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Écritures de voyage

Éloge des voyages insensés ou L’île, Lagrasse, © 2008, Éditions Verdier. Traduit du russe par Hélène Châtelain

Vassili Golovanov

Notes de la rédaction

Viatica publie dans le présent numéro les pages 303 à 313 du récit de Vassili Golovanov consacré à ses différentes expéditions sur l’île polaire de Kolgouev, située en mer de Barents, à l’extrême nord de la Russie européenne. Nous remercions les éditions Verdier qui nous ont aimablement autorisés à reproduire ces « bonnes feuilles ».

Texte intégral

Le renne

1La première fois que l’on tua un renne devant moi, j’avoue que je ne m’en suis pas aperçu. Il est vrai qu’il faisait plutôt sombre et qu’il était difficile de distinguer ce qui se passait loin du feu, dans la pénombre froide et humide de la toundra ; on n’entendait que le pas lourd des rennes dans le corral, pareil à un roulement de pierres. Mais ce renne-là gisait, entravé, près du feu et les langues jaunes de la flamme éclairaient son flanc velu, tendre et impuissant, qui se soulevait au rythme de sa respiration…

2Je savais que ce renne était destiné « à la marmite » et, avec la pitié ambiguë du citadin, je me préparais à accepter comme il se doit la mort de l’animal et sa transformation en viande, seule nourriture de la toundra qui puisse calmer la faim la plus aiguë et, de l’intérieur, protéger l’homme du froid omniprésent.

3Donc, je sortais du balok pour me rapprocher du feu et me verser un gobelet de thé. Je remarquai, dans l’obscurité, qu’un homme était sorti derrière moi. Il s’approcha du renne et se pencha sur lui. Le gobelet rempli (trois secondes à peine), j’observai de nouveau le renne. Apparemment, rien n’avait changé. Il m’avait cependant semblé qu’en soulevant la tête de l’animal, l’homme lui avait fait une profonde entaille dans la gorge à l’aide de son couteau. Je dis bien : « il m’avait semblé », parce qu’il paraissait tout à fait invraisemblable que, le temps de verser le thé, le renne eût cessé d’être une créature vivante. Il n’avait pas eu un mouvement, un râle, n’avait pas tremblé dans son agonie. Cependant il était mort. L’homme fit un dernier geste, à peine perceptible, avec son couteau comme pour sectionner une petite protubérance dans la gorge du renne et reposa la tête de l’animal avec précaution.

4On donne au renne un rapide premier coup de couteau à la base du crâne et un second dans le cœur (ce que je n’avais pas eu le temps de remarquer en versant le thé). Lorsque le coup n’est pas assez précis, l’animal est agité de tremblements, ses lèvres se mettent à bouger et ses yeux à rouler comme chez les hommes atteints de la maladie de Parkinson. En règle générale, le coup est porté avec une précision chirurgicale et quand on lui coupe la gorge dans les règles, il ne palpite ni ne tremble.

5La mort d’un renne n’est pas un drame car, lorsque l’homme prend son couteau pour le tuer, on peut dire que, d’une certaine façon, l’animal n’est déjà plus un renne. Il n’est plus cette créature pleine de force, de grâce et de liberté intérieure créée par la nature pour s’opposer à l’homme de la toundra. C’est un corps inanimé, indifférent à tout. Un renne entravé cesse de résister : en liant ses membres, en les immobilisant, l’homme anéantit sa volonté. Il arrive que des rennes entravés meurent d’eux-mêmes, anticipant en quelque sorte leur fin inévitable. Car la vie du renne, c’est le mouvement.

6Le renne ne supporte pas l’homme et le craint : sans doute perçoit-il que l’homme n’est ni un animal ni un oiseau, mais un Être.

7À la différence des autres animaux, la nature l’a créé sans prédestination précise, mais elle lui a donné la ruse. Si sa force n’est pas grande, grande est sa volonté de puissance, avide, cruelle même. Les rennes savent que l’homme est une créature à part, exclue de la fraternité des créatures vivantes ; comme tous les animaux, ils se tiennent à l’écart, évitent cette créature en marge du monde animal…

8Les rennes adorent les champignons, toutefois, quelle que soit leur gourmandise naturelle, jamais ils ne mangeront ceux que la main de l’homme a touchés. Quand des humains s’approchent, les rennes s’éloignent. C’est la base de la tactique d’élevage : cela peut paraître surprenant à première vue, mais il en est réellement ainsi. Les attelages de rennes qui semblent voler avec la même légèreté sur la neige ou sur les mottes de la toundra – l’éleveur assis derrière, dans le traîneau – ne sont que l’image d’une alliance provisoire. Il suffit de regarder attentivement les bois des rennes recouverts du velours des poils, se déployant dans toutes les directions comme des objets décoratifs, pour comprendre que cette entente est un leurre : ces bois ne sont pas des bois de combat et les rennes sont trop dociles. L’instinct de lutte et la soif de liberté sont morts en eux. Ces rennes ne sont que des castrats.

9Pourtant, dans la toundra, il est encore possible d’être témoin d’un drame authentique, bouleversant, primitif, qui vous coupe le souffle : le combat singulier du Renne et de l’Homme. Mais ce ne serait pas un drame si l’issue du combat était à cent pour cent prévisible. Oui, en principe, l’homme est plus fort que le renne. C’est lui qui détient le pouvoir de la peur et il s’en sert, comme d’une arme que le renne ne possède pas. Mais il arrive que le renne domine sa peur et l’on assiste alors à un drame d’un autre ordre : celui du triomphe de la liberté.

10J’ai vu le Renne vaincre l’Homme. Seul parmi les cinq mille bêtes parquées dans l’enclos, un renne marchait droit sur l’Être, droit sur le mur de la peur fait de fil de fer, d’insupportables odeurs de corps en sueur, de tabac, d’essence, de peinture et de sang de renne. D’un coup impitoyable et violent, il a fait tomber ce mur.

11On a trop parlé de liberté au cours de ces deux derniers siècles. Des modèles politiques de liberté s’élèvent partout dans le monde, effrayantes constructions métalliques, évoquant parfois des cages rouillées.

12Depuis que j’ai vu ce renne, je pense que la liberté ne signifie qu’une chose : la victoire sur la peur.

13C’est mon intime et profonde conviction.

14La fin de l’été marque la fin de la vie libre et nomade des rennes dans la toundra. On les rassemble, on les enferme dans le corral et on les compte tout en les vaccinant contre les œufs d’oestre qui, devenus larves, s’incrustent et dévorent leur peau, faisant souffrir l’animal et pénalisant l’homme. Mais les rennes n’ont pas confiance en l’homme et ignorent les dessous altruistes de cette procédure : c’est pourquoi il est si difficile de prendre au piège un troupeau habitué au vaste espace de la toundra. Cette tâche exige une opiniâtreté, une endurance physique et une ruse élémentaire qu’aucun citadin ne peut soupçonner : on peut y passer toute une matinée ou une journée entière… Si l’on n’a vraiment pas de chance, si l’on a effrayé les rennes, le piège (des centaines de mètres de gros filets mouillés et une tonne au moins de pieux de bois) doit être déplacé de plusieurs kilomètres et réinstallé ailleurs. Le renne ne se fait jamais prendre deux fois au même endroit…

15Matin. Premier givre de l’année. Un bref coup de soleil fait étinceler la toundra. Le givre a transformé les minuscules campanules violettes en bijoux. Bientôt l’automne…

16Nous attendons. Le temps n’existe plus, il n’est qu’un instant étiré à l’infini : le vent souffle aux oreilles, le ciel est mouvant, trouble, les nuages défilent, laissant passer quelques mornes rayons de soleil. Sur le haut plateau d’une colline surgissent des attelages, le temps se remet en marche : les rabatteurs chassent le troupeau. Il est proche.

17Les rennes sont inquiets. Arrivés sur la crête, ils hésitent, se demandant s’ils doivent obliquer, remonter sur le plateau mais, apercevant au loin la silhouette d’un homme sur un traîneau, ils font précisément ce que nous attendions d’eux : ils descendent dans la vallée, se rapprochent insensiblement d’une énorme nasse posée précisément sur leur passage. Personne ne les y pousse : il faut que le renne entre de lui-même dans sa prison.

18Les rennes sentent évidemment la présence de l’homme, l’odeur du feu, la sourde menace qui plane sur eux, le piège de cette vallée dans laquelle ils se sont engagés : ils avancent prudemment, avec précaution. Curieusement, la silhouette des attelages sur les collines les effraie davantage que l’odeur du feu qui couve à côté. Vient le moment où, pour éviter un danger immédiat, le troupeau décide d’affronter un danger imprécis et lointain. Un élan d’espoir pousse les rennes en avant, ils pressent le pas – et tombent dans le piège.

19Si, jusque là, tout s’est déroulé de façon incroyablement lente – aussi lente que la montée du froid de la tourbe des pieds jusqu’à la nuque –, à peine les rennes ont-ils dépassé la ligne invisible au-delà de laquelle leur mouvement devient irréversible, que tout se précipite, bascule dans la fuite éperdue de l’animal affolé. Tapis dans les buissons gris de saules à peine plus hauts que le genou, les hommes surgissent, se dressent en masse derrière le troupeau, poussant de leurs voix cassées par le froid les cris rauques de l’Être, les premières armes de la peur, qui cinglent comme des fouets… Les rennes se jettent en avant, s’aperçoivent qu’ils sont cernés, que le filet est là ; ils sont cernés de cris, de bras qui s’agitent, d’hommes qui courent en poussant des hurlements à vous figer le sang. Comme frappés par la foudre, terrorisés, les rennes franchissent au galop la rivière entre les deux rangs du terrible filet qui se resserre toujours davantage, se précipitent vers le haut du monticule et débouchent dans l’enclos du corral jusqu’alors invisible. Là, ce ne sont que pieux fichés dans la terre et grillage de fer. La barrière du corral encore inachevée laisse un passage de près de cinquante mètres ; les rennes ignorent que, si à mille cinq cents, ils refluaient ensemble vers l’arrière, nul ne pourrait les arrêter, car la course d’un troupeau est comme une avalanche, impitoyable, lourde, mortelle.

20Mais la peur les a déjà vaincus. Les hommes le savent et continuent tranquillement à planter la clôture. Les rennes n’ont plus qu’une issue, réduite à un étroit passage, un couloir en spirale d’escargot, qui, de chicane en chicane, les conduit inexorablement à se soumettre à la volonté de l’Être.

21Dans le corral, le troupeau fait pitié à voir : les rennes ne comprennent pas ce qui leur arrive, pourquoi leurs mouvements sont entravés, et pourquoi la fuite en avant ne leur a pas apporté la liberté.

22Ils courent, de plus en plus vite, pendant des heures, espérant sans doute que la vitesse brisera l’encerclement. Bientôt, de leurs sabots, ils dénudent le sol jusqu’à la pierre. Bois contre bois, ils s’affrontent, se cognent les flancs ; certains tombent, que d’autres piétinent, faisant craquer les côtes des blessés. Ce ne sont que museaux défoncés, traces sanglantes de peau arrachée, dos couverts de sang, pieds qui courent, et des bois, des bois, des bois…

23On ne peut arrêter cet élan. Épuisés, certains se mettent à l’écart, chancelants, les yeux fous, la langue pendante, puis rejoignent très vite le mouvement circulaire du troupeau. Car le mouvement est la vie du renne. Il court nuit et jour dans la même direction, suivant le soleil. Si l’on tentait de l’arrêter ou de le faire repartir en arrière, il perdrait la raison et mettrait le corral en pièces. Mais gagner sa liberté en passant par la folie, seul l’homme en est capable. La perception du monde de l’Homme et du Renne est radicalement différente : l’homme croit compter et vacciner le troupeau, le renne sait que la mort est proche et qu’il n’échappera pas à la cruauté de l’Être.

24Un renne, superbe, robe brune couleur de café, poitrail blanc. Je pensais à lui en m’endormant. Pourquoi avait-il attiré mon attention, je ne sais. Nous sommes trop épuisés par cette journée pour observer le troupeau. Ce sont les vieux qui l’observent et, d’un œil expert, repèrent les ratés de la nature (les faibles ou les boiteux), choisissent les candidats possibles pour l’attelage. Tous les autres, sans trêve ni répit, vont travailler jusqu’à la tombée de la nuit. C’est leur façon humaine d’être charitables : ils se hâtent pour achever le décompte avant que les rennes ne soient complètement épuisés.

25Même pas de pause-cigarette, rien. Tout d’abord, huit hommes se glissent dans le corral, où les rennes continuent à courir en cercle. Hurlant et agitant les bras, ils en séparent une dizaine, les rendant fous de peur, et les rabattent dans l’étroit passage qui mène à « l’accumulateur », minuscule enclos d’où ils seront poussés l’un après l’autre vers le « vaccinateur », puis, de là, marqués à la peinture bleue, rendus à la liberté.

26Ainsi raconté, ce travail de marquage peut paraître inoffensif, mais pour les rennes, ce qui se passe dans l’enclos est à ce point effrayant que si on remplaçait les rennes par des hommes, le corral évoquerait incontestablement un camp de concentration et ses procédures terrorisantes.

27Le pire se passe dans « l’accumulateur » : comme le poisson pris dans le filet, les rennes séparés du troupeau s’agitent frénétiquement, ne comprennent pas où ils se trouvent, ni ce que l’on attend d’eux. Ils se cognent le museau contre les filets, brisent un peu plus leurs bois ensanglantés et, dans leur terreur, se piétinent les uns les autres. Cherchant à éviter les bois d’un gros mâle complètement hystérique, j’avais eu le temps de remarquer au-dessous de lui un jeune à l’œil crevé… Peu à peu, nous arrivons à faire passer tous les rennes de « l’accumulateur » au « vaccinateur » où l’Être, vêtu d’une combinaison en caoutchouc, étouffant sous l’odeur gluante et douceâtre des vaccins, donne un bref coup de pistolet dans la cuisse de l’animal. Par terre, paralysés de crampes et de terreur, il ne reste plus dans l’accumulateur que les jeunes rennes. Lorsque, après plusieurs claques, le renne ne se relève pas, on le saisit par les bois et on le traîne à travers le vaccinateur, vers la liberté. Une fois dehors, l’animal prend conscience, tôt ou tard, qu’il est en principe libre. Alors, étonné, il s’enfuit dans la toundra.

28Les rennes auraient pu retrouver la liberté plus tôt s’ils s’étaient conduits de façon plus raisonnable : si, par exemple, ils avaient obéi à la hiérarchie interne du troupeau, s’ils avaient fait la queue pour être vaccinés et avaient eux-mêmes immolé les plus faibles. Les deux parties en auraient alors tiré de nombreux avantages. Mais là plane, de manière évidente, quelque chose du SS. Et cela, la nature, inexplicablement, le refuse. Elle admet la violence, voire la mort, mais pas sous cette forme froide, mécanique.

29J’estime le renne, c’est une créature magnifique, et je n’arrête pas de me demander ce que veut signifier la nature en mettant à nu une telle horreur, un tel effroi. Y a-t-il là un avertissement caché à notre intention à nous, créatures de raison, par rapport à ces créatures de déraison ? Quel avertissement ? Je n’ai le temps ni de comprendre ni de penser…

30Deuxième, troisième, quinzième comptage dans le corral…

31Mes forces diminuent, je pousse de plus en plus souvent les rennes dans « l’accumulateur » à coups de pied. Avec les mains, c’est trop fatigant, avec les pieds, ça va plus vite, c’est plus simple et moins dangereux. À côté de moi, un gars qui n’a pas seize ans perd toute mesure, il s’acharne à briser les bois d’un jeune renne dont le sang coule aussitôt comme la sève d’un jeune arbre au printemps. Dans le « vaccinateur », le zootechnicien Volodia est épuisé lui aussi, il applique mécaniquement le pistolet sur le corps du renne, rate son coup, recommence. Sa main gantée de caoutchouc est gelée, insensible ; l’odeur écœurante des vaccins tombés dans le sable est tellement insupportable que Volodia crie de ne plus envoyer de bêtes : il veut fumer une cigarette, neutraliser cette odeur gluante par la fumée pénétrante du tabac. À l’exception des rennes qui tournent dans le corral, tout s’immobilise. Mes paumes sont gluantes. Je regarde : du sang. Les bottes, les jeans sont couverts de sang.

32Ténèbres, l’heure de la mort. Les vieux sortent des fourreaux en bois noirci, décorés de motifs de cuivre, des couteaux, aiguisés comme des rasoirs, jadis amenés sur l’île par les Norvégiens ou les marchands russes (depuis, ces couteaux sont gardés comme des trésors de famille). Savourant à l’avance les délices d’une abondante et succulente nourriture, les vieux en jouent – leur main est-elle toujours ferme ? J’ai dit que la mort d’un renne n’était pas un drame, mais je n’oublierai jamais la vitesse avec laquelle le regard d’une bête égorgée se trouble et meurt… Si l’on admet que les yeux ne sont que des instruments optiques, qu’est-ce donc qui les animait, où ce regard est-il allé ?

33Je me souviens encore d’un renne gisant seul dans l’odeur du sang, au milieu des carcasses écorchées et des intestins bleuâtres répandus sur le sol. Il avait tout vu, tout compris. L’égorgeur n’avait pas le temps de s’occuper de lui et il attendait la mort…

34J’ai vu aussi comment on rend les rennes dociles. L’éleveur choisit le mâle le plus fort et le plus agressif : le prix à payer pour ces qualités sera particulièrement élevé. L’ironie du sort, ici, est terrifiante. S’approchant doucement du renne, l’homme jette le lasso autour de son cou, traîne l’animal qui résiste, l’attache à un poteau du corral ; incapable de se libérer, il se tient là, la tête obstinément enfoncée dans la poitrine, le lasso tendu comme une corde. Après…

35Cinq hommes approchent de lui et le couchent à terre, maintenant sa tête sur le côté. Quatre autres le tiennent ; avec un canif bien aiguisé, l’un d’eux fait une incision dans l’aine de l’animal, en sort les testicules, deux petits œufs blancs de forme elliptique parfaite, les tord, les lie avec on ne sait quoi et les sectionne d’un geste.

36Dressé sur ses pattes, le renne est debout, pétrifié de douleur, saisi par l’irréversibilité de sa transformation. Il ne tend plus la corde dans une obstination insensée, car il n’est plus un guerrier. Jamais plus il n’affrontera ses rivaux pour une femelle. Sa tâche, maintenant, c’est l’attelage. Ce qu’on lui a retiré est généralement donné aux enfants (qui mordent dans les testicules comme dans une pomme) et aux anciens (qui les mangent, les découpant de leur petit couteau). Les testicules passent pour recéler une grande force.

37Le renne, ce magnifique renne à la robe brune couleur de café, à la poitrine blanche, n’était pas né de mes rêves. Je l’avais vu le matin même dans le corral : échappant obstinément aux hommes, il ne voulait entrer dans aucun « escargot » menant à « l’accumulateur » et dans la chambre à gaz du « vaccinateur ». Épuisé par le travail de la veille, j’avais demandé qu’on me confie une tâche facile, comme celle de marquer les rennes vaccinés à la peinture bleue. À côté de moi, assis sur un gigantesque tonneau d’essence de deux cents litres, la cigarette aux lèvres, le vieux et respecté Gavriil Afanassievitch notait les chiffres sur un bout de contre-plaqué selon une vieille méthode de comptable kolkhozien. La tablette était presque entièrement recouverte de signes et le corral presque vide. Quatre dizaines de rennes restaient encore et l’on déployait déjà un grand filet pour les faire tous entrer en une fois dans « l’accumulateur ». Alors… à dire vrai, il n’est rien arrivé de particulier. Simplement le renne, ce renne magnifique à la robe brune couleur de café et à la poitrine blanche, échappa une fois encore à ses poursuivants : il s’arrêta et soudain, comme s’il avait compris ce qui lui arrivait, s’ébranla et fonça de tout son poids, droit sur l’endroit où Gavriil Afanassievitch était assis, où il y avait un passage pour les hommes. En entendant derrière moi le bruit du filet déchiré, j’eus le temps de faire un bond de côté, mais le vieux Gavriil avec sa tablette ne se rendit compte de rien et, sous la force du coup, tomba du tonneau. Son visage exprima une légère surprise. Le renne, se frayant un passage dans le filet, se mit alors à ruer avec une telle force que tout le corral en trembla et ses lourds sabots étincelèrent tout près du visage de Gavriil.

38– Putain de ta mère ! hurla, d’une voix qui ne lui ressemblait pas, le respectable vieillard, évitant l’animal et le tonneau roulant sur lui.

39Un instant plus tard, le renne avait retrouvé sa liberté ; il souffla deux ou trois fois avec rage, frissonna, se secoua avec force, puis se calma.

40On ne sait pourquoi, les témoins de la scène éclatèrent de rire, soulagés. L’homme se lasse peut-être, lui aussi, d’être voué à sa cruauté. C’était bien de joie que nous riions. Nous étions heureux de la victoire hardie et gracieuse de l’animal, heureux qu’il ait triomphé de nos ruses grossières. Et c’était un sentiment formidable. Cela voulait dire qu’envers et contre tout, même exclu de la grande fratrie de la nature, l’homme n’a pas perdu la faculté de reconnaître l’acte libre, gratuit.

41En vérité, lorsque le renne s’est échappé, nous avions tous le cœur léger…

© 2008, Éditions Verdier.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Vassili Golovanov, « Éloge des voyages insensés ou L’île, Lagrasse, © 2008, Éditions Verdier. Traduit du russe par Hélène Châtelain »Viatica [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/2606 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.2606

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Auteur

Vassili Golovanov

Journaliste et écrivain voyageur, Vassili Iaroslavovitch Golovanov, né à Moscou le 23 décembre 1960, est mort le 13 avril 2021 à Moscou à l’âge de 60 ans – pratiquement un an, jour pour jour, après le décès de sa traductrice, Hélène Châtelain, le 11 avril 2020. Issu d’une famille d’intellectuels et d’artistes bien connus en Russie, diplômé de la faculté de journalisme de l’université d’État de Moscou, Vassili Golovanov est notamment l’auteur d’une biographie de Nestor Ivanovitch Makhno, communiste libertaire d’origine cosaque zaporogue, fameux pour avoir été à l’origine de l’Armée révolutionnaire ukrainienne qui combattit successivement les Armées blanches tsaristes puis l’Armée rouge bolchevique. Publiée en 2008 en Russie, soit six ans avant l’invasion de la Crimée par l’armée russe, cette biographie non traduite en français résonne, rétrospectivement, de manière prémonitoire avec l’actualité qui est la nôtre, quatorze ans plus tard. En France, Vassili Golovanov s’est fait connaître par deux livres publiés par les éditions Verdier, Espace et labyrinthes (2013) et surtout son Éloge des voyages insensés, surprenant récit alliant lyrisme documentaire (certaines pages font penser au James Agee de Louons maintenant les grands hommes), réalisme mythologique et curiosité ethnographique. L’extrait choisi, un court chapitre intitulé « Le renne », par son pouvoir d’évocation et la précision quasi clinique de ses observations, donne un aperçu de l’approche singulière de Golovanov, qui renouvelle profondément la tradition du récit viatique. On puisera de surcroît dans cette méditation sur la force vitale qui met le renne en mouvement, et sa définition de la liberté comme victoire sur la peur, de quoi éclairer tragiquement notre présent.

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