D’une impénétrable étrangeté
Le 25 avril 1749, Michel Adanson débarque à « l’Île de Sénégal » (Saint-Louis) après six semaines de voyage en mer. Le jeune naturaliste de 22 ans n’est pas botaniste du Roi, et ne voyage pas en qualité de membre officiel d’une expédition. Passionné d’histoire naturelle, élève des frères Jussieu et de Réaumur, il s’embarque de son propre chef, à ses frais, et grâce aux relations de son père, sur un navire de la Compagnie des Indes. Il espère ainsi obtenir quelque reconnaissance au sein de l’Académie, au moins le statut de correspondant officiel et, si possible, un poste de naturaliste du Roi dans les Colonies1. Dans le Voyage au Sénégal qu’il publie en 1757, trois ans après son retour, il reconstitue en ces termes son premier regard sur la terre africaine :
Arrivé dans un pays si différent à tous égards de celui dont je sortais, et me trouvant, pour ainsi dire, dans un nouveau monde, tout ce que je voyais fixait mon attention, parce que tout m’instruisait. Ciel, climat, habitants, animaux, terres, végétaux, tout était nouveau pour moi ; je n’étais accoutumé à aucun des objets qui se présentaient. De quelque côté que je tournasse mes regards, je ne voyais que des plaines sablonneuses, brûlées par les ardeurs du soleil le plus violent. L’île même sur laquelle je me trouvais n’était qu’un banc de sable de 1150 toises de longueur, sur 150 ou 200 toises au plus de largeur, et presque de niveau avec les eaux du fleuve. Elle le partageait en deux bras, dont l’un à l’orient avait environ 300 toises, et l’autre à l’occident avait près de 200 toises de largeur, sur une profondeur considérable2.
Si elle relève en partie du lieu commun, la terra incognita se présentant souvent, sous les plumes des voyageurs savants, comme un espace « à inscrire3 », cette description témoigne pourtant du choc réellement éprouvé par Adanson face à ce « nouveau monde », au sens propre du terme, qu’est le Sénégal ; cette zone n’avait jusque-là fait l’objet que d’explorations superficielles et de descriptions imprécises4. Le banc de sable face auquel se retrouve le jeune homme figure une forme de table rase du savoir ; les objets indéterminés qu’il perçoit devront être reconnus pour pouvoir être nommés et organisés progressivement en un paysage lisible.
C’est des mécanismes de cette reconnaissance dont il sera question ici, et de ses conséquences sur le savoir européen. On envisage en général le voyage en terre lointaine selon la logique de la découverte, de l’accroissement d’un corpus donné de savoir : envoyé dans des contrées peu connues, le savant les défriche, à la recherche de productions dont on lui a signalé l’intérêt au préalable5 ; armé des ouvrages de ses prédécesseurs, il commence par confirmer ou corriger leurs observations, dressant la liste des productions naturelles déjà recensées dont il envoie parfois des échantillons en France. C’est seulement dans un deuxième temps, une fois acquise une forme de familiarité avec le nouveau paysage naturel, qu’il tente de désigner et de décrire des espèces et des genres jusque-là inconnus6. Dans de nombreux cas, cette deuxième phase s’avère particulièrement problématique, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, la méthode que je viens de décrire, basée sur une vision cumulative de la découverte, repose sur un présupposé d’« applicabilité » du savoir européen aux espaces exotiques. On tente de « faire entrer » dans des classifications préexistantes ou en cours d’élaboration – celle de Tournefort jusqu’aux années 1740 environ, puis celle de Linné –, des espèces jusqu’alors inobservées ; certaines vont mettre en question les anciennes catégories, contraindre les savants à en créer de nouvelles, voire à discuter les critères qui permettent de les élaborer. Le savoir théorique emporté par le savant, qui lui sert de référence – et qu’on pourrait envisager ici comme le corpus d’érudition dont il a besoin pour son travail – est donc susceptible d’être redéfini par son activité, voire contredit par le champ spécifique d’observation dont il devient progressivement le spécialiste. C’est en tout cas ce qu’Adanson croit pouvoir affirmer en Afrique : « Depuis que j’étais dans le pays, je n’avais vu que deux plantes de l’Europe, savoir le tamaris et le pourpier », écrit-il en racontant sa situation en juillet 1753, soit quatre ans après son arrivée7. Cette remarque, même tributaire des effets de réécriture et de dramatisation du récit de voyage, doit selon moi être prise très au sérieux. Elle signifie une rupture de continuité radicale entre les deux mondes, celui dont vient le voyageur, auquel il adresse ses observations, et celui dans lequel il gravite pendant son voyage. La description inaugurale de Saint-Louis dit cette perte de repères et, au lecteur, l’impossibilité de voir ce qu’on a devant soi.
D’autre part, cette situation est à la source de l’aporie suivante : à partir du moment où une production ne semble correspondre à rien dans les ouvrages et les classifications antérieures, où la placer ? Comment la nommer ? Comment s’assurer en outre que la détermination sera correcte, qu’elle n’en croise pas une autre déjà produite sous un autre nom8 ? Les règles de la classification linnéenne – description systématique de caractères donnés, phrases courtes, en latin, visant à cerner les spécificités d’une production au sein d’un ensemble – doivent en partie répondre à ces questions. Reste que pour le naturaliste parcourant les horizons lointains, la pénibilité de la tâche de recensement, de description et de récolte, l’incertitude quant à la validité des observations et la difficulté d’instaurer un dialogue qui permettrait une expertise et donc un apprentissage rapides de cette nouvelle nature, sont souvent sources de frustrations. Il y aurait là, sans doute, de quoi formuler une nouvelle évaluation de l’héroïsme scientifique qui émane souvent de ces récits9.
À travers le cas spécifique de Michel Adanson au Sénégal, il s’agira d’analyser la manière dont se marque cette tension entre l’homme de terrain et les savants « de cabinet » auxquels il adresse ses observations. Le voyage creuse un décalage entre l’espace érudit de référence, point de départ du voyageur, point de destination de ses observations, et l’érudition nouvelle qu’il acquiert en se familiarisant avec la nature exotique10. Le cas d’Adanson me semble particulièrement intéressant, dans la mesure où le naturaliste est effectivement à l’origine de nombreuses découvertes botaniques – contrairement à d’autres voyageurs qui ne parviennent pas à « achever » leur mission de manière satisfaisante, en termes de résultats. Adanson tire en outre de son expérience africaine une réflexion extrêmement pointue et complexe sur la question des méthodes et des langages de la classification11. Je n’aborderai qu’incidemment ce dernier point, mais tenterai de montrer, dans le Voyage au Sénégal publié et dans la correspondance d’Adanson12, comment le naturaliste désigne et exprime la confrontation entre les deux pôles d’érudition dont je viens de parler, et en quoi ce constat agit sur l’écriture du voyage.
Apprendre le langage des choses
Michel Adanson est à plusieurs titres une figure novatrice dans son approche du travail de collecte en terre lointaine. Très tôt, par exemple, il se montre sensible aux temporalités longues de l’observation d’une nature inconnue, parce que le regard doit se former aux choses, et parce que seule la comparaison des phénomènes en différentes saisons et sur des individus variés au sein d’une même espèce permet de s’assurer de la validité des constats effectués lors d’un premier examen13. Il soulignera d’ailleurs dans son récit la manière dont devait évoluer son regard, ici sur Podor, entre juillet et novembre 1749 :
Le terrain de Podor me parut alors bien différent de ce que j’avais vu dans mon premier voyage. Au lieu d’une plaine sèche et stérile, je vis une campagne agréable, entrecoupée de marais dans lesquels le riz croissait naturellement et sans avoir été semé. […] J’y trouvai aussi beaucoup d’arbres nouveaux14.
Là où d’autres voyageurs se lamenteront de la difficulté des itinéraires, de la lenteur des déplacements consécutive aux nombreux obstacles rencontrés au cours des explorations, Adanson tire profit de ces contingences. Il entre dans les terres, dans les choses, apprend très concrètement le pays, comme l’atteste ce récit d’une excursion réalisée en octobre 1749 :
Les premières journées furent de cinq ou six lieues, jusqu’à ce qu’on eût gagné l’escale des Maringoins, parce que le fleuve court presque nord et sud jusque-là, et que les vents ne furent pas tout à fait contraires ; mais depuis cet endroit jusqu’à Podor, sa direction change de l’ouest à l’est, et l’on eut bien de la peine à faire trois lieues par jour. Tantôt c’était un platon15 qui nous arrêtait, tantôt les arbres qui bordaient le fleuve empêchaient de haler à la cordelle ; et l’on passait une bonne partie du jour à touer le bâtiment16. Ces difficultés me donnaient le temps et les moyens de prendre connaissance du pays. Je descendais à terre matin et soir ; je pénétrais les bois ; je traversais les marais et les campagnes, herborisant et chassant. Jamais je ne retournais les mains vides […]. Tout ce qui se présentait était un objet nouveau17.
Lorsque les frères Jussieu lui proposeront un séjour de huit mois pour reconnaître le cap de Bonne Espérance, il refusera, évoquant la nécessité de s’arrêter bien plus longtemps : pour comprendre ces lieux, il faudrait, dit-il, « environ six années18 ». C’est qu’Adanson, face aux difficultés d’identification que lui oppose la flore africaine, ne se contente pas d’observer et de collecter ; il travaille au développement d’« une méthode convenable à [s]es idées19 », la méthode naturelle, basée sur une description systématique de toutes les parties de tous les individus de chaque règne, afin de cerner le plus précisément possible les régularités au sein des genres et des espèces. Si l’idée de cette méthode germe en Afrique, c’est évidemment que l’examen des caractères de la fructification, imposé par la méthode linnéenne, ne satisfait que peu le naturaliste, nous y reviendrons. Mais avant cela, il convient de souligner la « marque de fabrique » principale de l’observation naturaliste qu’Adanson s’impose dès le début de son voyage : le refus, pour tout genre identifié comme nouveau, d’imposer un nom autre que le nom local avant que ses correspondants à Paris n’aient corroboré ses descriptions. Il écrit ainsi aux frères Jussieu dans une lettre du 15 août 1749 :
Si vous trouvez que les plantes que j’ai décrites se rapportent à quelque genre connu ou qu’il y ait quelque défaut dans les descriptions, je vous prie de me le faire remarquer, soit que je pèche en négligeant de décrire certaines parties qui méritent attention, soit en m’arrêtant trop à celles qui sont moins nécessaires. […] À l’égard des noms que demandent les nouveaux genres que j’ai trouvés et ceux à trouver, je n’ai point jugé à propos de leur en imposer, que je n’eusse eu votre décision sur leur nouveauté et lorsque vous m’aurez fait savoir que vos sentiments se rapportent aux miens, alors je travaillerai à leur en donner de convenables20.
Nous sommes en 1749. Dans les instructions aux botanistes voyageurs qu’il donnera en 1758 relativement à la récolte des plantes, Henri Louis Duhamel du Monceau demandera que les catalogues comprennent toujours les « noms français d’usage dans le lieu », les « noms sauvages ou étrangers » et les « vrais noms21 » (à savoir les noms scientifiques consacrés). À la fin du siècle, le rôle du voyageur sera généralement réduit à celui de collecteur, ou de scribe, plutôt que de classificateur22, parant ainsi le « danger » de voir des naturalistes (parfois amateurs) venir perturber le processus complexe d’identification des échantillons et de stabilisation des systèmes en accolant aux objets qu’ils rencontrent sur le terrain des noms et des distributions erronés. Adanson, le premier à ma connaissance, s’abstient de ce travail et renonce donc, dans un premier temps du moins, à ce rôle de classificateur, ce qui lui permet de se concentrer rigoureusement sur le travail de recensement et de description. L’érudition, à ce stade, est laissée aux mains des théoriciens.
Dans le Voyage publié en 1757, les espèces rencontrées au fil des itinéraires sénégalais seront bel et bien nommées, et les compétences du voyageur soigneusement mises en scène, selon le principe à l’œuvre dans l’extrait suivant. Nous nous situons alors au début du texte, dans un passage relatif au mois de juin 1749. À cette époque, Adanson est au Sénégal depuis un peu plus d’un mois. À propos de son premier passage à Depleur, il dit n’avoir vu
pour tous arbres que quelques gommiers, une quantité prodigieuse de tamaris semblables à celui de Narbonne, le sesban1 arbrisseau, et une grande espèce de sensitive épineuse, que les nègres appellent guérackiao, c’est-à-dire bonjour, parce que, disent-ils, lorsqu’on la touche ou qu’on lui parle de près, elle incline aussitôt ses feuilles pour souhaiter bon jour, et témoigner qu’elle est sensible à la politesse qu’on lui fait. Parmi les herbes dont la prairie est couverte, on remarque le jussiaea2, la perspicaire3, une alsine4, plusieurs espèces de mollugo, beaucoup de gramens, le coldenia5 et une petite sensitive rampante et sans épines qui est infiniment plus délicate et plus sensible que toutes les espèces que je connais.
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1-Sesban. P. Alp. Ӕgypt. vol. 2. p. 12.
2-Jussiaea erecta, floribus tetrapetalis octradris sessilibus. Linn. Fl. Zeyl. 170.
3-Perspicaria madrespatana, longiore folio hisrsuto. Pluk. Phytogr. tab. 210. fig 7.
4-Alsine lotoides sicula. Bocc. rar. pl. 21.
5-Coldenia. Linné Fl. Zeyl. 6923.
Les caractères italiques sont mobilisés, dans le corps du texte, pour tout nom donné dans une autre langue que le français – latin ou « langue nègre ». Le romain est réservé aux noms botaniques admis ou désormais usuels en français, y compris lorsque ceux-ci, comme le « sesban », sont empruntés à des langues étrangères. Le système de notes, conforme à ce qui se fait en général à l’époque, renvoie au corpus de savoir acquis – et signale ainsi la maîtrise de ce corpus par le botaniste. Un tel passage met donc en scène les aptitudes d’Adanson à reconnaître, en terre étrangère, des éléments déjà décrits ailleurs, à l’exception du guérackiao. Le nom exotique, s’il ne peut recevoir de traduction en français, introduit dans le texte une connaissance spécifique liée aux pratiques et au savoir locaux.
Voyons à présent la manière dont Adanson décrit le paysage végétal découvert lors d’une excursion à l’Île de Gorée, en septembre 1749 :
Je me trouvai dans une terre sablonneuse, mais d’une fertilité inconcevable et toute couverte de bois. Le grewia1, une espèce polygala à semence d’érable, le rebreup2 et le demboutonn3 faisaient des taillis au-dessus desquels les monbins4, appelés sob dans le langage du pays, élevaient leurs têtes chargées de fruits.
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1-Espèce d’arbre inconnue en Europe.
2-Espèce d’arbre inconnue en Europe.
3-Espèce d’arbre inconnue en Europe.
4-Monbin arbor foliis fraxini, fructuluteo racemoso. Plum. gen. pag. 4424.
Est mise ici en évidence la spécificité de la botanique sénégalaise par l’abondance de noms locaux qui créent au sein du texte un effet d’étrangeté évident et, d’un même geste, soulignent une forme d’expertise acquise sur le terrain. Adanson est désormais en avance sur le savoir de cabinet européen ; il parle la langue de la botanique africaine. Car nommant le grewia, le rebreup ou le demboutonn, le voyageur voit les objets qu’il évoque. Il connaît les caractères et les propriétés de ces espèces, contrairement au lecteur français qui, même à supposer qu’il soit botaniste, est confronté à un langage non signifiant dans son espace de référence. C’est sans doute aller trop loin que de supposer à Adanson l’intention de projeter son lecteur dans une nature incompréhensible avant de l’avoir apprivoisée, comme il le fut lui-même au début de son voyage, mais l’effet est bien là. Précisons que quelques pages plus haut, on a pu découvrir le naturaliste « congédi[ant] » son interprète, « parce que j’avais une teinture suffisante de la langue du pays pour comprendre tout ce que les nègres me disaient et pour leur expliquer mes pensées25. » À la vérité, cette prise d’indépendance linguistique a vraisemblablement eu lieu un peu plus tard, Adanson écrivant à ses correspondants dans sa lettre du 15 août 1749 que sa pratique de la langue wolof lui permet désormais d’« entend[re] passablement », et qu’il projette de pouvoir dialoguer directement avec les indigènes « dans six mois26 ». Cette maîtrise de la langue locale tient, pour lui, de la nécessité. Il s’agit d’écarter l’intervention souvent fâcheuse d’intermédiaires incultes, incapables d’accéder à la lettre de ce qui leur est expliqué :
Je compte entendre assez bien cette langue dans six mois, ce qui me sera extrêmement utile pour savoir immédiatement des nègres ce que je leur demanderai, car nos interprètes ne nous rendent pas la moitié de ce qu’on leur dit. Il y a dans ce pays des plantes qui ont des propriétés singulières et surprenantes, et dont je n’ai encore pu être parfaitement instruit, par la faute des interprètes qui n’entendent rien même pour les termes à ces sortes de choses car les nègres ont parmi eux des gens qui s’attachent à connaître la vertu de leurs plantes et qui ont des termes propres pour exprimer ce qu’ils veulent dire, et que tous n’entendent point27.
La solitude de l’initié
Il s’agit donc d’entendre, d’échapper à la surdité cultivée par une société coloniale dont Adanson vient de brosser un portrait désastreux de bêtise et d’étroitesse d’esprit28 : absence de curiosité, ignorance crasse en termes d’histoire naturelle, désintérêt pour toute production qui ne serait pas immédiatement monnayable, il n’y a rien à espérer des Français du Sénégal. Adanson, apprenant le wolof, change donc délibérément d’espace de référence et, se résolvant à une forme de solitude au sein de la compagnie française, développe une compétence botanique qui lui vient tout droit des indigènes. Spécialiste de la botanique sénégalaise, le savant devient lui-même intraduisible – et ne souhaite pas nécessairement qu’il en soit autrement : quelques années plus tard, il prônera dans ses Familles des plantes une réforme totale du langage de l’histoire naturelle, basée sur l’utilisation de termes aléatoires, construits sur la base de combinaisons de lettres (A, Aa, Aab, etc.), et l’adoption des noms indigènes « toutes les fois qu’ils ne sont ni trop longs, ni trop rudes, ni trop difficiles à prononcer29 ». Le texte du Voyage relaie ainsi ce regard spécifique, cette érudition inaccessible, cette mise à niveau, surtout, des savoirs européens et sénégalais : les termes wolofs, signalés la plupart du temps par l’usage de l’italique au même titre que le latin, sont parfois, au fur et à mesure qu’avance le texte, utilisés comme des termes communs :
On n’y voyait [dans ces sables] que quelques tamaris, le beidel ossar2, le paretuvier3, le sanar4, le spartium5, le conocarpus6.
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2-Beidel ossar. P. Alp. Aegyp. p. 85. […]
3-Arbre qui n’a pas encore été décrit.
4-Arbre qui n’a pas encore été décrit.
5-Spartium scandens, citrei foliis, floribus albis, ad nodos conferim nascentibus, Plum. cat. pag. 1930.
Il convient de s’arrêter sur ces « arbres qui n’ont pas encore été décrits » car, en 1757, le parétuvier mentionné par Adanson comme le sanar (en réalité samar) l’ont bel et bien été, et par lui-même, dans un mémoire adressé du Sénégal aux frères Jussieu en août 1750. À propos du second, on notera tout d’abord qu’il s’agit bien d’un mot wolof31. L’absence d’italiques, ici, peut relever d’une incohérence d’impression, mais elle peut également signaler qu’il n’y a, pour Adanson, pas d’autre manière de nommer la plante : l’existence de celle-ci n’est en effet attestée que dans l’espace sénégalais (et donc dans son corpus botanique), faute d’avoir été validée par les Jussieu. Que s’est-il passé ? L’expérience de la nature africaine conduit très tôt Adanson à souligner les insuffisances des systèmes basés sur l’examen d’un nombre restreint de caractères. Si le naturaliste voue une admiration sincère à Linné, s’il voyage avec, en main, l’édition de 1744 du Systema Naturae, la Fauna Suecica (1746)32, la Flora Zeylanica (1747) et annonce encore en février 1752 souhaiter rassembler ses observations en une « Flora Guinéenica suivant ses principes33 », il réfléchit dès la première année du séjour africain à l’élaboration d’une méthode alternative, une méthode naturelle basée sur la description systématique de tous les caractères des plantes34. Lorsqu’Adanson évoque pour la première fois de manière détaillée cette nouvelle méthode aux Jussieu, c’est justement en leur soumettant la description du parétuvier :
J’ai trouvé une nouvelle façon de décrire bien différente de celle que j’usitais dans le temps de mon 1er envoi, et c’est la seule que je croie bonne et utile, parce que non seulement elle comprend absolument toutes les parties des différents corps naturels, mais encore parce qu’elle décrit ces parties dans toutes les qualités qui leur sont propres. Vous en verrez un échantillon dans la description presqu’entière que je vous donne par un papier séparé du nouveau genre de plante-n° 1, dont le nom français est Pareturier [sic], et auquel j’ai imposé celui de anairorhiza que vous verrez inscrit en tête. Il ne manque à cette description que peu de chose que j’ai retranché et que je me réserve. […] Il n’est selon moi que cette seule méthode qui puisse conduire à découvrir les classes naturelles, à les diviser en familles et en genres naturels, et à trouver les véritables différences spécifiques. […] Ne taxez point du nom d’amour-propre cette simple exposition que je vous fais des petites lumières que j’ai commencé à acquérir depuis que je travaille seul dans ce pays35.
En 1781, dans un texte intitulé Éclaircissemens sur la Méthode Naturelle de Botanike de M. de Jussieu, Adanson tentera de prouver qu’il a joué un rôle novateur dans l’élaboration des méthodes naturelles. Il soulignera avec véhémence la différence entre celle des Jussieu, qu’il qualifie d’arbitraire, et la sienne, la seule réellement naturelle, dont on aurait négligé l’importance. Il rappellera à cette occasion l’acte de naissance africain de sa réflexion :
[Les méthodes naturelles] ont été conservées abstraites et fondées sur une seule partie, dans tous les écrits qu’on a publiés sous son nom [celui d’Antoine-Laurent de Jussieu] et de son aveu, depuis que j’ai envoyé du Sénégal en 1749 et 1750 le plan de mes idées sur la méthode naturelle que j’annonçais avoir découverte (en divisant les êtres sur la considération non pas d’une seule partie comme font toutes les méthodes abstraites données jusqu’ici comme naturelles, mais sur l’ensemble de toutes les parties¸ plan que je lui envoyais consigné dans divers papiers avec deux feuilles de descriptions complètes de deux plantes nouvelles ou mal décrites, le Sanar que j’appelais Anarhiza et le Manglier Rhizophora, qui sont restées encore aujourd’hui dans ses papiers) […]36.
Dans l’échange de 1750 comme dans ces revendications de paternité de la « seule véritable » méthode naturelle se met en place la figure autodestructrice, et alimentant une forme toujours plus agressive de paranoïa, de la part d’Adanson, du voyageur savant devenant progressivement le seul détenteur des compétences nécessaires à la compréhension de la nature qu’il a sous les yeux. Les descriptions des deux arbres furent-elles réellement confisquées par les Jussieu ? Adanson, qui dit pourtant, dans sa lettre, se réserver quelques éléments, n’en avait-il conservé aucune copie ? Prévoyait-il de les utiliser plus tard, au moment d’annoncer sa méthode naturelle ? Leur absence dans ses Familles des Plantes de 1763 étonne. Quelle qu’en soit la raison, simple désaccord quant à la classification ou enjeux plus sensibles liés également à la posture défensive d’Adanson face aux Jussieu, à partir des années 176037, cette invalidation de la découverte par le savoir central officiel marque la difficulté de concilier les vues théoriques de la science européenne et celles qu’inspire l’expérience du terrain. La pratique de la botanique ouvre à des conceptions de la nature et de la science fondamentalement différentes en Afrique, au contact des choses, ou à Paris, dans une perspective avant tout systématique.
Apprivoiser l’inconnu
La carrière européenne d’Adanson, dès la publication du Voyage et l’annonce de sa nouvelle méthode38, est marquée par de nombreux épisodes conflictuels avec les représentants de la « science officielle ». En 1758, dans une lettre où il adressait à Linné une description du baobab basée sur la méthode du Genera plantarum, il contestait au savant suédois de manière assez véhémente l’identification de l’Agihalid égyptien de Prosper Alpin (un dattier) à la Ximenia américaine du Père Plumier, identification basée sur l’analyse des caractères de la fructification tels que les avaient décrits et dessinés les voyageurs. Adanson avait pu observer les deux arbres au Sénégal, donc les comparer sur place, et en compter les étamines – huit pour la Ximenia, dix à douze pour l’Agihalid qui devait, selon le botaniste, constituer un nouveau genre, parfaitement inconnu en Europe39. Il en profitait pour souligner la faiblesse des descriptions des voyageurs en terre lointaine, qui ne recourraient pas à des caractères génériques assez solides, et leur opposait son expertise de la botanique exotique :
Je dois en outre souligner que des erreurs de ce type existent dans presque tous les genres exotiques établis par les voyageurs, aucun d’entre eux, pour ainsi dire, n’étant correctement et clairement décrit, ou fondé sur des caractères génériques distinctifs solides. C’est en tout cas un fait pour plus de cent genres indiens ou américains que j’ai pu rencontrer durant mes voyages au Sénégal. Ce pays m’a en outre fourni plus de cent variétés entièrement nouvelles, et cette nouveauté même ne peut que les rendre intéressantes pour la botanique40.
Or, dans le Voyage, l’épisode de la reconnaissance de l’Agihalid faisait l’objet d’un récit haut en couleur qui, à sa manière, interrogeait déjà les sources du savoir européen : c’était en mai 1749, Adanson, sur l’île de Sor, venait d’explorer les environs du village de Depleur et notamment les jardins des indigènes. Arrivé au village, sa présence avait déclenché une curiosité panique chez les enfants qui n’avaient jamais vu d’homme blanc en ces lieux. Fort heureusement, l’intérêt de l’étranger pour la botanique locale avait permis de recréer le contact :
[J]e m’éloignais peu à peu pour éviter le tintamarre épouvantable que ma présence avait occasionné, lorsqu’une femme qui m’avait aperçu cueillant quelques fruits dans les jardins crut me faire plaisir en m’en apportant d’une espèce qui est fort estimée dans le pays. En même temps elle me conduisit au milieu du village à l’arbre d’où elle venait de les cueillir. Il était fort gros, quoique peu élevé ; ses branches souples et pendantes et ses longues épines me le firent reconnaître pour l’agialid de Prosper Alpin1 ; chez les nègres il est connu sous le nom de soumpe41.
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Agihalid. P. Alp. Aegyp. vol. 2. p. 20.
Examinant l’arbre, Adanson devient lui-même objet de curiosité de la part des enfants, qui s’approchent, touchent ses habits, sa bourse, ses longs cheveux roux retenus en chignon, dont ils ne comprennent pas la texture et l’épaisseur, jusqu’à ce que le naturaliste se décoiffe et les laisse tomber « jusqu’à la ceinture » :
[…] quelle fut leur surprise, lorsqu’ils me virent ôter ma bourse, et mes cheveux me tomber jusqu’à la ceinture. La liberté que je leur laissai d’examiner l’un et l’autre les désabusa bientôt et sur le prétendu usage de cette bourse, et sur mes cheveux, dont la longueur ne leur parut plus douteuse dès qu’ils les virent réellement attachés à ma tête42.
Apprivoiser l’inconnu suppose un regard qui reconnaisse non seulement l’apparence des choses, mais en éprouve également la réalité concrète. Un regard qui touche, l’une après l’autre, toutes les spécificités du nouvel objet. Reste ensuite à négocier la transmission de cette expérience dans l’espace de réception, à concilier les codes, afin d’éviter que l’érudition nouvelle ne vienne consacrer la solitude du voyageur. Malgré l’obtention de postes et de revenus de l’Académie dès la fin des années 177043, Adanson construisit toute sa carrière de savant en revendiquant une indépendance intellectuelle et institutionnelle qu’il doit sans doute en grande partie à son expérience africaine ; elle lui valut une vie parfois à la limite de l’indigence, et la réputation d’un savant « en marge », d’un commerce difficile.