Au xixe siècle, les conditions du voyage changent profondément par rapport aux siècles précédents. Cela concerne d’une part la population voyageuse, son nombre, ses goûts et ses attentes ; d’autre part les moyens dont disposent les voyageurs, notamment en termes de rapidité des transports et de confort des voyages. Quelles sont les conséquences de ces mutations sur les arts de voyager ? Une littérature très codifiée avait vu le jour en Europe depuis la fin du xvie siècle, en liaison avec le Grand Tour qui valorisait l’expérience de formation des jeunes voyageurs1. D’autres formes de voyages avaient aussi justifié des conseils adaptés à des objectifs plus spécifiques, que ces voyages aient eu pour destination d’autres continents ou qu’en Europe même ils aient visé le commerce, la diplomatie, la mobilité religieuse ou l’accroissement des savoirs dans une optique de meilleure administration ou de connaissances approfondies dans certains domaines. La longue période de paix relative que le continent européen connaît à partir de 1815 est propice à une expansion des échanges de toute nature. La volonté encyclopédique des voyages de formation et d’exploration a-t-elle résisté à ces changements qui s’esquissaient dès la seconde moitié du xviiie siècle ? Qu’est-il advenu au siècle suivant de la science des arts apodémiques qui avait fini par caractériser les voyages de l’époque moderne ? Le sujet est vaste, et l’on se contentera dans cette brève étude d’esquisser quelques pistes de réflexion pour des recherches à venir qui privilégieront moins qu’ici la France.
Quelles perspectives pour les arts de voyager traditionnels dans un siècle de bouleversements ?
À première vue, les modèles d’arts de voyager hérités des siècles précédents persistent largement au xixe siècle, qu’ils viennent de Flandre, de France, de Prusse ou d’Angleterre, donnant davantage l’impression d’un ressassement des conseils que de leur renouvellement.
Cela vaut autant pour la valorisation de l’utilité du voyage que pour sa dénégation. D’un côté, Mme de Genlis, forte de son expérience du voyage sous l’Ancien Régime et de celle de l’émigration, entend guider les pas de ceux qui sont contraints de se déplacer : plus généralement elle offre aux jeunes voyageurs du tournant des Lumières des informations précises et des conseils pratiques censés leur permettre de réaliser leur périple dans les meilleures conditions2. Le guide Reichard dès 1793 et les guides Baedeker dans la seconde moitié du xixe siècle appartiennent à cette même lignée d’un voyage positif. Mais, d’un autre côté, la vision négative des voyages, issue d’Érasme, de La Fontaine, de Muralt et de Voltaire, est perceptible chez Mario Pieri en 1812 quand il dénonce la furie incontrôlée des voyages qui a saisi toutes les catégories de la société3. Ce positionnement se retrouve jusque dans la réponse au discours de réception de Xavier Marmier à l’Académie française en décembre 1871, où Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury dénonce l’affaiblissement de l’esprit patriotique auquel concourraient les voyages : « L’écueil des voyages, dans un esprit mal fait, c’est parfois un certain affaiblissement de l’instinct patriotique, qui résulte d’une recherche trop habituelle d’affections et d’émotions extérieures. La patrie est volontiers exclusive et jalouse4. »
Différents facteurs contribuent cependant à ajouter au xixe siècle une dimension politique à cette tradition apodémique. En premier lieu, le choc de l’époque révolutionnaire et napoléonienne a jeté sur les routes d’Europe des personnes ayant voyagé sans le prévoir, sous l’effet de la contrainte de l’émigration, de la conscription et des campagnes militaires ou des exigences administratives imposées aux fonctionnaires impériaux : ainsi La Tocnaye estime-t-il en 1800 que l’unique façon de voyager est l’exil5. C’est plus largement à l’échelle du monde que se mesure le rôle bienfaisant du voyageur pacifique ami de l’humanité dont Bruguière fait l’éloge dans son poème en alexandrins primé lors d’un concours de poésie en 18076. Les tables, préceptes et questionnaires qui valaient pour les jeunes gens ou pour les administrateurs se déplaçant en Europe à la fin du xviiie siècle furent appliqués sous la Restauration pour guider des missions vers d’autres continents. Cette approche systématique fut proposée par d’Hauterive pour le Brésil même s’il s’inspirait plus volontiers de Colbert que de Volney7. L’influence de Volney s’ajoute en revanche à celle de Michaelis et de Berchtold dans le système de mise en liste que le géographe britannique et colonel de l’état-major impérial russe Julian Jackson constitua pour son Aide-mémoire du voyageur écrit en français au début des années 18308.
Par ailleurs, l’évolution des moyens de transport, leur diversification et leur plus grande rapidité démocratisent le voyage et invitent à profiter des avantages qu’il offre en exploitant au maximum les possibilités de la technologie grâce à une information précise et détaillée sur tous les aspects pratiques qu’il faut connaître avant, pendant et au retour d’un voyage en train9. Mais ces nouveautés amènent également par contraste à s’intéresser à des modes de déplacement plus traditionnels tels que le voyage à pied, quand ce n’est pas à rechercher des buts de voyage carrément alternatifs, comme les prisons10.
On trouve la trace d’une attention aux avantages que présentent les voyages à pied dans un ouvrage allemand paru en 1805 et commenté par Gilles Boucher de la Richarderie dans la section qu’il consacre aux instructions de voyage : Ueber den Werth und Nutzen, etc. etc. und die Vorzüge und Vortheile der Fussreisen (Hanovre, 1805)11. Cette perspective, sans nul doute inspirée par Rousseau, est particulièrement nette dans le monde germanique où les élites cultivées pratiquent volontiers les voyages pédestres au cours de la première moitié du xixe siècle12. Elle correspond à de nouvelles pratiques dans l’ensemble de l’Europe, notamment chez les gens de lettres13. Les instructions se font aussi l’écho du besoin d’exercice du corps, tel qu’il se manifeste par exemple dans l’alpinisme. Elles justifient des formes jusqu’ici inédites d’excursionnisme, autrement dit d’une lente exploration des lieux dont l’art de voyager du Belge van Bemmel révèle en 1884 qu’elles sont rendues possibles précisément grâce au train, qui permet de se rendre rapidement sur place et ainsi de mieux profiter de son séjour : « À notre avis, le voyage pédestre est recommandable surtout à ce titre qu’il permet d’examiner en détail la contrée que l’on parcourt, et de s’arrêter à tout bout de champ pour dessiner, pour herboriser, pour prendre des notes, pour causer avec la première personne venue14. »
La compétition des nationalismes fait enfin éclater les cadres de l’universalisme du Grand Tour. En germe chez Berchtold comme dans certains arts de voyager britanniques des xviie et xviiie siècles, parfois hostiles au voyage – on songe à Joseph Hall ou à Richard Hurd15 –, la prise en compte du patriotisme s’exprime dès la Révolution16 et de plus en plus fortement dans les dernières décennies du xixe siècle, lorsque les puissances européennes prennent conscience que leur force d’expansion impérialiste peut gagner à s’appuyer sur l’expérience des jeunes gens à l’étranger. Des bourses favorisent leurs voyages, des clubs alpins et des touring-clubs voient le jour dans divers pays et les indications pratiques destinées aux jeunes voyageurs confirment la nécessité de surmonter les barrières linguistiques entre les nations en reprenant à leur compte le modèle cher à Mme de Genlis des dialogues en langues étrangères, comme on le voit chez Malesch en 190017.
Reste à savoir dans quelle mesure ces transformations objectives ont des répercussions sur les manières de concevoir les conseils aux voyageurs. Les auteurs d’arts de voyager à l’époque moderne, tels Juste Lipse, Montaigne, Bacon, Muralt, Rousseau ou Berchtold, peuvent demeurer des références ou des horizons, sans pour autant être convoqués comme des modèles à suivre à tout prix.
Les instructions à l’adresse des voyageurs : vers une spécialisation croissante
Le cloisonnement progressif des connaissances et la professionnalisation des pratiques savantes entraînent une séparation toujours plus accentuée entre différents types de voyageurs. Les arts de voyager tendent ainsi à s’adapter aux exigences de catégories qui n’ont plus forcément les mêmes besoins : l’artiste, l’écrivain, le touriste, le sportif – l’alpiniste entre autres –, le savant, l’explorateur… La dimension de la jouissance, qui relève de la sphère des pratiques privées encouragées par l’avènement du tourisme, entre en compétition avec celle de la recherche et du classement des connaissances. Cette dichotomie correspond au creusement d’un fossé entre le public voyageant pour s’évader et se divertir et les spécialistes qui développent des savoirs disciplinaires de plus en plus pointus (archéologues, médecins, philologues, économistes, ingénieurs, architectes…). Ainsi les artistes voient-ils leur démarche de connaissance par le voyage appuyée à l’aube du xixe siècle par les instructions spécifiques de Pierre-Henri de Valenciennes18. Les conseils adressés aux architectes allemands en vue de tirer le meilleur profit du voyage accompli prennent quant à eux des formes variées : si, à la fin du xviiie siècle, le traité sur l’art du voyage de Franz Posselt est doté d’un caractère général et revendique une filiation directe avec la Methodus apodemica de Zwinger parue à Bâle deux siècles plus tôt, ce sont des voyageurs spécialisés qui sont la cible des lettres de Rome où l’architecte Christian Traugott Weinlig recommande en 1782 à ses émules de dessiner pour mémoriser, avant qu’un autre architecte, Johann Daniel Engelhard, ne glisse ses préceptes dans le récit de son séjour en Italie paru en 1838 sous le titre d’Instruction pour permettre à de jeunes architectes de voyager en Italie19.
Du côté des voyages scientifiques, on passe clairement d’une approche encyclopédique à un type de voyage spécialisé, dans lequel le « naturaliste » cher à Lettsom20 a cédé la place aux spécialistes que sont, entre autres, le botaniste, le zoologue, le géologue ou l’anthropologue. Humboldt représente le point de passage entre l’idéal encyclopédique et l’exigence de nouvelles spécialisations21. Pour Silvia Collini et Antonella Vannoni, la tradition morale héritée du xviiie siècle et encore présente chez Gérando, qui s’intéressait avant tout aux aspects culturels, historiques et sociaux des peuples visités, semble s’effacer au profit d’une recherche de leurs caractères anatomiques, physiologiques et anthropométriques, à même de distinguer les différentes races humaines22. Par ailleurs, Sylvain Venayre a souligné les trois réaménagements survenus au cours du xixe siècle dans les instructions destinées aux voyageurs savants23. Les institutions académiques, telles qu’en France le Muséum d’histoire naturelle (1820, 1890…), l’Académie des sciences (1835 et suiv.), la Société ethnologique de Paris (1841), la Société de géographie (1875), le ministère de l’Instruction publique (1876) ou la Société d’anthropologie de Paris (1885), jouent un rôle croissant dans cette entreprise qui cherche toujours moins à découvrir des merveilles, au profit d’un quadrillage systématique du monde qui, à vrai dire, avait commencé à se mettre en place dès la fin du xviie siècle. Celui-ci repose désormais sur la généralisation de questionnaires, à l’instar de celui qu’avait établi Robert Boyle pour le compte de la Royal Society24 ou de ceux que proposaient Berchtold et Volney : on les retrouve dans l’Aide-mémoire du voyageur du colonel Jackson (1834) ou dans le Manuel du voyageur du Suisse David Kaltbrunner (1879)25. Le primat y est ensuite donné aux chiffres et aux méthodes de classement scientifiques au détriment de la narration de l’expérience vécue. Enfin, le souci de collecter les objets et échantillons vise à parer aux risques de déformation entraînés par l’écriture ou le dessin, ainsi que le soulignait Cuvier dans les conseils qu’il donnait à l’expédition Baudin dès 1800 : « Il faut donc absolument recueillir les pièces anatomiques dans un même local et les y comparer dans tous leurs rapports26. »
Il n’en reste pas moins que tout voyageur doté d’un minimum de connaissances et de savoir-faire techniques est capable de réaliser les observations, prescrites par les instructions, que les institutions académiques seront seules en mesure d’analyser : comme le constate Sylvain Venayre en s’appuyant sur le manuel de Kaltbrunner27, le voyageur n’est au regard de ces institutions qu’un simple instrument.
Manuels, conseils, guides, arts de voyager… : des supports multiples, entre diversité et nouveauté
Les conseils peuvent figurer sur des supports parfois nouveaux, mais surtout diversifiés et fragmentaires. Un premier examen n’a guère permis d’identifier d’ouvrages en forme de conseils ailleurs qu’au début et à la fin du siècle. Il faut revenir sur l’exemple déjà cité de Mme de Genlis, assurant la transition entre le Grand Tour d’Ancien Régime et le voyage plus individuel qu’on ne peut pas encore appeler touristique. Son Voyageur de 1800 fourmille d’informations objectives et de conseils pratiques qui constituent ce que Didier Masseau nomme « un véritable manuel de débrouillardise pour parer à tous les obstacles28 ». Offrant au lecteur, comme on l’a déjà vu, jusqu’à des indications linguistiques et des dialogues traduits, selon une formule qui sera reprise à la fin du siècle29, l’ouvrage de Mme de Genlis inventorie la liste des objets indispensables au grand voyage, de l’« eau de fleur d’orange de Malte » jusqu’à l’« oreiller carré […] rempli de crin et de laine assez ferme et assez épais » destiné à amortir les cahots des voitures mal suspendues30.
Au milieu du siècle, la comtesse de Gasparin offre un véritable modèle de guide pratique du voyageur en Orient dans les ultimes pages du dernier volume de son Journal d’un voyage au Levant (1848) : ces « dispositions pratiques » rappellent celles qui figurent souvent dans les guides touristiques31. Il faut toutefois attendre la deuxième moitié du siècle et le début du xxe pour retrouver en France des ouvrages intitulés explicitement « Arts de voyager » : outre ceux déjà cités de Huguet (1867), Goudard de Saint-Clair (1873), van Bemmel (1884) et Malesch (1899), on relève encore la présence de cette expression dans des titres du début du xxe siècle, comme chez Jeanne de Flandreysy, Albert Dauzat et Gaston Sévrette32.
À côté de ces textes, qui s’adressent désormais à des touristes, des supports anciens évoluent, telles les instructions à l’adresse des marchands ou des pèlerins. Malgré une littérature ancienne et éprouvée33, les premiers font l’objet d’une attention parfois ironique et méprisante, qui se manifeste par exemple chez Mario Pieri en 1812 : « le marchand voyage à la recherche de nouvelles richesses, et l’esprit tout imprégné par l’avidité du gain, il traverse les villes principales d’Europe sans les honorer d’un regard, plaçant Trieste avant Rome, et avant Florence Ancône34. » Mais une place est aussi accordée à des figures jusqu’ici peu commentées comme celle du commis voyageur qui commence à s’imposer dans les années 182035. Sur le versant religieux, le Petit Guide des pèlerinages de l’abbé Charles-Alphonse Ozanam témoigne de l’évolution de la dynamique du pèlerinage au cours du siècle : les pratiques dévotionnelles ne sont plus la seule motivation des pèlerins et le plaisir du voyage en est devenu partie prenante36. L’ecclésiastique reconnaît que le pèlerinage conçu comme moment de plaisir lié à la jouissance de la découverte d’une contrée nouvelle permet de récupérer des âmes perdues : il n’y a donc pas de raison de ne pas utiliser pour les pèlerins le modèle des guides touristiques. Le Guide national et catholique du voyageur en France abandonne encore plus nettement l’ancien modèle des manuels du xvie ou du xviie siècle, qui offraient au pèlerin à la fois un guide des lieux saints et un texte de méditation37, au profit d’une forme moderne de pèlerinage, encadré selon les règles en vigueur dans les guides touristiques38.
Davantage que dans ces ouvrages plus ou moins spécifiquement consacrés à l’art de voyager, c’est toutefois dans les parties introductives des guides que se multiplient tout au long du xixe siècle, et de manière exponentielle, les conseils prodigués aux voyageurs qui ne se déplacent plus pour des motifs contraints (exil, métier, impératif de formation) et qui ne souhaitent voyager que pour leur agrément privé39. Cette dimension de la jouissance privée, qui ne se dessine clairement qu’au tournant des Lumières, trouve son aliment dans les préfaces de guides, qui promettent au voyageur toutes les garanties d’un confort à moindre coût. Le modèle du guide Reichard en 1793 est repris et amplifié par les guides Murray, Joanne et surtout Baedeker qui s’imposent progressivement entre les années 1830 et les années 1860 : aux arts de voyager succède d’une certaine façon un art des guides, dont Mme de Genlis aurait lancé le mouvement en proscrivant « la quête des effets et le désir inauthentique de faire la chasse au pittoresque pour exciter la curiosité du lecteur40 ». Stendhal en a recueilli les fruits et tiré parti en invoquant la nécessité qu’un guide soit « sec », à la différence du récit de voyage :
Un journal de voyage doit être plein de sensations, un itinéraire en être vide. […] Le mélange de la sensation avec l’indication est détestable et diminue infiniment le plaisir du voyageur qui se trouve en présence de ce qu’un autre homme a senti, au lieu d’être livré à son propre sentiment41.
Les annotations que Stendhal a portées dans les marges de certains de ses guides, dont un Itinerario italiano de Vallardi, traduisent cette exigence : c’est au prix d’un travail d’élagage retenant uniquement la simplicité et la précision des données que le guide peut assumer sa fonction cognitive qui en fait un livre « véridique42 ». En se penchant sur les instruments du voyage en Suisse au xixe siècle, Ariane Devanthéry a parfaitement théorisé la mutation qui fait assumer au guide la fonction qui fut celle des conseils et instructions aux voyageurs de l’époque moderne : le « réseau de limitations et de contraintes que mettent en place les guides43 » renvoie bien à un système de normes intégré et attendu par les éditeurs et le public, dans la mesure où il offre à ce dernier une autonomie à l’égard des maîtres de poste, des aubergistes et des cicérones, conforme à l’esprit de liberté du siècle. Certains de ces ouvrages vont jusqu’à prévoir, dès la fin des années 1860, « un petit livret rose sur lequel le voyageur était invité à noter les erreurs signalées dans le guide44 », ce qui revenait à en faire un contributeur à ce nouvel art de voyager. Par leurs conseils, les préfaces des guides Baedeker instituent finalement un modèle de voyageur que l’on suppose partout identique, ressentant les mêmes besoins de culture et de protection. La posture est bien résumée dans le sizain inlassablement répété d’un guide Baedeker à l’autre : « Qui songe à voyager/ Doit soucis oublier/ Dès l’aube se lever/ Ne pas trop se charger/ D’un pas égal marcher/ Et savoir écouter. » En valorisant ici les panoramas montagneux, là les villes et en leur sein les parcours monumentaux, historiques et culturels, l’éditeur de Leipzig et Coblence construit un amateur cultivé et légèrement xénophobe qui, comme malgré lui – mais sous la houlette du guide –, ne peut que devenir un admirateur des œuvres d’art45.
Les guides contribuent alors à un formatage du voyage d’agrément sous deux espèces. D’un côté, ils appellent aux règles du « bien voyager » qui suppose confort et sécurité grâce aux mesures de prévention contre les voleurs ou à la connaissance préalable des horaires, afin de rentabiliser le temps du voyage et de rendre celui-ci profitable : que lire avant, pendant et après, comment se préparer, que faire pendant le périple, etc. La manière de voyager prônée par ces instruments se rapproche ainsi du voyage « intelligent », à l’instar du voyage d’exploration impliquant un grand soin dans la préparation et une acceptation des risques. Mais, d’un autre côté, les guides mettent en place une conception standardisée du voyage qui correspond, au milieu du siècle, à l’émergence du tourisme : en leur mâchant le travail et en leur apprenant à bien se servir des nouveaux moyens de transport alors en plein essor46, ces ouvrages se veulent certes utiles mais ils contribuent du même coup à dégrader l’image de celles et ceux qui, selon le mot de Théophile Gautier, « voyagent pour voyager47 ».
Quand la pratique du tourisme remet en cause l’art de voyager
Tout au long du siècle, les héritiers des ouvrages apodémiques tempêtent contre les voyages qui ne sont là que pour procurer une jouissance à ceux qui les réalisent. Reprenant et amplifiant les critiques adressées, à la fin du xviiie siècle, par le comte de Berchtold aux voyageurs qui ne recherchent que leur comfort avant la lettre48, Huguet se lamente en 1867 en constatant que l’« art » de voyager s’est dénaturé en un simple « plaisir »49. Quant à Malesch, il refuse purement et simplement, en 1899, la qualification de voyages aux « simples excursions des touristes qu’attirent loin de chez eux les curiosités de la forme, et que ne retient pas longtemps l’étude trop absorbante des hommes et des choses50. » Ces traits ne feront que s’accentuer au fur et à mesure que se développera une véritable industrie du voyage d’agrément et que voyager deviendra un loisir accessible à – presque – toutes les bourses.
Du coup, si la figure du touriste est célébrée par tous ceux qui en tirent profit – industrie hôtelière, agences de voyages, maisons d’édition, commerce…51 –, elle devient également, et très rapidement, l’objet de sarcasmes récurrents. Face à l’apologie du voyage réussi, le touriste est considéré comme l’incarnation même du « mauvais » voyageur, et il est pour cette raison souvent caricaturé. Dès 1837, le Genevois Töpffer est le premier à représenter, par la plume et le dessin, les touristes en « troupeau52 » : il sera en cela suivi par bien d’autres illustrateurs ou voyageurs célèbres – Daumier, Custine, Sand, Nerval, Gautier ou Flaubert, parmi tant d’autres –, surtout à partir du moment où apparaissent les voyages organisés, qui déversent dans des sites naguère peu fréquentés des cohortes transportées comme leurs bagages d’un site à l’autre, avec l’inévitable lot de dégradations que cette pratique entraîne53. On ne s’étonnera donc pas de voir les traités apodémiques qui refleurissent à la fin du xixe siècle stigmatiser avec force le repoussoir qu’est vite devenu le touriste aux yeux de ceux qui prétendent enseigner les précautions à prendre ou les attitudes à adopter pour « bien » voyager. À cet égard, le tableau dressé en 1884 par le Belge Van Bemmel des touristes anglais et français est significatif de ce qu’il ne faut pas faire sous peine de se ridiculiser en voyage, établissant une sorte de contre-épreuve de tout ars viandi bien entendu :
Enfin, n’imitez ni les Anglais qui, tout couverts de vêtements imperméables, semblent équipés et armés jusqu’aux dents contre la furie des tempêtes, et souffrent les outrages du temps avec un stoïcisme à toute épreuve ; ni les Français qui, habillés à la légère et sans précaution, se vengent des averses et des mésaventures par de spirituelles épigrammes contre le pays qu’ils visitent, et jurent sans cesse, mais un peu tard, qu’on ne les y prendra plus54.
Il convient toutefois de nuancer ce qu’un tel tableau peut avoir de réducteur : la littérature prescriptive constituée par les traités apodémiques sait aussi faire la part des choses et distinguer entre le « bon » et le « mauvais touriste ». Ainsi, elle ne dédaigne pas la catégorie des marcheurs, des alpinistes, des cyclistes, des plaisanciers ou même des simples campeurs, autrement dit des pratiquants d’un « exercice physique [qui] particip[e] depuis longtemps de l’éthique du voyage55 », comme en témoignent les manuels d’hygiène publiés par des médecins à la fin du xixe siècle et destinés aux voyageurs soucieux de pratiquer des activités de plein air56. Elle n’hésite pas non plus, à l’instar d’Albert Dauzat en 1911, à opposer « le voyageur moutonnier et le voyageur express » aux « touristes expérimentés » qui n’ont nul besoin de conseils ni de manuels57 : manière comme une autre de signifier que le regard peut s’éduquer et le touriste apprendre à « voir, comprendre et se souvenir58. »
Parmi ces touristes qui entendent bien se distinguer du « troupeau », il est une catégorie qui émerge dès le début du xixe siècle et qui observe le fonctionnement des nouvelles pratiques de voyage même si elle cherche à s’en distinguer par l’écriture : ce sont les écrivains voyageurs.
À distance de l’art apodémique ? Les écrivains voyageurs ou le modèle malgré lui
Si l’on fait exception de la lettre qui ouvre L’Espagne sous Ferdinand VII d’Astolphe de Custine (1838) et qui entend définir une « poétique des voyages59 », les écrivains du xixe siècle n’ont assurément guère écrit d’arts de voyager : les indications et principes qu’ils peuvent donner sont éparpillés au fil de leurs écrits viatiques, si bien qu’ils ne constituent pas à proprement parler une matière apodémique60. C’est que ces nouveaux venus sur la scène des voyages ont déjà fort à faire pour s’imposer en définissant leur pratique par opposition à deux autres : celle du voyageur « sérieux » du siècle précédent et celle du touriste qui finit par devenir prépondérante au fil du xixe.
Quand Chateaubriand affirme se refuser à marcher sur les traces des voyageurs des Lumières en Orient61, quand Lamartine prétend que le récit de son propre voyage au Levant n’est pas un voyage62, tous deux entendent se démarquer de la tradition viatique qui les a précédés pour instaurer une autre façon de faire et de raconter son périple afin de promouvoir une vision différente du monde, fondée sur l’impression, qui les rapproche des peintres et des autres artistes en les éloignant progressivement de la grande tradition informative du « Voyage » prônée par nombre de leurs illustres devanciers. De leur côté, Stendhal, Nerval, Gautier, Hugo ou Flaubert se positionnent sur un mode plus sarcastique, en moquant les « manies » érudites des voyages savants.
Mais qu’ils donnent à leurs récits viatiques une tournure autobiographique, comme Chateaubriand ou Sand, ou qu’ils aillent jusqu’à renoncer à publier les notes prises en cours de route et à les réserver à leur œuvre en devenir, à l’instar de Flaubert63, les écrivains voyageurs du xixe siècle s’accordent pour se distinguer, par leurs pratiques de cheminement et d’écriture, des touristes qui envahissent progressivement la scène viatique tout au long de la période. Le goût de la flânerie ou de la promenade64, la quête de la « chose vue » imperceptible au voyageur trop pressé, celle d’un rendu impressif aussi proche que possible de la vérité de la sensation et d’un style dont la simplicité apparente est en réalité le fruit d’un travail complexe et de longue haleine65 sont autant de caractéristiques qui offrent à l’écrivain en voyage l’occasion de se démarquer des hordes d’excursionnistes avides de sites remarquables, d’impressions et de souvenirs, matériels ou imaginaires.
Il est toutefois intéressant de constater que, dans la deuxième moitié du xixe siècle et au début du suivant, où la figure de l’écrivain voyageur s’institutionnalise peu à peu66, des considérations et des pratiques apodémiques finissent par se dégager d’ouvrages de portée littéraire qui n’y prétendaient pas forcément de prime abord. La combinaison d’expériences viatiques variées et dispersées dans le temps peut ainsi amener un écrivain à élaborer, de manière plus ou moins consciente, des modèles de voyage présentés comme positifs, desquels le lecteur peut s’inspirer s’il veut partir dans le pays dont il est question. C’est le cas dans L’Altana ou la vie vénitienne (1928) d’Henri de Régnier, fondée sur vingt-cinq années de voyages et de séjours de l’auteur à Venise, qui offre au lecteur une forme de hiérarchie des lieux à visiter en fonction des buts qu’il se fixera, de la durée et de la motivation de son séjour ou de ses centres d’intérêt.
Les récits de voyage des écrivains semblent par ailleurs fournir aux guides, aux auteurs d’anthologies comme aux promoteurs de l’industrie touristique une sorte de manne destinée à nourrir leurs propres productions à visée apodémique. S’élaborent ainsi, souvent à l’insu des auteurs eux-mêmes, des sortes de tableaux tout faits dans lesquels la vision littéraire qui est donnée d’un lieu se trouve consacrée comme un modèle pour le regard des touristes du tournant des xixe et xxe siècles. Sarga Moussa a bien montré de quelle manière, pour décrire Constantinople, le guide Joanne de 1861 prenait sa source dans le récit publié par Gautier en 1853 de son périple dans la ville du Bosphore, parfois cité sans même que l’auteur se donne la peine du moindre commentaire67. Il n’est pas moins surprenant de voir paraître en 1905, sous le titre d’Art de voyager, une sorte de centon composé d’extraits empruntés à une quarantaine d’auteurs, de Virgile à Loti, en passant par Balzac, Sand, les Goncourt, France ou Bourget68. Sur le même modèle, Christian Beck dirige, en 1913-1914, une série intitulée Le Trésor du tourisme au Mercure de France où il présente l’Italie et la Suisse « vues par les grands écrivains et les voyageurs célèbres »69.
La diversification des modes de voyage et des types de voyageurs qui a caractérisé le xixe siècle amène à reconsidérer la notion même d’art de voyager. Les pistes qui ont été tracées en s’appuyant sur des exemples essentiellement français n’ont naturellement aucune prétention à l’exhaustivité et devraient être confrontées à des analyses de cas concrets portant sur de plus larges corpus internationaux. Il n’en reste pas moins que, jusqu’au xixe siècle, la notion d’« art de voyager » véhiculait le plus souvent une connotation morale, dont témoignent les titres de la littérature apodémique dans lesquels l’expression « art de voyager » était très souvent caractérisée : « avec fruit », « bien » ou « utilement »70. Sans que ces qualifications disparaissent totalement dans la période qui nous intéresse, place est faite à des usages spécifiques et adaptés aux besoins de chacune des catégories de voyageurs.
Bien d’autres hypothèses de travail se dégagent. Tout se passe en effet comme si dans la première moitié du xixe siècle se creusait une dichotomie entre la spécialisation à outrance des instructions de voyage et la prise de distance opérée par les écrivains, cependant que les conseils aux voyageurs se réfugient de plus en plus dans les seules parties pratiques des guides de voyage, alors en plein essor. Dans les dernières décennies du siècle, il semble qu’on assiste à un retour de la mode des arts de voyager. Celle-ci tire parfois son inspiration des récits viatiques d’écrivains. Ces derniers auraient ainsi marqué le siècle de leur empreinte en irradiant de leur présence jusqu’à des formes assez populaires d’instruments de voyage, ainsi que le révèle le nombre important d’ouvrages intitulés Art de voyager entre la fin du xixe siècle et le début du suivant. Si cette dernière hypothèse se vérifiait, elle serait la preuve d’un type de circulation des écritures inconnu des siècles précédents, ce qui ne saurait étonner à l’heure où la figure des écrivains se patrimonialise progressivement et où, selon la belle expression de Roland Le Huenen, le récit de voyage entre en littérature.