On sait que malgré l’intensité des pratiques voyageuses en Europe et dans le reste du monde au cours du xvie siècle, les arts de voyager ne parvinrent que lentement à s’imposer. Tandis que, depuis la fin du Moyen Âge, les pèlerins disposaient de vade-mecum oscillant entre l’itinéraire et le cours de méditation chrétienne et les marchands de manuels qui les aidaient à s’orienter sur les chemins de l’Europe, il fallut attendre le dernier tiers du xvie siècle pour qu’apparaissent des textes propres à légitimer une pratique voyageuse orientée vers la connaissance raisonnée des espaces et de leurs richesses terrestres. Jusqu’alors, les classes supérieures britanniques et de l’Europe continentale recouraient, à côté des descriptions géographiques, soit à des récits de pèlerins, soit à des livres de poste ou autres instruments pratiques qui leur permettaient de se repérer dans l’espace1. En contrepoint des inventaires récemment dressés en Autriche ou au Canada sur l’apparition d’une théorie du voyage après 15502, il est intéressant de noter que le motif de la déambulation resta absent tout au long du xvie siècle dans les traités de civilité, les arts de gouvernement et les traités d’éducation du prince, ouvrages pourtant prodigues en conseils sur la manière de se comporter destinés aux membres de la noblesse et des élites appelés à tenir les rênes du pouvoir3. Une résistance durable face à l’accueil d’un discours sur les raisons de se déplacer aurait ainsi précédé l’irruption des arts de voyager.
Notre propos n’est certes pas de retracer la genèse et l’affirmation des traités apodémiques aux xvie et xviie siècles puisque, à la suite des travaux de Justin Stagl et de Normand Doiron, Francine-Dominique Liechtenhan et Alain Guyot s’y sont employés dans une précédente livraison de Viatica4. Tout au plus rappellerons-nous qu’un pic de leur production se dessina entre 1570 et 1620, mêlant des textes provenant des aires culturelles suisse, flamande, germanique, néerlandaise ou britannique, dont ceux de Theodor Zwinger (1577), Juste Lipse (1578) et Thomas Palmer (1606). Jean Boutier nous rappelle opportunément que le corpus des arts de voyager ne fut pas alors seulement constitué de textes à la vision diamétralement opposée, les uns profondément hostiles au voyage des jeunes nobles à partir du Quo vadis de Joseph Hall (1617, traduit en 1628 en français), les autres faisant au contraire l’apologie de cette expérience à l’instar du bref mais efficace essai sur le voyage de Francis Bacon en 1625. Il nous indique que s’installa plus ou moins au même moment dans les mondes germanique et britannique une méthode d’observation et de description qui prévoyait d’une part de dresser la liste « des choses qu’il faut observer pendant le voyage », d’autre part d’établir des questionnaires en vue « d’affiner les descriptions et d’organiser ensuite la rédaction des observations descriptives réalisées5 ». Ainsi en alla-t-il du traité du Néerlandais Thomas Van Erpe ou Erpen (De peregrinatione gallica utiliter instituenda tractatus), publié en 1631 mais probablement rédigé au tout début du xviie siècle, comme des instructions de Thomas Howell (1642). On en retiendra que se constituèrent dès lors deux lignes de force dans la stratégie des arts de voyager, l’une tirant du côté de la veine polémique et l’autre traduisant une volonté de méthode pour faire croître le savoir. Nous n’en sommes que mieux à même de comprendre les évolutions et les lignes de fracture propres au siècle des Lumières.
Ce dernier fut marqué, au niveau des arts de voyager, par la montée en puissance de la part francophone alors qu’elle avait tardé à s’imposer au siècle précédent, manifestant un retard par rapport aux Allemands et aux Anglais. Si les réticences exprimées par un Descartes avaient amené les Français à ne s’introduire qu’après 1650 sur la « scène » européenne de la justification des voyages6, le siècle suivant fut propice à un élargissement de la production apodémique, associant cette fois-ci les Français à leurs voisins7. Le débat sur l’utilité ou non du voyage pour les jeunes gens culmina dans les années 1720, opposant les arguments en faveur du déplacement à ceux qui justifiaient de s’opposer au voyage de tout citoyen comme à celui des princes, ce qui amena divers auteurs à en dénoncer les risques, à l’instar du Suisse Muralt. Plus tard, à partir des années 1760, le voyage conçu avec une finalité de croissance personnelle bascula vers l’idée de l’enquête accomplie au service de l’humanité, quand il ne s’agissait pas de mettre le voyageur au service de la puissance de sa propre patrie.
Pour ou contre les voyages : un débat largement ouvert au XVIIIe siècle
Le voyage en Europe a gardé au cours du xviiie siècle sa fonction d’éducation des hautes classes, et les écrits des gens de culture et de science restent la meilleure voie pour tenter de repérer la manière dont les normes se sont transmises ou modifiées par rapport aux siècles précédents. À côté des préfaces, avertissements et conseils pratiques qui abondent dans les livres de postes, guides ou manuels utilisés par les voyageurs pour certaines destinations, un véritable arsenal d’instructions et de traités nous aide à reconstituer ce que fut la pensée du voyage chez les femmes et les hommes des Lumières. Depuis le débat à distance entre Joseph Hall et Francis Bacon au début du xviie siècle, un certain nombre de ces textes pour la plupart imprimés, brèves suggestions, définitions de dictionnaires ou essais académiques, traduisent une tension durable entre la défense et illustration des voyages et l’évocation sourcilleuse de leurs dangers.
L’opposition entre l’apologie d’un savoir appris dans les livres ou en restant sous la protection du milieu familial et l’encouragement aux apprentissages issus du déplacement physique au prix de risques à affronter de façon raisonnée connut une phase critique au milieu des années 1720. Alors que de nombreux écrits, comme la compilation de Jean-Frédéric Bernard imprimée en 1716 sur les voyages au Nord, attestaient un vif engouement pour la lecture des relations de voyage, un groupe d’articles du Nouveau Mercure publiés de mars à septembre 1721 mettait en garde contre les voyages « défectueux », coupables de ne pas permettre une connaissance exacte des pays éloignés que fréquentaient les Européens8. Appliquée tantôt aux récits de voyage, tantôt au voyageur lui-même, cette méfiance ancienne s’exprima avec force dans la Lettre sur les Voiages de Béat-Louis de Muralt, écrite à la fin du xviie siècle mais publiée sans nom d’auteur en 1725 et farouchement hostile au voyage d’instruction. La polémique qui s’ensuivit amena à rééditer en 1727 le traité de Baudelot de Dairval, De l’utilité des voyages, ouvrage initialement paru en 1686 et qui défendait avec une passion tout aussi vive les voyages d’instruction, accomplis en se rendant à l’étranger à la recherche des antiquités9.
L’argumentaire des opposants au voyage éclaire doublement la réflexion sur les voyages des décennies suivantes10. En premier lieu, la dénonciation de leur abus par Béat-Louis de Muralt et son discours sur la nécessité de se former chez soi plutôt que d’aller courir le monde a laissé des traces durables, sensibles dans l’Émile de Rousseau et chez ses épigones, de Bernardin de Saint-Pierre au beaucoup moins connu docteur Amoreux11. En second lieu, la lettre de Muralt participe d’une éthique de l’utilité des activités humaines. Tout en développant une vision classique qui valorise la connaissance intérieure de l’homme et la nécessité de se prémunir contre la corruption du monde, Muralt assigne à l’éducation le même but que tous les apologistes des vertus du voyage, à savoir que l’esprit doit se former de la meilleure façon possible pour atteindre la vérité.
Cette préoccupation se retrouve chez l’Anglais Richard Hurd, évêque de Worcester, dont l’abbé Le Blanc traduisit en 1765 les Dialogues sur les mœurs des Anglois, et sur les voyages parus l’année précédente12. Dans une conversation qu’il imagine entre Locke et Shaftesbury, Hurd défend l’idée que l’instruction procède lentement et que les voyages accomplis trop jeunes entraînent une « perte inévitable de temps » (p. 79) et une « dissipation d’esprit » (p. 82). L’un des intérêts de son texte est de reprendre les idées négatives sur le Grand Tour déjà exprimées par Locke en 1693 et de dénoncer les voyages au nom d’une exigence d’éducation13. Pour Locke, tel que Hurd le met en scène en 1764, la tournée des jeunes gens sur le continent européen ne permet pas d’étudier de manière efficace la nature humaine car, pour ce faire,
un voyageur doit suivre un itinéraire qui dépasse largement les limites de l’Europe. […] Le tour d’Europe présente peu d’intérêt, sinon d’offrir une perspective unique, uniforme, insuffisamment variée, et ne permet rien, sinon observer les mêmes manières raffinées et les mêmes politiques artificielles.
Le Grand Tour met en outre sous les yeux du voyageur un mode d’organisation sociale avec ses monarchies absolues et ses courtisans que les Anglais ne sauraient préférer à leur monarchie « plus libre » où ne se trouvent « que des citoyens ». Ainsi le personnage fictif de Shaftesbury, représentant de la noblesse cosmopolite, déplore-t-il, encore sous la plume de Hurd, que Locke souhaite décourager le voyageur d’aller « étudier dans d’autres pays une société basée sur la raison et la civilité », préférant non pas qu’il reste chez lui mais qu’il pratique les voyages plus lointains où il perdra « son temps et son étude dans l’observation d’esclaves, de fous ou de sauvages14 ».
Une telle réticence face aux voyages en Europe est symptomatique de la montée en puissance britannique depuis le début du xviiie siècle et de la conscience d’une forte identité insulaire telle que l’a analysée Linda Colley15, mais elle s’exprime également chez Rousseau. Là où Muralt considérait que les voyages dispersent l’homme de son occupation essentielle, qui est d’apprendre à se connaître en cultivant « les vérités que le sentiment produit en lui16 », et n’y décelait qu’un expédient pour satisfaire le goût du luxe et des frivolités, vivre dans les apparences et se faire honorer à son retour, Rousseau admet que trop de voyageurs reviennent de leurs expéditions « sans avoir rien vu de ce qui peut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile17 ». Toutefois, à l’inverse de Muralt, cette mise en garde amène l’auteur de l’Émile à proposer une méthode pour que le voyage porte des fruits. À l’intérieur de la ligne hostile aux voyages et moyennant une série de réserves qui s’inspirent de Platon dans le Livre XII des Lois, en particulier au sujet de la maturité que doit avoir le voyageur18, le leitmotiv de l’utilité des voyages ne cesse de se renforcer et la critique contre ces derniers devient un moyen d’en défendre une pratique éclairée et fructueuse.
La pensée des Lumières valorisa l’expérience concrète contre l’usage des seuls livres. Trois quarts de siècle après Baudelot de Dairval, l’abbé Gros de Besplas souligne tout ce que les historiens, les législateurs et les hommes de science de l’Antiquité ont dû à leur expérience des voyages19. Jaucourt reprend ce thème en 1765 dans sa définition du « Voyage (Éducation) » pour l’Encyclopédie tandis que le docteur Amoreux recourt en 1787 à Pline afin d’expliquer que les hommes ont, comme les arbres sauvages, besoin d’un changement de terre pour être améliorés20. Ces références aux Anciens marquent un ancrage moral et la prééminence de la dimension éducative sur toute logique commerciale, politique ou administrative.
Le discours de la première moitié du siècle des Lumières, Muralt exclu, n’en considère pas moins le plus souvent les voyages comme des récits qui s’accumulent dans les bibliothèques et servent à susciter les commentaires ou le divertissement de leurs lecteurs. L’homme voyageur n’est que progressivement placé au cœur des préoccupations des apologistes du voyage. Recopiant la définition du Dictionnaire universel de Furetière, qui en 1690 mettait l’accent sur le caractère instructif des relations de voyage, le Dictionnaire de Trévoux, publié par les jésuites, propose du mot « Voyage » une signification qui s’en écarte par le seul ajout d’une phrase absente de Furetière et du Dictionnaire de l’Académie de 1694 : « Strabon dit que tout homme qui conte ses voyages est un menteur ». Or, cette évocation du mensonge des récits de voyage est amplifiée par Jaucourt dans l’article « Voyageur » de l’Encyclopédie. Peut-être s’agit-il alors de mieux circonvenir Muralt en montrant que, dans la critique des voyages, ce ne sont pas les voyages qui doivent être remis en cause, mais uniquement les récits qui en sont faits, où « d’ordinaire les voyageurs usent de peu de fidélité », « ajoutent presque toûjours aux choses qu’ils ont vues, celles qu’ils pouvoient voir » et finalement sont à la fois « trompés » par leurs propres lectures et « trompent leurs lecteurs ensuite ». Guettant dans les voyages une source d’enrichissement pour l’homme, la critique s’exerce contre leur seule formulation littéraire, en pleine expansion depuis la seconde moitié du xviie siècle21. Elle vise la pratique livresque de récits d’où découle à cette époque une grande part de la connaissance des autres peuples22.
Ainsi, vers le milieu du xviiie siècle, le déplacement est redevenu aux yeux de la grande majorité des apologistes du voyage ce que Montaigne et ses contemporains comme Jacques Cartier, Pierre Belon ou André Thévet voulaient qu’il fût, une « école de la vie » où jeunes et vieillards sont censés apprendre, selon les mots de Jaucourt, « la diversité de tant d’autres vies ». L’expérience suppose le contact avec le réel, et le voyage ne saurait se limiter à être « agréable & utile au public » lorsque revient le voyageur23. Il lui faut être une épreuve personnelle, qui au passage rend les jeunes hommes robustes et adroits en raison des fatigues physiques qu’ils y affrontent24. Rousseau va dans le même sens lorsqu’il vante les voyages à pied. Il proclame surtout, à la suite des explorateurs du xvie et du début du xviie siècle, que « l’abus des livres tue la science » et qu’« en fait d’observations de toute espèce il ne faut pas lire, il faut voir25 ». La lecture ne saurait plus suffire. Pour Jaucourt, les voyages sont « un genre d’étude auquel on ne supplée point par les livres, & par le rapport d’autrui ; il faut soi-même juger des hommes, des lieux, & des objets26 ». Tandis que l’érudition perd ainsi sa prééminence et que la curiosité pour l’histoire naturelle et les arts mécaniques se développe, la leçon des voyages est de plus en plus opposée à celle des cabinets et des écoles. Assurant un contact direct avec les objets du savoir, le déplacement offre pour Gros de Besplas « de toutes les preuves de la vérité, la plus sure, [qui] est celle des yeux27 ». Au même moment l’Épître sur les voyages de l’abbé Delille assure qu’« un coup d’œil quelquefois vaut un an de lecture » et, dans le passage de l’Émile où il fait l’éloge des voyages à pied, Rousseau estime que le cabinet d’histoire naturelle « est la terre entière28 ». Même si le docteur Amoreux prône encore l’éducation par les livres en 1787, notamment pour les femmes qui ne sont pas censées se déplacer, il insiste sur le primat de l’observation directe et pense que les jeunes gens issus du peuple seront au cours de leurs missions à l’étranger « plus instruits par l’exemple que par les livres qu’ils ne lisent point29 ». Berchtold dira en 1789 que le voyage permet « une instruction que les meilleurs écrits ne donnent pas30 ».
Par-delà l’éloge des sens, où la défense des voyages trouve un nouveau départ, les justifications qui avaient prévalu à la fin du xviie siècle ne sont assurément pas oubliées. La première de celles-ci concerne l’utilité morale. Censés fortifier les talents et corriger les défauts de celui qui part, les voyages demeurent pour les moralistes, de Rousseau aux abbés Gros de Besplas ou Delille, chez le docteur Amoreux et même aux yeux de Berchtold, la source des « nouvelles perfections » qu’y célébrait Baudelot de Dairval et le moyen d’acquérir, sur le plan personnel, de la sagesse, du mérite et des vertus. Contre la vision pessimiste de Béat-Louis de Muralt, dont la Lettre sur les voiages est en quelque sorte la mauvaise conscience du siècle, les plus optimistes comme Gros de Besplas répètent que dans les voyages se forment l’esprit, le caractère et les bonnes mœurs, tandis que l’âme s’agrandit grâce au « polissage » réciproque des peuples, aux beaux traits sous lesquels l’humanité se montre au voyageur, au contact que ce dernier aurait avec les mœurs simples et solides du laboureur bien plus qu’avec la ville chargée de vices31. Conformément aux leçons de Platon, chacun reconnaît que le voyageur doit être doté avant de partir de solides qualités morales pour que ses déambulations lui procurent, selon les mots d’Amoreux, « de l’amendement à l’esprit32 ».
Persiste aussi, et c’est le second caractère traditionnel, l’attribution aux voyages d’un rôle moteur pour l’accroissement des connaissances, où l’apologétique chrétienne trouve sa place. Pour Gros de Besplas les voyages ont fourni jadis « de puissantes armes au christianisme » et c’est parce qu’il n’a pas encore eu la révélation de l’Apocalypse que l’homme est contraint de se déplacer et de fouiller la terre muni de son marteau, seule façon de connaître une nature « pleine de vie », qui toujours « veut me parler de son Auteur, m’élever, me ravir33 ». À cette exclamation fait écho la confiance du docteur Amoreux, dont l’élève au cours de ses voyages « aura sans cesse occasion de voir le doigt du créateur empreint sur toutes les merveilles de la nature, qui sont son ouvrage34 ». Les auteurs de discours sur le voyage dans la seconde moitié du xviiie siècle continuent de renvoyer le déplacement à un savoir universel, complément d’une éducation dont les implications demeurent souvent érudites ou morales35. De la vision de Baudelot de Dairval, indiquant que le voyage est stimulant parce que l’on préfère écrire « ce qui s’apprend ailleurs lorsqu’on […] est absent [de chez soi]36 », à celle d’Amoreux, pour lequel nos idées s’agrandissent et notre vision s’élargit par la variété des objets37, le discours sur le voyage comme moyen de connaissance n’a finalement que peu changé de nature.
Vivement réfutée par Béat-Louis de Muralt, l’idée classique d’un usage mondain des voyages traverse de son côté le siècle. Les auteurs d’après 1760 estiment encore que les voyages rendent illustre celui qui devient « l’Ambassadeur de sa Patrie auprès des autres Peuples », et qu’ils sont l’occasion de faire montre à l’étranger des talents agréables que l’on possède, tels que la musique ou la danse. Au retour, grâce aux connaissances accumulées, le récit de cette expérience permet de briller en société et donne à la conversation « le charme piquant de mille traits divers ». Diderot lui-même évoque en 1774 le plaisir de ses concitoyens à écouter le voyageur qui revient dans son pays, s’il s’est conformé aux préceptes qu’il donne38.
Du voyage pour soi au voyage pour le bien de l’humanité
À l’accumulation de conseils précis dont les arts de voyager sont remplis depuis la fin du xvie siècle a correspondu un souci de formation personnelle dont on trouve des échos jusqu’à la fin du xviiie siècle dans les correspondances entre les pères et leurs enfants partis en voyage, entre les précepteurs et leur employeur ou encore dans les mémoires et récits des voyageurs. Le discours normatif des arts de voyager est ainsi renforcé par une multiplicité d’écrits privés qui finissent par constituer un corpus d’instructions « au fil de l’eau ». Les Lettres à son fils de Lord Chesterfield sont l’un des textes les plus connus relevant de cette littérature. Elles contiennent des conseils sur la manière de se comporter dans le monde et d’étudier adressés depuis Londres par Philip Dormer Stanhope (1694-1773) à son fils naturel Philip Stanhope (1732-1768), qui accomplit de 1749 à 1751 un tour en Suisse, en Italie et en France. Le père n’hésite pas à faire état des informations qu’il reçoit du précepteur, Walter Harte, sur les activités intellectuelles de son élève :
Je suis extrêmement satisfait du rapport de M. Harte concernant la manière dont vous disposez de votre temps à Rome. Les cinq heures que vous employez, chaque matin, à étudier avec sérieux avec M. Harte me semblent d’un très grand intérêt, et elles vous enrichiront pour le reste de votre vie39.
Nombreux sont les « précepteurs », « tuteurs » ou « gouverneurs » qui à la fois assurent le contact avec la famille et jouent le rôle de guides dans l’art de voyager, veillant à ce que les objectifs de formation assignés au Grand Tour soient respectés par leurs élèves. On pourrait tout autant faire état des instructions, informations et conseils sur les routes à prendre et la manière de voyager que nombre de résidents dans un pays étranger ou de personnes ayant déjà voyagé se mirent à prodiguer à l’époque des Lumières par voie épistolaire à l’intention d’un voyageur en partance : ainsi des « extraits » qui étaient fréquemment recopiés pour résumer des guides ou de la correspondance dans laquelle le jacobite Andrew Lumisden invite pendant la guerre de Sept Ans son beau-frère le graveur Robert Strange à quitter Londres pour venir le rejoindre à Rome40.
Comme en écho aux arts de voyager, et par-delà les réponses à la question posée lors du concours pour un prix de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon en 1787 sur le voyage comme « moyen de perfectionner l’Éducation41 », des arguments en faveur du Grand Tour furent développés par d’anciens voyageurs dans leurs mémoires, à l’instar d’Edward Gibbon (1737-1794) dont les termes semblent tout droit sortis d’un traité apodémique :
[…] un voyageur […] devrait être doté d’une vive et inépuisable vigueur d’esprit et de corps, de manière à affronter tous les modes de transport, et, avec un sourire inébranlable, les épreuves liées à la route, au temps et à l’hébergement. Il doit être pourvu d’une curiosité insatiable, ne pas rechercher le confort ni être soucieux d’épargner son temps, ne pas craindre le danger qui l’amènera à toute heure du jour et de la nuit à braver les pluies torrentielles, à gravir des montagnes, […] tout cela dans l’espoir incertain de se divertir et de s’instruire. […] mon voyageur doit allier une connaissance pratique de l’agriculture et de l’industrie, il devrait être à la fois chimiste, botaniste et maîtriser la mécanique. Une oreille musicale démultipliera les plaisirs de son tour d’Italie […]42.
Ces lignes d’Edward Gibbon, écrites à la fin du xviiie siècle alors qu’il vient de narrer son séjour à Rome en 1764-1765, révèlent comment la défense des voyages a pu être prise en charge par ses praticiens, dans le sens d’une valorisation de l’expérience comme facteur de croissance personnelle au service de la connaissance. Dans une lettre à son père écrite d’Espagne en 1776 pendant son propre Grand Tour en Europe, Thomas Pelham souligne de son côté qu’il est
juste que chaque jeune homme puisse savoir qu’il existe d’autres pays que celui dans lequel il vit, qu’il existe des créatures dotées de raison en dehors de son île, et que, bien que les hommes soient eux-mêmes différents, ils vivent tous sous les mêmes cieux et sont gouvernés par la même Providence bienveillante […]43.
Il reste que, face à cet approfondissement de la ligne du voyage pour soi, fût-il propre à ouvrir l’esprit, une évolution très nette des attitudes d’enquête se manifeste à partir des années 1760 et se répercute sur les textes appelés à conseiller et accompagner les voyageurs à travers le monde. Le nombre des discours d’académies savantes croît alors de façon notable tout comme celui des instructions pour les gens de science. L’argumentaire qui prend forme à travers eux sur l’utilité des voyages renouvelle les arts de voyager du xvie et du xviie siècle. Affinant le propos esquissé depuis le début du xviiie siècle et multipliant les conseils sur la manière de tirer profit du déplacement, ces textes mettent en place un dispositif ordonné où aux désirs des moralistes se substituent les préoccupations des voyageurs naturalistes et des administrateurs épris de statistiques. Quand le naturaliste John Coakley Lettsom (1744-1815) dit que le voyage est à ses yeux le seul moyen d’agrandir les connaissances dans le domaine de l’histoire naturelle44, sa visée semble plus circonscrite que celle des moralistes. Il s’inscrit dans le contexte d’instructions de voyage qui contribuent à mettre au point les méthodes propres à l’observation de l’homme et qui visent en même temps à satisfaire des exigences empiriques en lien avec une spécialisation croissante des savoirs. Ces instructions continuent de contenir des préceptes moraux mais elles manifestent également le souci de l’observation directe dans le cadre d’une « pédagogie de la curiosité » où se répartissent les charges entre les savants qui voyagent et les savants sédentaires qui guident de loin les individus envoyés sur le terrain, règlent leur conduite et orientent leur regard. Le processus de connaissance n’engage donc plus le seul sujet, les lumières recueillies doivent au retour servir « pour les autres et non pour soi45 ». Comme le rappellent Silvia Collini et Antonella Vannoni dans une anthologie où elles ont rassemblé des textes allant du xviie au xixe siècle, la curiosité, la sensibilité et l’imagination deviennent dans ces instructions les qualités de base exigées du voyageur, grâce auxquelles il peut saisir les données utiles à l’approfondissement de la connaissance et faire émerger une forme de lien inaltérable entre l’homme et la nature, que plus tard le xixe siècle romantique cherchera à sauvegarder46.
Comment donc « s’instruire de ce qui peut être d’une utilité générale47 » afin de rendre le voyage réellement profitable ? La perspective traditionnelle du voyage d’éducation subsiste, mais la déambulation n’est plus aussi circulaire que dans le cadre du Grand Tour et n’apparaît plus motivée par le seul souci de revenir chez soi. Elle relève au contraire d’un programme articulé qui ouvre la voie à des formes de voyage de plus en plus spécialisées. Tandis qu’au fil du siècle s’amenuisent les obstacles intellectuels issus de tout un courant de l’humanisme qui condamnait la curiosité comme attention à l’inessentiel48, le discours moral et éducatif sur les raisons d’accomplir des voyages est peu à peu rattrapé par un discours d’une autre nature, qui concerne la manière de se déplacer afin d’en tirer pleinement profit. À son élaboration participent les poètes et les littérateurs, mais les détails sont souvent d’ordre technique et intègrent un savoir pratique. Aussi, à côté d’hommes de lettres mondains, un nombre croissant d’auteurs sont-ils en train de vivre un processus de professionnalisation dans des domaines précis, de la botanique à la minéralogie et de la médecine à la statistique. Prenant en compte de nouvelles exigences géographiques et sachant que désormais les voyageurs peuvent diffuser certains acquis de la révolution scientifique du siècle précédent par le biais d’instruments de mesure tels que la boussole, l’astrolabe et la montre, les auteurs d’instructions destinées à de longues missions, les administrateurs et même à leur façon les rédacteurs de guides et de manuels à l’usage de voyageurs plus pressés, font tous émerger dans le dernier tiers du xviiie siècle des justifications plus spécifiques du voyage. Sans détruire frontalement le Grand Tour, ces dernières sapent le modèle hérité du voyage des élites et modifient la manière de concevoir le déplacement en Europe.
Le premier pas vers la constitution de ce discours n’innove pas totalement, puisqu’il concerne les qualités personnelles requises avant le départ. Baudelot de Dairval demandait déjà que le voyageur soit « intelligent », « habile à s’informer » et veuille « enrichir sa mémoire, & éclairer son esprit49 ». Et à sa suite l’on souhaitait au début du xviiie siècle que ne partent en voyage que des « esprits distingués » ou des jeunes gens « sages et bien faits », « bien élevez & curieux », capables de réflexion et trouvant « dans chaque chose des agrémens assez grands pour adoucir les fatigues du voyage50 ». De semblables exigences subsistent sous la plume de Rousseau, de Gros de Besplas, de Diderot ou plus tard d’Amoreux. L’inspiration une nouvelle fois vient de Platon : les voyages ne conviennent « qu’à très peu de gens […] hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter les leçons de l’erreur sans se laisser séduire, et pour voir l’exemple du vice sans se laisser entraîner51 ». Un débat cependant se fait jour. Si celui qui part doit présenter des garanties, ne pas risquer d’avoir les préjugés de son état et être enclin, selon le vœu de Rousseau, à mener des recherches qui tout en paraissant de pure curiosité témoignent du souci de philosopher, dans quel rang de la société le choisir ? Gros de Besplas opte pour les hommes « du rang intermédiaire », que n’aveuglent ni l’excessive fierté des nobles, ni la trop grande timidité du peuple52. Amoreux est plus circonspect car il pense que le voyage a une utilité dans tous les rangs de la société. Tout en jugeant que les riches doivent être accompagnés d’un gouverneur, puis d’un mentor, il insiste sur une bonne éducation acquise dès le jeune âge et l’intérêt de ne commencer les voyages qu’au terme des études, lorsque les dispositions de l’esprit et du corps s’avèrent favorables à une telle entreprise53.
Les savoirs nécessaires au voyageur sont ensuite précisés. On retrouve assurément chez Diderot, Lettsom, Amoreux, Berchtold ou Robilant les grands domaines désignés au début du siècle par Jean-Frédéric Bernard ou par l’ouvrage anonyme dont le Nouveau Mercure publiait le compte rendu : l’Histoire Naturelle, le Commerce, la Géographie, le Dessin et l’Astronomie54. La capacité à mesurer les distances, à situer les lieux sur des cartes et à observer les curiosités de l’histoire naturelle tend toutefois à faire place à un éventail de connaissances plus large et le primat accordé aux mathématiques et au dessin, sans pour autant être relégué au second plan, se double de savoir-faire indispensables pour réaliser une enquête fructueuse. Il est demandé au voyageur de connaître l’histoire de son pays et celle du pays qu’il visite, d’apprendre à s’entretenir avec des hommes instruits, de posséder des capacités de description et d’exposition des idées, d’être en mesure d’écrire de façon lisible et rapidement, de savoir classer les objets et d’être capable de discerner le vrai du faux, d’apprendre la langue du pays visité, d’avoir des notions de médecine et de pratiquer la natation pour pouvoir se soigner soi-même ou secourir les autres55. Dans tous les cas, le voyage serait inutile s’il n’était précédé de l’acquisition d’un bagage tout à la fois théorique et pratique56. En une période où prolifèrent les plans de réforme de l’éducation, on ne s’étonnera pas que soient réclamés pour le jeune homme un raccourcissement du temps de présence au collège et un renforcement des « objets d’étude qui doivent lui devenir les plus nécessaires ou les plus agréables dans ses voyages57 ».
La volonté de rendre la déambulation plus profitable que par le passé amène enfin à édicter des règles précises pour le voyage. Bien que les instructions de Michaelis s’adressent en 1768 à des savants en partance pour une contrée lointaine, en l’occurrence l’Arabie, les deux « secours » dont leur auteur estime que ceux qui sont allés dans cette partie du globe ont jusqu’alors manqué sont révélateurs de l’évolution générale de la façon de se déplacer. Le premier a trait aux langues étrangères, qui en amenant à écrire correctement les noms de la géographie et de l’histoire naturelle permettront de comparer plus aisément les données que les différents explorateurs rapportent, le second aux instructions, dans lesquelles un auteur dirige le voyageur et détermine « par des questions précises […] les sujets sur lesquels on souhaiteroit d’être éclairci58 ».
Le problème de la langue, auquel Michaelis s’intéresse pour sa fonction d’auxiliaire de la démarche scientifique, est depuis longtemps d’actualité. Mais bien du chemin a été parcouru depuis que le Père Labat proclamait en 1706 qu’il faut « savoir la langue du pays où l’on se trouve, ou se résoudre à n’avoir communication avec presque personne59 ». Parallèlement aux théories qui prônent une éducation plus concrète, les auteurs d’instructions ou de traités du second xviiie siècle soulignent en effet, pour les déplacements en Europe, la nécessité d’une connaissance minimale, au moins passive, de la langue des pays visités60. Ils sont de plus en plus nombreux à demander que le voyageur puisse se faire entendre des étrangers, arguant du fait que l’on s’instruit « plus encore en interrogeant qu’en regardant » (Cassini) et que la langue du pays aide à « gagner la bienveillance des naturels » (Berchtold)61. Jugée indispensable pour le commerçant et le militaire, surtout en temps de guerre62, la pratique des langues étrangères doit aussi favoriser le voyage des élites de la fin du siècle. De cet intérêt témoigne le Manuel du Voyageur de Madame de Genlis, qui offre des dialogues en plusieurs langues destinés à résoudre les besoins quotidiens de l’homme ou de la femme de société à l’étranger63. C’est qu’à l’instar de l’italien depuis le milieu du xviiie siècle, le français est en train de perdre sa dimension de langue internationale. Pour circuler autant avec commodité qu’avec profit dans l’Europe révolutionnaire et post-révolutionnaire, les différentes langues nationales sont devenues indispensables, là où quelques décennies plus tôt l’on se contentait de lire dans les pays étrangers les livres qui s’y trouvaient, en latin, en italien ou en français64.
De son côté, le développement des instructions représente un tournant dans la stratégie du voyage. Celles-ci se rattachent non seulement à l’idée que le voyage se prépare mais aussi à un processus de rationalisation du déplacement. Le voyageur doit faire de son temps « un emploi judicieux & utile », annonce John Coakley Lettsom, et éviter que ne se perdent « quantité d’objets précieux et utiles […] pour le public65 ». Aussi le Voyageur naturaliste de Lettsom ou l’Agenda du voyageur géologue de Saussure retracent-ils avec force détails à la fois les méthodes à suivre et « toutes les recherches dont on doit s’occuper » en vue de contribuer à l’accroissement des connaissances dans un domaine donné, comme la théorie du globe. Pour ce faire, l’instrument doit être commode et maniable, à la façon des guides qui au même moment rassemblent en un ou deux volumes sur un pays comme l’Italie « tout ce qu’il [le voyageur] en doit savoir66 ».
Le travail de guidage auquel se livrent les instructions se situe en premier lieu au niveau de l’équipement. L’élément de base en est l’itinéraire, complété par des cartes géographiques, par des précis sur l’histoire des pays où l’on se rend et quelquefois encore par les récits de voyage antérieurs. Mais le voyageur ne doit pas seulement savoir où il va. On lui rappelle de quels outils et instruments de mesure il lui faut se munir pour procéder à ses observations – la montre, le thermomètre et le baromètre constituant le minimum indispensable pour des non spécialistes. Berchtold et Saussure sont d’une précision qui, pour n’être pas totalement nouvelle67, n’en témoigne pas moins d’un grand scrupule : les cartes seront collées sur une toile, les papiers et dessins transportés dans un portefeuille en cuir de Russie parce que ce dernier ne craint pas l’eau, le crayon pour écrire les notes sera « de soudure d’étain » afin que l’on n’ait pas à le retailler sans cesse, l’encre et la plume s’imposeront au moins lors de la rédaction du journal de voyage le soir. Pour le voyageur en plaine, Berchtold songe aux vêtements les plus adaptés et même à la forme des malles, n’oubliant ni la typologie des personnes auxquelles il convient d’adresser des lettres de recommandation ni les verrous de sûreté pour se prémunir contre les voleurs dans les hôtels. Soucieux de la survie matérielle du géologue au milieu des montagnes, Saussure dresse une liste des effets et de la nourriture à emporter qui préfigure celles dont se servent aujourd’hui les adeptes de l’alpinisme68.
La seconde préoccupation est que le voyageur connaisse « les objets de ses recherches69 ». Il n’est assurément pas inédit d’énumérer les curiosités que doit considérer le voyageur. Dès 1633, quelques années après l’essai de Bacon, avait été publié un répertoire des sujets à examiner rédigé par William Davison, ancien secrétaire de la reine Elisabeth mort en 160870, et de Baudelot de Dairval à l’abbé Prévost en passant par le catalogue que dresse Misson d’une cinquantaine de « choses dont on peut souhaiter d’estre instruit ; en arrivant dans chaque Ville, & par tout en chaque Païs », des listes sont établies, qui illustrent la diversité des curiosités dans la première moitié du xviiie siècle71. Mais au milieu du siècle croît le souci de la méthode à suivre pour s’instruire plus efficacement en traversant les différents pays. Certains textes demandent d’être sélectif, de ne s’arrêter qu’aux objets d’histoire naturelle ou « qu’aux belles choses et [de] passer rapidement sur tout le reste72 ». D’autres sont plus exhaustifs et orientent l’attention vers l’histoire naturelle, le gouvernement, les arts et les hommes73. La plupart des auteurs exigent surtout que le voyageur apprenne « l’art de penser » (Rousseau) et celui « de bien voir » (Cassini). On le supplie de se servir de ses yeux, de vérifier les faits et d’examiner avec soin sur quels fondements ils reposent (Gros de Besplas). On le prie de ne pas juger trop vite et d’éviter les généralisations hâtives (Diderot). On lui demande de tenir compte de tous les témoignages, y compris oraux (Lettsom), ainsi que de s’astreindre à des recherches « soigneuses » en vue de prendre des « notions exactes » (Berchtold)74. Pour que le voyageur même non savant sache, comme le voulait déjà Bernard, « de quelle maniere il doit s’y prendre dans ses Recherches75 » est enfin généralisé le système des « questions », que Michaelis voulait longues et circonstanciées, mais qui au fil des instructions se font de plus en plus concises et constituent dans leur sécheresse la garantie que le voyageur ne s’égarera pas.
Entre horizon universel et exaltation patriotique
De plus en plus nettement au fil du siècle, les arts de voyager oscillent entre le souhait d’élaboration d’un savoir universel au service de l’humanité et la tentation du repli sur sa patrie. Certes près d’un siècle avant les propos tenus par Hurd reprenant Locke en 1764, Richard Lassels, dans sa Préface du Voyage d’Italie, associait à ses arguments en faveur du bien-fondé de l’expérience du voyage sur le continent une forme d’avertissement puisqu’il demandait que le tuteur choisi « fust Anglois, & non pas étranger », non par haine des étrangers mais par « inclination pour [ses] compatriotes ». Il ajoutait : « Quelques-uns menoient leurs pupilles à Geneve, où ils apprenoient quelque peu de François, mais ils oublioient la fidelité qu’ils devoient à leur Prince, & la veneration qu’ils devoient avoir pour la Monarchie76 ». L’attachement à la patrie relève en fait d’une tradition que les Britanniques ne furent pas seuls à cultiver. Or, cette attitude connut une forme de réveil dans les dernières décennies du xviiie siècle quand les arts de voyager se mirent à défendre l’idée que les déplacements à l’étranger pouvaient être assimilés à une entreprise d’espionnage. Au cœur de ce processus, cependant, c’est surtout l’esprit d’enquête qu’il faut interroger. Celui-ci peut autant être mis au service du bien de l’humanité et de savoirs universels que tourné vers une connaissance des richesses des pays étrangers dans l’intérêt de sa patrie d’origine. Il peut même, en dernier ressort, stimuler un quadrillage de son propre territoire en vue de forger une nouvelle pédagogie de la patrie.
De même que les textes de Rousseau ou de son épigone le docteur Amoreux traduisent un intérêt de plus en plus marqué pour la connaissance des hommes et des peuples77, de même les instructions sous forme de questions nous portent vers des curiosités de plus en plus nettement scientifiques ou économiques et sociales. Tout en se voulant globales, celles de Berchtold et de Volney excluent des pans entiers de la curiosité habituelle des voyageurs, à commencer par les œuvres d’art78. Pour une majorité d’auteurs, la curiosité n’a en fait désormais de sens que si l’enquête sur le terrain est menée de façon rigoureuse79. Qu’elles s’adressent à des administrateurs, à des naturalistes ou à de simples curieux, les instructions disent ainsi comment obtenir des informations et les engranger. Le voyageur doit tout d’abord, selon le vœu de Diderot, écouter beaucoup et parler peu. Pour distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas, il lui faut ensuite se méfier des ignorants autant que de sa propre imagination et de sa mémoire défaillante80. La prise de notes est enfin primordiale, de Lettsom à Saussure et même chez le peintre Valenciennes : tous les auteurs se retrouvent pour demander que l’écriture du journal soit l’objet de la plus extrême attention81. Un soin comparable préside chez les artistes à l’individualisation des éléments du paysage et chez les géologues à la récolte des cailloux. Il ne suffit pas pour ces derniers de les reconnaître, il faut également choisir les échantillons en pensant à leur utilité pour les musées, avoir la prudence de les déposer dans des sacs de cuir jusqu’aux haltes, savoir les emballer et les étiqueter, enfin connaître l’art de les disposer dans des caisses en vue de leur expédition82.
À ce point, l’acte de voyager se charge d’une connotation qui rompt avec le rituel pédagogique du Grand Tour. Bien que le Prussien Berchtold prétende faire un Essai utile à l’ensemble des hommes et viser le bien public, son texte paru en anglais en 1789 et traduit en français en 1797 prolonge une tradition qui n’inscrit pas vraiment le déplacement dans l’idée d’un savoir gratuit, fondé sur le libre accroissement de la culture des individus. Dès les années 1760 le voyageur est déjà, selon l’abbé Gros de Besplas, chargé de redresser la vérité malmenée par l’historien et d’exercer avec « beaucoup d’habileté » une fonction de surveillant. Il lui faut se mêler « adroitement à la foule, parmi ce Peuple qui ne sçait pas écrire, mais qui ne ment pas, puisant les faits dans leur source ». Le même auteur demande qu’il « sonde sans crainte le gouvernement, […] l’étudie, le pénètre, […] s’insinue dans les secrets de la Cour, en enlève jusqu’aux anecdotes […] ». Commettant dans les nations étrangères des « sortes de vols », ceux qui se déplacent deviennent des « aigles audacieux » qui enlèvent des régions les plus reculées « un ample butin qu’ils apportent sous le Ciel d’où ils s’étoient élancés », voire d’« habiles Plongeurs des Mers […] écartant avec habileté les monstres, pour n’emporter des abîmes que les rares plantes, les précieuses coquilles83 ». On ne s’étonnera pas de voir que Gros de Besplas suggère aux jeunes officiers d’aller s’instruire « de la position des Pays » pour acquérir la science profonde des lieux qui fait les grands chefs militaires84. Utiles aux savants et aux érudits, aux poètes et aux princes, les voyages servent aussi à faire la guerre.
Une approche tout aussi offensive traverse l’éloge que les partisans de la liberté du commerce adressent dans les mêmes années aux Anglais. L’abbé Delille en témoigne lorsqu’il indique dans son Épître sur les voyages de 1765 comment les voyages peuvent féconder la prospérité85. Mais c’est Leopold von Berchtold surtout qui diffuse la théorie du voyageur en tant qu’espion. Dans la section de son essai intitulée « De l’information et des moyens de l’obtenir », il n’hésite pas à tracer le portrait idéal d’un étranger qui déguise sa condition et feint de ne pas être en train d’enquêter pour obtenir le plus grand nombre possible d’informations. Ailleurs il invite à écrire par abréviation et avec un alphabet à soi « pour cacher les matières importantes ». Si grande est sa méfiance qu’il conseille même de ne pas porter son journal avec soi à cause des risques de vol86. La démarche systématique qu’il requiert du voyageur est d’« observer prudemment les inclinations de ceux dont il attend d’obtenir des informations » et de prendre le temps de poser des questions sur une série d’objets que l’ouvrage regroupe en 37 sections : les termes « attention », « enquête », « collecte d’informations utiles » et « investigation » justifient un déploiement du questionnaire sur plusieurs centaines de pages87. À cette logique, propre à Berchtold, de l’espionnage dans les domaines les plus variés de l’économie et de l’administration répond l’ambiguïté des expéditions de Bonaparte en Italie et en Égypte, dans leur double dimension de conquête militaire et de contribution à l’augmentation du savoir scientifique et artistique.
Même si elle acquiert une signification offensive lorsque le voyage s’intègre à une entreprise patriotique où le voyageur participe à la compétition entre nations et recherche « le bonheur de son pays en particulier », l’idée du questionnaire relève d’une méthode à visée de connaissance universelle88. En amont, Berchtold déclare d’entrée de jeu dans sa préface la filiation de son Essai avec les Instructions for travellers du doyen Josiah Tucker (1758) et du Naturalist’s companion de Lettsom (1774), ce qui l’amène à reconnaître une double centralité de l’Angleterre (Tucker) et des sciences naturelles (Lettsom). Mais en aval, l’entreprise annonce bien celle de Volney parue pour la première fois en 1795 sous le titre Questions de statistique à l’usage des voyageurs et republié à partir de 1821. Volney rappelle alors qu’
à cette époque (en 1795) où le goût de l’instruction se ranima, des chefs éclairés sentirent d’autant plus le besoin de diriger leurs agents qui résidaient en pays étrangers, que beaucoup de ces agents exerçaient pour la première fois leurs fonctions. L’administration les considéra comme des voyageurs diplomatiques et commerciaux au moyen desquels elle devait se procurer des informations plus complètes, plus étendues qu’auparavant […]. Les questions suivantes furent composées et bientôt imprimées en un petit format, dont les exemplaires furent bornés à un assez petit nombre89.
On ne saurait mieux exprimer le statut acquis par cette « classe questionneuse » qu’étaient devenus les voyageurs. Alors que se développaient les enquêtes statistiques à travers les départements français, les arts de voyager exprimèrent la volonté de soulager l’esprit de ceux qui se déplaçaient en leur fournissant des « livres de questions » à poser sur les diverses matières. Volney par conséquent « pose une méthode » à un moment où l’histoire soumet les populations à d’importants mouvements90.
Ainsi que l’attestent les modèles mis en place en France par les écoles normales sous le Directoire et le Consulat, le voyage est désormais l’objet d’une pédagogie. Moyen de s’instruire, en continuité avec le tour de France des compagnons des siècles précédents, il peut être promu dans le cadre de stratégies éducatives démocratisées. Certains participants au concours de l’Académie de Lyon de 1787 comme le docteur Amoreux appelaient de leurs vœux ces pédagogies nouvelles. Elles commençaient d’être mises en place depuis les années 1770, de la Suisse à la Prusse, accordant une certaine importance au voyage dans l’apprentissage d’un métier. Partout en Europe se développa la mode du voyage patriotique où les jeunes gens étaient incités à visiter leur pays afin de parfaire leur formation. C’est ainsi que la Société helvétique lança en 1768, à la demande de la Société morale de Zurich, un appel en vue d’encourager les jeunes Helvètes à préférer le tour de Suisse au tour d’Europe, avant que le pasteur Bridel fasse paraître en 1795 un essai en allemand « sur la manière de faire voyager utilement les jeunes Suisses dans leur patrie ». Dans toute l’Europe, l’importance accordée à la connaissance du territoire national rivalisait avec l’incitation à se rendre en divers endroits du globe pour procéder à la comparaison des observations. Cette pratique fut systématisée avec les voyages annuels d’élèves institués par Christian-Gotthilf Salzmann, directeur à partir de 1784 de l’Institut d’éducation de Schnepfenthal, près de Gotha en Saxe.
Allant plus loin que les réponses au concours de l’Académie de Lyon de 1787 sur les voyages comme « moyen de perfectionner l’éducation », le projet soumis par Louis Portiez en 1794 au Comité d’instruction publique prévoyait que, pour façonner l’homme nouveau devenu citoyen, les voyages des jeunes gens à l’étranger et plus encore à l’intérieur du pays se pratiqueraient en groupe, sous une forme collective qui en assurerait la nature républicaine91. On retrouve l’écho de ce projet par-delà la Révolution lorsque, sous le Consulat, l’école centrale de l’Eure établit que les meilleurs élèves seraient récompensés en allant parcourir pendant les vacances « les endroits du département les plus intéressans par leur situation, par l’antiquité des monumens qu’ils renferment, par les manufactures qui s’y trouvent, et par le genre de culture dont on s’occupe dans ces endroits92 ».
Le débat sur le voyage au siècle des Lumières n’aurait-il débouché que sur ces deux voies représentées par le questionnaire à l’usage des voyageurs enquêteurs et par l’intégration de la pratique du voyage en tant que méthode d’apprentissage inédite et novatrice s’imposant aux élèves de la république régénérée ? Rien n’est moins sûr. Au moment où s’élabore un voyage que l’on pourrait appeler « républicain », peut-être en vue de répondre aux bouleversements profonds affectant l’ordre social et politique, il n’est pas sûr qu’il soit si simple de régler le flot débordant des mobilités incontrôlées. Le cadre contraignant légué par les arts de voyager du siècle précédent n’est lui-même pas forcément adapté aux besoins des nouvelles générations.
En rupture avec l’exigence de règles qui avait tenu en respect les jeunes gens du Grand Tour, pointe aussi au tournant des xviiie et xixe siècles la volonté d’un voyage moins normé et plus libre, qui cherche à échapper aux modèles préétablis. Celui-ci ne se confond pas avec l’institution toute récente du voyage bourgeois, jugé trop conformiste et rapide par ses détracteurs, même si ses buts demeurent proches du désir d’apprentissage artistique des nobles de l’Europe du Grand Tour. Face à la pratique bourgeoise qui se transforme rapidement en repoussoir et pendant que se spécialisent encore davantage les expéditions scientifiques, le voyage pour soi, pour la jouissance individuelle, semble gagner du terrain et tracer petit à petit son chemin libérateur, au plus grand bénéfice de ceux qui partent. C’est là cependant une autre histoire, digne de faire l’objet d’un autre épisode…