La notion de « portrait de pays » a désormais acquis toute sa légitimité dans le cadre des études littéraires, photographiques, géographiques et ethnographiques, comme en témoignent les articles, les ouvrages et les colloques qui lui ont été récemment consacrés1. Situé à mi-chemin entre le récit de voyage et le guide touristique, le « portrait de pays », qui a connu un succès considérable tout au long du xxe siècle, et en particulier dans sa seconde moitié, entend offrir, à un moment donné et à un public diversifié, la représentation d’un territoire déterminé, de son histoire, de ses habitants avec les us et coutumes qui leur sont propres, ainsi que de son patrimoine, matériel et immatériel, à travers des textes et des illustrations, le plus souvent des photographies. Ce genre aussi varié qu’hybride peut donc se révéler un terrain propice à la rencontre entre artistes et écrivains, bien que la qualité littéraire ne soit pas sa préoccupation première, alors même qu’elle a été conquise de haute lutte par le récit viatique tout au long du siècle précédent : le souci de l’esthétique peut parfois céder la place à une vocation plus documentaire ou à un objectif de vulgarisation. Le soin apporté au texte, à l’image et à leur combinaison, d’ordre parfois poétique, distingue toutefois le « portrait de pays » des formes souvent plus standardisées du guide de voyage, dont la visée reste essentiellement pratique : il s’agit moins de permettre le voyage que d’en donner envie.
C’est à la généalogie de cette notion que l’on se propose de s’intéresser ici : quels liens peuvent-ils exister entre les « portraits de pays » et la vogue qu’ont connue les « voyages pittoresques » tout au long du xixe siècle, en France et plus largement dans l’Europe tout entière ? On voudrait examiner cette question à la lumière d’une entreprise qui s’est étendue sur une partie considérable du siècle et qui a connu un retentissement notable pour son ambition et ses enjeux, comme pour les moyens qu’elle a mis en œuvre : les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, promue par le baron Taylor à partir de 1820 et qui a été interrompue en 1878, à la mort de celui-ci2. Le baron et ses collaborateurs ont en effet réalisé un certain nombre de choix significatifs : refus d’adopter la division en départements héritée de la Révolution au profit du découpage en provinces d’Ancien Régime ; mise en place de la notion – sinon du terme – de « patrimoine national », qu’il soit monumental, naturel ou immatériel ; intégration au projet des moyens les plus récents de diffusion de l’image par souci de présenter les vestiges de « l’ancienne France » avant leur disparition, en vue d’en perpétuer la mémoire et d’en faciliter, le cas échéant, la préservation. Tous choix qui ont pu, dans une certaine mesure, contribuer à l’émergence de ce qui deviendra ultérieurement le « portrait de pays ». Mais pour bien comprendre la portée de ces choix, il convient d’abord de replacer cet ensemble dans son contexte à la fois historique et littéraire – même si, on le verra, ce dernier terme n’est peut-être pas le mieux adapté –, en s’interrogeant entre autres sur son ancrage dans l’environnement générique qui est le sien et sur la prise de conscience patrimoniale qui s’est opérée dans le prolongement de la Révolution et de l’Empire, à la faveur des atteintes portées en ces années-là au patrimoine en question.
Les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, ce sont en premier lieu des chiffres, qu’il ne faut pas négliger3. Il s’agit en effet de vingt-et-un volumes édités dans un imposant format « grand in-folio » et vendus par souscription sous forme de livraisons pour décrire neuf des provinces de la France d’Ancien Régime : la Normandie, la Franche-Comté, l’Auvergne, le Languedoc – un Languedoc très élargi, puisqu’il s’étend jusqu’à la Gascogne –, la Picardie, la Bretagne, le Dauphiné, la Champagne et la Bourgogne. Les livraisons se sont, on l’a dit, étalées sur la durée record de cinquante-huit ans, la disparition de son promoteur mettant un terme à l’entreprise, qui restera inachevée. Les textes en ont été rédigés principalement par Charles Nodier, Alphonse de Cailleux et le baron Taylor lui-même, entourés de nombreux collaborateurs4. Quant aux illustrations, qui se composent de trois mille deux cent quatre-vingt-deux planches lithographiées, elles sont dues à pas moins de cent quatre-vingt-deux artistes, parmi lesquels Adrien Dauzats occupe la première place, en raison du nombre de ses travaux et des étroites relations professionnelles qu’il a entretenues avec le baron tout au long de leur longue collaboration5.
Une filiation complexe
Pareille entreprise ne peut naître par génération spontanée : elle s’enracine dans une tradition complexe qui remonte à la fin de l’Ancien Régime, à commencer par celle des « voyages pittoresques6 », « genre éditorial né dans le dernier quart du xviiie siècle mais qui a trouvé dans le contexte de la France révolutionnaire le terreau nécessaire à son plein épanouissement7. » Nés autour des années 1770 avec la vogue du picturesque, théorisé par l’Anglais Gilpin en 17928, les voyages pittoresques s’intéressent non plus seulement à la beauté définie par les canons classiques, mais aussi à tout ce qui peut séduire l’œil du peintre en lui fournissant un sujet original, fût-il rude, à partir du moment où il sort de l’ordinaire. Sans négliger pour autant l’information « positive » sur les pays visités qui fonde la légitimité des récits de voyage traditionnels, cette littérature viatique d’un genre bien particulier privilégie l’impression, la sensation générale procurée aux voyageurs, souvent artistes, par l’objet représenté9, et les richesses artistiques d’une région – monuments, œuvres d’art, curiosités historiques ou archéologiques, entre autres – y occupent du même coup une place beaucoup plus importante que l’étude des formes de gouvernement, de l’économie, de l’histoire ou de la géographie. Pour des raisons similaires, les illustrations, abondantes et de qualité, y jouent un rôle infiniment supérieur à celui du texte, qui se borne le plus souvent à servir de faire-valoir à l’image, en la complétant par des informations qu’elle n’est pas en mesure de transmettre. Quant au récit du voyage proprement dit, il se contente – quand il existe – de relier les différents sites entre eux, sans marquer le moindre intérêt pour les immanquables aventures liées au déplacement.
On comprend donc mieux la valeur littéraire parfois faible de ces ouvrages, d’autant que leur caractère pittoresque ne doit pas masquer une autre filiation, moins qualitative que quantitative et dont la littérarité est encore plus discutable : celle de la statistique, héritée d’un goût très ancien pour l’inventaire systématique, que l’on trouve déjà chez Machiavel et Botero mais aussi, plus récemment, dans l’administration royale mise en place par Louis xiv10. La tradition « encyclopédiste » issue des Lumières, jointe à l’influence conjuguée des physiocrates et surtout des idéologues11, n’a fait que renforcer, au cours de la période révolutionnaire, le « genre » de la statistique, conçu en tant qu’« exposé méthodique et positif des objets qui composent la richesse et la force d’un État12 ». À cette tendance déjà lourde s’ajoute le développement, dès la fin du xviiie siècle, de ce que les historiens ont désormais coutume d’appeler les « voyages patriotiques » : Gilles Bertrand a ainsi bien montré qu’à partir des années 1760, les voyageurs français traversant leur propre pays passent progressivement, dans leur examen de ce que l’on peut nommer la « matière nationale », d’une « attitude érudite et mondaine, teintée de bons mots et culminant dans le voyage littéraire13 » à « une approche statistique et scientifique14 » caractérisée par des enquêtes administratives15, géologiques16 ou archéologiques17, voire ethnographiques avant la lettre18, qui mêlent inventaires, descriptions et analyses.
Quoi de commun à première vue entre ce type d’ouvrage et les voyages pittoresques, qui refusent pour leur part de se livrer à « une ennuyeuse et froide statistique » au profit de ce que le lieu décrit « offre de curieux et d’aimable par ses souvenirs19 » ? L’introduction des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France se refuse ainsi à offrir à son lecteur une quelconque « statistique du moyen âge » :
Ce n’est pas en savants que nous parcourons la France, mais en voyageurs curieux des aspects intéressants, et avides des nobles souvenirs. […] Ce voyage n’est pas un voyage de découvertes ; c’est un voyage d’impressions […]20.
Comme l’ont montré Marie-Noëlle Bourguet, Gilles Bertrand et Odile Parsis-Barubé, le départ entre les deux sous-genres est en réalité beaucoup moins net, et des liens aussi étroits qu’étranges subsistent entre « voyage pittoresque » et « inventaire monumental », « entre poésie rétrospective et rigueur statisticienne21 ». L’entreprise menée par le baron Taylor s’inscrit ainsi dans le succès d’une multitude de « petits » voyages pittoresques à travers la « province » française – entendue ici par opposition à la capitale –, ouvrages élaborés par des « notabilités locales » soucieuses de cartographier les « ressources des territoires nouveaux dont la Révolution venait de définir le maillage22. » Eux-mêmes se mettaient dans les pas des Bénédictins et de leur Histoire des provinces, élaborée au fil des derniers siècles de l’Ancien Régime23, et dans ceux de Piganiol de la Force, dont les légendaires Nouvelle Description de la France (1718) et Nouveau Voyage en France (1724) ont été réédités tout au long du xviiie siècle, sans avoir de véritable successeur dans le genre avant la Révolution. Et c’est précisément l’originalité des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de renouer avec un projet global visant l’ensemble du territoire français et doté cette fois-ci d’une copieuse illustration.
Montrer les vestiges d’une France en train de disparaître
Taylor et ses collaborateurs ne sont certes pas les seuls à l’époque à vouloir montrer cette France monumentale, et ils ont clairement conscience que la concurrence est rude24. Différentes opérations de recensement des richesses patrimoniales du pays avaient été conduites, dès la période révolutionnaire, dans le souci de combler le manque d’intérêt de l’Ancien Régime pour les descriptions de la France, constaté par Boucher de la Richarderie en 1808 dans sa Bibliographie universelle des voyages25 et, trente ans plus tard encore, par les Mémoires d’un touriste de Stendhal26. Joseph Lavallée avait ainsi entrepris dès 1792 un Voyage dans les départements de la France, qu’il achèvera dix ans plus tard27. Peu après la chute de l’Empire, Alexandre de Laborde se lance pour sa part dans l’entreprise des Monuments de la France, qui lui prendra une vingtaine d’années28.
Mais aucun ouvrage, avant les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, n’avait tenté de faire un point aussi méthodique sur les vestiges d’une France en train de disparaître pour les montrer au public dans le mouvement même de leur effacement. On sait que, si le vandalisme révolutionnaire a été somme toute limité, on ne saurait en dire autant de celui qu’ont souvent exercé les acquéreurs des biens du clergé, de la couronne ou des aristocrates émigrés, les ravages de cette forme de « spéculation monumentale » s’étant poursuivis bien au-delà de la Révolution et de l’Empire, jusque sous la Restauration, voire après 1830. Est-il besoin de rappeler la transformation en caserne du Palais des Papes en Avignon, du Mont-Saint-Michel et de l’abbaye de Clairvaux en prisons, des abbayes de Royaumont, Senones et Moyenmoutier en manufactures textiles, quand, à l’instar de celle de Cluny, elles ne servaient pas tout bonnement de carrières de pierre, pour être vouées à une pure et simple démolition29 ?
Une ligne de défense s’est progressivement constituée face à « la précipitation des démolisseurs30 ». D’abord ponctuelles31 ou allusives32, les dénonciations de ces pratiques abusives ont pris un tour plus explicite sous la plume de Victor Hugo, auteur, à quelques années de distance, de deux manifestes intitulés « Guerre aux démolisseurs33 », qui font écho aux propos alarmistes de l’introduction des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France :
[…] l’institution nouvelle, impatiente de tout renouveler avec elle, conspire avec le temps pour […] détruire [les monuments du passé] ou n’oppose rien aux efforts du temps qui les détruit. […] Quant à nous, derniers voyageurs dans les ruines de l’ancienne France qui auront bientôt cessé d’exister, nous aimons à peindre exclusivement ces ruines dont l’histoire et les mystères seraient perdus pour la génération prochaine34.
On comprend mieux du coup pourquoi le baron Taylor a choisi de montrer un certain nombre de ces monuments en cours de démolition, dans leur état de ruine, avant leur restauration ou leur destruction : manière comme une autre d’exacerber une forme de nostalgie pour ces vestiges en voie de disparition. En témoignent les représentations du château de Grignan, de la grande Maison des Andelys, assortie d’un commentaire attristé de Nodier à la fin du volume « Normandie »35, ou du beffroi de Péronne, détruit en 184436.
Fig. 1 : « Ruines du Château de Grignan, la Tour de Madame de Sévigné (Dauphiné) ».
Dessin de Léon Sabatier (Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, « Dauphiné », Paris, Gide, 1854, t. 2, pl. 149).
Bibliothèque nationale de France gallica.bnf.fr.
Fig. 2 : « La grande Maison aux Andelys ».
Dessin de Louis Atthalin (Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, « Ancienne Normandie », Paris, Gide, 1825, t. 2, pl. 191)
Bibliothèque nationale de France gallica.bnf.fr.
Rappelons tout de même qu’un certain nombre d’initiatives avaient vu le jour bien avant celles du baron Taylor pour sauver ce qui pouvait l’être encore, à l’instar du mandat donné à Alexandre Lenoir par l’Assemblée législative en 1791 pour sauvegarder un certain nombre d’objets lapidaires récupérés lors de la vente des biens nationaux. Après avoir mis ces précieux dépôts au couvent des Petits-Augustins, celui-ci y avait transféré les reliques, statues et gisants de Saint-Denis qu’il était parvenu à arracher à la vindicte révolutionnaire. Ouvert au public en 1795, le dépôt est devenu le premier Musée des monuments français et le restera jusqu’à sa fermeture en 181637. En dépit d’une scientificité contestable38, ce musée invente une forme inédite de séquençage historique pour les pièces présentées et sensibilise les visiteurs à un patrimoine dont ils ne s’étaient guère souciés jusqu’alors. Il contribue en particulier à mettre au goût du jour ces « siècles obscurs » que le classicisme tout-puissant avait fait sombrer dans l’oubli : Moyen Âge roman et gothique, Renaissance et même ce que l’on n’appellera qu’à la fin du xixe siècle la préhistoire, avec ses mégalithes « Cyclopéens39 ». Autant de périodes tout juste redécouvertes et dont on hésite encore à reconnaître la pleine valeur artistique, à l’instar de Taylor et Nodier eux-mêmes, qui, dans l’introduction de leur ouvrage, usent encore de moult précautions oratoires pour opposer « [l] e goût et l’imagination de la Grèce et de Rome » aux « inventions grandes et naïves, mais souvent incorrectes ou bizarres, de cet âge intermédiaire qu’on appelle la barbarie40. » Associée néanmoins au sentiment de rupture avec le passé engendré par la tourmente révolutionnaire, cette redécouverte amène un rêve : celui d’une reviviscence de « l’ancienne France41 ».
On assiste donc à un « double mouvement de réaménagement de l’imaginaire de l’espace et de réappropriation d’une conscience du passé42 », souvent présent chez les « élites locales » et qui finit par déterminer une prise de conscience au plan national : sous la monarchie de Juillet, un dispositif institutionnel se met enfin en place, l’Inspection générale des monuments historiques – avec à sa tête Ludovic Vitet (1830-1834) puis Prosper Mérimée (1834-1860) – dont la mission est ainsi définie par Vitet lui-même en 1831 :
Constater l’existence et faire la description critique de tous les édifices du royaume qui, soit par leur date, soit par le caractère de leur architecture, soit par les événements dont ils furent les témoins, méritent l’attention de l’archéologue, de l’historien, tel est le premier but des fonctions qui me sont confiées ; en second lieu, je dois veiller à la conservation de ces édifices en indiquant au Gouvernement et aux autorités locales les moyens soit de prévenir, soit d’arrêter leur dégradation43.
Dès la Restauration, l’initiative du baron Taylor participe de ce même mouvement, la description des sites visités par le texte et l’image constituant de véritables « procès-verbaux et visuels dressés par Taylor » sur l’état des monuments français44. « [U]ne aura d’utilité publique » entoure d’ailleurs l’entreprise menée par ces « touristes […] en mission » que sont les auteurs des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France : cela en fait un « livre de combat45 », une machine de guerre dont Taylor est le « généralissime46 » envoyant « de véritables tornades de recommandations47 » dont Dauzats, son « vieux compagnon d’armes48 », est le principal destinataire. L’entreprise s’appuie sur cet intérêt nouveau pour ce qu’on appellera bientôt le « patrimoine national » et prend en compte pour la première fois « la force décisive d’un nouveau pouvoir, celui des images » : « Dans leur apparente objectivité elles sont l’expression d’une profonde indignation, d’une conscience tragique49. » L’introduction de l’ouvrage établit d’ailleurs un lien très direct entre la chute de la monarchie, la fin d’une époque et la ruine des bâtiments50, et elle manifeste une envie : celle de bâtir « un monument51 » à la mémoire des monuments disparus.
Séquencer la France en « provinces » : une préoccupation idéologique ou esthétique ?
Faut-il voir un lien entre cette nostalgie d’un temps révolu et le refus manifesté par les promoteurs des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France d’adopter, pour leurs volumes, la division en départements entrée en vigueur une trentaine d’années auparavant, au profit du découpage en provinces qui caractérisait la France d’avant 1789 ? Il est légitime de se poser la question. Le bouleversement introduit très tôt par la Révolution dans la géographie administrative du pays a effacé le système complexe construit au fil des siècles par la monarchie et l’Histoire. Les « provinces » d’Ancien Régime étaient en effet constituées sur une base le plus souvent coutumière et traditionnelle, par coalescence de « pays » déterminés conjointement par la géographie, la religion et l’histoire, leurs habitants se reconnaissant, à différents niveaux, des « spécificités de langues, de pratiques agraires, de traditions religieuses, tout autant que culinaires ou vestimentaires52 ». Cet ordre des choses n’était pas sans créer, on le sait, une grande hétérogénéité au plan national, ainsi que d’innombrables disparités53, avec leur lot d’inégalités, en particulier au plan fiscal.
On connaît le mode opératoire « jacobin » qui a présidé au découpage de la France révolutionnaire en départements, destiné à pallier ces disparités : il s’est exercé en quelques mois au rebours de ce qui s’était élaboré dans la longue durée et a déterminé un nouveau rapport des Français à leur territoire. C’est d’ailleurs dans ce cadre départemental, alors tout récent, que se sont mises en place les entreprises de recensement systématique du patrimoine national dont on a déjà eu un aperçu avec les deux volumes dirigés par Joseph Lavallée. Ce voyage dans une France toute neuve, où trois à six vues sont offertes pour chaque département, n’a pas été unique en son genre54 : le dessinateur et voyageur Antoine Ignace Melling a ainsi conçu un projet de Galerie française d’architecture en 1810-1811, destiné à mettre en valeur les sites les plus intéressants de chacun des cent trente départements de l’Empire55. En offrant du territoire une vue d’ensemble et de détail à la fois, l’objectif de ces différentes entreprises était de permettre aux lecteurs de faire leur, d’un même mouvement, le patrimoine français et le découpage mis en œuvre par la Révolution, tout en « s’appropri[a]nt comme un bien national tout ce qui constitue la particularité locale française56. »
Or, dans leur ambition tout aussi systématique, les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France reviennent, comme le souligne leur titre, sur ce découpage qui commence à s’ancrer dans les consciences. Souci de plaire au nouveau pouvoir et à sa volonté de « restaurer l’ancienne France » ? Aux émigrés de retour d’exil ? Ou plus largement à des lecteurs obéissant eux-mêmes à une mode « rétro » avant la lettre ? En l’état actuel des connaissances, il est difficile d’offrir une réponse claire. On peut en revanche évaluer l’impact de ce choix sur l’approche des réalités locales : la répartition des volumes en « provinces » a-t-elle pour ambition de prendre en compte les spécificités de ces dernières en matière esthétique et culturelle ? Non, répond Odile Parsis-Barubé, qui constate pour la déplorer une quasi-absence de couleur locale dans les descriptions comme dans les illustrations des ouvrages édités par Taylor et Nodier, tout comme des « petits voyages pittoresques » auxquels elle s’est intéressée : elle y voit plutôt se dessiner une poétique du récit de voyage « en province » – par opposition à Paris – figée autour des mêmes codes esthétiques fondés sur « trois matrices paysagères » : « l’Italie – berceau du beau –, les Alpes – berceau du sublime – et l’Écosse – berceau du pittoresque. » Elle cite à ce propos l’exemple du volume consacré à la Franche-Comté, dirigé et rédigé par Nodier en personne, dans lequel la région se trouve décrite « par défaut, privée qu’elle est de tout ce qui fait le caractère impressionnant des paysages alpins ou écossais57 ». Se diffuse ainsi l’image un peu stéréotypée d’une « province » française résolument différente de Paris, mais au fond dépourvue de ses spécificités locales : elle est conçue « en tant que territoire sur lequel la capitale projette un faisceau d’images globalisantes58 » et comme conservatoire des traditions de « l’ancienne France » dont Paris est nolens volens en train de faire table rase. Voyager « en province » revient donc le plus souvent à effectuer un périple dans un passé révolu et dans « un patrimoine à la fois désiré et perçu comme lointain59 » : le déplacement dans l’espace, somme toute un peu décevant, se double donc d’un autre dans le temps, beaucoup plus enrichissant.
Cette uniformité provinciale tient aussi au projet même des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, qui se veut, au moins à ses débuts, une enquête archéologique portant pour l’essentiel sur le patrimoine monumental français et ses chefs-d’œuvre en péril. Mais à mesure de son développement, il s’intéresse progressivement et par surcroît à un autre type de patrimoine, moins architectural : les miniatures, par exemple, qui sont reproduites60, ou les enluminures qui servent de modèle à la mise en page, comme le montre la première page du chapitre consacré à Amiens dans le premier volume « Picardie ».
Fig. 3 : Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France.
« Picardie », Paris, Gide, 1835, t. 1, p. 5
Bibliothèque nationale de France gallica.bnf.fr.
Ce patrimoine peut même être proprement immatériel, à l’instar des
traditions merveilleuses de ces temps ingénus et crédules, âge d’ignorance et d’imagination, où une vive et profonde facilité de sentir accréditait de famille en famille et de génération en génération les plus agréables mensonges61.
Peut-être faut-il voir là, sur le modèle de ce qui s’était passé en Allemagne au moment du Sturm und Drang, le souci d’un retour aux sources du folklore national que le classicisme – Révolution et Empire compris – avait soigneusement mis sous le boisseau au profit de la mythologie gréco-romaine et du christianisme « officiel ». Toujours est-il que se manifeste parallèlement une attention toujours plus précise aux témoignages et à la collecte de sources orales, offertes « comme des objets d’émotions nouvelles aux lecteurs sensibles » : « Combien de fois la simple narration de notre guide rustique, insouciant héritier de ces richesses, a éclairé pour nous les débats de deux chroniqueurs contemporains62 ! »
Les paysages naturels représentent un autre centre d’intérêt qui s’esquisse progressivement au fil des livraisons, alors que Taylor et Nodier les avaient initialement placés à l’arrière-plan de leur projet :
Nous ne détournerons nos yeux des ouvrages de l’art que les siècles ne respectent pas, sur la scène de la nature dont les siècles n’altèrent pas l’impérissable beauté, qu’autant qu’un site pittoresque nous rappellera une époque, et nous offrira dans sa simplicité le caractère d’un monument63.
L’urgence était alors ailleurs et, dans le premier volume consacré à la Normandie, la nature n’apparaît qu’en simple faire-valoir dans la mise en scène des monuments en ruine : à preuve la représentation du château de Tancarville, encadré par la forêt.
Fig. 4 : « Ruines du château de Tancarville ».
Dessin de Robert (Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, « Ancienne Normandie », t. 1, Paris, Gide, 1825, t. 2, pl. 37).
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Tel n’est plus le cas dans les volumes « Auvergne » et « Dauphiné » : les paysages y ont pleinement droit de cité, pour eux-mêmes et parfois libérés de tout vestige monumental64. Cette évolution ne contribue pas peu à une meilleure connaissance de la France postrévolutionnaire et au déplacement de l’attention des lecteurs – et futurs voyageurs potentiels – des villes vers les villages et les campagnes de cette « province » jusqu’alors pratiquement ignorée65.
Illustrer l’ancienne France : une question de technique
Les choix réalisés par Taylor pour l’illustration de ses volumes sont sans doute eux aussi déterminants pour comprendre la filiation qui peut s’établir entre eux et les « portraits de pays ». D’abord en raison du soin apporté à la présentation des textes et des illustrations : chaque livraison a été méthodiquement composée à partir des calques réalisés sur les croquis des différents dessinateurs et de Taylor lui-même66. Ensuite parce qu’ont été utilisés pour le projet les moyens les plus récents de diffusion de l’image, à commencer par la lithographie ou « impression sans gravure », d’une très grande simplicité, mais d’invention très récente au moment où ont été lancés les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France67. Elle exige certes « de l’attention et des soins68 », mais la préface de l’ouvrage en contrebat les défauts pour mieux en vanter les avantages :
Plus libre, plus original, plus rapide que le burin, le crayon hardi du lithographe semble avoir été inventé pour fixer les inspirations libres, originales et rapides du voyageur qui se rend compte de ses sensations69.
Taylor et ses dessinateurs seront d’ailleurs toujours en quête de nouveautés « pour économiser le travail70 », allant jusqu’à recourir, dans les ultimes volumes, aux techniques toutes neuves de la photographie71, mais sans que la nature même du projet s’en trouve fondamentalement modifiée.
Leur souci majeur reste toutefois de présenter les monuments dans des ambiances et sous des angles divers en vue d’en perpétuer la mémoire et d’en faciliter, le cas échéant, la préservation. Ce que les dessinateurs réalisent, ce sont de véritables « portraits d’édifices72 », en mesure d’en raconter la vie : ceux-ci sont dessinés « comme des individus, dans la vérité de leur époque, de leur âge, de leurs péripéties73. » Le récit de son voyage espagnol témoigne de la constance de cette préoccupation chez Taylor :
[…] quoique le dessinateur ait été d’une extrême fidélité pour le trait, il a cherché les effets les plus variés de la lumière, et les points pour la perspective qui pourraient être les moins connus […]74.
Les illustrations devront toujours offrir le meilleur point de vue sur le monument et chercher le meilleur éclairage, fût-ce au prix d’une mise en scène, tant qu’on la construit au profit « de la vérité sensible, de l’objectivité lyrique75 » du monument et qu’elle le fait vivre « avec tout ce qui est autour, les êtres, la nature, le ciel76 » : la vue d’Aigues-Mortes sur un ciel d’orage manifeste un tel souci.
Fig. 5 : « Aygues-mortes, murs intérieurs (côté du Nord) Roussillon ».
Dessin de Dauzats (Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, « Languedoc », vol. 2, 2e partie, Paris, Gide, 1837, pl. 297).
Bibliothèque nationale de France gallica.bnf.fr.
Taylor conseille ainsi à Dauzats en train de prendre des croquis au Musée des Augustins à Toulouse de se placer « au bout de chaque galerie du cloître pour donner du développement tantôt aux colonnes et tantôt aux figures77. » Ailleurs il l’incite à dessiner le monument sous différents angles, qui constitueront autant de séquences illustrées dans la publication78, ou bien à l’animer en ajoutant des figures79.
Dauzats reste d’ailleurs le meilleur « illustrateur » de cette volonté complexe : il combine le « sérieux » du védutiste faisant preuve d’une « exactitude80 » cruciale aux yeux de Taylor avec un talent plus subtil donnant à ses planches l’« apparente simplicité du vrai » qui pourrait abuser le lecteur trop naïf, comme il sait associer quand il le faut dessin d’architecture et vue pittoresque81. Il sait surtout se soumettre aux « intérêts supérieurs » de ce qui est dessiné : s’il attache l’importance qui se doit à la réalité du monument, il a également le souci de le « rendre plus accessible », de le « faire mieux voir », et peut-être même de le montrer « tel qu’il devrait être, tel qu’il sera si les hommes veulent bien s’intéresser à lui82 ». C’est pourquoi il n’hésite pas à mettre en lumière ce qui est caché, voire à programmer des restaurations à venir, qui ne verront peut-être jamais le jour, comme le montre, exemples à l’appui, Bruno Foucart, fin connaisseur du travail et de la « manière » de Dauzats83. Ainsi, pour représenter les magnifiques chapiteaux romans qui soutiennent la tribune monastique du prieuré de Serrabona en Roussillon, le dessinateur n’hésite pas à faire abstraction du mur qui les dissimulait alors à la vue du public84. En Roussillon toujours, il reconstitue à sa guise le palais des rois de Majorque à Perpignan, dont les arcades de gauche, démolies au xviiie siècle et remplacées par des piles de briques, n’ont pas été restituées à ce jour85, tandis que, dans le premier des volumes « Auvergne », il reprend, pour représenter la tour de l’horloge à Besse, un dessin préparatoire d’Hippolyte Destailleur en lui ajoutant des mâchicoulis, indice d’un projet de restauration entériné à la fin du xixe siècle mais qui ne verra jamais le jour…
Fig. 6 : « Tour de l’horloge à Besse en Chandesse. Auvergne ».
Dessin préparatoire à la mine de plomb de Destailleur, 22,7 x 21,7 cm (BnF, cabinet des estampes, Ve 26 Q, A 32931/Destailleur Province, t. 12, 2724).
Bibliothèque nationale de France gallica.bnf.fr.
Fig. 7 : « Tour de l’horloge à Besse. Auvergne ».
Dessin de Dauzats (Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, « Auvergne », t. 1, Paris, Gide, 1829, pl. 115)
Bibliothèque nationale de France gallica.bnf.fr.
Que retenir, en définitive, au crédit d’une filiation entre les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France et le portrait de pays ? D’abord que ces récits prétendument viatiques n’en sont pas vraiment, à l’instar des autres ouvrages du genre : il s’agit de textes à vocation historique et documentaire, essentiellement destinés à venir en appui à une très riche illustration et dont le souci informatif relève moins de la relation d’un périple que du guide touristique. Ensuite, que s’ils nous offrent des portraits de monuments et de sites plus que de pays, ces ouvrages demeurent malgré tout de précieux documents sur la France provinciale au xixe siècle. Ils présentent en effet cette « province » française comme une sorte de conservatoire du passé, d’une sorte de « bon vieux temps » désormais disparu, ou en train de disparaître. Ils fournissent par ailleurs un relevé extrêmement précis de l’état des monuments à cette époque, dans leur état de dégradation ou avec les perspectives de réinvestissement qu’on envisage à leur propos, au sein d’une véritable stratégie de dramatisation par l’image et le texte, évidemment destinée à émouvoir le public – du moins un certain public. Car celui que l’entreprise du baron Taylor se donne pour objectif de mobiliser n’est pas composé du commun des mortels : il reste d’un haut niveau social et intellectuel, friand de productions de qualité et, pour la première fois dans l’Histoire, sensible à la sauvegarde d’un héritage collectif en danger, qui vient parfois de la nuit des temps et que l’époque commence précisément à nommer patrimoine. Le voyage dans le temps autant que dans l’espace proposé par le baron Taylor et ses collaborateurs à leurs lecteurs est donc, plus encore que pittoresque, éminemment romantique.