En 1855 et 1856, les frères Goncourt partent six mois en Italie. De leur voyage naît Italie la nuit, qui paraîtra en deux articles dans L’Artiste des 2 et 10 mai 1857, et dont le reste fut ensuite brûlé. En réalité, l’échec de la réception a déterminé l’autodafé, comme le rappelle Edmond dans la Préface des notes de L’Italie d’hier, en 1894 : « Ah, fichtre ! quelle réception nous faisait, deux ou trois jours après, Aubryet, qui avait rapporté, avec le frère d’Arsène Houssaye, l’argent de ce nouvel avatar de L’Artiste : “On n’avait pas idée d’articles pareils, c’était du pur charentonisme… la ville et la province se désabonnaient en masse1…” ». L’accueil glacial a donc raison de l’entreprise : « Nous nous demandions, si nous ne nous trompions pas, si notre conception n’était pas d’une imagination trop déréglée, trop excentrique, trop extravagante, et ma foi, un beau jour, nous jetions dans la cheminée sans en garder copie tout ce qui n’avait pas paru de notre manuscrit, et reléguions dans l’ombre d’un tiroir, le carnet italien à la fermeture de queue de rat2. » Cette écriture à l’imagination forcée ne manque toutefois pas d’intérêt, comme le trouvera Edmond lui-même en relisant plus tard son vieux « carnet italien ». C’est ainsi qu’en 1894 le récit de Venise la nuit. Rêve est finalement associé à la parution de L’Italie d’hier.
Faut-il résumer Venise la nuit. Rêve ? Le peut-on d’ailleurs ?
Véronèse ouvre le carnaval vénitien : le vol d’un de ses tableaux pose le principe de l’éclatement des couleurs, chacune renvoyant à la Venise triomphante, introduisant le visiteur onirique dans la basilique Saint-Marc aux côtés du Christ. Le narrateur-rêveur est assailli par des « images cauchemardesques, dans ce chaos de visions brassées par des mythologies sauvages » (p. 20). La suite est autant picturale et mythologique qu’hallucinatoire. Le lecteur peut alors convoquer sa vaste connaissance esthétique et se mettre en chemin de ce jeu de pistes où les visions seraient autant d’indices des œuvres d’art évoquées, mais aussi de toutes les animations rencontrées, comme un théâtre de marionnettes, qu’il lui reviendrait d’identifier : à la basilique Saint-Marc, les quatre apôtres sont des animaux dans une universelle tératologie qui mêle hippogriffe, chameaux, béliers, névrospastes (marionnettistes), légions de rois, marche de morts et Ève nue. Sur la place, ce sont les pigeons « enfants gâtés de Venise » (p. 28) qui clament leur manifeste de la liberté et chantent l’amour. Plus loin, le dramaturge Carlo Gozzi, dérangé et sous l’emprise des charmes, fait une proclamation d’esthétisme tout en accompagnant le narrateur à l’église des Frari où le triptyque de la « Vierge à l’enfant » de Bellini se transforme en douce musique amoureuse et païenne comme les baisers célèbres de la poétesse Gaspara Stampa, de Sapho, l’éloquente Cassandra Fedele dont Bellini a fait le portrait, Isabella Bendidio, chantée par Le Tasse dans ses Rime d’amore, la courtisane et poétesse Veronica Franco, peinte par le Tintoret, autant de figures littéraires et de femmes passionnées. D’ailleurs, Veronica entraîne le narrateur – ou bien est-ce lui qui en est obsédé ? –, sur une terrasse surplombant Venise, habillée pour le soir de sa robe de « péché mortel », à moins que ce ne soit celle de « singe mourant ». À Murano, le solide devient liquide, non, gazeux, et les bulles d’air colorées retombent sur toutes les belles tables d’Europe avant que le narrateur ne se voie offrir, par un Cicéron juif, la possibilité d’acheter toutes les idéalités possibles, le si de la Malibran, le Crédit philosophique de Law, un nuage de la bataille de Lépante…
Dans un indescriptible désordre, la promenade, qui n’a rien de nocturne, convoque visions et mentions historiques, ou les réinvente. La pérégrination artistique exulte en délires oniriques qui mêlent ekphraseis et métalepses, descriptions des œuvres d’art et mélange des niveaux de réalité et de fiction, mélanges des œuvres mêmes, des genres et des matières. La vision se fait sonore, les peintures appellent l’amour sensuel, la prosopopée guide le réel et lui tord le bras pour en faire sa créature dans un monde mouvant et halluciné.
Parfois outrée, toujours complexe, cette écriture profondément symbolique ne manque pas de charmes ni de modernité : l’art littéraire se fait, peut-être même malgré lui, une transcription intermédiale des autres arts visuels, permettant de mêler, au contraire de la simple ekphrasis, toutes les sensations esthétiques et érotiques. Ainsi, flanquée d’images qui s’entrechoquent dans l’espace et le temps, dans ce dialogue des morts et des vivants revisité et interactif, la promenade du touriste vénitien acquiert une nouvelle dimension artistique, quasi cosmogonique et fait œuvre d’art. On peut dès lors regretter que cette Nuit ait brûlé, on aurait été heureux d’en saisir au matin le réveil.
Pour l’heure, le livre se présente en édition bilingue chez Damocle, avec une introduction et une notice sur la traduction en italien de ce texte que le dédicataire de L’Italie d’hier, Vittorio Pica, avait comparé à un rêve de la couleur de Tiepolo, dernier grand peintre vénitien. Deuxième traduction, celle de Carlo Alberto Petruzzi entend être plus précise donc moins impressionniste que la précédente, sans chercher à expliciter les bizarreries du texte, mais en gardant le rythme et la musicalité propre des frères Goncourt.