui mérite d’être étudié, par le biais notamment de l’analyse de textes intimes – journaux, lettres, etc. Car une fois ce périlleux voyage accompli, l’image de l’écrivain change : l’écrivain-voyageur en URSS est regardé d’un autre œil par ses pairs, il est presque systématiquement assimilé à la catégorie des « intellectuels », et son œuvre se trouve, d’une certaine façon, engagée de force.
Si ces trois axes sont théoriquement distincts, ils fournissent, saisis ensemble, une triple clé de lecture particulièrement efficace. Prenons pour exemple le (double) texte le plus lu et le plus commenté du corpus qui nous intéresse : le Retour de l’URSS (1936) et les Retouches à mon « Retour de l’URSS » (1937) de Gide22. La trajectoire de Gide et de son texte est exemplaire : l’étude des textes préparatoires (qui a été notamment menée par Martine Sagaert) permet d’observer comment, malgré la constante que constitue la probité du regard critique, l’image que Gide donne de l’URSS change d’une version à l’autre de ce récit qui, dès son titre, s’affiche comme s’énonçant depuis le lieu du retour. L’analyse des paratextes, en outre, met en évidence le rôle du dialogue entre Gide et quelques-uns de ses interlocuteurs – dont ses compagnons de voyage, Pierre Herbart, Jef Last et Jacques Schiffrin – dans l’évolution du souvenir que le voyageur garde, une fois rentré, de sa traversée de l’URSS. Comme le montre l’article d’Augustin Voegele, qui croise les méthodes de l’analyse linguistique, de l’analyse génétique et des études de réception, les compagnons de voyage de Gide lui laissent entendre « par de subtils signaux grammaticaux » que le récit de son voyage risque bien d’être à la fois « intempesti[f] et inopportun […] » – à quoi Gide répond en faisant son autoportrait en écrivain qui, s’interdisant de tomber dans les pièges de l’actualité, se refuse à sacrifier la vérité présente au nom de possibles vertus futures de l’entreprise communiste telle qu’elle se développe en URSS.
Ce qui est évident en tout cas, c’est que Gide, se souvenant de ses mésaventures au moment de la publication du Voyage au Congo (1927) et du Retour du Tchad (1928), tente d’anticiper la réception de son nouveau récit de voyage : « À présent j’ai à peu près mis au point le petit livre […] que je vais faire paraître le plus tôt possible – encore qu’il doive m’attirer, je suppose, bien des ennuis23 », écrit-il ainsi à Daniel Wallard le 9 octobre 1936. Pronostic qui ne devait s’avérer que trop exact – pour ce qui est de la réception française du livre, mais aussi de sa réception russe. La réaction de Staline est ainsi (cela va de soi) caractéristique de la réception de la « trahison » gidienne en Russie :
« Bon-à-rien ! Les meilleurs représentants de l’humanité voient une chose, et cette bête, ce dégénéré, ce renégat trotskiste, voit le contraire ! »
Une fois ces mots prononcés en septembre 1936, […] André Gide devient un écrivain réactionnaire et un trotskiste impénitent. Ses livres sont interdits et détruits24.
Et ce n’est qu’à partir de 1989 que Gide, à travers ses livres, sera à nouveau persona grata en Russie et dans les pays de l’ex-URSS. Après la publication du Retour, donc, l’image de Gide-écrivain change du tout au tout. En URSS (et plus généralement dans ce que nous appellerons le « monde communiste »), il est considéré comme un traître qui s’est engagé dans les rangs de la réaction. La Правда [Pravda, Vérité], par exemple, publie le 3 décembre 1936 un article intitulé « Смех и слёзы Андрэ Жида » [« Le rire et les larmes d’André Gide »], où on lit les lignes suivantes :
Le célèbre écrivain français André Gide a beaucoup ri et beaucoup pleuré, lorsqu’il était dans notre pays l’été dernier. Il riait de bonheur, il pleurait d’émotion… Il pensait que, mêlant les rires et les larmes de l’admiration à la salive venimeuse du mensonge, il conserverait le respect des travailleurs et pourrait porter le titre honoré d’Ami de l’Union soviétique. Mais les trotskistes-fascistes le saluent déjà comme l’un des leurs25.
Mais surtout, Gide apparaît dès lors comme un écrivain engagé, ce qui opère une réorganisation radicale du corpus de ses œuvres : il devient l’écrivain du Voyage au Congo et du Retour de l’URSS, l’auteur des Nourritures terrestres ou de L’Immoraliste passant alors au second plan. Et lui-même finit par se laisser séduire par cette nouvelle figure d’écrivain, puisqu’au moment de recevoir le Prix Nobel en 1947, il se peindra en écrivain politique, allant jusqu’à réinterpréter anachroniquement ses écrits de jeunesse au prisme de cette posture d’engagement :
Très jeune encore, j’écrivais : « Nous vivons pour représenter. » Si vraiment j’ai représenté quelque chose, je crois que c’est l’esprit de libre examen, d’indépendance et même d’insubordination, de protestation contre ce que le cœur et la raison se refusent à approuver. Je crois fermement que cet esprit d’examen est à l’origine de notre culture. C’est cet esprit que tentent de réduire et de bâillonner aujourd’hui les régimes dits totalitaires, et, comme leurs doctrines se font menaçantes, de droite et de gauche, comme elles recourent sans aucun scrupule à tous les moyens, force brutale et perfidie, pour s’imposer, j’estime que notre culture, que tout ce qui nous tenait à cœur et pourquoi nous vivions, tout ce qui donnait du prix à la vie, que tout cela est en grand risque de disparaître26.
L’article de Nikol Dziub montre cependant que cette posture d’engagement est ambivalente : comme le dit explicitement cet autoportrait, si Gide accepte d’être engagé dans un combat, ce n’est pas tant un combat politique qu’un combat en faveur de la « culture de l’homme par l’homme » et de « l’homme dans l’homme ». En outre, Gide est loin d’être l’inventeur de cette posture : il n’est pour s’en convaincre que de considérer les avant-propos et les préfaces que des écrivains comme Georges Duhamel (Le Voyage de Moscou, 1927), Luc Durtain (L’Autre Europe : Moscou et sa foi, 1928), Stefan Zweig (Voyage en Russie, 1928 également) ou Ella Maillart (Parmi la jeunesse russe : de Moscou au Caucase en 1930, 1932) écrivent pour leurs récits de voyage. Ces discours préfaciels, en effet, mettent à distance les problématiques politiques que l’URSS semble imposer aux écrivains-voyageurs, et « distinguent le discours du voyage et sur le voyage (comme genre) d’une part, et le discours sur l’URSS d’autre part ». Si « le voyage en URSS à la fin des années 1920 et au début des années 1930 » est bien « une expérience singulière qui inévitablement modifie l’essence même du voyage et donc de son récit », ces voyageurs n’en désirent pas moins s’inscrire dans une tradition à dominante culturelle, et non politique, dont l’horizon téléologique est semblable à celui non de l’URSS telle qu’elle se développe sous Staline, mais de l’URSS telle que purent la rêver les écrivains d’Europe occidentale avant de la découvrir pour ce qu’elle était devenue : le récit de voyage doit être, pour Duhamel et Durtain comme pour Zweig, Maillart et Gide, un incubateur de liberté intérieure.
C’est donc une sorte de mise en scène générique qui se développe dans ces discours préfaciels qui ont pour but de soustraire le récit de voyage en URSS à la toute-puissance du politique. L’idée que les récits de voyage sont le lieu d’une véritable « scénographie littéraire » est justement au cœur de l’article d’Alex Demeulenaere, qui propose de dépasser la lecture exclusivement politique qui est souvent faite des récits de voyage en URSS d’André Gide et de Paul Nizan (Sindobod Toçikiston, 1935), et qui fait que « la lucidité ou l’aveuglement du voyageur face à la mise en scène totalitaire devient le seul critère de jugement ». Selon Alex Demeulenaere, il convient de replacer l’écriture de ces témoignages viatiques dans le contexte des habitudes génériques des écrivains (le journal intime pour Gide, le réalisme romanesque pour Nizan), ce qui permet, non pas de dépolitiser ces textes, mais de les considérer pour ce qu’ils sont vraiment : des œuvres parmi d’autres, dont certes chacune marque une inflexion dans la trajectoire intellectuelle et scripturale de son auteur, mais qui néanmoins ne sauraient être détachées de leur contexte auctorial, pour n’être interprétées qu’en fonction de leur contexte politique. En d’autres termes, il semble impératif de remettre le sujet écrivant au centre de l’acte de lecture du récit de voyage en URSS.
La contribution de François de Saint-Chéron, qui porte sur le voyage qu’André Malraux fit en compagnie de son épouse Clara de juin à septembre 1934, et sur le carnet (resté inédit jusqu’en 2007) qu’il en rapporta, va dans le même sens. Si ce carnet mérite de retenir l’attention par les anecdotes qu’y rapporte Malraux et par les propos qu’il y tient sur l’art soviétique de l’époque (qu’il s’agisse de littérature, de cinéma ou de peinture), le plus important est peut-être que « ce texte fonctionne comme une sorte de matrice ou de laboratoire » où sont esquissées certaines scènes « que l’on retrouvera dans l’œuvre romanesque de l’auteur ». Il est donc bel et bien impossible d’extraire le voyage en URSS et son écriture du continuum scriptural auquel s’apparente toute carrière d’auteur : certes, le statut social d’un écrivain qui a voyagé en URSS peut être bouleversé, mais il n’en demeure pas moins qu’aussi saillante soit-elle, l’expérience soviétique se trouve refondue, au même titre que d’autres expériences viatiques, dans le creuset de l’acte créateur.
Simone de Beauvoir elle aussi, d’ailleurs, se servira de la « relation complexe » qu’elle « entretint avec l’URSS de 1955 à 1968 » pour alimenter son œuvre narrative, et en particulier la novella Malentendu à Moscou (1967). Comme le montre Éric Levéel, ce texte constitue une sorte « d’adieu au pays qui avait suscité tant d’espoirs et les avait trahis année après année » ; comme si, en l’occurrence, reprendre la posture de la romancière, c’était tuer le « père » soviétique, s’affranchir d’une tutelle longtemps tolérée au nom de l’avenir, pour s’ébattre à nouveau dans le champ des possibles intellectuels, ici incarné génériquement par le roman.
Pour autant, on ne saurait tirer de conclusion définitive : si plusieurs des articles réunis dans ce dossier laissent entendre qu’il convient de dépolitiser partiellement la lecture des voyages en URSS, d’autres montrent toutefois que l’élaboration même de certains discours testimoniaux sur l’URSS est marquée par un geste de politisation d’éléments originellement neutres. L’historienne Rachel Mazuy revient ainsi dans son article sur le voyage des époux Marguerite et Jean-Richard Bloch en 1934. Ce qui frappe, c’est le contraste entre les différents types de discours qui enregistrent le voyage. D’une part, Marguerite tait dans les lettres qu’elle envoie à ses amis les doutes qu’elle consigne dans son carnet de notes – ce qui prouve bien que le témoignage viatique relatif à l’URSS comporte une inévitable dimension épidictique, que le contenu en soit explicitement politique ou non : pour ne pas discréditer la tentative communiste, il faut faire l’éloge de l’URSS, et confiner dans l’espace silencieux du genre diaristique les incertitudes et les soupçons. D’autre part, Jean-Richard, de son côté, exploite les lettres de sa femme pour en faire des articles de presse : or, « du témoignage privé de Marguerite à la parole publique de Jean-Richard, on passe d’une poétique de l’anecdotique à une logique du commentaire politique ». En d’autres termes, le contenu non politique du voyage n’est pas seulement politisé par le ton de mélioration que s’impose Marguerite, mais aussi par les structures herméneutiques que Jean-Richard lui applique.
D’ailleurs, même les textes qui s’affichent comme désengagés tombent malgré tout sous la coupe du politique. Chacun connaît par exemple les prétentions d’Ella Maillart à l’apolitisme : l’article de Sara Steinert Borella montre pourtant que la voyageuse ne peut éviter d’être le témoin des absurdités et des crimes dont les peuples de l’URSS sont victimes – on pensera par exemple à la famine au Kazakhstan, dont elle est l’une des rares à parler, même si elle refuse de donner à son discours une dimension ouvertement politique.
Ce qui ressort donc de la confrontation des articles qui composent ce dossier, c’est une sorte de lutte des écrivains-voyageurs en URSS, non pas contre, mais avec le politique : de retour de l’URSS, au moment de rédiger ou de mettre au propre leur témoignage, puis de le livrer au public (qui, par le travail de réception, ne déformera pas seulement leur texte, mais aussi leur personnalité publique d’écrivain), certains semblent en proie à la tentation du politique, d’autres à celle du littéraire. Les uns politisent par le caractère épidictique ou herméneutique de leur discours des contenus anecdotiques a priori « neutres » ; les autres tentent de soustraire au règne du politique des témoignages qui portent pourtant une lourde charge politique. Ce qui ne fait pas de doute en tout cas, c’est que ces textes, plus que des œuvres définitives, sont de véritables champs de bataille où s’affrontent le littéraire (sous la forme à la fois de la tradition hyper- et métatextuelle du récit de voyage et des habitudes stylistiques, poétiques et génériques d’auteurs qui ne sont pas seulement des écrivains-voyageurs) et le politique (l’URSS n’étant pas tant un pays qu’un prototype politique) ; affrontement véritablement dialectique qui trouve peut-être sa transcendance synthétique dans la notion de « culture » chère à tous les voyageurs dont les textes sont ici étudiés, et qu’il faut comprendre en l’occurrence comme l’art de concilier les exigences urgentes de l’actualité et celles, moins brûlantes mais non moins impérieuses, d’un humanisme fondamentalement inactuel.