Quel fut le statut de l’érudition dans le voyage d’Italie au cours d’un long xviiie siècle qui nous mènerait de Spon et Mabillon à Millin, si l’on en reste à des exemples français ? La définition de l’érudit doit d’emblée être précisée par rapport à l’univers des gens de lettres, et pour ce faire nous sommes aidés par le regroupement qu’opère Duclos en 1751 : « On distingue la République des lettres en plusieurs classes », écrit-il, il y a les « Savans, qu’on appelle aussi Érudits », puis les « Savans qui s’occupent des Sciences exactes » et en troisième lieu les « beaux esprits », ceux « dont les talens sont marqués & couronnés par les succès ». Sur les érudits, Duclos ajoute qu’ils « ont joui autrefois d’une grande considération ; on leur doit la renaissance des Lettres ; mais comme aujourd’hui on ne les estime pas autant qu’ils le méritent, le nombre en diminue trop, et c’est un malheur pour les Lettres : ils se produisent peu dans le monde1 ». Peu après, en 1755, d’Alembert indique dans l’Encyclopédie que « les mots érudit & docte sont bornés à désigner les hommes profonds dans l’érudition » et que « savant s’applique également aux hommes versés dans les matieres d’éducation & dans les sciences de raisonnement2 ». Nous sommes cependant bien autrement renseignés dans l’Encyclopédie par l’article « Erudition », toujours de d’Alembert, mais nettement plus étoffé.
Ce dernier reprend le classement de Duclos : le mot érudition est « plus particulièrement appliqué au genre de savoir qui consiste dans la connaissance des faits, & qui est le fruit d’une grande lecture », tandis que le nom de science est réservé aux « connaissances qui ont plus immédiatement besoin du raisonnement & de la réflexion » – la physique, les mathématiques – et que celui de belles-lettres désigne « les productions agréables de l’esprit, dans lesquelles l’imagination a plus de part, telles que l’Éloquence, la Poésie, &c ». D’autre part, cette même entrée subdivise l’érudition proprement dite en trois branches principales : d’abord la connaissance de l’histoire, qui comporte une importante partie critique (« histoire ancienne et moderne ; histoire sacrée, profane, ecclésiastique ; histoire de notre propre pays et des pays étrangers ; histoire des Sciences et des Arts ; Chronologie ; Géographie ; Antiquités et Médailles, etc ») ; ensuite la connaissance des langues, qu’elles soient savantes, modernes, orientales, mortes ou vivantes ; enfin celle des livres et partant des matières qu’ils traitent. À propos de cette dernière branche, d’Alembert évoque les « jugements que les savans ont porté de ces ouvrages » et l’« espece d’utilité qu’on peut tirer de leur lecture3 ».
Comme tout au long du xviiie siècle de nombreux gens de lettres ont voyagé, et parmi eux des érudits, il vaut la peine de confronter l’érudition avec l’expérience du voyage. Cela nous invite à déterminer dans quelle mesure le voyage d’Italie est devenu un modèle à travers la pratique antiquaire et érudite qui atteignit son apogée au tournant du xviie et du xviiie siècle4. Il nous faudra ensuite examiner la manière dont ses protagonistes se sont peu à peu détachés de la fréquentation des bibliothèques et cabinets de médailles pour davantage se plonger dans le monde, visiter les académies et fréquenter une vaste gamme de lieux à inventorier et comprendre, jusqu’aux sites archéologiques. Enfin, nous pourrons nous demander comment s’est dans le même temps développée une dimension relationnelle, dépassant l’accueil dans les bibliothèques et les académies et occupant au-delà des voyages une place essentielle dans l’Europe des savoirs, à la faveur de l’échange de livres et d’articles et dans le cadre de correspondances qui ont contribué à forger des réseaux parfois serrés et durables.
En interrogeant successivement le voyage dans les lieux d’érudition, cabinets et bibliothèques, puis le glissement de la science des livres vers une science des lieux, enfin le prolongement des rencontres effectuées au cours du voyage en un tissage de réseaux intellectuels, c’est aussi la figure de l’érudit que nous voyons peu à peu se transformer au prisme du voyage. Sans que ses apports soient reniés, l’érudition perd au cours du siècle des Lumières une part de son prestige, faisant en partie place à d’autres formes de construction des savoirs. Les philosophes et les voyageurs dépassent l’horizon cumulatif fondé sur la recherche et la confrontation de sources textuelles anciennes qui s’ajouteraient les unes aux autres5. C’est cette sorte de révolution que nous allons essayer de décrire à travers une série de cas emblématiques.
Le voyage dans les lieux d’érudition : bibliothèques et cabinets
La quête érudite est une motivation récurrente du voyage dans la péninsule italienne. Les conseils donnés par Juste Lipse à son élève Philippe de Lannoy en attestent dès 1578 : « premierement quand ce ne seroit que pour l’antiquité, il te faut voir Rome […] tu verras volontiers Bolongne [sic] fort amie des estudes, & Pavie celebree par un mesme titre6 ». Si ce voyage dans les lieux où se conservaient les manuscrits, médailles et inscriptions offerts à l’érudition se pratiquait déjà au xvie siècle, la démarche d’enquête sur laquelle il se fondait a connu dans la seconde moitié du xviie siècle une accélération7. Le désir de connaître le passé à travers des traces que les voyageurs pouvaient s’approprier en les regardant eux-mêmes s’exprime dans le Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant que Jacob Spon publia à Lyon en 1678 en associant son nom à celui du botaniste George Wheler, qu’il avait rencontré à Rome. Le public lettré trouva aussi son bonheur dans les textes de la grande tradition des mauristes issus de l’expérience italienne des bénédictins de Saint-Maur8. Le voyage accompli par Jean Mabillon en Italie avec Michel Germain en 1685-1686 déboucha d’une part sur un austère compte rendu d’itinéraire en latin, l’Iter italicum litterarium, d’autre part sur le Museum Italicum de 1687-1689, qui était un recueil de documents9. Une structuration plus complexe de la relation de voyage s’observe chez Bernard de Montfaucon, futur auteur de L’Antiquité expliquée et représentée en figures10. Parti sillonner les bibliothèques et les cabinets de la péninsule italienne avec Paul Briois de mai 1698 à juin 1701 en vue de préparer, à l’aide de manuscrits grecs, une édition des œuvres de saint Athanase et surtout de saint Jean Chrysostome, Montfaucon en rapporta le Diarum italicum de 1702, qui rend compte de sa déambulation en l’édulcorant afin de privilégier l’évocation des bibliothèques et des manuscrits à côté de celle des abbayes de Pomposa et du Mont-Cassin chères à l’ordre bénédictin. Il y ajouta un recueil de documents quatre ans plus tard cependant que lui-même et son compagnon laissaient chacun un journal manuscrit plus personnel, relatant péripéties et rencontres11. Or, ce qui nous intéresse est qu’en dépit du nombre réduit de lecteurs qu’il pouvait rencontrer, le Diarium italicum est resté un modèle du voyage érudit pour tout le xviiie siècle.
Du passage par les bibliothèques et les cabinets de médailles et d’inscriptions témoigne le Voyage d’Italie de Misson en 1691 : ce récit-guide, le plus utilisé dans la première moitié du xviiie siècle, est truffé de textes latins recopiés dans les différentes villes et il est marqué autant par la méfiance du protestant qu’était Misson à l’égard du pouvoir papal que par l’esprit critique de l’érudit. Une dimension plus mondaine anime le voyage du comte de Caylus, qui à l’âge de 22 ans fréquenta en 1714-1715 la plupart des antiquaires italiens de son époque, tandis que le Néerlandais d’origine provençale Jacques Philippe d’Orville accomplit lui aussi en Sicile en 1727 un voyage d’érudition12. D’autres auteurs de la même époque n’eurent cependant pas tout à fait les mêmes préoccupations. Michel Guyot de Merville, qui séjourna en Italie en 1717 et 1721, mettra dans son Voyage historique de 1729 surtout l’accent sur des anecdotes, puis le fossé s’approfondit avec Montesquieu et Étienne de Silhouette à la fin des années 1720 sur le plan de la tradition érudite. L’approche critique que d’Alembert donne de l’érudition dans l’Encyclopédie n’en révèle pas moins que les philosophes des Lumières gardaient en tête les apports de cette démarche ancienne même s’ils en relativisaient l’importance par rapport « à l’étude des Sciences et, & aux matières de bel esprit ». Cela fait écho au point de vue exprimé par Baudelot de Dairval dans son essai sur l’utilité des voyages, paru à la fin du xviie siècle et resté l’un des piliers des arts de voyager13. Pour Baudelot, le voyageur devait voir les restes de l’Antiquité de ses propres yeux, sans se fier au récit des autres : « Il est bon, écrivait-il, de faire ses observations particulières […] de ne s’en pas rapporter à ce que les autres en ont dit », car les voyageurs doivent « s’instruire par eux-mêmes des choses curieuses et considérables qu’on peut découvrir14 ». Or, d’Alembert à son tour estime en 1755 que la démarche méthodique de l’érudit repose sur une quadruple opération : écrire, « car la mémoire des faits s’altere aisément, si on est quelque tems sans les écrire » ; comparer, parce que quand un auteur cite des écrits anciens, « il faut les comparer avec celui qui les cite » ; vérifier, dans la mesure où il y a beaucoup d’écrits « supposés » et « celui qui a vû est plus croyable que celui qui a seulement oüi dire », au point que « ce qui est contenu dans les lettres du tems & les actes originaux, doit être préféré au récit des historiens » ; enfin, trancher « s’il y a de la contradiction », au lieu « de se borner à rapporter les différentes opinions, & de laisser le jugement au lecteur15 ».
L’héritage de la pratique érudite rejaillit sur la manière dont les voyageurs ont intégré la visite des bibliothèques dans leurs itinéraires du xviiie siècle. Sur la vingtaine de bibliothèques que les guides européens jugent dignes d’être vues dans la péninsule italienne, il en est quatre qu’aucun voyageur ne néglige : la Vaticane à Rome, l’Ambrosienne à Milan, la Laurentienne à Florence, la Marciana à Venise16. Mais la pratique effective des voyageurs est difficile à reconstituer à partir de leurs récits. Des cinquante textes qu’a pris en compte Emmanuelle Chapron tout au long du siècle ressort une grande diversité d’usages des bibliothèques : certains voyageurs comme le bibliothécaire bénédictin allemand Martin Gerbert entre 1759 et 1762 en font des lieux d’étude de manuscrits en vue d’écrire un livre, d’autres y apprennent le métier de bibliothécaire en comparant les catalogues ou l’organisation des espaces, d’autres encore y passent pour voir les manuscrits les plus rares et célèbres, admirer la beauté de l’architecture ou profiter de l’érudition du bibliothécaire en discutant avec lui. La désillusion d’un bon nombre de visiteurs face à l’absence de visibilité des reliures quand les livres sont enfermés dans les armoires révèle des attendus en fort contraste avec une pratique érudite. En revanche, la fréquentation des bibliothèques peut servir de support aux explorations que mènent les voyageurs savants sur le terrain. Gilles Montègre a montré que le botaniste François de Paule Latapie s’appuya en 1775-1776 sur un vaste ensemble de cinquante-six bibliothèques privées ou publiques à travers l’Italie, dont une majorité à Rome et Naples, afin de préparer ses excursions naturalistes17. Les bibliothèques permettent désormais d’accéder à un savoir qui dépasse l’érudition traditionnelle et s’ouvre à la découverte du monde.
Rendues possibles par la persistante longue durée du voyage à l’époque des Lumières – plusieurs mois, voire de un à deux ans –, ces évolutions dans l’approche de bibliothèques que l’on continue à fréquenter sont à mettre en rapport avec une conception du voyage qui se propose de diversifier les modes d’accès à la connaissance. Doublant la contemplation des œuvres d’art, les spectacles ou les conversations, les positionnements des voyageurs face aux livres et manuscrits sont eux-mêmes très variables, ainsi que l’illustre le cas de Montesquieu. Certes ce dernier, qui approche de la quarantaine, consulte des guides et des ouvrages sur l’Italie avant, pendant et après son voyage en 1728-1729, mais au cours de l’année qu’il passe dans la péninsule il privilégie la démarche d’observation directe au détriment des séjours prolongés dans les bibliothèques : sans négliger les académies, il pourrait bien avoir préféré la compagnie des nobles – certes éclairés – à celle des doctes et des savants18. Son approche est celle d’un philosophe et d’un homme d’esprit qui fréquente des cercles mondains et des lieux de pouvoir. Si dix-huit ans plus tard, lors de son séjour de juin-juillet 1747 à la cour de Stanislas Leszczynski à Lunéville, il fait figure d’homme fatigué et misanthrope alors que la rédaction de L’Esprit des lois touche à sa fin, son attitude n’en reste pas moins très différente de celle d’un voyageur érudit19. Contrairement à Montesquieu, le président de Brosses âgé de trente ans se rend en Italie en 1739-1740 avec l’idée de travailler sur un manuscrit de Salluste, mais Marion Bertholet a bien mis en évidence la façon dont il prend à son tour du recul vis-à-vis de certaines formes d’érudition en n’ayant de cesse de se moquer de l’un de ses compagnons de voyage, Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye, de douze ans son aîné : aux dépens de ce dernier, qui d’ailleurs retourna en Italie en 1749 afin d’y trouver des documents utiles à ses recherches sur l’histoire nationale française, de Brosses élabore une véritable « parodie de l’érudit20 ». Grand connaisseur de l’Antiquité, l’auteur des Lettres familières déploie une ironie teintée de condescendance amusée lorsqu’il évoque les centres d’intérêt de Sainte-Palaye, sa quête des églises oubliées du Moyen Âge, des incunables qui ne seraient que des « chiffonneries » et surtout celle de manuscrits et de parchemins plus anciens qu’il décrit comme « je ne sais quel recueil de vieux jongleurs provençaux », objets d’études rebutantes et vaines21. Cela n’empêche pas de Brosses de se passionner pour l’épigraphie latine et de faire preuve d’une grande compétence lorsqu’il s’agit d’évoquer la mémoire de l’Antiquité, mais en opérant ce choix vers les anciens au détriment de la quête d’un Moyen Âge jugé poussiéreux, il énonce un principe de plaisir qui sépare l’érudition utile d’une autre forme d’érudition jugée malvenue et vouée à l’échec.
De la science des livres à la science des lieux
À travers ces exemples tirés de la première moitié du siècle, on mesure le chemin accompli par des voyageurs qui de toute l’Europe viennent parcourir l’Italie en y rencontrant des érudits aussi célèbres que Ludovico Antonio Muratori, l’incontournable bibliothécaire du duc de Modène. Par-delà les livres se multiplient les contacts entre savants locaux et étrangers, ces derniers étant accueillis dans les académies de Cortone, de Bologne ou de Rome, à commencer par celle des Arcades. Mais la nouveauté du siècle est dans la recherche d’informations de nature encyclopédique. La visite des bibliothèques et des cabinets est de la sorte complétée par celle de lieux concrets où se déploient l’industrie et les capacités techniques. L’éventail des rencontres qu’effectue l’abbé Jean Antoine Nollet lors de sa mission dans la péninsule italienne entre avril et novembre 1749 traduit la volonté de passer des livres à une enquête sur des sources de connaissance directes réparties dans le territoire, notamment en Piémont où Nollet est chargé d’observer le fonctionnement de l’industrie du ver à soie. Le professeur de physique expérimentale rencontre à Turin, Rome, Venise ou Naples trois grands groupes d’interlocuteurs22. À côté des aristocrates et des diplomates, d’une part, et d’autre part d’un ensemble plus disparate constitué de négociants et de marchands de soie, d’un garde des sceaux, d’avocats, du pape Benoît xiv, d’abbés et de cardinaux, de militaires, de pépiniéristes, de sculpteurs et de l’intendant du jardin du roi à Turin, figure une gamme variée de gens de science : on y relève des professeurs de physique comme Garo à Turin, Balbi et Galeazzi à Bologne, le mécanicien en titre du roi Charles-Emmanuel III à Turin, le Père François Jacquier à Rome, ou encore des professeurs de mathématiques comme Le Seur ou de botanique comme Manetti, partout des chirurgiens et médecins, des anatomistes, des naturalistes et quelques antiquaires. Rares sont les érudits malgré la présence de Giovanni Lami, bibliothécaire à Florence, à côté de Francesco Zanotti, professeur de philosophie lui aussi à Florence, et de la célèbre Laura Bassi à Bologne.
Par-delà cette palette d’interlocuteurs du voyageur éclairé se dessine ce qui va devenir un phénomène majeur de la seconde moitié du siècle, en l’occurrence la convergence entre le monde des antiquaires habitués à collectionner des objets et celui des gens de science, physiciens, botanistes et géologues qui se fondent sur l’expérimentation. Lors de leur séjour à Rome, ces derniers mettent en relation les textes littéraires et les vestiges archéologiques afin d’affiner les techniques de mesure en s’appuyant sur l’héritage antique. Gilles Montègre a montré que l’abbé Jean-Jacques Barthélemy, numismate et secrétaire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres connu pour son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788), estimait, dès les années 1750 et dans la continuité de Caylus, que les vestiges archéologiques possédaient à Rome une valeur historique supérieure à celle des récits des historiens de l’Antiquité23. Pendant son voyage de 1755-1756, le mathématicien Charles Marie de La Condamine examina les bas-reliefs du Colisée pour tenter de retrouver la valeur exacte du pied romain et, en 1776, le botaniste Latapie rechercha un vase ayant servi de règle pour apprécier le poids des liquides chez les Romains. C’est l’œil du géologue enfin, explique G. Montègre, qui permit aux naturalistes comme Desmarest, Guettard et Dolomieu de comparer entre eux les filons de roches des monuments et de voler au secours des antiquaires afin de déterminer avec quel marbre fut réalisé l’Apollon du Belvédère. Certes ces mêmes savants « expérimentaux » se faisaient volontiers érudits en s’appuyant comme Dolomieu sur des textes antiques, mais l’usage de l’érudition dépassait désormais le domaine des lettres. Par la concomitance qui s’établit entre l’archéologie et la minéralogie s’instaurent de nouveaux dispositifs de connaissance. La découverte du site de Veleia près de Parme au début des années 1760 ne fait pas seulement écho à celles d’Herculanum en 1738 et de Pompéi en 1748. Elle amène érudits et savants comme le Père Paolo Maria Paciaudi et à sa suite l’astronome Jérôme de Lalande ou le physicien Alessandro Volta à relier les « feux » de Veleia aux phénomènes volcaniques de Pietramala, à deux cents kilomètres de là dans l’Apennin toscan24. Le journal de Vincenzo Plateretti, médecin de Fidenza qui visita le site archéologique de Veleia en 1786, témoigne de ce mélange entre la curiosité antiquaire et les compétences scientifiques lorsqu’il déclare, avant d’analyser la qualité des marbres et des pierres employés par les anciens pour édifier la colonnade du forum et les monuments voisins : « À Veleia désormais se trouvent des choses dignes d’être examinées par les naturalistes non moins que par les antiquaires et les amateurs des beaux-arts25. »
Les histoires et descriptions de villes occupent une place importante dans le voyage en Italie. Certaines sont publiées par les Italiens et véhiculent les sentiments et la mémoire des habitants, sur le modèle de la Venetia, città nobilissima, et singolare de Francesco Sansovino (1581), d’autres sont rédigées par des étrangers, mais toutes résultent d’une construction. Les choix du Voyage en Italie de Jérôme de Lalande, paru en 1769, trois ans après son retour de la péninsule, retiennent notre attention parce qu’ils participent de l’évolution que nous venons de décrire entre, d’un côté l’usage des livres et des écrits transmis par des tiers, de l’autre la nécessaire expérience des espaces. Cette dernière est dans le cas de Lalande limitée au strict minimum. Pressé par le temps du fait de ses nombreuses occupations scientifiques à Paris et des ambitions qu’il y nourrit, Lalande est parti dans la péninsule en 1765 avec l’idée d’aller vite, de ne pas faire un voyage trop long. Au départ, comme l’a prouvé Michèle Crogiez en s’appuyant sur les lettres de l’astronome au mathématicien Lesage en mai 1765, il chercha à se placer sous la protection du duc de La Rochefoucauld d’Enville dont le départ était imminent, estimant que la compagnie d’un noble de haut rang lui ouvrirait des portes26. La démarche ne porta pas ses fruits, mais Lalande n’en institua pas moins une manière de voyager aux antipodes de la traditionnelle érudition : entre les lieux réels, mais vus assez vite, et l’enregistrement d’une multiplicité d’informations de nature encyclopédique, il élabora une approche qui ne s’encombrait ni de la lecture détaillée des ouvrages, ni de l’obligation d’avoir vu ce qu’il décrivait : ainsi se servit-il abondamment des mémoires écrits par d’autres pour fabriquer son récit de voyage27. S’il commente avec précision les monuments, cite de nombreux savants ou érudits et suggère qu’il a rencontré beaucoup de monde avant de se faire l’écho, dans la réédition de son Voyage en Italie en 1786, des dernières découvertes en matière de minéralogie, son premier souci est moins d’avoir conduit en profondeur des recherches dans les cabinets de la péninsule que d’être utile à ceux qui se serviraient de son volumineux récit-guide en sept à neuf volumes selon les éditions.
Dans les dernières décennies du xviiie siècle se multiplient ainsi les signes d’une transformation des pratiques de l’érudition par les voyageurs cultivés. L’expérience de plein air et une volonté de saisie plus rapide des objets de connaissance n’excluent assurément pas de continuer à fréquenter les bibliothèques, à l’exemple de Paul-Louis Courier qui y mena, parallèlement aux campagnes militaires de l’époque napoléonienne, ses recherches d’helléniste. De son côté, Aubin-Louis Millin, successeur de l’abbé Barthélemy au cabinet des médailles de la Bibliothèque impériale, mena une vaste enquête à travers l’Italie entre 1811 et 1813 pour y repérer de façon systématique les objets du passé, autant antique que médiéval, avec l’idée que le site importait moins que les traces qu’on en a retirées : « Je ne jugeai pas à propos, écrit-il, d’aller visiter l’emplacement de l’ancienne Velleja : tout ce qu’on en a tiré a été porté à Parme. […] Les fouilles entreprises en 1760 ont été productives […]. On a recueilli des fragmens de tous genres très-précieux ; ils ornent le cabinet des antiques de Parme28. » Ce privilège accordé au musée n’empêche pas que, de Caylus à Millin, l’érudition s’intègre à l’expérience de la nature. Le goût archéologique s’installe dans l’expérience des voyageurs et se relie à un intérêt croissant pour les paysages chargés d’histoire et susceptibles d’apporter des connaissances sur le passé. L’appréhension nouvelle des espaces qui se dessine à la fin du xviiie siècle en Italie de la part des visiteurs européens n’est pas sans lien avec ce qui se passe en France, en Écosse et dans les pays germaniques, où des érudits et des savants explorent à partir des années 1780 certaines provinces en vue d’y faire reculer les zones d’étrangeté et de forger un patrimoine national grâce à un regard critique et informé29. Ce type de voyage « patriotique » fut en France l’œuvre d’historiens, de naturalistes et d’écrivains antiquaires, tels que l’abbé Jean-Pierre Papon en Provence (1780), Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy en Auvergne (1787-1788), Louis Ramond de Carbonnières dans les Pyrénées à partir de 1787 ou Jacques Cambry en Bretagne (1794-179530). Il renouvelle ce que fut la pratique des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur dans la seconde moitié du xviie et au début du xviiie siècle31, mais en faisant sortir les érudits des bibliothèques pour les amener à intégrer des connaissances issues de l’enquête de terrain et de la démarche statistique. L’idée conjointe d’une description du territoire, d’une connaissance encyclopédique et d’une mise en image se concrétisa chez Jean-Benjamin de La Borde avec son projet d’une Description générale et particulière de la France. Initiée en 1781 et devenue à partir de 1784 le Voyage pittoresque de la France, cette œuvre collective, interrompue en l’an viii (1800) et dotée de plusieurs centaines de gravures, traduit un projet d’appropriation globale, visant à repousser les frontières de la méconnaissance du territoire. Or, le même La Borde avait lancé quelques années plus tôt, en 1777, l’hypothèse d’un voyage pittoresque de l’Italie dont il laissa finalement à l’abbé de Saint-Non le soin de s’occuper : il en résulta la grande entreprise du Voyage pittoresque ou description des Royaumes de Naples et de Sicile parue en quatre volumes somptueusement illustrés de 1781 à 1786, témoignage hors pair du désir de faire se conjoindre les savoirs sur le passé antique et l’attention aux paysages.
Avec le géographe Alexander von Humboldt et l’ingénieur Gaspard Riche de Prony, tous deux venus en Italie à partir de 1805, c’est bien une démarche scientifique qu’on voit se constituer, reposant sur une observation concrète et mesurable des lieux. Mais elle n’empêche pas les deux hommes d’être de grands lecteurs de sources antérieures. À son retour d’Amérique Humboldt ne cesse de fréquenter les bibliothèques du vieux continent, à Rome notamment, tandis qu’au cours de ses diverses missions d’ingénieur des Ponts et chaussées, entre 1805 et 1811, Prony ajoute à ses instruments de repérage sur le terrain la compagnie d’une bibliothèque assez nourrie32. Tous deux sont aussi à leur manière des érudits. L’érudition s’intègre à leur expérience du monde ; cette dernière ne tue pas la science des livres.
De la rencontre à la constitution de réseaux
Le voyage continue également après le voyage : des amitiés naissent des rencontres qui se sont effectuées et elles perdurent parfois au-delà du séjour par le biais de réseaux épistolaires qui eux-mêmes s’appuient sur l’amélioration des réseaux routiers, puisque d’eux dépend la poste aux lettres et aux chevaux. Favorisés depuis la Renaissance par l’échange de missives au sein de la République des Lettres, les modes de fonctionnement de l’érudition sont transformés par la rapidité de circulation des nouvelles33. Certaines langues dominent cet espace, comme le latin, l’italien et désormais le français, mais d’autres progressent et la multiplication des traductions assure une meilleure transmission des savoirs, notamment par le biais des périodiques spécialisés34. Les textes voyagent en se modifiant, en se reconstruisant par le travail de transfert linguistique et à travers les mécanismes de la réappropriation culturelle, ils sont soumis à la critique et relayés par les échanges épistolaires. Aux bases matérielles qui sous-tendent cette circulation s’ajoutent enfin des dimensions intellectuelles et affectives dont on peut prendre la mesure en examinant, parmi d’autres, le cas des amitiés nées des rencontres de Montesquieu au cours de son voyage en Europe de 1728 à 1731, notamment en Italie pendant un an, d’août 1728 à juillet 1729.
Dans sa stratégie d’apprentissage, Montesquieu accorde une place de choix aux conversations « utiles », qu’il préfère à celles jugées futiles autant qu’à la consultation des livres dans les bibliothèques35. Ouvert à une multiplicité de curiosités, des institutions politiques et de l’organisation économique des États au goût pour l’art qu’il découvre en Italie, il organise sa compréhension du monde en s’appuyant sur des rencontres. L’acuité de ses observations passe par ce filtre qui s’interpose avec les espaces visités. Or, il partage avec de nombreuses élites de son temps le sentiment d’appartenir à un même corps où dominent la vérité et la raison en vue d’apprendre et de comprendre. S’il ne dédaigne pas d’examiner certains anciens manuscrits, il préfère à la pratique des cabinets et des cercles académiques celle des palais princiers et aristocratiques et se rend dans les lieux où il peut voir des réalisations techniques. Ainsi ses réseaux de connaissances correspondent-ils à sa curiosité pour le présent et à son rang élevé dans la société. Ce dernier le conduit à négliger à tel point la compagnie des savants qu’il ne rencontre pas des personnalités pourtant en vue comme les médecins et naturalistes Antonio Cocchi, Giovanni Battista Morgagni ou Antonio Vallisnieri. Marqué par l’opinion de ses pairs sur l’état de la population, de la fiscalité et du commerce, il déchiffre les réalités italiennes en ne détachant pas son expérience voyageuse et son identification à la République des Lettres des lieux du pouvoir politique et social. Montesquieu est un observateur et un penseur qui, chemin faisant, est également conscient de son statut. Ses amitiés comme ses jugements portent la trace de ce contexte.
Les personnes rencontrées sont pour lui des informateurs, qu’il s’agisse d’aventuriers en exil comme le comte de Bonneval et John Law à Venise, de diplomates comme le cardinal de Polignac à Rome, de membres de la haute administration, de techniciens ou d’opérateurs économiques, voire de simples ciceroni comme le garde de la galerie du grand-duc à Florence, Bianchi. Parmi ces « intermédiaires culturels » prennent assurément place quelques érudits, comme le Père Carlo Lodoli à Venise, Serry à Padoue, Lama et Roma à Turin, Dathias et le marquis Carlo Rinuccini à Florence, Alessandro Marcello à Venise, le Père Matteo Ripa, fondateur du collège des Chinois à Naples, sans oublier les femmes savantes comme Clelia Grillo Borromeo à Milan. Mais un décalage s’opère après le voyage entre ces personnes qu’il cite et les véritables amis qu’il conservera. Si l’on met à part le cas de la princesse Trivulce dont il tomba amoureux à Milan sans en dire un mot dans ses notes de voyage, ces amitiés durables ne sont ni l’abbé Conti rencontré à Venise, ni Scipione Maffei qu’il a vu à Vérone, mais deux diplomates connus à Vienne au printemps 1728, les frères piémontais Solaro di Govone et Solaro di Breglio, auxquels s’ajoutent l’abbé marquis Niccolini rencontré à Florence chez la marquise Feroni et l’oratorien romain Gaspare Cerati qui sera son confident au moment de la parution de L’Esprit des lois vingt ans plus tard. Les lendemains du voyage ont permis de faire un tri. L’horizon des amitiés dignes d’une correspondance durable correspond bien à la prise de distance de Montesquieu à l’égard de l’érudition et à la modernité de son regard sur le monde.
Il serait possible de citer de nombreuses autres correspondances nées de la déambulation accomplie par des gens de lettres dans la péninsule italienne au xviiie siècle. Du lien étroit entre le voyage et l’érudition témoignent les amitiés de Jean-François Séguier, nouées au cours de son Grand Tour en Europe au début des années 1730, puis de son long séjour chez son ami le marquis Scipione Maffei à Vérone : une fois rentré à Nîmes après la mort de Maffei en 1755, Séguier continua à correspondre avec des savants et érudits connus précédemment, tout comme avec les nouveaux visiteurs qui se pressaient pour visiter son cabinet36. La correspondance qu’entretint le président de Brosses avec le même abbé Niccolini fréquenté par Montesquieu dura de son côté trente ans, entre 1740 et 177037. Les quarante-huit lettres qui la composent à peu près à égalité de part et d’autre – vingt-cinq attestées de de Brosses malgré des pertes contre vingt-trois de Niccolini – révèlent des rythmes d’intensité d’échange variables, une concentration sur la période de 1745-1758, au début de laquelle Niccolini voyagea pendant trois ans à travers l’Europe, et un espacement des envois au fil du temps. Elles montrent surtout la manière dont les circuits d’information entre gens de lettres engagés dans la politique de leur époque intègrent une dimension d’érudition sans pour autant s’y limiter. Abordant leurs affaires privées et familiales autant qu’ils raisonnent sur les relations entre États en manifestant leur désir de paix et en laissant percer certaines désillusions, les deux hommes parlent aussi d’abondance de la vie intellectuelle et savante de leurs deux nations respectives, la France vue depuis Dijon et la Toscane depuis Florence. Ils s’adressent des livres, les leurs et ceux d’auteurs contemporains. Ils commentent des entreprises aussi diverses que celles de Montesquieu, Voltaire, d’Holbach ou, du côté toscan, le Museum Florentinum paru en six volumes de 1731 à 1742. À cette publication, interrompue au grand dam du président de Brosses, a travaillé l’ami de Niccolini Antonio Francesco Gori, avec la volonté de recueillir et publier « toute la numismatique, les gemmes et les souvenirs de l’antiquité en Toscane38 ». L’échange est intense et nous instruit sur la dynamique des relations entre les deux côtés des Alpes au temps des Lumières triomphantes. Niccolini informe de Brosses sur la vie savante des académies italiennes, de Brosses raconte et interprète les événements qui secouent le monde intellectuel parisien alors que l’Encyclopédie connaît les tribulations qui conduisent à son interdiction en 1758. Ces deux hommes sont à la fois des érudits et des voyageurs, des hommes d’action et des observateurs qui contribuent au progrès des idées. En ayant fait de la rencontre en voyage le point de départ d’un dialogue régulier et durable, ils inscrivent l’érudition dans un horizon renouvelé par leurs engagements « politiques » et contribuent à donner forme à leur époque.
En examinant l’histoire du voyage en Italie au long du xviiie siècle, on constate à quel point la figure de l’homme de lettres évolue. L’érudit dans le genre de Sainte-Palaye est détrôné par le voyageur homme de lettres bon vivant qu’incarne le président de Brosses mais aussi par l’homme de lettres aux visées philosophiques qu’est Montesquieu, l’encyclopédiste savant à la manière de Lalande ou même l’antiquaire selon la voie que suit Millin. Les parcours que proposent ces voyageurs d’un genre nouveau ne doivent cependant pas laisser entendre que les bibliothèques et les cabinets seraient désertés au profit d’espaces de plein air et de lieux de l’échange mondain. Les premiers gardent une place importante dans le voyage, en particulier dans sa composante de séjour. Leur fréquentation prouve que l’expérience continue au tournant des Lumières à ne pas se réduire à une visite des lieux mais demeure, pour certains, occasion de travail : en cela Latapie anticipe Humboldt.
Il reste alors à se demander si la quête de connaissance qui passe par l’épreuve des lieux – dont celle des bibliothèques – prolonge l’activité de lecture des manuscrits antiques et médiévaux qui avait généré à l’âge classique des formes d’érudition extrêmement codifiées. La réponse pourrait résider dans le constat qu’une dichotomie s’instaure à partir de la fin du xviiie siècle entre, d’un côté des savants spécialisés, archéologues, naturalistes ou physiciens associant à l’examen de la nature l’usage des documents anciens, de l’autre des voyageurs de plus en plus pressés, réclamant des instruments commodes au service d’un savoir rapide et condensé qui n’a plus rien à voir avec le voyage d’instruction.
L’érudition n’en garde pas moins sa valeur à la fin du xviiie siècle ; elle est consubstantielle à de nombreux voyages, qui continuent d’inclure les visites aux bibliothèques : le guide Reichard en signale de ville en ville en 1793 dans ses listes de lieux d’utilité publique, au sein des « collections » et « cabinets ». On connaît aussi la maxime de Chamfort : « Peu de philosophie mène à mépriser l’érudition ; beaucoup de philosophie mène à l’estimer39 ». Certes l’écart creusé par les philosophes des Lumières justifia le regret de Taine contre Voltaire qui « raillait les Bénédictins » : « Par malheur, au dix-huitième siècle […] on ignorait l’histoire ; l’érudition rebutait parce qu’elle est ennuyeuse et lourde ; on dédaignait les doctes compilations, les grands recueils de textes, le lent travail de la critique40 ». Le fossé pourrait s’être creusé au siècle suivant entre les voyages strictement voués à l’étude et ceux davantage orientés vers la jouissance et le plaisir. Pourtant un guide tel que celui de Baedeker dans les années 1860 choisit d’accompagner un voyageur qui se plaît à visiter l’Italie mais s’attend également à y vérifier des connaissances et à en découvrir les richesses muséales et artistiques41. Le débat sur l’érudition dans le voyage s’est bel et bien prolongé au-delà des voyages de Montesquieu et de Charles de Brosses.