Plus de 10 000 Français visitent l’URSS entre 1919 et 1939. Dans les années 1920, seuls quelques dizaines de visiteurs français franchissent les frontières. Mais, en 1925 et 1929, les deux organismes encadrant les voyageurs étrangers sont créés : VOKS (la Société pour les relations culturelles avec l’étranger), qui s’occupe plus particulièrement des « professions intellectuelles » ; et Intourist, qui est responsable des infrastructures touristiques du pays. Ainsi, durant les années 1930, en particulier pendant la « période rose » (de 1933 à 1936), ils sont plusieurs centaines, voire plus d’un millier à séjourner chaque année dans la « patrie du socialisme ».
Parmi ces voyageurs, de nombreux « intellectuels1 » sont invités par des organisations spécifiques (comme l’Union internationale des écrivains révolutionnaires, ou le Comité de l’Union des écrivains soviétiques), ou par des médiateurs (des écrivains soviétiques, comme Maxime Gorki, ou des dirigeants d’organisations, comme Alexandre Arosev). Les responsables de la diplomatie culturelle soviétique espèrent faire d’eux au retour des propagandistes du régime communiste, tout en les utilisant durant leur séjour à des fins de propagande interne2. Il s’agit de susciter la rédaction d’articles voire de récits de voyage favorables à la patrie du socialisme. VOKS met ainsi au point, dès 1925-1926, des listes d’intellectuels qui vont être contactés individuellement3.
Parmi les temps forts de ces voyages aux frais « de la princesse en guenilles » (Panaït Istrati), il y a d’abord le dixième anniversaire de la Révolution bolchevique, à l’occasion duquel plus de cent Français, intellectuels ou militants ouvriers, participent aux célébrations. Dans les années 1930 (du 17 août au premier septembre 1934), épisode important des grand-messes de la propagande soviétique, se tient le premier Congrès des écrivains soviétiques. On ne s’adresse cette fois, en plus des délégués venus de toute l’Union, qu’à des écrivains, dont quarante écrivains étrangers4 (parmi lesquels Louis Aragon, André Malraux, Paul Nizan, Vladimir Pozner et Jean-Richard Bloch, pour les Français5).
C’est la première fois que Jean-Richard Bloch et sa femme Marguerite visitent l’URSS. Leur séjour se prolonge jusqu’au début octobre pour Marguerite et jusqu’à la fin décembre pour son époux. Partant de Paris début août en train, voyageant via l’Allemagne et la Pologne6, ils assistent ensuite au Festival de théâtre de Moscou (du 1er au 10 septembre). Ce programme culturel, très classique, est logiquement complété à cette époque des premiers plans quinquennaux7 par des visites d’usines, de musées, de la commune de Bolchevo, etc. Il intègre aussi d’autres manifestations estivales telles que la fête de l’aviation, la fête des oudarniks au Parc de la Culture, ou celle des komsomols. Le 17 septembre, dans un troisième temps, ils partent en train dans le Caucase. Traversant l’Ukraine en train, ils arrivent d’abord en Géorgie (Tiflis/Tbilissi), puis en Arménie (à Erevan le 23), où ils restent jusqu’au 30 septembre. Ils repartent alors pour Tiflis, où les attend une voiture pour emprunter la touristique route militaire jusqu’à Bakou. Ils quittent l’Azerbaïdjan le 4 ou le 5 octobre en utilisant le trajet de l’aller jusqu’à Moscou.
Marguerite reste donc deux mois. Jean-Richard Bloch ne rentre qu’au bout de cinq mois, après l’assassinat de Kirov. Il est notamment occupé par des projets de films liés à son œuvre8. Ce voyage, tout en restant caractéristique d’un tourisme politique dûment encadré qui laisse peu de place à l’initiative individuelle, permet cependant une assez longue immersion dans la patrie du socialisme.
Jean-Richard Bloch est né en 1884, Marguerite a deux ans de moins9. Il l’a connue en 1905, et cinq enfants sont nés entre 1909 et 191910. Ils sont tous deux issus de familles de la bourgeoisie juive française qui ont choisi de quitter l’Alsace après la défaite de 1870. Si la question juive concerne l’écrivain, son rapport au judaïsme est pourtant marqué par une pratique familiale athée11. En 1934, Jean-Richard Bloch est un écrivain et un essayiste reconnu et publié chez Gallimard. Il est aussi publié en URSS, apparaissant dès 1925-1926 dans les listes de la VOKS comme un intellectuel susceptible d’être favorable à l’URSS12. Au début des années 1930, il vit à la Mérigote, une maison achetée en 1911 dans la périphérie de Poitiers. Il « monte » fréquemment à Paris pour voir son éditeur ou des responsables de journaux et revues avec lesquels il collabore. Il y a aussi des amis et de la famille (notamment ses parents13, ainsi que la famille de sa belle-sœur14, installée à Versailles, et la majorité de ses enfants, qui étudient ou travaillent dans la région parisienne).
Pacifiste, ancien combattant, il collabore en particulier à Europe, et entretient avec Romain Rolland des relations étroites15. Il apparaît alors aux yeux de ses contemporains comme un écrivain et un essayiste de gauche qui reste indépendant des partis, évoluant entre le socialisme et le communisme16. Marquée par l’arrivée au pouvoir de Hitler, l’année 1933 est celle d’un véritable tournant vers l’antifascisme. Et, pour citer l’historienne Nicole Racine, à l’automne 1933, « face à l’URSS, Jean-Richard Bloch est partagé entre un grand respect et une grande inquiétude, une grande admiration et une grande appréhension17 ». Au printemps, un projet de reportage en URSS initié par Emmanuel Berl pour Marianne tourne court. Bloch fait la connaissance de Lucien Vogel18, dont le rôle d’intermédiaire entre les Soviétiques et les intellectuels français est alors patent. Il rencontre aussi des diplomates soviétiques comme Vladimir Alexandrovitch Sokholine ou Marcel Rosenberg. Même si les liens ne sont pas rompus avec le reste de ses réseaux de sociabilité19, son emploi du temps et sa correspondance montrent qu’il gravite de plus en plus souvent dans la sphère des milieux communistes. Il voit beaucoup Paul Vaillant-Couturier, le rédacteur en chef de L’Humanité, ou Stéfan Priacel, qui collabore à Monde et à Vu. Il fait la connaissance de Louis Aragon en mai 1933. La présence à Paris d’émigrés antifascistes allemands passés par Moscou augmente encore les relais possibles entre l’écrivain et le gouvernement soviétique (l’allemand Otto Kätz l’enjoint ainsi de venir à Moscou à la demande de Gorki). Durant l’été 1933, on le voit donc souvent dans les réunions de mouvements intellectuels où se retrouvent militants communistes et compagnons de route, telle l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires. Au début de l’année suivante, il participe dès le départ à l’expérience du Comité de vigilance antifasciste, s’investissant à Paris et dans la région poitevine. Durant l’été 1934, dans le cadre de la préparation complexe des détails matériels de son voyage, il passe ses journées avec des intellectuels philosoviétiques (Charles Vildrac, Stefan Priacel), avec des communistes (Aragon, Paul Vaillant-Couturier, mais aussi Maurice Thorez), ou encore avec des représentants d’Intourist, de la Délégation commerciale, de la Banque commerciale de l’Europe du Nord et de l’Ambassade.
C’est donc bien un intellectuel, très tôt lucide face au régime nazi, courtisé de longue date20 et soigneusement « briefé » par ses contacts français, allemands ou soviétiques qui part avec sa femme en URSS. À son retour, si l’idée d’un « voyage conversion » peut être nuancée21, il est clair qu’il assume totalement son statut de « compagnon de route22 » en s’engageant intensément dans la préparation du Congrès pour la défense de la culture organisé à Paris avec les communistes. Et surtout, pendant et après son voyage, il va multiplier les témoignages favorables à l’URSS (articles, interviews, conférences, meetings), prouvant ainsi le succès de l’investissement soviétique à son égard.
Les Bloch ont ainsi laissé de multiples « narrations » de leur séjour soviétique. Ces récits écrits et oraux étaient pour certains destinés à rester non publiés (notes de carnet). D’autres s’adressent à un cercle d’intimes (lettres, cartes postales, photographies). Certains, enfin, vont être édités dans les deux pays, soit pendant le séjour en URSS, soit à leur retour en France. Ces multiples histoires à deux voix offrent ainsi une vision très détaillée de leur séjour. Les textes, même s’ils n’ont jamais abouti à un ouvrage publié, se nourrissent les uns des autres, et se contredisent aussi parfois.
Raconter le voyage à ses proches : les lettres du voyage et le carnet vert
Le principal fonds d’archives de l’écrivain Jean-Richard Bloch a été déposé par sa famille à la Bibliothèque nationale. Le « manuscrit » original des lettres écrites pendant le voyage est donné au début des années 1990 par les enfants de l’écrivain23. Plus de 28 lettres peuvent être comptabilisées24. Le plus souvent, elles sont tapées à la machine (une machine apportée de France) par Marguerite Bloch, parfois sous la dictée de son mari. Elles sont envoyées (en plusieurs exemplaires pour les lettres tapées) à leur famille proche et à quelques amis. Elles sont ainsi destinées à un public enthousiaste, très réceptif25, fortement engagé à gauche, voire communiste, qui attend avec impatience ces courriers26.
C’est avant tout le récit d’un voyage écrit par Marguerite, qui assume une fonction épistolaire classiquement féminine27. Elle tient aussi un petit carnet vert où elle prend des notes sur le vif. Jean-Richard n’a ni carnet ni agenda28. Il écrit le plus souvent de petits mots à la fin des lettres de sa femme. Son témoignage est plus important pendant le séjour dans le Caucase, où il est moins sollicité qu’à Moscou29. Après le départ de Marguerite, au début du mois d’octobre, seule la correspondance de Jean-Richard Bloch et les archives littéraires d’État de la Fédération de Russie (RGALI30) peuvent nous permettre de suivre la fin du voyage.
Ces lettres, qui ont beaucoup circulé, ont ensuite été rassemblées avec des coupures de presse, des billets de théâtre, des enveloppes timbrées et des photographies31 dans un grand cahier ligné (les lettres écrites recto verso ayant été soigneusement recopiées à la main par l’une des filles Bloch, ou peut-être par Marguerite32) ; cahier qui connaît une histoire agitée avec l’arrivée de la guerre. Par crainte de la répression33, il est caché dans le jardin de la Mérigote, où il reste enterré durant toute la guerre. En avril 1941, Marguerite et Jean-Richard fuient la France pour l’URSS, où ils resteront jusqu’en décembre 1944. Si, en 1945, le manuscrit peut être retrouvé en dépit de l’occupation allemande et de la mise en vente de la maison en 1943, il a été abîmé par l’humidité et par des rongeurs.
Le récit des premières semaines recoupe les témoignages français disponibles sur le Congrès des écrivains34. Il y a d’abord le patronage du Congrès par Gorki, puis les discours qui se répondent, ainsi que les délégations d’ouvriers et de représentants des Républiques qui défilent pour réclamer de la littérature accessible aux masses. Centrale également, la visite à Gorki dans sa datcha est soigneusement mise en scène. Marguerite évoque en détail le grand banquet ponctué de toasts et de récits antifascistes traduits et retraduits dans une immense cacophonie. Cette soirée se termine en apothéose par l’arrivée « impromptue » de Commissaires du peuple. Le courrier montre aussi le quotidien chargé des congressistes (debout de 10 h à 2 h du matin en moyenne), encore alourdi par de multiples visites (celles du Parc de la Culture, d’une usine de trolleybus, d’un test de phonogrammes, mais aussi celles de musées – le Kremlin, Zagorsk), par la fête de l’aviation déjà citée, par des projections cinématographiques, ou encore par des entretiens avec la presse et des commandes d’articles.
Si les premières semaines sont intensément occupées par le Congrès des écrivains puis par le festival de théâtre de Moscou (où ils rencontrent en particulier Meyerhold35), les semaines qui suivent sont moins denses. Les Bloch passent de longues heures dans le train personnel de Koltsov en compagnie d’un petit groupe d’accompagnateurs, dont Maria Osten, la femme de Koltsov36, mais aussi Lev Elbert37. Il faut préciser que Bloch, issu d’une famille de polytechniciens38, s’intéresse à tous les modes de transport, et en particulier au transport ferroviaire.
En septembre donc, à un moment où les soldats de l’Armée rouge commencent à mettre leur longue capote d’hiver, ils partent découvrir le Caucase, ce qui leur semble incroyable et incomparablement exotique. C’est pour eux un voyage vers l’Asie :
Là, on se sent tout à fait en Asie, ces invraisemblables ballots, ces innombrables enfants, ces hommes à bonnets de fourrure, ces femmes avec leurs châles sur la tête. Même les petites filles ont des châles sur la tête, parfois avec les pieds nus, c’est la tête qu’il importe de couvrir39.
Il faut rappeler qu’à la même époque, Aragon part en cure dans le Caucase (Essentouki), tandis que les Malraux vont dépenser les droits d’auteurs d’André en Sibérie, et que les Nizan découvrent le Tadjikistan40. À cette date, on montre davantage les réalisations des grands plans quinquennaux (notamment les grands chantiers de l’Oural), et, le plus souvent, les voyages vers le sud font plutôt découvrir la Crimée41. Le circuit des Bloch suit cependant le cadre donné par les guides papier soviétiques, rédigés dès le milieu des années 192042, et où la dimension touristique et l’exotisme restent présents (le mont Elbrouz, le lac Sevan, les villages de montagnes, les chants traditionnels, etc.).
Le registre épistolaire et le caractère intime des lettres favorisent chez Marguerite une dimension anecdotique et vivante du récit. Elle semble parfois taper ses lettres au fil de sa pensée, avec de multiples digressions, voulant tout dire ou presque43. Pourtant, même si on reste dans le registre de l’intime, le discours des Bloch se fonde avant tout sur des analyses politiques et sociales qui reprennent celles de leurs médiateurs : Maria Osten, Ilya Ehrenbourg, Mikhaïl Koltsov, Lydia Bach, Zabel Essayan et Lev Elbert en particulier. Ce qu’ils évoquent, c’est donc une société utopique définie par les réussites de l’industrialisation, par l’égalité sociale en devenir, par l’égalité entre les hommes et les femmes et par la modernisation des régions périphériques. On retrouve ainsi dépeints le besoin de « culture » qui émane des classes populaires, les conditions privilégiées dans lesquelles évoluent les intellectuels soviétiques et la mise en œuvre de gigantesques chantiers44, avec un accent particulier sur l’urbanisme, sur les grands chantiers de Moscou et sur ceux d’Erevan, dont la description est tout entière fondée sur l’idée d’un futur radieux modelé par les plans de l’architecte Matinian45. Les Bloch ont l’impression de « communier » avec le peuple russe (les délégations du Congrès, la foule du Parc de la Culture, les visites d’usines), dans un pays où l’écrivain est roi.
S’ils évoquent la pauvreté (en particulier dans le Caucase), c’est à chaque fois pour montrer les immenses difficultés passées, les progrès réalisés, déjà colossaux, et évoquer ceux à venir. La lettre écrite à Erevan le 27 septembre par Jean-Richard Bloch est exemplaire de ce registre du témoignage philosoviétique :
La misère est encore bien grande […]. On ne tire pas en quinze ans (dont plusieurs années de guerre civile et de guerre étrangère) 150 000 000 d’êtres vivants de la crasse du Moyen Âge où ils croupissaient. Un vieux bolchevik46 me disait hier : « Avec le quatrième plan quinquennal, nous pourrons commencer l’offensive contre la pauvreté. » D’ici là, tout est sacrifié à l’équipement47.
Parmi les trois pays du Caucase, c’est en Arménie qu’ils séjournent le plus longtemps. Il faut voir là le rôle de Zabel Essayan, qui a sans doute été l’instigatrice de ce périple caucasien. Parfaitement francophone, elle leur vante à Moscou les mérites de l’Arménie nouvelle et les met en contact avec la délégation arménienne. Sur place, son rôle est repris par Tigrane Zaven48 (appelé Zavent par les Bloch), et par Lev Elbert, homme de 34 ans, vieux bolchevik polyglotte, membre du NKVD, qui les accompagne pendant tout le séjour caucasien. Avec Zabel Essayan, comme avec les autres interlocuteurs des Bloch, s’affirme tout d’abord l’idée que l’Arménie n’existerait plus sans l’URSS, et que c’est « l’exemple le plus concentré de l’édification du socialisme ». Ainsi, alors que Tiflis représente le passé49, Erevan, « ville des antithèses », représente l’avenir50.
Les lettres de Marguerite ont toutes un caractère très intimiste. Elle décrit de manière colorée personnages et lieux, s’attache aux détails vestimentaires ou architecturaux, aux sons, aux couleurs et aux odeurs. Souvent, pour mieux incarner ses interlocuteurs soviétiques, elle complète leur description physique, voire psychologique, en les comparant à des personnes connues de ses proches. Ainsi Constantin Oumansky, « l’attaché de presse aux Affaires étrangères », « très gai », ressemble beaucoup à Marcel Bloch, le frère de Jean-Richard51. Cependant, en dépit de ce ton personnel et léger, les thèmes qui sont évoqués sont bien ceux développés par la propagande soviétique de l’époque. Dans les lettres, le récit de la construction du socialisme dans le Caucase se fonde ainsi sur deux motifs principaux, qu’on retrouve aussi dans une moindre mesure dans le reste du voyage. Le premier thème est celui de l’émancipation des femmes. On lit de longs passages sur les maternités, sur l’accouchement ou sur l’union libre, mais aussi des portraits de « fortes femmes », héroïnes soviétiques modèles, comme cette jeune chanteuse « populaire » qui allie tradition et modernité puisqu’elle se produit au Sovkhoze de la Guépéou et au théâtre d’Erevan52. Marguerite, qui n’est cependant pas féministe53, remplit ainsi consciencieusement son rôle de témoin féminin frappé par les différences entre l’URSS et l’Occident, et par les progrès accomplis dans les régions périphériques : le deuxième thème majeur des lettres du Caucase, tout aussi classique à cette date, est ainsi celui des progrès de l’alphabétisation et de l’éducation dans les régions périphériques.
Dès le début du voyage, le récit des époux Bloch reprend la rhétorique des « croyants ». Sans totalement oblitérer les difficultés passées ou présentes (même si elles sont fortement minimisées dans les lettres), ils font état des progrès accomplis et se projettent vers le futur. Ni l’un ni l’autre ne semble fondamentalement remettre en cause la parole de leurs accompagnateurs (celle de 1934), avec qui ils ont établi des liens. Cependant, il faut le souligner, il n’y a pas encore d’alignement complet et inconditionnel sur les positions soviétiques officielles, comme en témoigne le récit sur les discours de Jean-Richard Bloch au Congrès (21 et 25 août 1935). Marguerite en parle longuement, fait état de l’excitation des délégués étrangers après le discours de Radek, et elle est sensible à l’honneur fait à son mari (qui répond à Gorki au nom des délégués étrangers54). Nous emmenant dans les arcanes du Congrès, elle raconte le travail de préparation (traductions, réécritures et copies, auxquelles elle participe activement avec les interprètes) et les soutiens reçus après les propos tenus par Bloch contre Radek55.
Toutefois, la lecture des notes du carnet vert mentionné plus haut permet de relativiser (ou du moins de mettre en perspective) certains constats. Le carnet vert a servi à la rédaction des lettres, voire de certains articles56. Ce matériel cru, qui n’était pas destiné à être diffusé et encore moins à être édité, présente des impressions plus immédiates du voyage. Dans son carnet, Marguerite se pose des questions à elle-même, auxquelles elle répond souvent plus loin, comme un mémento à insérer dans ses lettres. Le carnet permet aussi de bien comprendre comment elle a opéré dans son courrier une autocensure sur des points troublants à leurs yeux, comme la question de la famine de 1932-1933 ou celle de l’échec de la collectivisation, beaucoup plus ouvertement évoquées dans le carnet. Il montre que le thème a nourri des discussions avec les autres Français pendant le Congrès. Marguerite se pose aussi plus ouvertement des questions sur les zeks, sur les différences de richesse et les privilèges de la nouvelle classe sociale bureaucratique, ou sur la pauvreté… Le carnet met ainsi en valeur le processus de construction d’un discours positif sur l’URSS. Il donne aussi un peu plus la parole aux quelques voix dissonantes qu’elle a pu croiser57. En conjuguant les deux matériaux, on peut préciser comment le récit épistolaire est nourri des arguments et des contre-arguments des médiateurs soviétiques qui les entourent, avec qui elle a construit une relation de confiance. Ainsi, sur la famine et la collectivisation, elle reprend en particulier les propos d’Elbert, qui, sans nier le phénomène, utilise la dialectique de l’archaïsme passé et du futur radieux. Quant aux zeks, elle finit par fonder ses convictions sur le témoignage enthousiaste de l’avocat Marcel Willard, croisé à Moscou en septembre. De la même façon, elle assied son récit de la visite de la commune de Bolchevo sur la reprise des propos tenus par leurs guides interprètes.
Des articles et des interventions sur le voyage en URSS et en France
Cet enthousiasme, l’écrivain va également chercher à le transmettre dans ses articles. Passages obligés de l’intellectuel invité, les entretiens avec la presse soviétique vont de pair avec des déclarations orales ponctuant les temps forts du voyage. Souvent accompagnées de photographies, ces déclarations ou ces impressions de voyage données à la presse sont parfois enregistrées et toujours diffusées dans les journaux58. Les discours au Congrès sont bien entendu aussi traduits, diffusés, commentés… Les voyageurs59 doivent de plus rédiger de multiples articles toujours commandés en urgence. Bloch gagne de la sorte des roubles inconvertibles, à dépenser sur place, et il crée une épargne en prévision d’un futur voyage (en avril 1941, quand ils s’exilent en URSS, les Bloch disposent d’un capital de plus de 5 000 roubles sur le compte épargne ouvert en 193460). Ce mécanisme lui permet également de ne pas avoir totalement l’impression qu’il voyage tous frais payés.
En France, le Congrès est bien entendu suivi de près dans la presse communiste ou proche des communistes61. Les premiers articles signés Jean-Richard Bloch sortent en septembre, juste après le Congrès. En plus d’articles sur le concours de phonogrammes entre l’industrie lourde et l’industrie légère qui lui permettent de faire un bilan sur le disque et l’industrie du disque en URSS (« Disques62 », Marianne, 15 et 26 septembre, 24 et 31 octobre 1934), paraît dans Europe son principal discours au Congrès (15 septembre 1934). Alors qu’il est toujours sur place, suivent deux articles généraux (« Voyage en URSS », Monde, 6 décembre 1934, et « D’URSS », Europe, 15 décembre 1934). La majorité de ce qu’il écrit concerne cependant la culture. Au cours de l’année 1935, ses multiples prises de parole63 et ses conférences (pour l’AEAR64, pour les journées d’amitié franco-soviétique de l’association des Amis de l’Union soviétique en juin 193565, pour le Cercle de la Russie neuve66, ou pour le CVIA dans la région de Poitiers) sont accompagnées d’une série d’articles plus précis. Bloch revient sur le Congrès des écrivains (« Parmi les leçons d’un congrès », Europe, 15 janvier 1935), s’intéresse à Moscou (« Mort et résurrection de Moscou », Europe, 15 mars 1935), et plus largement à la culture (voir « Deux représentations théâtrales », Europe, 15 février 1935, et « Trois images de la culture populaire », L’Humanité, 15 novembre 1935). Deux textes sont issus d’interventions orales (« L’Armée rouge », Russie d’aujourd’hui, février 1935, « Les Minorités nationales. Rapport pour les journées d’amitié des AUS », Russie d’aujourd’hui, août 1935). Bien après son voyage, il continue à publier sur l’URSS (« Wagons durs et trains de luxe67 », Europe, 15 juillet 1936, et « L’URSS pays de la culture », Russie d’aujourd’hui, novembre 1937).
Il publie d’abord et surtout dans Europe, revue à laquelle il contribue régulièrement depuis longtemps et où il peut choisir ses sujets. Mais les articles (de commande) pour le magazine de l’Association des Amis de l’Union soviétique (Russie d’aujourd’hui) ou pour L’Humanité attestent de son statut d’écrivain philosoviétique après le voyage. S’il se sert de toute évidence des lettres de sa femme pour écrire ses articles68, il conserve une tonalité proche de celle de ses propres lettres. L’expérience retracée, même individualisée par des portraits (parfois anonymes), reste toujours replacée dans une perspective historique plus large : on est dans le registre du commentaire politique, de l’essai, plus que dans celui de l’anecdote69.
D’ailleurs, l’écrivain avait le projet de publier un véritable « retour d’URSS » évoquant son voyage tout en analysant le « réalisme socialiste70 ». Mais son engagement militant, notamment au sein de l’AEAR, la préparation du Congrès pour la défense de la culture de juin 1935, la rédaction d’articles et d’essais (Naissance d’une culture. Quatrièmes essais pour mieux comprendre mon temps, Rieder, 1936) et la guerre d’Espagne71 ne lui permettront pas de rassembler ces travaux. Après 1937, c’est l’aventure du journal Ce soir avec Aragon qui va accaparer toute son énergie. Aussi, le seul « récit de voyage » en URSS publié par Jean-Richard Bloch portera en fait sur son exil soviétique pendant le second conflit mondial (avril 1941-décembre 1944). Il sera publié de manière posthume quelques semaines après le décès de l’écrivain communiste devenu conseiller de la République en 194672.