L’on a beaucoup glosé la manière dont Jean de Léry avait inauguré une nouvelle perception des « Ameriquains » de la baie de Guanabara, ceci sans doute depuis que Claude Lévi-Strauss décerna au récit du pasteur-cordonnier le titre de « bréviaire de l’ethnologue1 ». Au-delà des seules réalités humaines, c’est tout un monde que restitue la relation qui se construit en partie comme un traité d’observation raisonnée des realia du Brésil : « racines », animaux, oiseaux, poissons, arbres et herbes. Ce n’est qu’ensuite que Léry consigne les usages tupi-guarani en un court traité organisé suivant les phases et les activités de l’existence dans l’ethnie2. Ce faisant, il se conforme au mode habituel d’écriture du voyage à l’aube de la modernité3.
La description ethnographique a beau prendre le dessus, l’animal est pourtant bien présent dans l’Histoire d’un voyage, débordant largement les limites des chapitres X-XII qui font l’inventaire des bêtes, bestioles, poissons et oiseaux du Brésil. Irons-nous jusqu’à poser qu’à la manière des hommes, l’animal tient lui aussi une place essentielle et structurante dans le récit ? C’est ce que nous tenterons de vérifier ici, avec pour animal vedette les perroquets qui reviennent de loin en loin, toujours à des lieux narratifs stratégiques. La présence de l’animal – et en particulier du perroquet – permettra peut-être d’évaluer à nouveau la question de la relation avec « l’autre » dans ce récit.
Pour lire un peu moins mal Jean de Léry, examinons en premier lieu les conditions d’interprétation du texte dans sa situation historique particulière. Parcourons ensuite le récit en quête des perroquets de Léry pour tenter de comprendre en quoi la place réservée à ces oiseaux permet de redessiner les contours de la notion d’altérité.
Repères
Une première évidence s’impose. On souligne traditionnellement l’effort scientifique de la Renaissance pour décrire la nature, en particulier dans les récits de voyage qui nourrissent l’ambition de dresser un inventaire de la nature le plus complet possible. Pour illustrer l’ambition scientifique de l’époque, on cite à l’envi le nom de Conrad Gesner, réputé premier naturaliste moderne, qui publie en 1551 les Historiæ animalium. L’ouvrage en plusieurs volumes copieux prétend fournir un catalogue raisonné de la faune connue, oiseaux et vivipares. Il dresse des index abondants qui sont autant de précieux glossaires où le nom latin des animaux entre en résonance avec le grec d’Aristote et les langues étrangères modernes. Cet esprit de classification s’inscrit dans une longue filiation qui remonte à l’Antiquité : l’effort taxinomique fondé sur les caractères physiques des bêtes en vue de faire l’inventaire des espèces procède ni plus ni moins d’Aristote et de Pline qui, bien des siècles plus tôt, adoptaient la même méthode. D’ailleurs, s’il faut parler d’« esprit préscientifique », il convient de moduler la notion : l’élément fabuleux ne disparaît pas non plus de l’œuvre de Gesner. Il consacre un chapitre à la licorne et de nombreuses autres créatures fabuleuses ont leur place au milieu d’espèces plus familières4. L’influence des textes antiques et médiévaux est déterminante et Gesner n’entend pas revenir sur la tradition léguée par les majores. Un autre savant comme Pierre Belon du Mans, qui rédige de précieux traités sur la nature des oiseaux et des poissons et dresse un rigoureux herbier du Proche-Orient où il se rend en 1549, ne craint pas de citer parmi les animaux de l’Égypte le « serpent aellé5 », bâti sur le modèle de la chimère, du mixte (il est et n’est pas un reptile, il est à la fois un oiseau et un animal terrestre).
Ce statut de l’animal comme créature participant de plusieurs espèces affecte aussi les hommes : les cynocéphales antiques familiers à saint Augustin, Pline, Solin et Isidore, hantent encore les traités scientifiques et les récits de voyage qui s’appuient pourtant sur l’expérience. C’est même à ces créatures hybrides que l’on doit l’invention du cannibale. Le mot a pour origine cariba, terme « par lequel les Indiens Carib des Petites Antilles se désignaient eux-mêmes6 ». Christophe Colomb apprend ce mot de la bouche des Arawaks – ennemis jurés des Cariba – avec qui il était en contact. Dans le mot, le voyageur génois « a confusément perçu le radical du latin “canis” ; d’où l’assimilation au Cynocéphale7 ».
Autre élément à prendre en compte : la permanence du discours allégorique affecte toujours la référence à l’animal et parfois dans une large mesure. La consultation du volume des actes du colloque L’Animal sauvage à la Renaissance confirme cet aspect dans divers types d’écrits : l’emblème par exemple, où les bêtes fournissent « une diversité de leçons morales pour édifier le lecteur8 ». Il en va de même dans la prose politique et polémique où l’animal reste le miroir utile des vertus et des vices. Le registre religieux recourt à ce même répertoire : un ouvrage comme la Peinture spirituelle du jésuite Louis Richeome élabore tout un bestiaire spirituel quand il décrit les jardins de Sant’Andrea del Quirinale, dont les éléments remontent à la littérature exemplaire médiévale. Les oiseaux en particulier sont « symboles des hommes » en qui Dieu « parle souvent comme en toutes ses créatures9 », afin d’enseigner l’homme par ses comportements. Ici s’observe la permanence d’un discours hérité pour l’essentiel des sources classiques et médiévales. Il s’articule avec une vision anthropocentrique de la nature, elle-même redevable au second chapitre de la Genèse.
Les créatures animales sont décrites comme ayant été pensées par Dieu pour le service de l’homme, qu’il s’agisse de le nourrir, d’aider à son déplacement ou à son travail ; elles contribuent aussi à sa joie : le « difforme », la variété des espèces suscite l’admiration humaine devant les œuvres de Dieu et la créativité de la Sagesse éternelle. Homme et animal vivent donc dans un étroit compagnonnage qui ne saurait se ramener à une dimension utilitaire, et ceci avant même l’invention de l’animal de compagnie tel que nous le connaissons. Il y a bien longtemps cependant que celui-ci a fait son apparition : comment ne pas se souvenir de la petite brebis, certes très métaphorique, dont le tragique destin est raconté dans la Bible (II S 12,3), ou du moineau de Lesbie ? Comment enfin ne pas songer aux poèmes de Stace et de Catulle immortalisant des perroquets apprivoisés10 ? Selon Bruce Boehrer, « [i]ntroduced to Europe in 327 b. c., when the army of Alexander the Great invaded the Indian subcontinent, they were quickly exploited as pets11 ». Peut-être leur présence se renforce-t-elle à l’époque de la Renaissance. C’est l’hypothèse de Joan Pieragnoli qui note la « forte individualisation dont ces bêtes font l’objet12 » et donne pour exemple Louis XIII qui faisait tailler des costumes à son singe Robert.
Une relation forte entre homme et animal existe donc aux premiers temps de la modernité. La réflexion de Michel Pastoureau est à cet égard éclairante quand, cherchant à établir des catégories pour éclairer cette proximité, il insiste sur la ressemblance, voire l’éventuel « “cousinage13” » entre eux. Cependant écrit-il, certaines espèces en semblent exclues :
[…] quelques animaux ressemblent à l’homme tandis que d’autres, innombrables, en sont très éloignés. Il ne viendrait à l’idée d’aucun auteur [au Moyen Âge] d’établir par exemple une quelconque similitude entre l’homme et les oiseaux, les poissons, les serpents ou les vers14.
Ceci est-il si vrai ? Tout dépend un peu du corpus que l’on étudie15. En ce qui concerne l’oiseau, certains modes de cousinage ne sont pas exclus. À preuve cette remarque du naturaliste Pierre Belon du Mans qui construit et exploite une similitude anatomique entre les deux dans son Histoire des oyseaulx (1555), tenue pour l’un des grands classiques de l’étude zoologique. Il dresse deux croquis scientifiques d’observation comparée de l’homme et de l’oiseau pour « faire apparoistre combien l’affinité est grande des uns aux autres16 ». Simple remarque anatomique17 ? Sans doute car Belon ne s’explique pas davantage sur ce point, mais ce type d’annotation d’anatomie comparée indique déjà une capacité à penser l’homme autrement que comme une créature tout à fait à part.
S’il faut résumer les invariants qui permettront d’avancer, on peut déjà, dans ce problème complexe, relever l’existence d’une vision anthropocentrique permettant de penser l’animal sans impliquer forcément de relation de domination. Le Voyage de Léry permettra maintenant de moduler ces premiers constats et de constater la manière dont l’animal trouve une place essentielle dans le récit de l’expédition brésilienne.
Papegays et perroquets
Qu’on s’intéresse à l’illustration du récit de voyage et l’on verra que les deux animaux exotiques emblématiques sont le singe et le perroquet. Ils figurent tous deux sur la gravure qui montre le portrait des caraibes, avec leurs maracas et sonnettes18. En revanche, la gravure illustrant les Tupi tourmentés par les démons ne présente ni singes, ni perroquets, mais d’autres créatures étranges, parmi lesquelles les importuns « mouchillons » et l’haüt débonnaire19. Le perroquet se situe en quelque sorte dans un environnement rassurant et familier, loin de ces visions fantasmées.
Cet oiseau a donné lieu à de belles pages de littérature poétique et viatique. Son affinité avec l’homme ne fait pas de doute. À une époque où l’on s’intéresse beaucoup à ce qui peut être « le propre de l’homme », l’animal qui parle fascine à juste titre. « Le verd papegay singe de nostre voix20 », comme l’écrit le poète du Bartas, est apte à proférer des paroles. Il récite, dit saint François de Sales, l’Ave Maria ; un autre à la cour du pape, le Symbole, ou Credo, en son entier… Dans le Chevalier errant de Thomas de Saluces, on en voyait même un qui savait « chanter toute l’Iliade ».
Pour autant, on ne s’y trompe pas : la Rhétorique de Pierre Fabri (1521) rappelle qu’il en est « du beau langage sans fondement semblable à celuy d’un papegay qui soy mesmes n’entent point ce qu’il dit21 ». C’est donc sa capacité à l’imitation, sa mémoire mécanique qui est mise en valeur, voire en spectacle. Le Dictionnaire de Richelet (1680) dit qu’il « imite le langage des hommes et le cri des animaux ». Fin du rêve. L’animal est rendu à son statut et tenu à distance de l’espèce humaine.
C’est d’ailleurs à ce moment-là que la forme papegay s’éteint, ne subsistant plus que pour désigner l’oiseau de « carte » – de carton – qui sert à l’entraînement au tir. Comme le souligne à juste titre Patricia Victorin :
[…] la co-présence des deux mots, papegay/gau et perroquet perdure tout au long du xvie siècle : sous la plume d’Ambroise Paré, les deux mots de papegau et perroquet semblent pouvoir commuter ou fonctionner comme synonymes : « Les papegaux et perroquets sont à louer sur tous, pour parler et prononcer les paroles qu’ils oyent » (Livre des Animaux, 20). Mais le mot de papegay continue à être utilisé de manière privilégiée dans la poésie de la Renaissance, sans doute parce qu’il s’inscrit dans une longue tradition lyrique22.
Le perroquet s’imposera donc contre le papegay23, qui avait valu tant de jeux de mots : « gay comme papegay » (Rabelais, Quart Livre, chap. LXV). Sans compter chez le même auteur quelques allusions gallicanes : « Ce gentil papegay fera un papelard tout faict » (Gargantua chap. XII). Le mot, sans doute par sa sonorité suggestive, était indiqué pour désigner le babillement qui valut renommée au papegay. Il restera, quoi qu’il arrive, le charme de sa couleur, célébrée par Ronsard dans ses Élégies : « […] la couleur d’un gaillard papegay/Bleu, pers, gris, jaune, incarnat et verd-gay24. » Le vert de son plumage permet de dépeindre un paysage souriant (« Les champs estoient verds comme papegays25 »). Il sert parfois à souligner le contraste entre une tristesse intérieure et la gaieté environnante. Dans les célèbres Épîtres de l’Amand verd (1511), Jean Lemaire de Belges donnait la parole au volatile pour exprimer un désespoir d’amour qui devait le conduire au suicide (il se jettera dans la gueule d’un mâtin) car sa maîtresse Marguerite d’Autriche l’avait négligé le temps d’un voyage…
Au terme de cette brève enquête linguistique et littéraire, se voit renforcée l’idée du « cousinage » via la capacité langagière de l’animal, mais elle est circonscrite à un apprentissage mécanique, révélateur d’une intelligence limitée. Si le perroquet suscite l’admiration par sa beauté, il y a fort à parier que le vocable, dans sa dimension poétique, a participé à la promotion de l’animal, comme a pu le faire aussi sa provenance des lointains. La bête a pour valeur ajoutée le charme de l’exotisme et de la rareté.
La psittacophilie : ouvroir du style et matière à penser
C’est en 1556 que Jean de Léry, cordonnier de son état, part pour la France antarctique, sur un navire affrété par l’amiral de Coligny qui rêvait d’en faire un refuge protestant pour ses coreligionnaires persécutés. Ses désaccords avec Nicolas Durand de Villegagnon l’amènent, on le sait, à vivre un long moment sur la côte brésilienne en compagnie des « sauvages ». Il rentre en France au bout de dix-huit mois (janvier 1558), sur un navire qui menace plus d’une fois de faire naufrage, et il connaît les affres de la famine en mer. Le séjour brésilien a été assez long pour permettre au voyageur d’observer la nature, la faune et la flore – et sans doute d’en ressentir le charme.
Le récit qui reconstruit l’expérience viatique pose au chapitre V une double évocation du premier regard sur le cap de Frie – le Cabo frio. Les Tupinamba viennent à la rencontre des voyageurs ; après la partie de pêche où se fait prendre un poisson-scie, « le plus bigerre, difforme et monstrueux qu’il est possible d’en voir26 », Léry évoque le paysage, qu’il réduit à un seul élément : les vols de perroquets qui animent le ciel. Le récit solennise l’instant :
Au surplus ce fut là aussi que nous vismes premierement les perroquets voler, non seulement fort haut et en troupes, comme vous diriez les pigeons et corneilles en nostre France, mais aussi, ainsi que j’observay dés lors, estans en l’air ils sont tousjours par couples et joints ensemble, presques à la façon de nos tourterelles27.
L’oiseau qui aurait dû apparaître dans le faste de ses couleurs nous ramène au Vieux Monde dans un tableau esquissé en noir et blanc. Dans la description de l’oiseau lui-même, on remarquera la procédure de comparaison, un peu inattendue avec les pigeons et corneilles, puis le déplacement de la comparaison avec l’évocation de la tourterelle. Rien ne subsiste du ciel coloré du Brésil. Cependant, une impression de familiarité domine au moment où Léry aborde la contrée lointaine : ce Brésil-là entre sans difficulté dans l’imaginaire du voyageur. À l’absence de couleur, il joint une remarque éthologique très juste : comme les tourterelles, les perroquets sont monogames.
La vision se transforme ensuite dès que le voyageur s’approche et « particularise » les perroquets, au chapitre XI, et qu’il entreprend la description « de la varieté des oyseaux de l’Amerique ». Ces développements associent tentative de classification des espèces, observation minutieuse et anecdote.
Dans la première catégorie (« je commencerai par celles qui sont bonnes à manger28 »), les oiseaux sont désignés par leur nom et par leur taille déduite d’une comparaison avec des espèces européennes (« aussi gros que Paons », « de mesme grandeur que nos perdrix29 », etc.). Ici, ni couleurs si ce n’est le noir et gris des Jacous, ni aucune de ces anecdotes chargées d’assurer la véracité de l’inouï quand le discours descriptif accueille l’énonciation subjective. Après les espèces « bonnes à manger30 » viennent les « oyseaux lesquels ne sont pas si communs à manger en ceste terre du Bresil31 », bien distingués du gibier à fonction utilitaire. En première instance, ceux qui « ont les pieds et becs crochus comme les Perroquets, au nombre desquels on les pourroit mettre32 ».
La description de ces « oyseaux de plus esmerveillable beauté » illustre chez le voyageur de rares capacités d’écriture. Les couleurs sont minutieusement notées dans leur profusion et leur diversité. Ainsi des « Ajourous, lesquels ont la teste riolée [rayée] de jaune, rouge et violet, le bout des aisles incarnat, la queuë longue et jaune, et tout le reste du corps vert33. » L’Ajourou – Ara chloropterus, assure Léry –, est décrit parce qu’il est peu connu en Europe car « il ne s’en repasse pas beaucoup pardeçà34 », contrairement à la perruche à collier qu’on voit fréquemment dans les cours comme en témoigne le célèbre portrait de Marguerite de Navarre brossé par François Clouet vers 1527 et conservé au musée de Liverpool35. Elle est évoquée plus rapidement ; Léry insiste surtout sur son plumage « aussi entierement vert que porrée36 ».
À la procédure d’énumération des espèces se combinent d’autres procédés, parmi lesquels, de manière traditionnelle, surenchère et comparaison, familières de la peinture des realia inconnus dans la littérature viatique. Les ailes et la queue de l’Arat sont ornées de plumes « moitié aussi rouges que fine escarlate, et l’autre moitié […] de couleur celeste aussi estincelante que le plus fin escarlatin qui se puisse voir et au surplus tout le reste du corps azuré37 ». Le regard lérien ne se caractérise pas seulement par la précision de l’observation dans le rendu des couleurs, mais aussi par une certaine originalité quand il note l’influence esthétisante de la lumière sur l’objet qu’elle enveloppe : « […] quand cet oiseau se tient au soleil […] il n’y a œil qui se puisse lasser de le regarder38. »
Cette disposition reste assez exceptionnelle dans le corpus viatique de l’époque, tout comme la manière dont Léry artificialise en quelque sorte l’œuvre de la nature, quand il dépeint le
Canidé […] ayant tout le plumage sous le ventre et à l’entour du col aussi jaune que fin or : le dessus du dos, les aisles et la queüe, d’un bleu si naif qu’il n’est pas possible de plus, estant advis qu’il soit vestu d’une toile d’or par-dessous, et emmantelé de damas violet figuré par-dessus39.
Le plumage devient alors parure, costume structuré et luxueux. En faut-il plus pour anoblir les perroquets, merveilles de la nature ? L’effort de style rehausse encore la valeur de l’oiseau, tout comme le fera bientôt l’anecdote, dernier procédé descriptif auquel recourt Léry pour autoriser son discours et transformer ses peintures en vivant théâtre. L’enchâssement des micro-récits renforce l’effet recherché auprès du lecteur invité à admirer la nature du Brésil au moins autant que le témoin-voyageur.
De tous les perroquets, l’Ajourou se singularise à la fois par sa beauté et par ses performances :
[…] outre la beauté du plumage, quand ils sont apprins, ce sont ceux qui parlent le mieux, et par consequent où il y auroit plus de plaisir. Et de faict, un truchement me fit present d’un de ceste sorte, qu’il avoit gardé trois ans, lequel proferoit si bien tant le sauvage que le François, qu’en ne le voyant pas, vous n’eussiez sceu discerner sa voix de celle d’un homme40.
La narration joue de la surenchère : cette anecdote est immédiatement suivie par une autre, plus longue, plus nourrie et forcément plus stupéfiante. Plus importante que la gradation dans la « merveille », nous en retiendrons la manière dont elle déplace la perspective en sa toute fin :
Mais c’estoit bien encor plus grand merveille d’un Perroquet de ceste espece, lequel une femme sauvage avoit apprins en un village à deux lieues de nostre isle : car comme si cest oiseau eust eu entendement pour comprendre et distinguer ce que celle qui l’avoit nourri luy disoit : quand nous passions par là, elle nous disoit en son langage, me voulez-vous donner un peigne ou un miroir, et je feray tout maintenant en vostre presence chanter et danser mon perroquet ? si là dessus, pour en avoir le passetemps, nous luy baillions ce qu’elle demandoit, incontinent qu’elle avoit parlé à cest oyseau, non seulement il se prenoit à sauteler sur la perche où il estoit, mais aussi à causer, siffler et à contrefaire les sauvages quand ils vont en guerre, d’une façon incroyable : bref, quand bon sembloit à sa maistresse de luy dire, Chante, il chantoit, et Danse, il dansoit. Que si au contraire il ne luy plaisoit pas, et qu’on ne luy eust rien voulu donner, si tost qu’elle avoit dit un peu rudement à cest oyseau, Augé, c’est à dire cesse, se tenant tout coy sans sonner mot, quelque chose que nous luy eussions peu dire, il n’estoit pas lors en nostre puissance de luy faire remuer pieds ni langue41.
Plus que l’aptitude au langage qui faisait le cœur de la merveille dans l’anecdote précédente, le récit cette fois insiste sur la complicité entre la femme « sauvage » et l’oiseau. Plus encore que la complexité des tours qu’il exécute et qui manifestent sa capacité à l’imitation, la fine pointe du texte repose sur l’obéissance inconditionnelle à la maîtresse sauvage. Merveille de l’écriture ! Suivant une procédure assez habituelle chez Léry, l’anecdote contribue à renverser, sur le mode de l’humour, la hiérarchie entre un voyageur « civilisé » et un autochtone sauvage : la femme affirme ici une maîtrise de l’animal qui échappe aux hommes de « par-deçà42 ». Il devient clair que parler de perroquets, c’est parler d’autre chose que de description de la nature.
La suite du récit le confirme : dans les replis d’une évocation mêlant régime descriptif et narratif, la ferme frontière entre l’homme et l’animal commence à vaciller, quand le merveilleux comédien se voit nommé d’un autre nom par sa maîtresse sauvage :
[C]este femme sauvage l’appellant son Cherimbavé, c’est à dire, chose que j’aime bien, le tenoit si cher que quand nous le luy demandions à vendre, et que c’est qu’elle en vouloit, elle respondoit par moquerie, Moca-ouassou, c’est à dire, une artillerie : tellement que nous ne le sceusmes jamais avoir d’elle43.
Sans revenir ici au jeu sur la valeur, notons seulement que le processus de nomination signe un acte d’anthropisation44. Une autre frontière tombe – et c’est fréquemment le cas dans l’Histoire d’un voyage : en alléguant le lien affectif entre la femme sauvage et son perroquet, Léry rapproche sauvages et « civilisés » dans une même psittacophilie. Dangereuse proximité peut-être, comme on le verra durant le récit d’un retour aventureux où le voyageur frôle de près la mort, à ses dires.
Un perroquet est embarqué avec Léry. Est-il celui que nous avons rencontré, offert par un truchement et « qui proferoit si bien tant le sauvage que le François » ? L’oiseau bilingue comme son truchement de maître a déjà disparu de l’horizon du texte. Il aurait pu être, par sa voix, la mémoire vive du Brésil évanoui après le retour. S’agit-il d’un autre ? Le texte ne le précise pas. Il mentionne très vite en revanche le sort des autres animaux qu’on a chargés sur le rafiot, pour une traversée qui devait s’éterniser :
[…] ceux qui avoyent encores des Guenons et des Perroquets (car dès longtemps plusieurs avoyent jà mangé les leurs) pour leur apprendre un langage qu’ils ne sçavoyent pas encores, les mettans au gabinet de leur memoire les firent servir de nourriture45.
Tant de circonvolutions pour désigner ces mises à mort sont sans doute à la mesure de la perte que représente le trépas des animaux exotiques, dont le texte n’a cessé de vanter le prix. Si l’on entend bien la métaphore du « gabinet de mémoire », on s’interroge moins sur ce que représente ce « langage qu’ils ne sçavoyent pas encores ». Sans doute s’agit-il de celui de la violence, inconnue de ces animaux régulièrement plumés par les sauvages pour faire leurs pennaches de plumes et toujours soigneusement épargnés46. Cette violence est vivement condamnée, et la mort du canonnier ressemble à l’expiation d’un appétit doublement déréglé :
Environ le douziesme dudit mois de May [ils sont partis en janvier], nostre canonier, auquel au paravant apres qu’il eut bien langui, j’avois veu manger les tripes d’un perroquet toutes crues, estant enfin mort de faim, fut comme les precedens decedez de mesme maladie, jetté et ensepulturé en mer47.
Comme l’a noté Bruce Boehrer,
The more general Western avoidance of parrot eating needs to be considered in light of this behavior. In fact, psittacophagy seems to parallel anthropophagy as a product of the European imagination: the eating of parrot flesh and that of human flesh achieve a symbolic equivalence with consequences, in turn, for broader configurations of appetite48.
La psittacophagie s’apparente à un acte cannibale – et pas seulement dans le récit lérien. Ici, la dévoration hâtive de la viande crue est un indice de régression archaïque. La prochaine victime de la situation, on s’en doute, sera le perroquet de Léry :
Cependant nonobstant ceste soufferte et famine inexprimable, durant laquelle, comme j’ay dit, toutes les guenons et les perroquets que nous apportions furent mangez, en ayant neantmoins, jusques à ce temps-là, tousjours gardé soigneusement un que j’avois, aussi gros qu’une oye proferant franchement comme un homme, et de plumage excellent : lequel mesme de grand desir de le sauver à fin d’en faire present à M. l’Amiral, je tins cinq à six jours caché sans luy pouvoir rien bailler à manger, tant y a que la necessité pressant, joint la crainte que j’eu qu’on ne le me desrobast la nuict, il passa comme les autres : de façon que n’en jettant rien que les plumes, non seulement le corps mais aussi les tripes, pieds, ongles et bec crochu servirent à quelques miens amis et à moy de vivoter trois ou quatre jours : toutesfois j’en eus tant plus de regret que cinq jours apres que je l’eu tué nous vismes terre : de maniere que ceste espece d’oiseau se passant bien de boire, il ne m’eust pas fallu trois noix pour le nourrir tout ce temps-là.
Mais quoy ? dira ici quelqu’un, sans nous particulariser ici ton perroquet, duquel nous n’avions que faire, nous tiendras-tu tousjours en suspens touchant vos langueurs49 ?
Bruce Boehrer qui a utilisé cette anecdote exemplaire50 retrace la genèse de ces festins involontaires de psittacidés. Aucun doute : ce sont les derniers animaux mangés en situation de cannibalisme obsidional, après même les singes, si souvent comparés à l’homme. Et le dernier perroquet martyr de l’appétit humain, c’est celui qui parle. Les comparaisons à l’œuvre dans le passage sont à cet égard éclairantes. Elles désignent la tension qui anime un schéma narratif de tentation : « aussi gros qu’une oye51 » (objet du désir alimentaire), « proferant franchement comme un homme » (objet de l’interdit). La chair a gagné et le regret peut d’autant plus envahir le voyageur que le perroquet est mort pour rien. Il aurait pu survivre… Mais on ne rêve pas longtemps : l’interlocuteur fictif, lecteur indélicat, brise le charme ; au moment de la déploration et du regret, le voici qui, par sa remarque un brin ironique, remet à distance le volatile et réintroduit du même coup une hiérarchie entre l’homme et l’animal. Le texte viatique n’aurait donc été qu’un jeu. Est-ce forcément le mot de la fin ?
Ce récit de voyage est avant tout un texte littéraire qui se situe, on l’a vu, dans une tradition littéraire52 : comment l’oublier, d’ailleurs, quand Léry se charge de le rappeler à force de tant de procédés ? L’animal avec ses congénères ne demeure qu’« au gabinet de l[a] mémoire » : il ne survit que dans le texte, qui seul lui donne consistance. Il disparaît comme ces pennaches « si bien naturellement diversifiées de rouge et de couleur celeste » d’Arat, extorquées à force de demandes par un quidam importun53. Comme l’a remarqué Terence Cave,
Le perroquet qui figure dans ce chapitre n’est donc pas plus naturel, ni innocent que le « cannibale » décrit par un Léry ou un Montaigne. De l’autre côté de l’Atlantique, et tout en gardant leur place dans une histoire naturelle, les ajourous rejoignent, malgré tout, l’Amant Vert […] ce […] perroquet […] strictement littéraire54.
Si la littérature est bien un outil qui donne à penser, il faut chercher maintenant en quoi le perroquet fait signe. Outre la qualité littéraire du texte, entrevue dans les jeux sur le regard grâce aux procédés de vision à distance et de vision rapprochée, outre la construction de la merveille, c’est la question du rapport entre l’homme et un animal devenu familier qui se pose. Dans le cas de l’Histoire d’un voyage, le perroquet participe à ce « tremblement des limites » qui affecte les catégories organisatrices du monde, assez représentatif de la pensée de la Renaissance – et dont Cervantès s’amusera avec les chiens des Novelas ejemplares55. La frontière qui vacille ne concerne pas seulement « civilisé » et sauvage, mais bien aussi homme et animal.
Sans doute pour l’entendre tout à fait faut-il se souvenir qu’en filigrane de ce récit, il y en a un autre, composé pendant l’année terrible que fut 1573 pour celui qui était devenu le pasteur Jean de Léry, quand, dans la tourmente des Guerres civiles, il accompagne sa communauté durant le siège de Sancerre par les troupes catholiques. Or à Sancerre, se développe alors un cannibalisme obsidional au sein de la communauté réformée, dont l’Histoire mémorable rédigée par Léry a gardé la trace56. L’écriture du Voyage, vingt ans après le retour, est affectée par ces événements, qui suscitent la nostalgie du Brésil, désormais entrevu comme un avatar de l’Éden prélapsaire57. Le récit accueille la mémoire des heures heureuses au milieu des sauvages brésiliens, mémoire qui fait monter une louange vers le Créateur : « toutes les fois que l’image de ce nouveau monde, que Dieu m’a fait voir, se represente devant mes yeux […], incontinent ceste exclamation du Prophete au Pseaume 104 me vient en memoire58 ».
Dans cet univers règne pourtant une double violence : celle que Villegagnon fait peser sur les disciples de Calvin, celle que les cannibales exercent rituellement à l’encontre de leurs prisonniers. Et sur le rafiot du retour, cette violence se voit comme réfractée dans la mort du perroquet, « particularisé ». De même que le perroquet brouille la frontière entre l’homme et l’animal, l’épisode de Sancerre brouille la limite entre sauvage et « civilisé », entre païen et chrétien. La psittacophagie, racontée par Léry, contribue à cette pensée de l’incertitude.
La mise en relation de l’homme et de l’animal, dans de nombreux textes – ainsi dans le traité jésuite de la Peinture spirituelle ou dans le genre de la fable – travaillait à délivrer un sens moral et visait donc à la clarté, peut-être à l’univocité du sens. Aucune allégorie édifiante ou moralisante ici : Léry une fois encore affiche sa singularité d’auteur. À la place de ces messages didactiques ou aidant à la mémorisation, nous lisons un affect qui brouille les catégories et oblige à plonger dans des océans de questions sans réponse. C’est la leçon de ce perroquet trop humain – ou trop anthropisé – sur lequel Léry projette ses propres peurs, des peurs qui sont aussi celles de son temps déchiré par la violence. Si l’animal est encore miroir de l’homme, c’est maintenant dans les éclats d’un miroir brisé que celui-ci entrevoit son reflet.