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Comptes rendus

Tim Hannigan, The Travel Writing Tribe. Journeys in Search of a Genre

Londres, Hurst, 2021, 365 pages, ISBN : 9781787384705
Gábor Gelléri
Référence(s) :

Tim Hannigan, The Travel Writing Tribe. Journeys in Search of a Genre, Londres, Hurst, 2021, 365 pages, ISBN : 9781787384705

Texte intégral

1J’attendais, faisant les cent pas le long de l’unique voie de la gare d’Aberystwyth pour me réchauffer. J’attendais, non sans quelque inquiétude, le train qui semblait accumuler du retard : toujours mauvais signe pour ceux qui, comme moi, habitent un terminus. Entre la fin de cette journée de novembre et la tempête Arwen qui dévastait toute la Grande-Bretagne ce jour-là, on sentait l’obscurité avancer de minute en minute. Je m’inquiétais aussi pour le trajet même : c’était seulement la troisième fois que je prenais le train depuis mars 2020, au Pays de Galles où le port du masque est théoriquement obligatoire dans les trains, mais impossible à faire respecter, étant perçu comme une « atteinte aux libertés ». Mais, malgré ces appréhensions, je persévérais : j’allais à la rencontre de Tim Hannigan, parce que discuter en personne semblait être l’unique façon d’offrir un compte rendu de son livre The Travel Writing Tribe.

2Cela fait plusieurs années que je connais Tim. Il a participé à l’édition 2017 de la série de colloques sur la littérature de voyages Borders and Crossings que j’ai organisée à Aberystwyth. Nous nous sommes revus lors de plusieurs autres événements de cette série annuelle, dans le cadre somptueux de l’île semi-privée de Tito, Brijuni, en Croatie, et dans le cadre un tantinet moins exceptionnel de Leicester où Tim a co-organisé Borders and Crossings en 2019. Je l’ai entendu à plusieurs autres occasions, et l’ai invité à parler – en ligne – des dimensions éthiques de l’écriture de voyage lors d’une série de conférences virtuelles de mon université.

3J’ai initialement connu Tim lorsqu’il était doctorant en écriture créative, parlant, lors de ces colloques, de sa recherche sur l’écriture des voyages et de son approche parfois insolite. Il est par exemple allé à la rencontre d’un club de lecture de livres de voyage pour sonder l’opinion des lecteurs à propos de diverses questions liées à l’écriture du voyage – cette rencontre est devenue par la suite un chapitre de son livre. Je ne savais pas qu’il avait entamé son doctorat après avoir publié plusieurs livres d’histoire grand public, des guides, et une série d’articles, surtout à propos de l’Indonésie où il a vécu plusieurs années. Or, connaître son histoire personnelle est nécessaire pour comprendre son livre, un projet à la fois profondément personnel mais aussi professionnel, qui lance un défi inhabituel, et aux écrivains, et aux spécialistes du récit de voyage.

4Le train a fini par arriver. Je vis depuis assez longtemps dans ce pays pour savoir que l’on ne se rassure qu’une fois arrivé. Il y eut un moment cocasse : le conducteur du train a dû descendre pour rappeler à l’ordre un homme qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que de venir chercher son drone perdu le long des rails. Mais, malgré tout, le train finit par atteindre ma destination, Machynlleth, à une trentaine de minutes. Nous nous étions donné rendez-vous ici puisque Tim était venu, depuis l’Irlande où il vit avec sa partenaire, pour parler de son livre lors d’un festival.

5Dans le lobby de son hôtel défilait une série de personnages que l’on aurait pu prendre pour des écrivains se prenant très au sérieux. La discussion commença, comme il est de mise de nos jours, par une comparaison de nos expériences respectives de la Covid. « Les gens en Angleterre se comportent comme des animaux, a-t-il déclaré d’emblée. C’est incroyable. » Britannique de nationalité mais Cornouaillais de cœur, vivant désormais en Irlande, Tim se voit clairement comme un « étranger » en Angleterre. Tout en sirotant une bière, nous avons évoqué nos amis communs et nos sujets de prédilection. Avions-nous peur d’entamer la partie « sérieuse » de notre rencontre, la discussion de son livre ? Ou peut-être était-ce juste moi ? Tim est bien plus brave que moi – adepte de sports nautiques de haut niveau, il a fait le tour du monde, mais surtout il a osé écrire ses livres sans se cacher derrière un arsenal de sources primaires et de littérature secondaire. Il a fini par me lancer : « Vas-y, balance ! »

6Dans The Travel Writing Tribe : Journeys in Search of a Genre, il faut prendre les mots du titre à la lettre. « Journeys », puisqu’il s’agit de déplacements : Tim est allé à la rencontre d’une série d’auteur·e·s de ce genre et également d’un spécialiste universitaire, leur donnant rendez-vous dans des cafés ou se rendant chez eux. C’est cette expérience que je voulais reproduire, à une modeste échelle, par mon trajet de 35 minutes jusqu’à Machynlleth. Tim a posé à ses interlocuteurs une série de questions qui préoccupaient un auteur comme lui, travaillant à la frontière de l’écriture du voyage sans avoir jamais publié de récit de voyage (à moins que ce livre n’en soit un). Les thèmes changent un peu selon la personne interviewée, mais les grandes lignes restent les mêmes. L’écriture du voyage se porte-t-elle encore bien, ou bien est-elle en crise, voire « morte », après son énorme succès (surtout dans les pays anglo-saxons) des années 1980-90 ? Que fait-on aujourd’hui de l’héritage colonial du genre des voyages ? A-t-on le droit de « mentir », ou de faire quelques ajustements de la réalité, quand on est écrivain de voyage ? Et une question qui intéresse particulièrement un chercheur comme moi : d’où vient le fait qu’écrivains et spécialistes de l’écriture des voyages ne se connaissent quasiment pas ? Plusieurs écrivains semblaient ignorer jusqu’à l’existence des « travel writing studies » ; et, alors qu’ils sont d’habitude, même vaguement, au courant des travaux d’Edward Saïd, d’autres idées-forces ou en essor dans l’étude scientifique leur semblent absurdes. Plusieurs auteurs interrogés s’esclaffent notamment en entendant le mot et l’idée de « travellee », introduits par Mary Louise Pratt : le fait de se concentrer sur la réaction de ceux qui sont les « objets » du voyage et du regard, les « visités ». Étant donné que je travaille moi-même sur un projet dans lequel identifier la voix des visités est un élément central, et que cette approche s’avère même fructueuse, cette réaction m’a surpris. Cela dit, lorsque Tim leur parle de la responsabilité éthique de l’auteur d’un livre de voyage, on se rend compte que de nombreux auteurs y réfléchissent, parfois de façon approfondie. Peut-être méprisent-ils ce qu’ils perçoivent comme de la langue de bois.

7Le livre a trois parties – trois étapes du voyage initiatique auquel l’auteur nous invite. La première partie porte, justement, le titre « Quest(ions) » (Quête/questions) : c’est l’étape des préparatifs, où le projet cherche encore son identité. Tim réfléchit sur les origines du genre : Marco Polo ? Mandeville ? Ou – avec une ouverture très bienvenue – doit-on regarder au-delà de l’Europe, par exemple le moine voyageur chinois Yi Jing, dont la « modernité » étonne même aujourd’hui ? Il interviewe un éditeur spécialiste des livres de voyage qu’il perçoit comme un successeur moderne de Richard Hakluyt, le grand éditeur/compilateur de voyages des xviie-xviiie siècles (l’idéologie profondément colonialiste de Hakluyt n’est cependant pas mentionnée), et se rend à un colloque pour approcher « l’autre camp », les spécialistes universitaires du voyage. La partie médiane, plus longue, du livre en partage le titre : « The Travel Writing Tribe » (La tribu des auteurs de voyage). C’est ici que se trouvent la majorité des entretiens. Y apparaissent quelques noms internationalement connus : tel le doyen des auteurs de voyage, Colin Thubron, qui se préparait alors à ce qui allait être probablement son dernier périple, le long de la rivière Amour (le récit de ce voyage a été publié depuis) ; l’une des rares « grandes dames » du genre, l’Irlandaise Dervla Murphy, voyageuse à vélo (décédée depuis l’entretien), et l’explorateur-ethnologue-photographe Wilfred Thesiger. D’autres auteurs bien établis, tels Nick Danziger et Rory Maclean, sont surtout connus des lecteurs anglophones. On rencontre aussi certains nouveaux venus, à la carrière plus récente, tel Nicholas Jabber qui, sans savoir grand-chose de l’écriture des voyages, s’était lancé dans un projet à la recherche du prêtre Jean et, dans la troisième partie, Monisha Rajesh, qui se considère voyageuse britannique mais de couleur. Cette troisième partie, « Across the border » (De l’autre côté de la frontière) explore les possibles limites du genre, et les zones de frontières avec quelques formes d’écriture voisines. En dialogue avec le journaliste du Guardian et écrivain Patrick Barkham, Tim évoque le phénomène si britannique de « nature writing » et les accusations d’extrême élitisme auquel ce genre doit faire face ; les limites possibles du genre sont discutées à travers Sara Wheeler, auteure (cas très rare dans ce corpus) issue de la classe ouvrière, spécialiste des voyages arctiques. L’écrivain d’origine indienne Samanth Subramanian, éduqué dans les meilleures universités américaines, représente l’inversion de la perspective que la critique postcoloniale réclame. Subramanian affirme que « l’héritage problématique » du genre viatique que Tim évoque systématiquement avec chaque interlocuteur ne vient pas du fait d’écrire des voyages (même avec un degré d’invention), mais du passé colonialiste associé au genre dans certaines cultures. Dès que l’on abandonne la posture de supériorité explicite ou même implicite, le genre retrouve sa légitimité – à condition que l’on accepte que les représentants du deuxième, voire du tiers monde puissent écrire sur le « premier monde » avec autant de rigueur que cela se fait dans l’autre sens.

8Il ne peut pas y avoir de véritable conclusion à cet ouvrage : Tim accepte la complexité du genre, et son triple rôle en tant qu’auteur, spécialiste et lecteur de ces ouvrages. Un post-scriptum sur l’écriture et la lecture des voyages à l’ère de la Covid entame une importante discussion : verra-t-on des changements de comportement, y compris des comportements de lecture ? Le nombre de voyages en personne va-t-il augmenter, amenant éventuellement un retour en faveur du voyage par procuration qu’est la lecture des récits de voyage ? Nous n’aurons de réponses que dans quelques années – comme on le sait, les crises ne font que s’accumuler, et la hausse permanente du coût de la vie aura à n’en pas douter un impact sur les pratiques de mobilité. On pourrait se poser des questions concernant cette structure, mais dans la logique très subjective et personnelle qui est proposée ici, elle représente certainement une façon valable de lire l’espace et le genre. Il ne me restait plus qu’à trouver une façon de l’aborder.

9« Vas-y, balance ! », m’a donc lancé Tim. J’ai essayé. J’ai commencé par ce qui me semblait la question la plus évidente : le choix des auteurs interviewés ou (pour des auteurs déjà décédés, comme Wilfred Thesiger) dont il a étudié les archives personnelles. Alors que l’on ne peut remettre en question aucun des noms qui figurent dans son livre, certains choix peuvent laisser perplexe. La grande majorité d’entre eux représente des élites éduquées à Eton puis à « Oxbridge », reflet bien sûr de la distribution sociale des auteurs de voyage britanniques, aujourd’hui mais également au siècle précédent. Quatre femmes seulement contre neuf hommes parmi les auteurs (et encore plusieurs hommes dans des rôles secondaires : auteurs décédés dont Tim étudie les archives ; éditeurs ; chercheurs). Deux personnes de couleur seulement, tous les deux venant, d’une façon ou d’autre, d’élites indiennes. Et quelques absences. Puisque nous étions à Machynlleth, j’ai évoqué Charlie Connolly qui y a commencé un de ses voyages à pied. Connolly a suivi quelques itinéraires importants de l’histoire des îles Britanniques, initialement sans savoir, dit-il, qu’il existait des cartes pour randonneurs. Ce thème du voyageur maladroit, qui se montre vulnérable et ridicule, m’a amené à un absent notable : Bill Bryson. « Je viens d’avoir ma première critique négative justement à ce propos, m’a répondu Tim, imperturbable. C’était inévitable. Il ne pouvait pas y avoir de choix qui aurait convenu à tous. Theroux et Bryson étaient les deux noms dont l’absence m’a été le plus souvent reprochée. Theroux, je l’ai omis plutôt pour des raisons personnelles. Bryson, et toute cette littérature du voyageur comique et légèrement maladroit, c’est une question de goût : je ne les aime pas trop. » J’insiste un peu sur l’intérêt de Bryson du point de vue de son écriture de ce qu’on pourrait appeler l’être-voyageur : son regard sur d’autres touristes ainsi que lui-même en tant que tel. Tim me gratifie d’un bougonnement peu convaincu. Ce parcours que donne Tim de la littérature voyageuse britannique d’aujourd’hui et du passé récent n’est pas représentatif et ne veut pas l’être. Il est subjectif, personnel, inspiré par ses souvenirs d’une époque où, surfeur âgé d’une vingtaine d’années et travaillant dans différents petits boulots, il dévorait des livres de voyage dans une petite chambre au-dessus d’un pub où il travaillait en Cornouailles. La préférence de Tim va, sans hésitation, vers les variantes « haut de gamme », très littéraires, du genre – ce qui est par ailleurs, à quelques exceptions près, l’exact opposé de mes préférences personnelles. Et, de la même façon qu’on ne peut reprocher à un auteur de voyage de ne pas avoir parlé de tel ou tel sujet, il est difficile de reprocher de similaires lacunes au voyage de Tim à travers le genre de l’écriture de voyage.

10« L’unique spécialiste des voyages avec qui tu parles, Carl Thompson, est du même type que beaucoup des auteurs que tu mentionnes : un homme blanc d’âge moyen éduqué à Oxbridge. N’aurait pas-t-il été possible de donner davantage de voix à des femmes, à des personnes de couleur, et autres groupes sous-représentés ? » En posant la question, je me rends compte tout de suite de son ironie : je viens, sans le vouloir, de me décrire, à l’exception des études à Oxford ou Cambridge, et même pour mon éducation, je dois admettre que j’ai eu de nombreuses opportunités que beaucoup d’autres n’ont pas eues. Je connais moi-même Carl Thompson depuis plus de quinze ans. « Je sais, répond Tim. Je mentionne un échange avec une spécialiste femme, queer, de couleur, Churnjeet Mahn. Mais je voulais parler avec des spécialistes qui ont écrit des travaux d’ensemble, et en Grande-Bretagne je n’ai trouvé que des hommes blancs. » Je ne suis pas entièrement convaincu mais je ne sais pas quoi dire. Ce n’est qu’une fois rentré chez moi que cela m’est venu : cette distinction, avoir écrit ou non des ouvrages généralistes, est-elle acceptable ? Ne serait-il pas plus approprié de donner également la voix à quelqu’un qui peut-être n’a pas eu les mêmes opportunités qu’un homme blanc ? Et, s’il s’intéressait un peu plus aux périodes plus anciennes, il aurait pu approcher Nandini Das, spécialiste femme et de couleur du voyage à la Renaissance. Mais, encore une fois, ceci est un livre personnel, qui ne se veut pas universitaire, exhaustif ou représentatif – les choix sont personnels, et en tant que tels, difficiles à remettre en question.

11Parlant d’écoles et de classe, dans le livre et dans notre discussion, Tim évoque quelque chose de surprenant : une absence de conscience de classe dans sa jeunesse. « Chez nous, en Cornouailles, c’est différent. Mon père était pêcheur, plus tard journaliste – d’ailleurs il a gagné plus d’argent en tant que pêcheur. Ma mère n’a fait des études et n’est devenue enseignante que sur le tard. Mais chez nous, on croisait des écrivains, des artistes, des copains pêcheurs, pêle-mêle. Avant l’âge de 20 ans, je n’avais aucune conscience de classe. » Vivre sans conscience de classe en Grande-Bretagne est un rare privilège, et peut-être explique aussi la fascination de Tim pour ceux qui, comme beaucoup des auteurs qu’il lisait, ont étudié à Eton puis à Oxbridge. Il compare la fascination qu’il a pour ces gens à celle qu’ont les Irlandais pour la famille royale britannique ; mais à l’entendre parler de ces gens-là, on dirait un « explorateur » qui parle d’une « tribu ». Ici se trouve bien sûr la justification d’un autre mot du titre du livre. Mais l’un des premiers entretiens du livre donne une dimension supplémentaire à cette question. Il interviewe un éditeur spécialisé dans le genre du récit de voyage, qui lui explique qu’il ne veut plus voir parmi ses auteurs d’« intrepid young men », ni d’auteurs qui sont spécialisés dans ce genre spécifique – préférant des auteurs aux profils plus complexes, et qui travaillent sur plusieurs genres. Si c’est l’orientation que le genre du récit de voyage va prendre, Tim semble effectuer de la « salvage anthropology » auprès d’une tribu d’auteurs en voie de disparition.

12Nous prenons une courte pause pour chercher quelque chose à manger ; pendant qu’une poitrine de porc nous occupe, je fomente mon dernier assaut.

13J’ai débarqué avec une série de questions concernant le choix des auteurs, et notamment le fait que ce choix soit limité presque exclusivement à l’Angleterre, et au xxe siècle, à part quelques références à Mandeville. À de nombreuses occasions pendant ma lecture, le dix-huitièmiste en moi a ressenti une certaine frustration. Tim déclare par exemple ne pas trouver beaucoup de discussions concernant le statut du réel et du mensonge dans l’écriture des voyages, ni dans les récits, ni dans la littérature secondaire. « Mais on ne parle que de ça à propos des livres de voyage aux xviie-xviiie siècles ! », lui lancé-je. Il n’est pas convaincu : « Oui, on parle toujours de mensonge, les auteurs de voyage s’accusent mutuellement de mensonge, mais on ne voit pas de réflexion systématique. — Si, il y en a plein, par exemple dans la presse périodique de l’époque. Et la littérature secondaire en parle, dès le début des années 1990, en France et au Canada. On en parle jusqu’à l’épuisement même. » Tim est intéressé, mais ne semble pas être particulièrement perturbé ni par l’évocation de la riche littérature francophone sur les voyages (que, je le sais par expérience, l’on ignore beaucoup trop souvent en Grande-Bretagne), ni par le fait que ces questions aient déjà été monnaie courante il y a deux ou trois cents ans. « Je pense qu’il y a eu une césure au xixe siècle, avec la séparation de l’écriture de voyage scientifique, allant vers le reportage, et celle qui devient plus littéraire, dit-il. — Mais cette autre écriture, très littéraire, que tu préfères, elle est déjà là avec Sterne, au milieu du siècle précédent, insisté-je. — N’empêche, il est le seul. La césure du xixe siècle est très marquée. Ces salauds de Victoriens ont tout foiré, ils ont pissé pour marquer leur territoire, y compris sur ce genre, d’une façon indélébile, et nous ont isolé de ce qui était là avant. » Cela me fait réfléchir. Dans les discussions qu’a eues Tim avec ses auteurs, effectivement personne ne parle de Sterne, et peu d’entre eux mentionnent même le xixe siècle. « Il y en avait un ou deux qui ont mentionné Marco Polo, mais sinon aucun n’a mentionné d’auteurs d’avant 1850 comme source d’inspiration », confirme Tim. Mon insistance sur l’importance des périodes antérieures est celle d’un chercheur. La vaste majorité des auteurs de nos jours ne semblent pas être particulièrement connectés au passé plus ancien de leur genre.

14On retourne à l’hôtel, pour une dernière petite bière. Mes questions semblent se tarir. J’ai bien essayé de rendre à Tim le défi qu’il a lancé aux spécialistes, mais il est habitué à répondre à ces questions – ce livre est bien parti d’une thèse en écriture créative, et Tim est un écrivain habile et expérimenté. Il n’y a absolument aucun doute qu’il s’agit d’un livre très agréable à lire : Tim a une plume facile, et même s’il insiste sur le fait qu’il ne savait pas au départ où le projet allait exactement, il sait très bien ce qu’il fait. Le livre, que la majorité de ses lecteurs semblent lire en tant que récit de voyage, s’est depuis retrouvé sur différentes listes de fin d’année des « meilleurs livres de voyage de 2021 », et il l’a bien mérité. C’est une lecture intéressante et intrigante pour les spécialistes des récits de voyage également, mais que l’on ne peut pas approcher avec les mêmes attentes que l’on pourrait avoir pour un ouvrage universitaire. Il se joue des règles, des frontières et des certitudes. Il nous invite à signer un pacte de lecture particulier – une notion trop francophone pour être mentionnée dans le livre, mais présente, me semble-t-il, implicitement. Si on l’accepte – et tout le monde ne sera pas prêt à le faire –, on s’embarque pour un beau voyage.

15Je dois attraper le dernier train. « Borders and Crossings sera en Estonie cet été », nous encourageons-nous mutuellement en guise d’adieux. Il est difficile de savoir si ce voyage, et tout ce colloque, pourront se faire. Je reprends la route. La tempête est bien là, mais à ma grande surprise, le train n’est pas en retard. Lors du trajet, je pense à un épisode de Shadow of the Silk Road de Colin Thubron, doyen des auteurs de voyage britanniques, évoqué dans The Travel Writing Tribe : Thubron achète une chouette dans un marché d’animaux en Chine, puis la libère dans la nuit depuis son compartiment de train. Dans son entretien avec Tim, l’écrivaine Sara Wheeler, souvent irrévérencieuse, refuse de croire que ceci se soit passé, et qualifie cette scène de bollocks, du « foutage de gueule ». J’avais oublié cet élément dans un livre que j’ai, sinon, adoré. Je ne m’étais certainement pas posé la question de sa véracité, mais encore une fois, avec mes lectures du xviiie siècle, je suis habitué à la présence plus ou moins ouverte de la fiction dans les récits de voyage.

16Aberystwyth, terminus. Au moment de l’ouverture des portes, j’entends un ronronnement électrique : un drone bondit du fond du compartiment, passe à quelques centimètres de mon oreille, et s’envole dans la nuit.

17PS. Le droit d’inventer ou de réarranger des événements dans l’écriture des voyages figure de façon prééminente dans les discussions évoquées dans ce livre. Dans cette optique, je tiens à déclarer que le récit/compte rendu ci-dessus contient quelques petits arrangements avec la réalité, quelques légers embellissements, mais qu’aucun élément n’a été entièrement inventé.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gábor Gelléri, « Tim Hannigan, The Travel Writing Tribe. Journeys in Search of a Genre »Viatica [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 06 février 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/2595 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.2595

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Auteur

Gábor Gelléri

Aberystwyth University

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