La Littérature de voyage aujourd’hui, Héritages et reconfigurations, dédié à la mémoire de Patricia-Laure Thivat, est le résultat d’un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne Nouvelle les 18 et 19 octobre 2019. L’ouvrage se penche sur les créations relevant de la « littérature de voyage », et leurs problématiques, envisagées entre pérennité et renouvellement au tournant du xxe au xxie siècle. Sarga Moussa, dans sa préface, remarque d’abord l’élargissement et la diversification des pratiques d’écriture du « récit viatique » dans cette période qui va des années 1950 à nos jours, élargissement et diversification qui sont autant génériques (avec le grand reportage, le carnet de voyage, la poésie du voyage, ou l’enquête rappelant l’ethnographie) que médiatiques, par l’utilisation de l’image ou de la captation sonore – facilitée par de nouveaux moyens techniques. La littérature de voyage se confirme comme un objet d’études transmédial, en même temps que sa dimension transculturelle ne cesse de s’amplifier, du fait de l’évolution des modes de communication et de transport ainsi que du développement des migrations et du tourisme mondial. La « crise du récit de voyage », visible au moins depuis Tristes tropiques de Lévi-Strauss, dans le sillage de l’« ère du soupçon » des années 1960, s’illustre notamment selon le préfacier à travers la « mauvaise conscience » du voyageur, dont les scrupules sont devenus de plus en plus prégnants et complexes au fil du xxe siècle. Menacée par l’ennui de la redite sur des itinéraires désormais rebattus, par les idées reçues ou l’ethnocentrisme, cette conscience devenue de plus en plus anxieuse se voit maintenant aux prises avec des questionnements politiques et écologiques aigus. Plus libre, et « consciente de soi », la littérature de voyage serait ainsi entrée dans une période d’« intranquillité », marquée par une tendance à l’autocritique dans la remise en question de ses propres usages aussi bien que des attentes du lectorat.
Ces questionnements politiques, regardant en particulier les migrations et les politiques migratoires, forment le centre de l’approche proposée par Charles Forsdick dans son article « De la “littérature voyageuse” à la littérature migrante ? » qui ouvre la première partie du volume, intitulée « Poétiques ». L’auteur montre à l’œuvre une dynamique, à la fois littéraire, politique et éthique, qui conduit le récit de voyage d’expression française à prendre la forme d’une « littérature migrante », dans laquelle s’inscrit une réflexion et même plus clairement un engagement contre la déshumanisation des migrants et en faveur de l’hospitalité, en particulier face aux événements liés aux migrations transméditerranéennes, et plus généralement internationales. À partir du festival littéraire « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo, créé en 1990 par Michel Le Bris et un collectif d’écrivains parmi lesquels Nicolas Bouvier ou Jacques Lacarrière, l’article retrace sur ces questions l’évolution des questionnements et des prises de position dont plusieurs ouvrages, souvent en forme de manifeste, marquent les étapes : Pour une littérature-voyageuse (1992), Pour une littérature-monde en français (2007), l’intervention médiatique de l’article « Nous sommes plus grands que nous » et Frères migrants (2017), Osons la fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants (2018). L’attribution en 2018 du Prix Littérature-monde du festival « Étonnants voyageurs » à Mohamed Mbougar Sarr pour Silence du chœur, roman construit à partir des témoignages et des récits de voyage de migrants africains en attente de régularisation en Sicile, constitue un exemple marquant de cette évolution. Charles Forsdick souligne enfin l’importance d’analyser ces différents textes, créations et/ou manifestes, comme leurs échos ou influences dans la littérature, pour montrer de quelles façons ils questionnent et remettent profondément en cause le récit de voyage en France et ses traditions les mieux établies.
Jean-Didier Urbain, dans son article « Ce que raconter veut dire. Récits de voyage et vérités du voyage », entend déconstruire l’« acte de raconter », en centrant plus précisément son propos sur la ou plutôt les « vérités » du voyage dans le récit. La prise en compte des « niveaux de vérité » – de la transparence à l’opacité – repose alors sur l’analyse des statuts de l’auteur, du narrateur et du voyageur, et des rapports qu’ils entretiennent tout en restant possiblement indépendants les uns des autres. Les distinctions proposées pour démêler les rôles des différents actants de la narration de voyage, par exemple entre « relateur » et « raconteur », permettent de prendre en considération les différentes modélisations possibles de la fiction (ou de la non-fiction), le récit de voyage ajoutant encore à l’instabilité et aux incertitudes structurelles propres à l’acte de raconter et de lire un récit. Dans « Les stratégies du vide des voyageurs contemporains », Jean-Xavier Ridon propose ensuite de reconsidérer la notion d’« ailleurs » dans le récit de voyage à l’aide du concept de « vide », qu’il définit d’abord comme « un espace où il n’y a rien ». Si la perspective coloniale avait justifié son entreprise de conquête en présentant souvent les territoires colonisés comme prétendument vides, la notion peut prendre d’autres significations, plus positives, dans la production des récits de voyage les plus récents. Elle permettrait même, selon l’auteur, de renouveler la définition de l’altérité. Les géographies lointaines du « vide » correspondent alors à des espaces spécifiques – île (presque) déserte pour David Lefèvre, déserts africains pour Blanche de Richemont, sommets himalayens ou Sibérie pour Cédric Gras ou Sylvain Tesson, par exemple – qui peuvent aussi être beaucoup plus proches lorsque c’est la campagne française désertifiée qui est parcourue par le voyageur. Le « vide » peut donc aussi bien renvoyer à de lointaines vastitudes dépeuplées que désigner des espaces faciles d’accès mais ignorés par l’actualité médiatique ou marginalisés dans l’imaginaire social – la France « profonde » ou la banlieue reléguée. Ce « vide » qui, on l’aura compris, ne l’est guère, apparaît comme une « figure de style » et souvent comme le moyen d’un positionnement idéologique et éthique face aux espaces « pleins » de la société de consommation, des illusions mécaniques et techniques, et de tous les gâchis productivistes et consuméristes. L’altérité se redéfinit alors dans des récits de voyage où la marginalité des espaces aboutit à des propositions qui s’opposent à la culture dominante et à ses modes de vie, même si les voyageurs sont toujours fatalement condamnés à y revenir : l’appel de la nature et la vie dans une cabane – on songe à Henry David Thoreau –, comme la fuite (non religieuse) au désert n’ont qu’un temps, et les récits se teintent d’autocritique et d’auto-ironie, renouant comme malgré eux avec l’imaginaire romantique du sublime, les illusions de l’exotisme, ou le mirage colonial de la conquête.
Dans la contribution suivante, Guillaume Thouroude reconsidère la question des rapports entre « Récit de voyage et genres littéraires ». Il étudie les préjugés hostiles et dévalorisants touchant le récit de voyage dans la critique journalistique, puis reconnaît que ce « genre » est « mal nommé » et que cette désignation incertaine n’est pas sans provoquer des malentendus. Lorsque le « récit de voyage » est mis en valeur par la critique, qu’elle soit académique ou médiatique, c’est le plus souvent en s’appuyant sur des identités de genre qui sont distinctes de lui, c’est-à-dire en préférant évoquer les écritures ethnographiques ou sociologiques, les essais du dépaysement ou de la carte, l’autobiographie ou le journal… tout, mais pas le « récit de voyage » qui a si mauvaise presse malgré, paradoxalement, ses très nombreux succès éditoriaux. Pourtant la fiction domine de façon générale, et même « cannibalise » tous les autres genres d’écriture, pour « mentir, exagérer, embellir ou inventer ». Guillaume Thouroude présente finalement le récit de voyage comme le modèle du récit originel puisque, de son point de vue, dans toutes les sociétés humaines, il s’est toujours trouvé des hommes pour quitter le groupe, aller quelque part puis en revenir, et raconter ce périple. Aussi le récit de voyage peut-il être fondamentalement défini par ses fonctions, témoigner et enquêter sur les faits et les choses vues, sans se limiter à l’imagination, et produire une relation agréable et divertissante de cette expérience.
Venant clore la première partie, Gilles Louÿs examine la « littérature de voyage au miroir des éditeurs français », y voyant un « corpus sans bord ». Il constate d’abord que l’avis de décès du voyage, provoqué par sa banalisation dans la massification du tourisme, comme l’expression de regrets face à un monde désormais complètement connu, rebattu et surreprésenté, font partie des clichés du récit de voyage, au moins depuis François-René de Chateaubriand, Gustave Flaubert ou Pierre Loti. Dans la période la plus récente, l’ère de la post-exploration, identifiée par Guillaume Thouroude, présente désormais un voyageur réduit à inventorier les désastres sur son chemin. Pourtant, rappelle Gilles Louÿs, on n’a jamais autant voyagé, et on n’a jamais publié autant de textes consacrés au voyage. C’est pourquoi l’auteur se propose d’étudier la littérature de voyage, « d’en bas », à partir d’une enquête sur le paysage éditorial et plus largement sur la vie littéraire propre à cette catégorie (éditeurs, institutions, festivals, lectorats…). Son enquête conclut à la grande vitalité d’un secteur qui compte plus de trois cents éditeurs français proposant des récits de voyage à leurs lecteurs, indice d’un succès commercial indéniable, mais dont la massification pourrait aussi révéler une dévalorisation symbolique. Ces ventes sont favorisées par des salons et des festivals littéraires (plus d’une trentaine ont été recensés par l’auteur, avec souvent un rythme annuel) comme « Étonnants voyageurs » à Saint-Malo ou les « Rendez-vous du carnet de voyage » de Clermont-Ferrand. Cette multiplicité correspond à une production extrêmement variée, qui touche non seulement à la littérature au sens strict, mais aussi aux sciences humaines, aux arts plastiques, ou encore au tourisme – la promotion du voyage, pour ne pas dire le marketing des industries du tourisme, qui passe aussi bien par les livres que par les revues, jouant fréquemment sur la perméabilité entre guides touristiques, récits et carnets de voyage. Plusieurs pistes sont livrées finalement pour interpréter cette prolifération éditoriale, qui peut apparaître comme le soubresaut d’une « littérature zombie », survivance d’une catégorie littéraire, et peut-être d’un monde, en sursis, ou comme une « infralittérature » condamnée aux topoï. Mais Gilles Louÿs préfère y voir le retour, ou la continuité, d’un modèle originel, lorsque les récits de voyage naissaient de l’expérience de toutes sortes de voyageurs, et de toutes sortes de voyages, pour s’offrir à notre curiosité et à notre lecture critique.
La partie suivante, « Genres et media », examine la littérature de voyage dans ses rapports avec d’autres genres littéraires, en particulier la poésie et le théâtre, et avec d’autres médias, notamment la radio, la photographie et le cinéma. Philippe Antoine, dans « Des écrivains à bord du Transsibérien », présente et analyse un voyage collectif ayant réuni en 2010 une quinzaine d’écrivains français, parmi lesquels Mathias Énard, Dominique Fernandez, Olivier Rolin, Maylis de Kerangal et Danièle Sallenave, pour un trajet en chemin de fer entre Moscou et Vladivostok organisé à l’occasion de l’année France-Russie. Il y retrouve quelques-unes des caractéristiques majeures du voyage de la période romantique, dans la comédie humaine d’un huis clos mobile, lorsque l’écrivain exprime en toute liberté ses impressions, ses partis pris, tout en envisageant les territoires traversés au prisme de ses souvenirs de lecture. Les différences culturelles, la rémanence tenace des représentations de la Russie tsariste ou de l’ex-Union soviétique, les visites et les activités (trop) préparées et comme imposées, prises dans la monotonie fascinante des immensités forestières traversées, créent plusieurs séries de contrastes révélateurs d’une esthétique mêlée, entre « Retour d’URSS » et préoccupations contemporaines. La captation pendant tout ce voyage d’une fiction pour France Culture, due à Cédric Aussir et que l’on peut encore écouter en ligne sur le site de ce média (sous le titre Voyage en Transsibérien), offre par ailleurs un exemple assez rare de genèse transmédiale d’une création radiophonique à des créations littéraires, puisque les livres de Mathias Énard, L’Alcool et la Nostalgie, et de Maylis de Kérangal, Tangente vers l’est, apparaissent, comme nous l’apprend Philippe Antoine, à la façon d’une adaptation ou d’une « reproduction infidèle » de cette émission conçue entre fiction, chronique et entretiens radiophoniques.
La contribution suivante, due à Muriel Détrie, s’intéresse au « voyage-haïku » en se fondant sur plusieurs œuvres intégrant poèmes et proses de voyage : Les Cygnes sauvages de Kenneth White, Carnets japonais de Christian Garcin, Haïkaï de Chine de Fouad El-Etr et Humus et Lueurs d’étoiles d’Olivier Walter. Elle entend ainsi remettre en question la « dichotomie bien établie » entre prose de voyage et poésie, en montrant qu’il est possible de dépasser l’opposition entre la linéarité géographique et chronologique du récit et l’évocation fragmentée et ponctuelle du poème. Claudine Le Blanc, dans « Théâtre en voyage », se penche ensuite sur les rapports, peut-être encore moins évidents, entre écriture dramatique et voyage, en prêtant une attention toute particulière à un ouvrage de Jean-Christophe Bailly, Phèdre en Inde (1990), dans lequel l’écrivain présente le « journal de bord » de la période pendant laquelle il a mis en scène, avec Georges Lavaudant, l’œuvre de Racine à Bhopal. Ce récit de ce voyage, qui est aussi celui du « devenir-indien de Phèdre », selon l’expression de Jean-Christophe Bailly, est considéré dans sa « singularité exigeante et aporétique », et peut-être même unique. Dans « Le voyage décanté », Guillaume Soulez analyse le « film de voyage » de Chris Marker, Le Mystère Koumiko (1965), réalisé à l’occasion d’un séjour au Japon pour filmer les Jeux olympiques d’Été en octobre 1964. Le personnage central de Koumiko, jeune femme née en Mandchourie et arrivée au Japon à dix ans, est à la fois le guide et le sujet de ce film. À travers ce personnage, le cinéaste opère une « décantation » de sa représentation et de son expérience du Japon, en se débarrassant des clichés habituels, non seulement sur ce pays, mais plus généralement sur le voyage, et en mettant en scène une sorte de « conversation » après coup, que le montage permet. Ce que Guillaume Soulez appelle la « méthode Koumiko » permet alors un cinéma documentaire nouveau, où les expériences sont peu à peu décantées, dépliées, comme lorsque les souvenirs du voyage se fondent à notre mémoire, à notre vie. La dernière contribution de cette partie, « Voyage au cœur de la catastrophe », signée par Danièle Méaux, forme une transition avec la suivante, en envisageant cette fois les rapports entre photographie et littérature de voyage. Dans cette perspective, elle examine les « images de l’Apocalypse » qui caractérisent l’ère de l’anthropocène, c’est-à-dire de la catastrophe naturelle ou industrielle, citant par exemple Robert Polidori dans l’Amérique d’après l’ouragan Katrina, David MacMillan à Tchernobyl ou Jean-Patrick Di Silvestro et Matthieu Berthod à Fukushima. Ces créations s’inscrivent selon elle dans un imaginaire ancien de la catabase, tout en témoignant de prises de conscience hypercontemporaines, dont les temporalités sont marquées par une « hantise de la fin ».
La troisième partie, « Crises et contre-narrations », propose d’envisager d’autres formes de « crise » venant confirmer l’intranquillité, à tout le moins, des écritures viatiques contemporaines. Olivier Penot-Lacassagne, dans « Voyages sans ailleurs pour routards mondialisés », en revient d’abord aux voyages de la Beat Generation en soulignant notamment le rôle de la revue Actuel, pour aboutir au roman de Jean-François Bizot, Les Années blanches (1979) qui marque selon lui une étape, dans la rupture avec « une certaine fiction du voyage ». Selon Raphaël Piguet, dans sa contribution « Voies de disparition » sous-titrée « Le mythe du voyage », le voyageur contemporain se trouve face à la contradiction de devoir raconter et de ne pouvoir le faire qu’à la condition que son récit tourne à la catastrophe, aussi bien pour le témoin et son texte que souvent pour l’objet de son témoignage. Dans le cas contraire, lorsque la catastrophe est ignorée, le récit se développe sans prendre conscience de son « inanité ». Le « mythe du voyage » est considéré comme dégradé, dès lors que le voyage n’est plus qu’une reprise plus ou moins à l’identique, ritualisée dans et par les lieux qui portent les traces des prédécesseurs, et transformant le récit en « cérémonie » attestant de ce rituel auprès du lecteur. Pour échapper à ce qui peut apparaître comme une fatalité, les écrivains-voyageurs adoptent aujourd’hui des positions et des stratégies différentes, entre fidélité à un « imaginaire obsolète » et retournement de cet imaginaire. Plusieurs exemples permettent d’examiner ces postures, à partir notamment des textes d’Éric Chevillard, de Julien Blanc-Gras, de Sylvain Tesson ou d’Aude Seigne.
Dans « Routes de la migration irrégulière », Catherine Mazauric propose ensuite un panorama des récits non fictionnels de migrations irrégulières, sous-tendus par les situations et les circonstances géopolitiques, de 1974 à nos jours (2019). Ces récits, qui prennent à contrepied certains attendus habituels du « récit de voyage » – satisfaction personnelle, voire égocentrique, épanouissement dans la libre découverte du monde, etc. –, relèvent bien davantage du récit d’enquête et du récit de témoignage mémoriel, comme du « récit d’épreuves », plutôt que de la littérature viatique à proprement parler, ainsi que l’affirme l’auteur. Son article analyse ensuite dans ce cadre l’intéressante question des narrations par délégation ou par suppléance, lorsque l’auteur écrit pour celles et ceux qui ne sont plus en mesure de s’exprimer, en s’interrogeant sur les reconfigurations narratives que supposent ces récits de tiers, pour dégager trois catégories : les « aventures partagées », les « récits délégués » et les « récits différés ». Dans la dernière contribution, « Le récit de voyage en palimpseste », Véronique Porra se penche, comme l’indique le sous-titre, sur les « Contre-narrations et récits de substitution dans les littératures francophones » extra-européennes de la période postcoloniale. Dans ces corpus, le récit de voyage européen canonique apparaît d’abord comme un contre-modèle alimentant des positions critiques à travers le refus des codes européocentrés, puis au début du xxie siècle comme une écriture de voyage supposant une posture hégémonique devenue décidément inenvisageable, et dont les auteurs s’auto-excluent. En citant Aimé Césaire et Édouard Glissant, notamment La Terre magnétique (2007), l’article met en avant les « matrices subversives » qui sont à l’origine d’un contre-imaginaire du récit de voyage, bouleversant aussi bien les postures que le chronotope, les motifs ou les déterminations génériques. Ces reconfigurations et leurs problématiques sont ensuite interrogées à partir de l’exemple du roman de la Camerounaise Léonora Miano, Les Aubes écarlates (2009), qui fait entrer le discours mémoriel de l’esclavage dans la littérature africaine francophone, en lien avec la question des « récits de substitution ». Dans un dernier mouvement, ce travail envisage une autre forme de « déconstruction », en traitant plus spécialement des procédés de parodie et de détournement qu’illustre le roman de Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais (2008), et en montrant comment la mise en œuvre de stratégies narratives originales permet dans ce roman de jouer sur les représentations des transferts culturels et leurs réceptions.
Dans la conclusion générale qui clôt le volume, Philippe Antoine se demande utilement, de façon un peu provocatrice – ou plutôt stimulante –, si, aux côtés des analyses de la remise en question et des reconfigurations des canons et des poétiques propres à la littérature de voyage qui occupe largement ce volume, il pourrait être révélateur de s’intéresser de plus près à la doxa, certes parfois « naïve », des écritures viatiques « ordinaires », dont les succès éditoriaux sont bien confirmés. Sans doute constaterait-on alors que les processus d’écriture les plus rebattus et les affadissements des stéréotypes et des préjugés évoluent eux aussi, au moins sur le temps long, en dévoilant la lente transformation des représentations collectives du voyage et de l’imaginaire social qui les porte : mais dans quelle direction ? Reste que le récit de voyage aujourd’hui ne semble malgré tout en rien avoir renoncé à montrer et à connaître et faire connaître le monde comme il est, même si c’est à travers des questionnements anxieux et des scrupules qui l’honorent et l’enrichissent plutôt qu’ils ne le desservent en le compliquant. En ce sens, comme le montre bien ce volume, le milieu du xxe siècle est le moment d’un basculement dont le récit de voyage se fait l’écho et le témoin, car ses questionnements réagissent aux bouleversements des contextes humains, dans la transition historique du système colonial vers une nouvelle configuration multipolaire et mondialisée, comme aux bouleversements des contextes naturels, dans les conséquences tardives de la prise de conscience de la crise écologique, pointée du doigt par quelques précurseurs largement ignorés dès les années 1950-1960.
À la lecture de ce volume, on constate que c’est à l’avènement d’une nouvelle subjectivisation du voyage que nous assistons à la période récente, subjectivisation qui entretient des rapports de continuité ambigus avec celle des romantiques, si portés à la rêverie et à l’impression, et souvent assez ou complètement indifférents à la valeur documentaire ou savante de leur témoignage, ainsi que l’affirme Philippe Antoine. Mais ce rapport au réel et à la connaissance du monde, des événements et des personnalités rencontrées, prend des allures plus graves, dont les contributions ont analysé différents aspects, entre sensibilité éthique, préoccupations humaines et engagements politiques. Avant les bouleversements du milieu du XXe siècle, le grand cortège des horreurs du premier xxe siècle est passé par là et, à l’issue de ces terribles leçons, l’approche éthique semble devoir surplomber l’approche idéologique. L’expérience du voyage s’affirme donc ici comme une expérience d’humanité, dont la valeur ou l’intention réparatrice pourrait sans doute souvent être plus explicitement mise en avant. D’un point de vue plus spécifiquement littéraire, les expérimentations formelles et les innovations stylistiques du xxe siècle marquent aussi de leur empreinte le récit viatique du premier xxie, et ce n’est pas sans raison que la conclusion souligne pour finir l’importance à donner à l’« instance énonciative », de plus en plus rarement monophonique, dès lors que le texte viatique peut s’élaborer par la mise en forme ou la mise en chœur de plusieurs voix, dans une polyphonie qui rappelle le documentaire audiovisuel aussi bien que la multiplicité des romans choraux parus dans les dernières décennies. Les écritures « de suppléance » en montrent des exemples marquants dans ce volume, renvoyant là aussi à la valeur réparatrice que j’ai évoquée brièvement. La dissolution de la narration, et/ou du narrateur, comme l’intérêt pour le descriptif, font, dans un autre sillage, penser à la possibilité d’un « nouveau roman » de voyage, entremêlant souvenirs romantiques et expérimentations de construction narrative ou de focalisation beaucoup plus récentes. Quels que soient les angles par lesquels on décide de l’explorer et de l’analyser dans la période récente, la « littérature de voyage » manifeste une vitalité et une inventivité profondes, en écho à bien des enjeux essentiels de notre temps, comme le montrent de façon toujours passionnante les contributions présentées. Le colloque ayant donné lieu à cet ouvrage, par les hasards de l’histoire et de la biologie, s’est déroulé quelques semaines avant l’irruption de la pandémie de COVID19, qui devait, semble-t-il durablement, bouleverser toutes les conditions du voyage : il marquera à n’en pas douter une étape, alors que s’ouvrent désormais des perspectives de nouveau reconfigurées.