Dans la conclusion de la longue préface à l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Jean de Léry avertit ses lecteurs que son livre ne satisfera ni les amateurs de rhétorique ni les adeptes de compilations. Si le rejet de la rhétorique relève à l’époque d’un lieu commun1, celui du recours au savoir livresque est beaucoup plus original et répond à plusieurs enjeux. Léry prend d’ailleurs soin de justifier ce rejet, arguant qu’« une histoire, sans tant estre parée des plumes d’autruy, [est] assez riche quand elle est remplie de son propre suject2 ». Le principal motif de cette éviction de la bibliothèque est clair. Il s’agit tout d’abord de ne pas se voir accusé d’avoir pillé l’œuvre de Thevet, dont Léry s’engage à corriger les erreurs, mensonges et calomnies, mais qui, sur le fond, contient déjà presque toute la matière de son propre livre. En termes d’information documentaire sur le Brésil et ses habitants, l’Histoire d’un voyage n’apporte en effet presque rien de nouveau par rapport aux Singularitez de la France Antarctique (1557) et à la Cosmographie universelle (1575). Ainsi, afin qu’on ne lui « objecte qu’ayant […] reprins Thevet », Léry promet de s’en tenir au principe d’autopsie, c’est-à-dire de ne parler que « de veuë et d’experience », et de ne pas traiter « de toute l’Amerique en general, mais seulement de l’endroit où [il a] demeuré environ un an : assavoir sous le tropique du Capricorne entre les sauvages nommez Touoüpinambaoults »3. Les sources livresques ne sauraient en ce sens être d’aucune utilité. À quoi bon recourir à sa bibliothèque lorsqu’il s’agit de rendre compte d’une expérience vécue et de phénomènes personnellement observés ? Le risque est bien de manquer d’humilité, de prendre trop de place dans le récit et d’abuser de formules telles que « Je vis, je me trouvay, cela m’advint » mais Léry n’en a cure puisque son lecteur découvrira « des choses que nul n’a possible jamais remarquées » et dont on ne trouve « rien par escrit »4.
En suivant ces principes d’autopsie et de subjectivité, Léry répond au souhait exprimé par Montaigne en matière de littérature géographique dans les premières pages de son essai « Des cannibales », publié deux ans après la première édition de l’Histoire d’un voyage : « Il nous faudroit des topographes qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté5 ». Alors que la mode, en 1578, est plutôt aux compilations et que Thevet vient de publier sa Cosmographie universelle (1575), le projet léryen, qui anticipe le vœu de Montaigne, est assurément novateur. Or, lorsque l’on examine l’évolution du texte au fil de ses cinq éditions (1578, 1580, 1585, 1599-1600, 1611), on constate une disparition progressive de cette « narration particuliere » dans une masse de références livresques et un éclatement du propos initialement concentré sur le Brésil de 1557 au profit de considérations sur les quatre parties du monde et plusieurs périodes de l’Histoire.
Comme l’a démontré Frank Lestringant6, cette évolution textuelle – comme la publication même du livre7 – est intimement liée à une polémique avec le cosmographe André Thevet, d’abord au sujet de la responsabilité des protestants dans l’échec du projet colonial en France antarctique mais aussi à l’égard de la description du Brésil et de ses habitants. Malgré la parution de l’Histoire mémorable du siège de Sancerre en 15748, Léry est encore largement méconnu lorsque paraît la première édition de son aventure brésilienne et son intention affichée de rétablir la vérité sur les événements survenus dans la France antarctique en s’érigeant en porte-parole de la cause protestante lui donne une certaine légitimité. Thevet ne va toutefois pas rester muet face aux attaques de cet inconnu et lui répondra de façon cinglante dans deux ouvrages dont un seul connaîtra la publication, en 1584, sous le titre de Vrais Pourtraits et vies des hommes illustres. À cette date, Léry n’a retravaillé son texte qu’à une seule reprise et les modifications opérées dans la version de 1580 sont essentiellement d’ordre stylistique. Quelques nouvelles piques sont adressées au cosmographe catholique mais les références encyclopédiques sont encore rares. La réaction de Thevet va tout changer puisqu’à partir de sa troisième édition (1585), le texte de l’Histoire va progressivement se gonfler de références à des « garants extérieurs9 ». Il ne s’agit plus seulement d’attaquer Thevet mais encore de consolider un témoignage dont la réputation ne cesse de croître, comme celle de son auteur. Le jeune cordonnier, artisan anonyme au sein de la petite délégation envoyée au Brésil par Calvin alors qu’il n’avait que 22 ans, jouit dès les années 1580 d’une grande notoriété dans le cercle des descripteurs de l’Amérique. Son Histoire est un véritable succès de librairie – en témoignent les nombreuses traductions et rééditions dont elle fait l’objet10 – et, si Léry se met à citer abondamment d’autres textes géographiques à partir de la troisième édition, on se réfère aussi beaucoup à son ouvrage. Il reste que les nombreuses références encyclopédiques convoquées au fil des éditions, si elles contribuent à célébrer son succès, portent à conséquence sur la représentation du Brésil et de ses habitants. Dans la suite de cette enquête, nous verrons d’abord comment la polémique avec Thevet prend part à la constitution du réseau intertextuel dans lequel l’Histoire d’un voyage s’inscrit progressivement. Nous examinerons ensuite la relation intertextuelle singulière qu’entretient cette œuvre avec la collection Théodore de Bry et en particulier les effets de cette relation sur la représentation des Tupinamba.
De la guerre contre Thevet au triomphe littéraire
Si Léry a mis près de vingt ans à publier le récit de son voyage, il ne lui a fallu que quelques mois pour répondre aux attaques portées contre lui. En 1585, l’année suivant la publication des Hommes illustres, paraît en effet la troisième édition de l’Histoire d’un voyage qui comprend de nombreux ajouts dont la plupart sont destinés à confondre Thevet. La préface est pourvue d’un nouveau titre qui lui attribue une fonction explicite (« Preface, monstrant principalement, les erreurs et impostures de Thevet ») et comprend à elle seule un ajout de plus de vingt pages dirigées contre le cosmographe. Souvent désigné par des périphrases et maintenu dans l’anonymat dans les deux premières éditions, ce dernier se voit souvent nommé explicitement et Léry opère en ce sens des modifications au cœur même de son texte. Ainsi, par exemple, dans un passage traitant de la préparation du Caou-in destiné à dévoiler une erreur de Thevet, l’expression « comme quelqu’un a escrit11 » est remplacée par « comme Thevet a mal escrit12 ». Il ne s’agit désormais plus tant de rétablir la vérité que d’attaquer un adversaire qui, au lieu de répondre aux accusations de calomnies portées contre lui, concentre sa réplique sur la personne même de Léry. Dans les Hommes Illustres, Thevet invoque en effet le statut social et en particulier la condition de « mécanique » du Genevois pour le discréditer : « Vous avez aussi un Jean Lery le plus grand animal et ignorant personnage, qui soit souz la chappe du ciel, savetier et raptasseur de souiller de son estat13 ». Pris personnellement à partie, Léry décide de ne plus seulement dévoiler les mensonges mais de s’en prendre directement au menteur. Pour ce faire, il sort de l’isolement dans lequel Thevet a cherché à le placer en convoquant les autres victimes et détracteurs du cosmographe. L’entrée en scène de ces alliés constitue la première étape de la métamorphose du texte de l’Histoire d’un voyage. Elle marque le premier pas du glissement de cette « narration particuliere » chère à Montaigne vers la compilation géographique. Alors que le refus de recourir au savoir livresque était motivé par la nécessité de se démarquer de Thevet, l’émergence d’un réseau de voix au sein du texte – et donc le recours à ce même savoir – est due à une volonté de le marginaliser. D’une part, en reprenant des attaques que d’autres avaient dirigées contre lui, comme l’atteste cette addition apportée à la préface de 1585 :
Parquoy comme quelqu’un a remarqué, que Thevet en sa Cosmographie conjoint la province de la Floride, avec des pays qui en sont à plus de cinq cens lieuës […]14.
D’autre part, en prenant la défense de ceux qui ont été comme lui victimes des écrits de Thevet :
[Que] tous ceux qui desirent savoir a la vérité quel est en général, le gouvernement des Amériquains […] lisent ceste histoire de Benzo […]. Ce que toutefois Thevet, envieux et ennemi de la vérité sur tous ceux qui ont escrit en nostre temps, tasche de supprimer en son livre des hommes Illustres, de nouveau mis en lumiere. Car fort mal à propos de François Pizarre Espagnol, qui vainquit Atabalipa Roy du Peru, il revoque […] en doute ceste Histoire de Benzo (duquel cependant il n’approcha jamais en matière de bien déduire et narrer un fait)15.
En dépit de ce que semble indiquer ce passage, le premier allié convoqué ici est moins Girolamo Benzoni que son traducteur, le pasteur genevois Urbain Chauveton qui, dans sa traduction de l’Histoire nouvelle du Nouveau Monde parue à Genève en 1579, avait déjà fait montre de son soutien à Léry par de nombreuses références à l’Histoire d’un voyage. Ce désormais « bon et singulier ami16 » est doublement précieux puisqu’il encense son œuvre et décrie celle de Thevet. Dans le texte de l’édition suivante (1599), Léry convoque un autre auteur pour consolider son témoignage et confondre le menteur en la personne de Hans Staden, un voyageur allemand qui avait été fait prisonnier des Tupinamba avant de publier le récit de sa captivité à son retour en Europe en 1557. La découverte du récit de Staden donne d’abord à Léry l’occasion de garantir l’authenticité de son propre témoignage et, en particulier, de sa description du Brésil et de ses habitants : « je vis que nous avions si bien rencontré en la description des Sauvages Brésiliens, et autres choses qui se voyent, tant en ceste terre-là, que sur mer, qu’on dirait que nous avions communiqué ensemble avant que faire nos narrations17 ». Bien que son adversaire soit mort depuis près d’une décennie, Léry exploite cette concordance testimoniale pour enterrer définitivement sa réputation littéraire :
[Le] livre de Jean Staden […] merite semblablement d’être leu de tous ceux qui desirent savoir au vrai les coustumes et façons de faire vrayement Sauvages des Bresiliens. Joint qu’il tesmoignera avec moi, que Thevet a esté superlativement efronté menteur, […] en ce qu’il a mis en general en sa Cosmographie, et ailleurs en ses œuvres, touchant ce qui se fait et voit en l’Amerique […]18.
Inviter son lecteur à lire Staden pour connaître la vérité sur les Tupinamba après avoir signalé la complète conformité de la description qu’il propose avec la sienne représente évidemment une nouvelle opération publicitaire en faveur de l’Histoire d’un voyage. Léry, toutefois, ne s’en contente pas et juge manifestement bon de continuer à s’en prendre à son adversaire, pourtant mort et déchu. À tel point que douze ans plus tard, il s’en remet à un autre garant pour porter un ultime coup de grâce – presque inutile désormais – à son rival disparu :
Jean Delery […] a descript fort fidellement et simplement ceste navigation du Bresil, ensemble le naturel du pays et la manière de vivre des habitans19.
Et, plus loin, dans le même ajout apporté à la préface de 1611 :
[Thevet] estoit un homme extremement ignorant, qui n’avoit mot aucun de bonnes lettres d’antiquité, ni de Chronologie : à l’occasion de quoy il proposait presque ordinairement choses incertaines, fausses et absurdes, pour certaines vrayes et asseurées20.
À nouveau, alors qu’il aurait pu simplement reproduire l’éloge que fait de lui Jacques-Auguste de Thou dans l’Historiarum sui temporis pars prima, Léry retranscrit aussi le passage dans lequel son dernier allié discrédite le cosmographe.
On mesure ici à quel point Thevet joue un rôle central dans l’histoire de l’Histoire. À en croire Léry, qui se dit avoir été « contraint de mettre en lumiere tout le discours de [son] voyage » pour « repousser les impostures de Thevet »21, il est d’abord la cause principale de la publication de l’ouvrage. Il est ensuite à l’origine des principes d’écriture spécifiques qui font la particularité de ce récit dans ses deux premières éditions. Il est enfin directement lié à la métamorphose par laquelle ce récit d’une aventure unique s’apparente progressivement, à partir de 1585, à une compilation géographique. Il serait toutefois réducteur de considérer Thevet comme seul responsable de l’évolution de ce texte au fil de ses éditions. Il sert d’abord de prétexte à Léry pour faire la promotion de son propre ouvrage. Dans la préface de la première édition déjà, l’insistance sur les mensonges et erreurs de Thevet tend évidemment à inciter le lecteur à lire l’Histoire d’un voyage. Quant aux ajouts polémiques ultérieurs, ils participent à mon sens d’une stratégie plus ambitieuse qui, après le succès des deux premières éditions, vise à donner une seconde vie à l’ouvrage. Les enjeux de cette nouvelle stratégie se dessinent assez explicitement à la fin du long ajout relatif à Staden précédemment cité :
Parquoi, c’est Staden et Benzo, qui ont tant enduré parmi les Sauvages, et qui les ont frequentez si longtemps, qu’il faut croire, et non pas les fadaises de Thevet, et autres qui ont fait leurs histoires au raport de ceux qui cognoissant leurs vanitez, et combien ils étaient cupides de gloire, en se moquans premierement d’eux, et puis de tous ceux qui leur adjoustent foi, leur ont fait des contes et récits du tout fabuleux22.
L’attaque, on le voit, se généralise. Seul Thevet est nommé mais c’est à une collectivité de vaniteux et de fabulateurs que s’oppose ici Léry. Cet élargissement de la cible témoigne d’une assurance manifeste qu’on peut attribuer à la consécration dont jouit désormais le pasteur genevois. Déjà loué et abondamment cité par son homologue Urbain Chauveton en 1579, Léry fait l’objet de toutes sortes de reconnaissances à la fin du siècle et l’Histoire d’un voyage entre à son tour dans d’autres compilations géographiques. Elle est notamment intégrée, sous une forme abrégée, dans le recueil illustré des Grands Voyages dirigé par Théodore de Bry. Orné d’une cinquantaine de gravures sur cuivre, le troisième volume des Grands Voyages, qui paraît à Francfort en 1592, est exclusivement consacré au Brésil. Il reproduit une bonne part du récit de Léry, de celui de Staden ainsi que deux lettres de Nicolas Barré, dans une édition latine et une autre allemande qui donnent à l’Histoire d’un voyage une plus large notoriété en Europe et la placent au rang de référence majeure sur le Brésil et ses habitants. Or, si Théodore de Bry contribue au triomphe littéraire de Léry, il lui offre aussi une bonne part du savoir encyclopédique qui prend place dans le texte de 1599. La découverte du premier volume des Grands Voyages, publié en 1590, conduit en effet Léry à considérablement augmenter son texte et, surtout, à réorienter sa description de la nation tupinamba. L’œuvre de Théodore de Bry joue en ce sens un rôle triplement important à l’égard de celle de Léry : elle lui offre une visibilité européenne, prend part à son évolution textuelle et participe à la nouvelle dimension que prennent les « Sauvages ameriquains » dans les derniers états du texte. Il est à ce titre surprenant que jamais le nom du graveur liégeois n’apparaisse sous la plume du pasteur genevois.
Le Brésil au prisme de la Virginie
Si Théodore de Bry n’est jamais nommé dans l’Histoire d’un voyage, Léry fait part à plusieurs reprises de son admiration pour ses gravures. Ainsi, dans la conclusion d’un ajout apporté au chapitre XVI, il évoque « les tresbelles figures qui sont en ce livre de l’Histoire de Virginia 23», à savoir le premier volume des Grands Voyages. Quelques pages plus loin, une autre addition, relative aux pratiques festives des Virginiens24, se termine par ces mots : « [ils] chantent [ainsi] et se resjouïssent à leur mode, ainsi que je l’ai veu et observé, dit l’historien, lequel aussi l’a fort bien pourtrait en son livre25 ». Cette formulation, si elle rend encore une fois hommage aux illustrations de Théodore de Bry, témoigne d’une confusion entre l’auteur et le graveur. L’historien en question est Thomas Hariot, auteur d’une description de la Virginie publiée en 1588 à Londres dans sa version originale, que Léry, qui ne connaissait pas l’anglais, n’a pas pu lire. Cette première édition du Briefe and True Report of the New Found Land of Virginia n’était par ailleurs pas illustrée. Ce n’est donc pas « l’historien » Hariot qui a « fort bien pourtrait » la scène festive mais bien l’éditeur-graveur Théodore de Bry et le « livre » en question, s’il reproduit effectivement le rapport de Hariot, correspond au premier volume des Grands Voyages. Reste que ce « livre » est sans doute celui qui, parmi toutes les références encyclopédiques convoquées, participe le plus largement à la métamorphose du texte de l’Histoire ainsi qu’à l’évolution de l’image du Brésil.
Il est par ailleurs notable que tous les textes géographiques illustrés et édités par Théodore de Bry fassent partie du savoir livresque convoqué par Léry, d’autant plus que certains apparaissent dans l’Histoire d’un voyage avant d’entrer dans la collection De Bry. Sur les treize volumes qui composent cette collection, Théodore de Bry n’a dirigé que les six premiers avant de léguer cette vaste entreprise éditoriale à ses deux fils : le premier contient la Virginie de Thomas Hariot (1590), le deuxième la Floride de René de Laudonnière et de Jacques Le Moyne de Morgues (1591), le troisième le Brésil de Hans Staden et de Léry (1592) et les trois suivants, qui forment un triptyque, le Nouveau Monde de Girolamo Benzoni (1594, 1595 et 1596). Or, seul le premier volume a connu une édition française, les autres n’ont paru qu’en latin et en allemand, deux langues que Léry ne lisait pas. Tout au plus a-t-il pu contempler les gravures de ces volumes ultérieurs mais il a eu accès aux textes qui les composent par un autre canal. Deux, en réalité. Il a pu lire le récit de Staden grâce à une traduction que lui a faite expressément un certain « Theodore Turquet, seigneur de Mayerne », comme il l’affirme lui-même dans un ajout de 159926. Quant à Benzoni, on a vu qu’il était déjà cité dans l’édition de 1585 à travers une traduction d’Urbain Chauveton à laquelle Théodore de Bry s’en remettra aussi pour établir, quelques années plus tard, les volumes IV à VI de ses Grands Voyages27. Il existe ainsi une densité intertextuelle particulièrement forte entre ces deux œuvres. Mais le plus remarquable est qu’en dépit de leur orientation initiale strictement opposée (l’une s’emploie à raconter une aventure unique dans une contrée brésilienne précise tandis que l’autre entend faire voir toute l’Amérique à l’Europe), elles semblent s’être beaucoup influencées l’une l’autre. Nous nous concentrerons ici sur la manière dont le texte et les gravures qui composent le premier volume des Grands Voyages ont contribué à une réorientation de l’image du Brésil et de ses habitants.
Dans le chapitre VIII de l’Histoire d’un voyage, Léry brosse un portrait physique détaillé des « sauvages bresiliens » et prend soin de montrer, selon une perspective proprement anthropologique, qu’entre les Tupinamba et les Européens, la différence relève de la culture plutôt que de la nature. Il s’oppose à la légende de l’homme velu, détaille les raisons de la bonne santé des Tupinamba en invoquant des causes climatiques mais aussi morales, démontre que les apparentes difformités de ces indigènes proviennent de pratiques culturelles spécifiques, comme le tatouage ou le piercing, etc. Au terme de ce chapitre, qui se clôt sur la question plus délicate de la nudité, le Tupi conserve toutefois une forme d’étrangeté qui, si elle ne menace pas son humanité, risque de le marginaliser. Léry s’emploie dès lors, à partir de 1599, à construire un réseau de comparaisons interculturelles dans lequel les Virginiens occupent une place prépondérante. Le texte est en effet truffé de références, parfois implicites, au texte de Hariot et aux gravures de De Bry. On n’en compte pas moins de huit pour ce seul chapitre. Le premier enjeu de ce recours massif au comparant virginien consiste davantage à réduire l’étrangeté de certaines pratiques tupinamba qu’à les accréditer. Cette intention est explicitement affichée dans l’« Advertissement » de 1599, lorsque l’auteur affirme qu’il entend démontrer en quoi les us et coutumes des « Sauvages Bresiliens […] conviennent avec ceux de Floride et de Virginia » et qu’« on ne trouvera plus si estrange ce que [il en a] escrit »28. Ainsi, si le lecteur européen pouvait se montrer surpris d’apprendre que les Tupinamba, peu soucieux des biens matériels, ne connaissent pas l’avarice, il le sera sans doute moins en apprenant que « les Virginiens [eux aussi] sont libres de toute avarice ne faisans que se recreer et resjouïr29 ». De même, cette façon brésilienne de s’épiler complètement le corps « jusques […] aux paupieres et sourcils » paraît moins étrange à la lecture de cette addition : « comme de mesme il est dit de ceux de Virginia que estans jeunes ils ne peuvent endurer de poils autour de la bouche, ni au menton, ains subit qu’il en aparoist un il est arraché30 ». Les peintures corporelles et autres scarifications pratiquées au Brésil ne doivent pas non plus être considérées comme monstrueuses puisque d’autres nations du Nouveau Monde y ont communément recours :
La pluspart des hommes de la Floride et de la Virginie sont aussi peints par le corps, par les bras et les cuisses, de fort beaux compartimens, qui ne se peuvent jamais oster, à cause qu’ils sont piquez dans la chair, comme aussi je dirai ci apres que nos Bresiliens s’incisent et deschiquetent en certains endroits31.
Ce type d’addition associe les pratiques des Tupinamba à d’autres pratiques américaines. Il n’est toutefois nullement question, pour Léry, de nier la différence brésilienne pour l’assimiler à une différence américaine plus générale. Il s’agit au contraire de donner une place à « ses » sauvages, de plus en plus définis par leurs pratiques anthropophages dans l’imaginaire européen, au sein de la diversité des peuples américains dont la littérature géographique renaissante rend progressivement compte. En témoigne la substitution du qualificatif « Brésiliens » à celui d’« Amériquains », initiée dans l’édition de 1585 et devenue systématique à partir de 1599. Ces ajouts font donc perdre au Brésil une partie de son étrangeté, mais pas sa singularité. Certains tendent d’ailleurs à instaurer une différence entre le Brésil et la Virginie. Par exemple, après un passage relatif à la coiffure des hommes qu’il compare à « la couronne d’un moine », Léry ajoute :
Ceux de Virginia (dit aussi celui qui en a fait l’histoire) portent les leurs assez longs, lians les bouts au dessous de l’oreille : mais au sommet de la teste ils les coupent en façon de creste de coq, mettans au commencement sur le front une plume de quelque oiseau de fort belle couleur, et derriere les oreilles, de chasque costé une plus courte32.
À la lecture de ce passage, on est amené à relativiser l’étrangeté des coiffures brésiliennes qui conservent cependant toute leur spécificité. Celles des Virginiens sont tout aussi bizarres pour un lecteur européen de la Renaissance mais elles sont complètement différentes.
Cette inscription des Tupinamba au sein d’une diversité américaine provient selon moi davantage de la contemplation des gravures de Théodore de Bry que de la lecture du rapport de Thomas Hariot. La suite immédiate de l’ajout précédemment cité en donne un premier indice : « Cesar dit semblablement que les anciens Anglois portoyent les cheveux fort longs, toutes les parties de leur corps estant rases, hors mis la teste et les moustaches33 ». Ce passage, lui aussi ajouté en 1599 et prétendument emprunté à Jules César, met en rapport les coiffures américaines et celles des « anciens Anglois », qui ne sont autres que les Pictes dont Théodore de Bry propose précisément une galerie de cinq portraits en pied à la fin du premier livre des Grands Voyages34.
Figure 1.
Premier des cinq portraits en pied de Pictes qui fait suite aux vingt-trois gravures relatives à la Virginie. Selon Théodore de Bry, dont les initiales figurent au bas de la gravure, cette série de portraits tend à « montrer que les habitants de l’Angleterre d’autrefois n’étaient pas moins sauvages que ceux de la Virginie ».
Université de Genève, fondation Martin Bodmer, Bodmer Lab – collection De Bry.
Or, si César en fait bien une description, tout porte à croire que Léry, qui ne cesse de se référer à ce livre, a découvert leur étrange allure en contemplant la série de gravures. D’ailleurs, si la description de la coiffure des Virginiens – ou plus précisément des chefs de la Virginie – examinée ci-dessus s’appuie sur la légende explicative d’une gravure, l’image elle-même fait directement voir la « creste de coq » et la « plume [d’] oiseau » arborées par ces guerriers.
Figure 2.
Bien que mentionnées dans la légende explicative de cette gravure intitulée « Portrait des rois ou chefs de la Virginie », la « crête de coq » et la « jolie plume d’oiseau » arborées par cet indigène sont immédiatement perceptibles.
Université de Genève, fondation Martin Bodmer, Bodmer Lab – collection De Bry.
Il est en ce sens probable que cette addition de 1599 trouve sa première origine dans l’observation de la gravure et que Léry se soit inspiré dans un deuxième temps du commentaire qui l’accompagne pour formuler son propos. Il en va de même d’une autre addition apportée au même chapitre VIII, relative à la façon de porter les enfants. Après avoir expliqué que les femmes tupinamba portent leur enfant dans « une escharpe de coton » et que celui-ci « tient le costé de sa mere embrassé avec les deux jambes », Léry expose une technique de portage quelque peu différente : « celles de Virginia portent les leurs sur le dos, tenant de l’une des mains celle de l’enfant par dessus l’espaule, et dessous l’autre bras l’une des jambes d’icelui35 ». Là encore, bien qu’il ait probablement recouru au commentaire de la gravure pour formuler ce propos, l’auteur doit d’abord cette remarque à la contemplation d’une planche36.
Figure 3.
Sur cette dixième gravure de la série consacrée à la Virginie, cette jeune femme est représentée de face et de dos de manière à mettre en évidence la technique particulière de portage des enfants qui contraste à la fois avec les pratiques européennes et tupinamba.
Université de Genève, fondation Martin Bodmer, Bodmer Lab – collection De Bry.
Il ne fait guère plus de doute que la description de la coiffure des Virginiennes, qui contraste avec celle des femmes tupinamba précédemment évoquée, procède de l’observation de la quatrième gravure de ce premier volume des Grands Voyages : « Celles de Virginia ont les cheveux rongnez par le devant, et le reste assez court, clers et deliés, pendans aussi sur les espaules37 ».
Figure 4.
La coiffure singulière de cette « femme noble de Secota » apparaît nettement sur cette quatrième gravure de la Virginie. On perçoit immédiatement les caractéristiques (« cheveux rongnez par le devant » mais « clers et deliés » à l’arrière) que Léry, sans doute par commodité, s’est contenté de copier de la légende explicative.
Université de Genève, fondation Martin Bodmer, Bodmer Lab – collection De Bry.
Ici, Léry s’est presque contenté de copier la légende explicative38 mais c’est sans aucun doute la vision de cette femme, gracieusement représentée de face et de dos, qui lui a rappelé la coiffure des Brésiliennes et lui a inspiré cet ajout. Cette thèse me semble d’autant plus convaincante que Léry, en 1578 déjà, malgré son recours magistral à l’ekphrasis, regrette que sa description ne puisse être complétée par des images des indigènes :
Quant au reste de l’artifice dont les sauvages usent pour orner et parer leurs corps, selon la description entiere que j’en ay fait cy dessus, outre qu’il faudroit plusieurs figures pour les bien representer, encores ne les sauroit-on bien faire paroir sans y adjouster la peinture, ce qui requerroit un livre à part.39
La galerie de portraits des Virginiens gravés par Théodore de Bry à partir des aquarelles de John White correspond précisément à cet ouvrage que Léry appelait douze ans plus tôt de ses vœux pour « bien representer » les Tupinamba, d’autant que les gravures étaient non seulement accompagnées d’un commentaire explicatif mais qu’elles pouvaient aussi être coloriées40. Aussi peut-on en déduire qu’en possession du premier volume des Grands Voyages, le pasteur genevois, toujours nostalgique de la vision de « ses » sauvages, ne s’est pas contenté de jeter un rapide coup d’œil aux illustrations qui suivent le rapport de Thomas Hariot, mais qu’il a au contraire passé de longues heures à les contempler pour les mettre ensuite en perspective avec son souvenir lointain du Brésil.
Si les gravures de Théodore de Bry ont manifestement permis à Léry de sauver les Tupinamba de leur étrangeté menaçante, le rapport de Thomas Hariot lui a offert les données nécessaires pour bonifier leur image. L’admiration du pasteur genevois pour les mœurs des « ses » sauvages, dont le seul vrai défaut est de pratiquer l’anthropophagie, n’est plus à démontrer. Léry ne se contente d’ailleurs pas de faire l’éloge de la morale brésilienne, il l’érige parfois en modèle pour l’Europe chrétienne, à l’instar du fameux réquisitoire d’un vieillard tupinamba contre certaines pratiques européennes, dont Diderot s’inspirera dans le Supplément au voyage de Bougainville. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce passage, dans lequel la morale tupi apparaît sous son plus beau jour, soit ponctué par un ajout de 1599 emprunté à Hariot :
On a aussi escrit des Virginiens, qu’ils n’ont nul souci d’assembler des richesses pour leurs successeurs, vivans à leur aise de ce que Dieu leur donne, sans avoir faute de rien, ni sans se defrauder les uns des autres41.
Comme les Tupinamba, les Virginiens n’éprouvent aucun besoin d’accumuler « des richesses » du moment qu’ils font confiance à la Providence divine. Ici, aucune nation ne valorise l’autre, elles apparaissent simplement vertueuses toutes les deux. Or, si les deux peuples partagent les mêmes vertus morales à l’égard des biens matériels et, plus généralement, dans la conduite de leur vie terrestre, il n’en va pas de même dans le domaine de la religion. Hariot – dont l’ouvrage vise à convaincre les lecteurs anglais de venir renforcer la colonie virginienne – se montre en effet beaucoup plus optimiste pour l’évangélisation des indigènes que Léry, pour qui les « sauvages » appartiennent à la race maudite de Cham, n’ont pas connu la Révélation et ne sauraient par conséquent être sauvés.
Le chapitre XVI, dont le seul titre témoigne d’une perspective plus sombre sur la vie spirituelle des indigènes, commence d’ailleurs par désigner les Tupinamba comme une exception à la « sentence de Ciceron » communément admise à l’époque, selon laquelle il n’existe aucun peuple « qui n’ait sentiment qu’il y a quelque Divinité »42. Or, comme l’observe Frank Lestringant, « tout ce chapitre oscille entre deux thèses difficilement compatibles », à savoir celle de l’athéisme des indigènes condamnés à l’enfer et celle de la prisca theologia, qui suppose l’existence d’une révélation ancienne et rendrait possible le salut de ces peuples. Lestringant souligne également que les ajouts empruntés à la Demonomanie de Jean Bodin contribuent à renforcer le pessimisme du chapitre dans l’édition de 1585, tandis que les emprunts à Thomas Hariot laissent entrevoir, en 1599, un espoir de rédemption pour les Tupi43. Or, comme Léry, à l’instar de Montaigne, amplifie son texte au fil des éditions sans rien retrancher, ce chapitre apparaît toujours plus contradictoire. Il faut toutefois souligner combien le premier livre des Grands Voyages, et en particulier le texte de Hariot, vient nuancer le pessimisme de Léry, si ce n’est faire clairement pencher la balance en faveur de la seconde thèse.
Le chapitre XVI compte au total six ajouts relatifs aux Virginiens. À l’exception d’une comparaison des « Caraïbes » du Brésil avec les « enchanteurs » de Virginie, qui ont eux aussi « une grande frequentation avec le Diable »44, tous ces ajouts sont manifestement destinés à entretenir l’espoir d’un salut pour les indigènes. Les deux premiers procèdent des gravures XVII et XVIII, relatives à des fêtes solennelles dont la représentation iconographique ne dégage rien de sombre ni de menaçant et contraste ainsi avec l’évocation de la « sorcellerie » qui imprègne les cérémonies brésiliennes45.
Figure 5.
La légende explicative de cette gravure se concentre essentiellement sur la description des instruments de musique dont quatre exemplaires sont représentés ici et qui ont rappelé à Léry les maracas des Tupinamba. Notons par ailleurs que le caractère festif et joyeux de cette cérémonie l’emporte sur toute forme de condamnation morale, aussi bien sur l’image que dans la légende.
Université de Genève, fondation Martin Bodmer, Bodmer Lab – collection De Bry.
Figure 6.
Bien que la légende de cette dix-huitième gravure qualifie les costumes de carnavalesques et les danses des indigènes d’« étranges », aucune menace ni aucune inquiétude ne transparaît dans la représentation iconographique et textuelle de cette cérémonie festive.
Université de Genève, fondation Martin Bodmer, Bodmer Lab – collection De Bry.
Ils contrebalancent par ailleurs les emprunts à Bodin de la précédente édition (1585) qui tendaient à diaboliser les danseurs tupi et renforçaient ainsi la thèse de l’exclusion théologique. Les trois autres, empruntés quant à eux au rapport de Thomas Hariot (et non plus aux gravures mais au texte qui compose le premier livre des Grands Voyages), ont des conséquences encore plus décisives. L’un invoque la manière dont les Virginiens imitaient les Anglais dans leur façon de prier Dieu pour conclure que, du moment qu’ils font de même, les « Brésiliens […] seroyent aisez à renger au Christianisme »46. Notons que Léry, contre son habitude, ne se déresponsabilise pas ici du propos de Hariot en se contentant de retranscrire le passage au discours rapporté mais qu’il en déduit explicitement que les Tupinamba pourraient être aisément convertis. Le deuxième emprunt à Hariot, sous la forme d’une parenthèse insérée dans un des rares passages de 1578 où l’enthousiasme de Léry le porte à considérer que les Tupi « sont assez dociles pour estre attirez à la coignoissance de Dieu47 », est confirmatif. Sa fonction manifeste est de renforcer cet optimisme au moyen d’une nouvelle analogie qui rappelle que les Virginiens, eux aussi, « sont desireux de le cognoistre, et que facilement on les pourroient amener à la cognoissance de l’Evangile48 ». Les facteurs d’espoir, on le constate à la lumière de ces deux ajouts, sont réciproques. Les dispositions des deux nations à embrasser la religion chrétienne sont en effet tour à tour convoquées pour se réfléchir sur l’autre.
Quant au troisième et dernier ajout, stratégiquement placé en fin de chapitre et long de presque six pages, il s’apparente à une description détaillée de la religion des Virginiens. À l’exception de l’introduction de ce passage, où Léry prétend paradoxalement « monstrer l’aveuglissement d’un autre peuple habitant en l’Amerique » alors que l’emprunt montre tout le contraire, ces six pages sont exclusivement retranscrites au discours rapporté et exemptes de tout commentaire. Elles se présentent toutefois implicitement comme un prolongement de cette réciprocité à l’œuvre dans les deux précédents ajouts, à savoir que les deux peuples, du fait de la ressemblance de leurs croyances et de leurs pratiques, sont promis à une même destinée. Or, dans cette addition, tout est conçu pour mettre en lumière une disposition à l’évangélisation. On y apprend que les Virginiens « croyent semblablement à l’immortalité de l’âme », que celle-ci, « selon les œuvres qu’elle a fait », pourra « jouïr d’une félicité perpetuelle » ou « brusler perpetuellement », qu’ils souhaitent apprendre « la verité et la Religion » ou encore qu’ils se joignent aux Anglais pour « prier et chanter des Pseaumes »49. À la lecture de ce passage, Léry, alors pasteur d’une soixantaine d’années installé dans la campagne suisse, n’a manifestement pas pu s’empêcher de partager l’enthousiasme missionnaire de son coreligionnaire. Lorsqu’il le retranscrit en 1599, plus de quarante ans ont passé depuis son séjour chez les Tupinamba et plus de vingt depuis la première édition de son Histoire. Il n’est pour lui plus l’heure de trancher définitivement en faveur de l’une ou l’autre thèse entre lesquelles son propos sur les croyances brésiliennes n’a cessé d’osciller. Aussi en laisse-t-il la responsabilité à son lecteur mais – grâce à sa bibliothèque et surtout à son heureuse rencontre avec Théodore de Bry et Thomas Hariot – il lui donne toutes les clés requises pour croire au salut de « ses » Tupinamba.