Johny Pitts, Afropéens. Carnets de voyages au cœur de l’Europe noire

Paris, Massot Éditions, 2021, traduction de Georges Monny, 550 pages, ISBN : 978-2-38035-232-0

Référence(s) :

Johny Pitts, Afropéens. Carnets de voyages au cœur de l’Europe noire, Paris, Massot Éditions, 2021, traduction de Georges Monny, 550 pages, ISBN : 978-2-38035-232-0

Texte

Disponible depuis 2020 en traduction française et en traduction allemande (Afropäisch : eine Reise durch das schwarze Europa), le journal de voyage de Johny Pitts paraît dans sa version originale en 2019 (Afropean : Notes from Black Europe) : il rend compte de cinq mois de périple en Europe, que les événements rapportés permettent de situer vaguement à l’orée des années 2010. Si la conclusion de l’ouvrage mentionne en effet l’existence de cinq carnets de notes « de plus en plus filandreuses » (p. 533), consignées à la hâte sur des tables de café ou dans des auberges plus ou moins miteuses, tel n’est pas le récit qui nous est donné à lire : il se présente plutôt, comme nous l’annonce d’ailleurs l’auteur dans les dernières pages, comme « un petit texte soigné, un livre édité portant probablement une photo avantageuse de son fringant auteur en quatrième de couverture » (p. 532). Ainsi les « carnets de voyages », annoncés dans le sous-titre, se détournent-ils de la forme diariste, pour privilégier une présentation thématique : la succession des huit chapitres (Paris, Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Stockholm, Moscou, Marseille, Lisbonne) respecte certes la chronologie du périple, mais chaque séjour se cristallise autour de quelques expériences et rencontres majeures, dont rien ne permet d’évaluer précisément l’étalement temporel. C’est donc un voyage sans vides et sans latences : même lorsque le bateau qui devait conduire notre aventurier de la Suède à la Russie est annulé pour cause de tempête sur la mer Baltique (« Des nuages à l’horizon »), l’écrivain met à profit ce répit pour consulter frénétiquement « le Net » et « le dark web », où, en navigateur expérimenté, il retrouve en l’espace de quelques clics les informations recherchées sur la situation des étudiants noirs en Russie, et entreprend ainsi de préparer par la voie numérique la suite de son périple (p. 352 et suiv.). La promesse formulée à la fin du récit ne se réalise pourtant pas pleinement, dans la mesure où l’élégant Johny Pitts, présenté comme un écrivain, un photographe et un journaliste, ne prend pas la pose sur la quatrième de couverture : à la fin du dernier chapitre, on le verra simplement de dos, faisant face, tel le célèbre voyageur de Caspar David Friedrich, à la mer démontée – non plus des nuages cette fois, mais du détroit de Gibraltar, sondant l’horizon du regard pour tenter d’apercevoir malgré le brouillard la côte si proche de l’Afrique. Cette pudeur n’empêche pas que le portrait de l’auteur nous soit plusieurs fois tracé : le récit commence ainsi par un prologue consacré aux origines familiales de Pitts – né de l’union d’une mère blanche, issue de la classe ouvrière britannique, et d’un père afro-américain, qui acquit une certaine célébrité en tant que musicien, membre du groupe « The Fantastics » – ainsi qu’à la jeunesse de l’auteur dans le quartier cosmopolite de Firth Park, à Sheffield. L’autoportrait ne s’arrête pas là : à de nombreuses reprises, le voyageur croque ainsi sa propre silhouette – se maudissant, à Moscou, de n’avoir pas couvert d’un bonnet sa coiffure afro, qui attire immanquablement des regards malveillants ; se félicitant au contraire à Stockholm de croiser une jeune femme qui a non seulement le « même grain de peau » que lui, mais arbore de surcroît « le même genre de tricot […], un peu soul-rétro (pratique et bohème, mais jeune et citadin) » (p. 320). Le curieux qui souhaitera prolonger la lecture en consultant les liens indiqués à la fin du volume, qui renvoient selon toute apparence au compte Instagram de l’auteur, s’en convaincra plus aisément encore : le projet de voyage de Pitts participe aussi d’une stratégie de mise en scène de soi, menée par un habile utilisateur des nouveaux médias et autres réseaux sociaux. En ce sens, la promesse d’un « petit texte soigné » (a neat little package dans la version originale) demeure malgré tout tenue : plus que d’un témoignage à vif, il s’agit ici d’un produit médiatique et culturel soigneusement manufacturé, qui permet à l’auteur de promener son lecteur dans une Europe qu’il prétend ignorée et négligée – celle des communautés noires, souvent regroupées dans certains quartiers ou agglomérations marginales (Clichy-sous-Bois en France, Matongé à Bruxelles, Bijlmermeer à Amsterdam, Rinkeby en Suède, etc.).

En dépit de cette vocation à explorer les marges et à dévoiler un visage inconnu de l’Europe, le livre de Pitts se conforme à certains attendus et va parfois même jusqu’à reconduire de véritables stéréotypes : voyageurs trop pressés de l’Eurostar, vendeurs à la sauvette de petites tours Eiffel, soirées branchées à Berlin, magie d’un Noël scandinave et rigueurs de l’hiver russe, au cœur duquel l’auteur nous assure avoir croisé un passant « tenant au bout d’une laisse un ours brun » (p. 364). L’ouverture du voyage, qui commence par un parcours touristique à la rencontre du Paris noir, organisé en premier lieu à destination d’un public afro-américain, donne le ton en la matière : quoiqu’il s’efforce de prendre ses distances avec ce modèle touristique en se rendant ensuite à Clichy-sous-Bois, à la rencontre des banlieusards, « le routard noir » (p. 52, the black backpacker en version originale) que prétend incarner Pitts ne rechigne pas à suivre des itinéraires touristiques. Plus encore, le « routard » en question vire parfois au Guide vert : tous les chapitres accordent ainsi une place significative à des pages d’histoire qui substituent à l’évocation de l’expérience de terrain des fiches consacrées à des épisodes et à des personnages marquants de la vie culturelle noire en Europe. Le séjour à Paris sera ainsi prétexte à rappeler les origines métissées d’Alexandre Dumas, le passage à Moscou aboutira naturellement à une biographie de Pouchkine, l’évocation émue de Marseille – où Pitts, d’après la biographie reproduite en quatrième de couverture, aurait entre temps élu domicile – passe par le truchement de Claude McKay, célèbre pour son roman Banjo (1929) dont une suite inédite, Romance in Marseille, a d’ailleurs fait l’objet d’une traduction récente1 ; quant à l’épisode bruxellois, il offre l’opportunité d’une critique appuyée d’Hergé et de Tintin au Congo. Ces nombreux détours historiques participent indéniablement d’un travail de vulgarisation, mais le lecteur averti restera ici sur sa faim – et ce d’autant plus que la traduction ne sert pas toujours l’exactitude des renseignements généreusement prodigués par l’auteur. Alors même que ce dernier s’emploie à déplorer les lacunes et les imprécisions des cartels présentés par le fameux Musée royal de l’Afrique centrale sis à Tervueren – qui a entre-temps fait l’objet d’un important travail de modernisation –, une regrettable erreur de traduction conduit ainsi à imputer la paternité d’Au cœur des Ténèbres… à l’explorateur Henry Morton Stanley (p. 170).

Les passages les plus réussis sont dès lors ceux où l’auteur s’émancipe de ces considérations historiques et/ou critiques pour se concentrer sur le récit de rencontres d’occasion : c’est dans ces portraits, parfois fugitifs, que le récit de voyage trouve tout son intérêt et entre le plus clairement en écho avec le travail de photographie, qui conduit Pitts à portraiturer sur le vif passants, passagers, visiteurs et voyageurs croisés au cours de son itinéraire. On retiendra ainsi, entre autres, les silhouettes de la belle métisse Lucille, qui choque Pitts en déplorant l’usage d’un « pidgin suédois » (p. 320) qu’elle interprète comme un défaut d’adaptation chez les immigrés de deuxième génération ; celle du Soudanais Hishem, qui a ouvert un restaurant à Berlin, et de son ami Mohammed, converti au rastafarisme dans la même ville ; celle encore de ce vieil homme errant dans la nuit de Rinkeby, assurant à qui veut l’entendre qu’il est d’ascendance royale et le « véritable frère » de Nelson Mandela (p. 338) ; celle du « tsar d’origine nigériane » qui répond au prénom de James et vend des matriochkas à l’effigie de Barack Obama (p. 389) ; celle encore de Saleh, un Tunisien devenu videur de boîtes de nuit à Stockholm et de son collègue grec, Gus, qui a quitté son pays, où il exerçait la profession de professeur de sciences physiques, pour devenir chauffeur de poids lourds en Suède ; celle aussi du jeune antifa allemand Mikkel, du couple Helmstetter qui a adopté au Kenya la petite Shira, ou de la Bouriate Sayana, avec qui le voyageur partage un compartiment-couchette entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Ces rencontres afropéennes – avec des Blancs, autant qu’avec des Noirs, des Arabes et des métis – donnent corps à l’ambitieux projet énoncé dans l’introduction de l’ouvrage. Soucieux de ne pas reconduire les clichés existants, Pitts entend en effet donner accès à une population afropéenne qui ne se borne pas à l’alternative opposant la racaille et l’élite (niggas or kings, bitches or queens, dans les termes synthétiques du chanteur de hip-hop Mos Def) : refusant de cantonner son portrait à celui des « dandys rétro années 1940-1950 hyperstylés, avec des lunettes à grosse monture, vêtus de fringues kenté » et des « petits truands du ghetto », Pitts prétend aller à la rencontre « des ouvriers, des colporteurs, des tour-opérateurs, des étudiants, des videurs de boîtes de nuit, des activistes, des musiciens, des animateurs jeunesse » (p. 20). Le contrat, là encore, n’est que partiellement rempli et on ne trouvera pas ici une version afropéenne de La Misère du monde de Pierre Bourdieu. À quelques exceptions près, les contacts noués par Pitts restent limités à un certain milieu socioculturel et générationnel, voire à certains réseaux préexistants. Son séjour dans les différents pays qu’il fréquente n’est pas assez prolongé pour lui permettre d’entrer réellement en dialogue avec les classes laborieuses qu’il se contente d’observer de loin – par exemple lorsqu’il contemple, à la gare du Nord, le manège de deux balayeurs sénégalais qui plaisantent dans un « français mâtiné de créole » (p. 56 – sic, la version anglaise donnant creolized French). Quant à la jungle de Calais, à laquelle l’auteur confère pourtant dans l’introduction un rôle décisif en faisant de sa rencontre avec un migrant l’élément déclencheur de son projet, elle ne sera plus traitée dans la suite du récit. À Bruxelles, plusieurs pages sont en revanche dédiées à ce que l’auteur présente comme une autre entrevue cruciale : celle de l’écrivain Caryl Phillips dont le journal de voyage, paru en 1987 sous le titre de The European Tribe, est décrit comme le modèle et le précédent direct de l’expérience menée par Pitts. En dépit de la déclaration d’intention citée plus haut, l’identité afropéenne que l’auteur entend définir se construit donc d’abord dans des sphères artistiques, culturelles et médiatiques privilégiées : le terme lui-même émane d’ailleurs, selon Pitts, de l’univers de la chanson, et singulièrement du groupe belge Zap Mama.

Sans nier en rien l’intérêt de ce néologisme, qui invite à penser « l’interaction entre la culture noire et la culture européenne » (p. 18-19), on serait tenté de le rapprocher d’un autre concept en vogue, celui de « l’afropolitanisme » tel qu’il a été défini, entre autres, par la romancière Taiye Selasi et par le penseur Achille Mbembe2. Comme les Afropolitains, les Afropéens, dotés d’une identité plurielle et d’une certaine facilité de circulation internationale, seraient le foyer d’une créativité renouvelée, mais souvent déconnectée des difficultés quotidiennes rencontrées par les populations noires en Europe et ailleurs. Force est d’ailleurs de constater que les auteurs qui, au cours des dernières années, se sont prévalus d’un label afropéen, le font toujours en affichant une forme de distance par rapport aux sujets traités, qu’ils affirment considérer de loin et parfois de haut : alors que Pitts opte pour la forme du récit de voyage et livre un témoignage qu’on ne saurait considérer comme à proprement parler immersif (encore se demande-t-il fugitivement, lorsqu’il se joint à une manifestation antiraciste en France, s’il y participe en tant que simple observateur ou en tant que protestataire actif), l’écrivaine Léonora Miano s’attaque au sujet en 2020, non sans préciser préalablement qu’elle s’exprime en tant qu’Africaine, et non en tant qu’Afropéenne de naissance3. Vingt ans après le premier album de Zap Mama (1991), il semblerait donc qu’on en soit finalement encore à se poser la même question : « Comment peut-on être Afropéen ? »

1  Claude McKay, Romance in Marseille, Marseille, Héliotropismes, 2021, trad. Françoise Bordarier et Geneviève Knibiehler.

2  Voir notamment à ce propos l’article de Susanne Gehrmann, « Les enjeux littéraires d’un concept controversé : l’afropolitanisme », dans Guillaume 

3  Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.

Notes

1  Claude McKay, Romance in Marseille, Marseille, Héliotropismes, 2021, trad. Françoise Bordarier et Geneviève Knibiehler.

2  Voir notamment à ce propos l’article de Susanne Gehrmann, « Les enjeux littéraires d’un concept controversé : l’afropolitanisme », dans Guillaume Bridet, Virginie Brinker, Sarah Burnautzki et Xavier Garnier (dir.), Dynamiques actuelles des littératures africaines. Panafricanisme, cosmopolitisme, afropolitanisme, Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 2018, p. 121-134. Plus largement, on pourra se reporter à l’ensemble des articles rassemblés dans la deuxième et la troisième partie de ce volume.

3  Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.

Citer cet article

Référence électronique

Ninon CHAVOZ, « Johny Pitts, Afropéens. Carnets de voyages au cœur de l’Europe noire », Viatica [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 06 février 2023, consulté le 20 mars 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=2596

Auteur

Ninon CHAVOZ

Université de Strasbourg

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)