Robin Beuchat, Irène sacrifiée. La cruauté du Grand Turc entre histoire et fiction (1550-1750)

Genève, Droz, 2021, 414 pages, ISBN : 978-2-600-06300-5.

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Robin Beuchat, Irène sacrifiée. La cruauté du Grand Turc entre histoire et fiction (1550-1750), Genève, Droz, 2021, 414 pages, ISBN : 978-2-600-06300-5.

Texte

Dans cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat effectuée sous la direction de Frédéric Tinguely et soutenue en 2019 à Genève, Robin Beuchat propose de s’intéresser à la représentation de la cruauté du Grand Turc, titre donné aux sultans de l’Empire ottoman, à travers l’histoire d’Irène, cette esclave grecque dont Mehmet II « le Conquérant » serait tombé amoureux et qu’il aurait sacrifiée devant ses soldats qui lui reprochaient son oisiveté.

L’étude s’intéresse principalement à la version fictionnelle canonique de l’épisode qui est de la plume de Matteo Bandello, un nouvelliste italien dont les Novelle sont publiées en quatre parties entre 1554 et 15731. L’ambiguïté annoncée entre histoire et fiction commence par la difficulté à cerner le personnage de Mehmet II que Robin Beuchat, en analyste des pratiques discursives, choisit de nommer Mahomet pour rester fidèle à l’usage ancien qui suppose un rapprochement avec le Prophète admiré de l’islam. À l’époque, le genre du portrait étant admis dans l’historiographie et l’Empire ottoman constituant une menace concrète, la figure de Mehmet II constitue un enjeu idéologique à partir de la fin du xviie siècle, et ce jusqu’à l’ouvrage biographique Mahomet II et son temps de Franz Babinger publié en 1953 (p. 12). Cet orientaliste, qui confond parfois la source historique supposée qu’est l’Historia Turchesca attribuée à Angiolello, esclave du sultan, et le récit de Bandello, illustre parfaitement les difficultés posées par la question référentielle à propos de l’histoire d’Irène. La frontière entre le vrai, le vraisemblable et le faux est brouillée concernant ce récit qui mêle des « discours ethniques, religieux, politiques, culturels et moraux » (p. 15). Robin Beuchat se démarque des travaux de Saïd et insiste sur l’importance du processus interprétatif des faits. L’objectif étant de s’intéresser aux constantes et variables de ce récit, le plan adopte une approche chronologique et générique qui permet de rester fidèle au principe de l’imitatio qui est au cœur du processus de création.

L’ouvrage est divisé en six chapitres et traite successivement de « l’istoria vera de Bandello » s’appliquant à l’histoire d’Irène et à une autre nouvelle de Bandello portant sur les cruautés domestiques de Mehmet II, des sources « (pseudo-)historiques » de ces deux récits, de la « spécificité de la réécriture bandellienne » à propos des Turcs, de l’histoire d’Irène et « ses multiples réélaborations », de la place d’Irène dans l’historiographie, du « rejet » de cette dernière hors de l’histoire à la fin du xviie siècle et enfin des œuvres de fiction qui considèrent l’histoire de cette esclave comme un « préjugé reçu » selon l’expression de Voltaire (p. 16).

Le premier chapitre insiste sur la volonté de Bandello de présenter ses histoires comme « vraies » malgré certains événements racontés qui seraient, selon ses propres dires, « merveilleux ». Sa poétique se distingue du vraisemblable aristotélicien puisqu’il considère comme vraisemblable ce qui est acceptable dans la réalité. Robin Beuchat relève rigoureusement les arguments présents dans les écrits de Bandello qui témoignent d’une volonté de justifier la véridicité de ses histoires. Cette authenticité recherchée est garantie par des sources orales plus que par des sources écrites, conformément à l’importance fondamentale des rapports de connivence au sein de la culture de cour italienne du Cinquecento dont l’œuvre est issue. « Dernier maillon d’une longue chaîne énonciative » (p. 28), Bandello reconnait toutefois, à travers les narrateurs de ses histoires, l’importance des ornements rhétoriques qui n’affectent pas le noyau événementiel du récit. Une tension se manifeste entre sa volonté de plaire et son souci de véridicité, ce qui n’entame pas l’historicité des récits qui est longtemps reconnue, notamment par des écrivains comme Stendhal et Burckhardt.

Dans le second chapitre, le critique s’intéresse, comme de nombreux chercheurs avant lui, à la crédibilité des sources historiques de Bandello. S’il évoque le De Turcorum origine, religione, ac immanissima eorum in christianos tyrannide de Joannes Cuspinianuson paru à Anvers en 1541, son attention se porte d’abord sur l’Historia Turchesca2 d’Angiolello que cite nommément l’illustre Paolo Giovio dans son Commentario de le cose de’ Turchi (1532). Citant intégralement le passage de l’Historia Turchesca à l’origine du récit du sacrifice d’Irène, la présente étude questionne le « poids que l’on peut donner à la parole d’Angiolello », mais également la paternité de l’anecdote (p. 42) puisque cet ouvrage historique est une compilation de textes de différents auteurs dont Donaldo da Lezze, chroniqueur sous le règne du sultan Bajazet II qui n’est autre que le fils de Mehmet II. S’appuyant sur une analyse philologique approfondie, Robin Beuchat conclut que ce passage dénonçant vivement la cruauté du sultan serait un ajout et qu’il ne serait ainsi pas représentatif de « l’attitude d’Angiolello à l’égard des Turcs et de la famille ottomane » (p. 53) puisque celui-ci fit preuve d’une ouverture d’esprit inhabituelle pour l’époque. L’auteur poursuit à propos de la seconde histoire de Bandello qui met Mehmet II en scène et c’est l’occasion de se pencher sur le De Turcorum origine, source historique commune des deux récits. Cuspinianus, orateur de Maximilien de Habsbourg, y mêle histoire et fiction à travers une écriture pseudo-historique dont les effets politiques « textuellement programmés » sont étudiés. Engagé idéologiquement, Cuspinianus fournit une représentation outrancière des Turcs et surtout de Mehmet II notamment à cause de la prise de Constantinople qui a permis aux sultans ottomans de prétendre au titre de César qui est revendiqué par la dynastie habsbourgeoise.

Le troisième chapitre se concentre sur la dédramatisation par la fiction opérée par Bandello à propos de la menace que représentaient alors les conquêtes couronnées de succès des Ottomans. Cette posture de l’auteur italien se fonde sur sa foi en la Providence et son optimisme qui le conduisent à refuser « d’affronter le problème turc » dans ses Novelle (p. 95). Ses histoires se démarquent donc du texte source de Cuspinianus, plus lucide concernant le péril turc. C’est notamment le cas à propos du portrait de Constantin, dernier empereur de l’Empire romain d’Orient que la fiction glorifie en héros sacrificiel lors de la prise de Constantinople tandis qu’il meurt piétiné par ses propres soldats dans le De Turcorum origine. Ennemi de la foi, le Turc apparaît aussi comme un ennemi civilisationnel : fondée sur l’amour, véritable « ciment de la société » (p. 106), la civiltà italienne de Bandello définit la barbarie turque en contre-modèle dans la nouvelle consacrée à Irène que Robin Beuchat qualifie de patriotique.

Plus long que les précédents, le quatrième chapitre aborde la transformation de l’histoire d’Irène en « récit historique » (p. 119) et commence par traiter les Histoires tragiques (1559) de Boaistuau et Belleforest. Ces deux traducteurs de Bandello ont su rehausser le genre par le qualificatif de tragique et renforcer la crédibilité historique des Novelle. L’approche historique de Belleforest se retrouve dans l’épître dédicatoire de son Second Tome des histoires tragiques (1559) qui a eu une influence sur les deux principaux traducteurs anglais de Bandello qui reprennent l’histoire d’Irène : William Painter dans son Palace of Pleasure (1566) et Geoffrey Fenton dans ses Tragical Discourses of Bandello (1567). Le récit du sacrifice de l’esclave grecque a donc traversé l’Europe et s’est imposé dans les livres d’histoire sur la Turquie, qui citent parfois Bandello comme source. Il a ainsi perdu son statut de récit autonome pour devenir « la partie d’un tout » (p. 132), ce qui a eu des conséquences sur son statut et sa fonction qui sont minutieusement détaillées. L’intérêt de Robin Beuchat se porte ensuite sur les usages de l’histoire d’Irène en commençant par son exemplarité concernant la pratique du pouvoir, « la spécificité du pouvoir ottoman tiendrait moins à sa doctrine machiavélique qu’à l’horreur3 avec laquelle il l’applique » (p. 153). Les moralistes se sont aussi saisis du récit, notamment les jésuites soucieux de plaire et instruire comme le Père Le Moyne dans ses Peintures morales, publiées en deux volumes en 1640 et 1643. Dans cette œuvre, la figure historique de Mehmet II est éclipsée par sa figure morale habilement mise en avant au moyen de procédés rhétoriques. En moraliste politique, Georges de Scudéry dresse pour sa part le portrait d’un Mehmet II machiavélique dans Les Discours politiques des Rois4. Parmi ces discours, celui de Soliman qui condamne l’attitude de son aïeul démontre que le propos de Scudéry n’est pas fondé sur des critères ethniques ou religieux, mais qu’il s’applique cette doctrine « instituant l’amoralité en politique » (p. 170). L’étude conclut ce chapitre en montrant les limites de l’exemplarité de l’histoire d’Irène qui tend vers l’anecdote dans l’Histoire de Mahomet IV dépossédé5 de Donneau de Vizé et dans Les Anecdotes, ou Histoire de la maison ottomane6 de Madeleine-Angélique de Gomez où les Turcs sont rendus galants pour se conformer à la bienséance et aux attentes du lectorat.

Reprenant un titre de Nathalie Sarraute, le chapitre intitulé « L’ère du soupçon » prend le contre-pied du chapitre précédent qui donnait l’impression d’une omniprésence de l’épisode d’Irène. L’Angleterre mise à part, Robin Beuchat constate la relative absence de mentions de l’esclave grecque dans les livres consacrés à l’histoire générale des Turcs, un genre alors très répandu à l’échelle européenne. Il suppose donc l’existence d’un « soupçon », mais ce silence serait plutôt attribuable à de la complaisance. « L’œuvre turque » (p. 198) de l’historiographe Georges Guillet, composée par trois ouvrages qui se rapportent à l’histoire des Turcs, se démarque de cette attitude puisque l’auteur y émet une critique, certes mesurée, de l’histoire d’Irène. Ce triptyque, considéré comme partiellement mensonger à cause des aventures invraisemblables que l’écrivain attribue à son frère, contient une critique de l’ethnocentrisme latin avec pour conséquence une prise de distance vis-à-vis de l’historiographie occidentale de la Turquie ainsi qu’une revalorisation des Grecs et des Turcs. Son Histoire du règne de Mahomet II7 réhabilite le souverain ottoman qui apparaît plus humain, grâce à son athéisme supposé auquel Guillet souscrit. Ce dernier fait de « Matheo Bandelli » la seule source de l’histoire d’Irène et dénonce le manque de modération du jacobin italien, suspecté de zèle religieux dans son récit. Les écrits de Guillet, au succès modéré, influencèrent Pierre Bayle qui reprend les faits établis par l’Histoire du règne de Mahomet dans l’article « Mahomet II » de son illustre dictionnaire. Plus critique, Bayle n’ose toutefois pas affirmer le caractère fictif de l’histoire d’Irène. C’est Voltaire qui va plus loin dans sa correspondance avec La Noue : il qualifie la mort d’Irène de fable, et tente de le démontrer au cours de polémiques qui l’oppose à ceux qui réaffirment « l’optique de l’orthodoxie catholique » (p. 266). Les prises de position de Guillet et Voltaire s’approprient l’exemplarité de l’histoire d’Irène qui illustre la mauvaise foi des historiens occidentaux pour le premier, celle du fanatisme religieux pour le second.

Le dernier chapitre se concentre sur les réappropriations de « l’antagonisme entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien » (p. 276) dans les pièces de théâtre qui mettent Irène en scène. Le premier clivage évoqué est d’ordre moral. Robin Beuchat constate que la dénonciation des mœurs turques est atténuée par le traitement nuancé des personnages, usage jugé nécessaire pour pouvoir maintenir un intérêt dramatique. L’idée que le public se faisait des mœurs turques et le principe de bienséance entraînèrent la représentation de sultans oscillant entre la barbarie et la galanterie, ce que les dramaturges présentèrent systématiquement comme une « exception à la règle » (p. 290). Pour le volet religieux, le critique distingue trois catégories dans lesquelles répartir les pièces étudiées : celles qui déplacent et exacerbent le clivage et où Irène est contrainte de choisir entre un statut de martyre ou de renégate ; celles qui ignorent la question et celles qui minimisent voire dépassent l’antagonisme religieux en le thématisant (p. 324). La dernière composante de cet antagonisme est l’aspect politico-militaire. Robin Beuchat observe une dépolitisation du sujet et remarque la quasi-absence de l’aspect militaire (p. 325), sauf dans trois pièces auxquelles il consacre une analyse : Mehemet II (1590 ?) du Vénitien Francesco Balbi, Irena (1664) tragédie anglaise publiée anonymement et The Siege of Constantinople (1675) de Henry Neville Payne.

En conclusion de son étude, Robin Beuchat nous fournit quelques pages sur les représentations du corps d’Irène. Bandello ne dessine en effet que vaguement les contours de ce personnage féminin qu’il masque d’un voile, portrait idéalisé que ses successeurs qui se sont emparés du récit ont conservé. La référence du narrateur de Marcel Proust au sacrifice d’Irène ponctue agréablement cet ouvrage qui permet au lecteur d’appréhender l’histoire de cette esclave grecque et le charme particulier du mystère qui l’entoure.

Le volume respecte rigoureusement l’approche chronologique et générique défendue dans l’introduction et contribue précieusement à une meilleure compréhension de certains procédés de représentation de l’altérité ottomane dans la littérature du xvie au xviiie siècle en Europe. Même si le lecteur peu familier de l’histoire ottomane regrettera peut-être un manque de précisions que des annexes plus fournies auraient pu combler, nous conseillons vivement ce livre qui nous permet de discerner les contrées trop méconnues de l’écriture du Levant.

1 L’auteur utilise l’édition suivante : Matteo Bandello, Novelle/Nouvelles, édition bilingue sous la direction d’Adelin Charles Fiorato, texte établi

2 Donaldo da Lezze [?], Historia Turchesca (1300-1514) [s.d.], Ion Ursu (éd.), Bucarest, Göbl, 1909.

3 Souligné dans le texte.

4 Georges de Scudéry, Les Discours politiques des Rois, Paris, Augustin Courbé, 1647. L’auteur utilise l’édition de 1663 publiée à Paris chez Jean 

5 Jean Donneau de Vizé, Histoire de Mahomet IV dépossédé, Paris, Michel Guérout, 1688 [Mercure galant, avril 1688, 2e partie] ; Suite de l’Histoire

6 Madeline-Angélique de Gomez, Les Anecdotes, ou Histoire de la maison ottomane, Amsterdam, par la Compagnie, 1722, 4 t. en 2 vol. (Ouvrage paru sous

7 Georges Guillet de Saint-Georges, Histoire du règne de Mahomet II, Paris, D. Thierry, 1681.

Notes

1 L’auteur utilise l’édition suivante : Matteo Bandello, Novelle/Nouvelles, édition bilingue sous la direction d’Adelin Charles Fiorato, texte établi par Delmo Maestri, Paris, Les Belles Lettres, 2008 (t. I), 2009 (t. II), 2012 (t. III), 2016 (t. IV).

2 Donaldo da Lezze [?], Historia Turchesca (1300-1514) [s.d.], Ion Ursu (éd.), Bucarest, Göbl, 1909.

3 Souligné dans le texte.

4 Georges de Scudéry, Les Discours politiques des Rois, Paris, Augustin Courbé, 1647. L’auteur utilise l’édition de 1663 publiée à Paris chez Jean Cochart.

5 Jean Donneau de Vizé, Histoire de Mahomet IV dépossédé, Paris, Michel Guérout, 1688 [Mercure galant, avril 1688, 2e partie] ; Suite de l’Histoire de Mahomet IV dépossédé, Paris, Michel Guérout, 1688 [Mercure galant, mai 1688, 3e partie].

6 Madeline-Angélique de Gomez, Les Anecdotes, ou Histoire de la maison ottomane, Amsterdam, par la Compagnie, 1722, 4 t. en 2 vol. (Ouvrage paru sous une fausse adresse selon la notice de la BnF). L’auteur utilise l’édition en deux volumes publiée à Lyon par Marcellin Duplain en 1724.

7 Georges Guillet de Saint-Georges, Histoire du règne de Mahomet II, Paris, D. Thierry, 1681.

Citer cet article

Référence électronique

Cem ALGUL, « Robin Beuchat, Irène sacrifiée. La cruauté du Grand Turc entre histoire et fiction (1550-1750) », Viatica [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 06 février 2023, consulté le 20 mars 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=2593

Auteur

Cem ALGUL

Sorbonne Université

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