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Écritures de voyage

La France du bout du monde. Fragments d’un voyage sur les six îles de l’archipel des Marquises

Blaise Hofmann

Notes de la rédaction

Blaise Hofmann, écrivain suisse de langue française, récipiendaire en 2008 du prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs pour son récit d’estivage1, a récemment publié un récit de voyage aux îles Marquises2. Dans « La France du bout du monde », il revient sur cette expérience en livrant des « fragments » de son voyage sur les six îles de l’archipel. En 2014, Paul Gauguin est le nom d’un paquebot et les témoins de Jéhovah s’invitent sur l’île de Ua Pou : Blaise Hofmann est ainsi le témoin du renouveau culturel des Marquises à l’heure de Google et des réseaux sociaux, entre volonté de perpétuer une culture loin des clichés et interrogations sur l’avenir.

Texte intégral

1/ Fatu Hiva

1« Arrivée du Paul Gauguin le 7 janvier 2014 », j’avais bien aperçu cette annonce du Comité du Tourisme punaisée sur le panneau d’affichage public, je n’en avais pas mesuré les conséquences.

2Paul Gauguin est un paquebot cinq-étoiles qui croise depuis quinze ans dans les eaux du Pacifique Sud avec le pavillon des Bahamas. 332 passagers, 217 membres d’équipage, 156 mètres de long, 166 cabines dont la moitié avec balcon privé et salle de bain en marbre, sept ponts, quatre restaurants, deux bars, plusieurs salons, plusieurs boutiques, plusieurs piscines, un club à cigares, une salle de spectacle, un casino, une discothèque, une bibliothèque, un jacuzzi, un institut de beauté, une marina située à la poupe pour pratiquer plongée, kayak, planche à voile et ski nautique, une chapelle et une galerie qui expose trois croquis originaux de Paul Gauguin.

3Les hôtesses sont certifiées polynésiennes. À bord, on les appelle les « Gauguines ».

4S’il avait su.

5Son prénom et son nom en lettres vert olive imprimées sur une gigantesque carcasse d’acier, ces vieux croquis devant lesquels les passagers font la queue, et les « Gauguines ».

6S’il avait su que trois de ses toiles – il en peindra une cinquantaine aux Marquises entre 1901 et 1903 – allaient bientôt coûter plus cher qu’un paquebot !

7« Mort subite du triste monsieur Gauguin à Atuona, pauvre peintre, pauvre littérateur, pauvre chrétien. La corruption la plus effrontée, l’impiété la plus affichée. Socialiste radical ».

8Voilà comment son décès fut annoncé par l’évêque Martin. Paul Gauguin était un loqueteux scandaleux, un morphinomane rongé par la syphilis et les ulcères, un antéchrist mythomane. Contre sa volonté, on célébra un enterrement selon les usages de l’Église. Quelques prières et six hommes payés pour emmener son cercueil au cimetière du Calvaire.

9Gauguin les a bien eus. Sa gloire posthume les fait rager. Et ce paquebot les nargue encore.

10S’ils avaient su.

11Si les insulaires n’avaient pas échangé les toiles et les croquis du peintre contre quelques dollars il y a un siècle, ils pourraient aujourd’hui s’offrir des croisières de luxe sur tous les océans du monde.

2/ Hiva Oa

12À l’entrée du village, Bertho me dépose chez son cousin Riki, il acceptera sûrement de m’héberger. Riki a 28 ans, il est célibataire. Il a le visage d’un Bouddha souriant, il porte un T-shirt rose, col en V, sans manches, d’où émergent deux bras épais comme mes cuisses. Cadet de sept frères et sœurs, il a hérité de la maison parentale, conformément à la tradition, une pauvre bicoque de bois et de tôle ondulée.

13On le trouve assis à la table de la cuisine, voûté devant un petit écran d’ordinateur, il tchatte sur sa messagerie Facebook. Il m’ajoute comme ami virtuel avant même qu’on ait pu échanger un mot. Riki a le sens de l’hospitalité.

14C’est ici, à Puamau, aux confins de l’île, que je verrai pour la première fois des images d’un prototype de l’iPhone 6 sur YouTube. Je profite de sa connexion internet pour lui montrer ma ville, sur Google Map Satellite et Google Street View.

15On écoute DJ Soupap et DJ Warlike, des jeunes mixeurs de l’île. On écoute Takanini, un groupe de l’île de Nuku Hiva. On regarde en streaming des performances de danse urbaine filmées dans les rues de Papeete, quelques clips de Stromae et Francis Cabrel, surtout pas de Jacques Brel, tous le détestent, leurs profs de français leur dictaient chaque année les paroles de la chanson « Les Marquises ».

16Une cousine de Riki rejoint la conversation, via Skype. Sur l’écran de l’ordinateur, ses mimiques sont saccadées, elle est infirmière à Tahiti, elle est dans une voiture, face à l’océan, elle nous confie les derniers rebondissements de son histoire d’amour.

17Riki se lève. Le film d’action est téléchargé, on va pouvoir manger. Riki récupère le fichier piraté sur une clé USB qu’il branche sur sa télévision, un écran plat 127 centimètres. Il n’y a qu’une seule prise, il faut sacrifier le frigidaire le temps du film. On remplit nos assiettes de riz et de poulet, on mange devant Fast & Furious 6. L’agent Luke Hobbs enquête sur la destruction d’un convoi russe…

18Le contraste est saisissant avec cette petite cuisine indolente, ce toit de tôle apparente, ces fenêtres flanquées de grillage, ces casseroles fixées au mur par un clou planté dans une paroi de parpaing humide, cette vieille nappe de toile cirée et ces quatre boîtes de thon remplies d’eau, placées sous les quatre pieds de la table, pour décourager les fourmis.

3/ Tahuata

19À Vaitahu, on se doit de rendre visite au vieux Tetahi, l’ancien maire, une mémoire vivante de l’île. Je le trouve devant sa télévision, hypnotisé par un documentaire sur la faune kényane. Sa table de travail est couverte de livres et de carnets, un dictionnaire Larousse et le Catéchisme de l’Église catholique, preuve de son ouverture d’esprit car Tetahi est protestant.

20Il suffit d’évoquer le renouveau culturel de l’archipel pour que ses yeux s’allument. Tetahi est membre de l’académie marquisienne, une institution culturelle créée en 2000 pour sauvegarder et enrichir la langue de l’archipel. Il a organisé le Festival des arts marquisiens de Tahuata en 2006. Il est intarissable en anecdotes sur le héros de l’île, le chef Iotete, l’un des très rares Marquisiens à s’être soulevé contre les Français.

21En vérité, en 1838, le chef Iotete accueille courtoisement l’amiral français Abel Dupetit-Thouars. En échange de cadeaux, il se porte garant de la sécurité de deux missionnaires catholiques débarqués à Vaitahu. Il fait même de l’amiral son ikoa, une tradition polynésienne, deux nouveaux amis s’échangent leur nom et leurs biens. En 1842, Iotete demande aux Français de lui mettre à disposition quelques hommes, des chevaux et des canons pour se prémunir des convoitises américaines. L’amiral en profite pour lui faire signer, le 1er mai 1842, une déclaration dans laquelle Iotete reconnaît la souveraineté de la France :

22« En vertu des ordres du Roi et sur la demande réitérée des principaux chefs de l’île de Tahuata, nous en prenons possession ainsi que de toutes les îles du groupe du sud-est des Marquises qui en dépendent. »

23Au bas de la déclaration, la signature de Iotete est celle d’un enfant. Un enfant qui reçoit, en récompense de sa bonne conduite, un costume Louis XVI de peluche rouge orné d’épaulettes d’or.

24Ce n’est que le 17 septembre, quatre mois plus tard, que Iotete comprend qu’il s’est fait berner. Il se retire à l’intérieur des terres et organise la guérilla. Il tue vingt-quatre marins et deux officiers français. La lutte ne durera qu’une semaine. La rébellion est matée par l’artillerie lourde de deux vaisseaux de guerre français, surtout par des guerriers marquisiens venus en renfort de l’île de Nuku Hiva…

25Tetahi a récemment initié la commémoration du 17 septembre, en souvenir du bref soulèvement de 1842.

4/ Ua Huka

26La mairie de Vaipae est censée délivrer des autorisations pour accéder au joyau de l’île, la baie de Haavei, propriété de l’ancien maire, Léon Lichtlé, le fils d’un immigré d’origine alsacienne. Personne ne sait me renseigner, on me conseille de tenter ma chance. Histoire de ne pas avoir fait le déplacement pour rien, je visite le musée attenant, un lieu dont le destin mérite d’être conté ici.

27À son ouverture en 1978, aucun villageois ne s’en souciait. L’archéologie était l’affaire d’une poignée de savants occidentaux. Le maire Léon – on appelle ici les maires par leur prénom – a alors l’idée d’inviter à Ua Huka des représentants des musées du Pacifique, vingt-huit font le déplacement. Des fouilles sont organisées en collaboration avec la population locale, surprise que des Polynésiens comme eux s’intéressent aux vieilles pierres. C’est le déclic. Les villageois viennent spontanément confier au musée des pagaies sculptées, des casse-têtes, des herminettes, des échasses, des pilons, des tikis. Les vitrines sont rapidement surchargées, il faut agrandir le musée.

28Tant mieux pour le patrimoine, tant pis pour l’autorisation. Je poursuis ma route plus à l’ouest, monte sur les collines qui surplombent Vaipae, des versants décapés par le vent, des pâturages jadis piétinés et défrichés par des centaines de chèvres et de chevaux, des terres qui se refont lentement une santé depuis que les sécheresses des années 1970 ont décimé les neuf dixièmes du cheptel de l’île.

29Dans ce décor de western, la baie de Haavei est une oasis. En travers de la piste qui y mène, des fils de fer barbelés et une pancarte de bois annoncent une propriété privée, entrée interdite sans autorisation. La curiosité l’emporte, je poursuis jusqu’à la mer et découvre une vaste plage de sable blanc bordée de cocotiers. De part et d’autre, des falaises volcaniques de plusieurs centaines de mètres. Roches noires, herbes émeraude et terres ocre. La mer ajoute au tableau ses nuances bleu marine, azur et turquoise. En face, les îlots Teuaua et Hemeni, l’un rouge, l’autre blanc, l’un plat, l’autre montagneux, tous deux survolés par des nuées d’hirondelles de mer.

30Subjugué par la splendeur des lieux, je néglige la présence de quatre êtres humains barbotant dans la baie. L’un d’eux marche dans ma direction. C’est une femme d’une trentaine d’années. Elle ne vient pas m’indiquer l’emplacement du pétroglyphe de la langouste. Encore moins me proposer de lui faire l’amour sur le sable blanc. Elle est de la famille Lichtlé, elle me rappelle que cette plage est privée, strictement interdite. Ils sont arrivés la veille en bateau, ils sont fatigués et comptent bien profiter des lieux en famille.

31La transition est brutale. Cette plage mesure un demi-kilomètre. Ils sont quatre. Je suis seul, avec mon eau, ma nourriture et ma tente. La femme de l’ancien maire nous rejoint. Elle est moins diplomate. N’avez-vous pas vu le panneau ? Êtes-vous aussi sauvages que ces Marquisiens ?

32Comment peut-on posséder une baie ?

33Comment peut-on dormir sur ses deux oreilles quand on prive les insulaires du plus bel endroit de leur île ?

34En retournant d’où je viens, je me dis que ces « sauvages » de Marquisiens n’ont connu la propriété privée qu’en 1903, par décret des autorités françaises. Qu’avant, il vivait en harmonie, en communauté de biens…

35Je planterai ma tente sur la colline qui surplombe leur propriété privée. D’ici, tout est à nouveau vierge, intact, beaucoup trop grand pour moi. Quand le soleil se couche, je ne sais que faire de tout ce brun, tout ce vert, tout ce bleu, tout ce rose, du vent qui sculpte les roches volcaniques, de l’odeur iodée du large, de l’astre qui se noie sur l’horizon et de quelques chevaux sauvages.

36L’esprit Lichtlé m’a contaminé. Je me souviens que ces chevaux appartiennent aux propriétaires des terres sur lesquelles ils paissent. Je me souviens que les premiers chevaux à fouler le sol marquisien furent offerts au chef Iotete par l’amiral français Du Petit-Thouars en 1842, année de la prise de possession des Marquises.

5/ Ua Pou

37À Hakahau, la messe de minuit débute à sept heures. La décoration de l’église Saint-Étienne est ahurissante. Dans ce royaume de pierre et de bois, des explosions d’hibiscus sur tous les murs, sur tous les bancs, un sapin géant, formé de palmes tressées, surmonté d’une étoile à cinq branches. Sculpté en bois de fer, un grand Christ en croix, très maigre et très triste.

38Le christianisme est si exigeant, si ambitieux. Amour conjugal, fidélité monogame, sexualité procréatrice. Comment ont-ils fait le deuil des temps anciens, de la légèreté, de la volupté, de l’hospitalité charnelle ? Comment les missionnaires s’y sont-ils pris pour transmettre les idées de culpabilité et de péché ?

39Comment expliquer leur engouement pour ce Christ qui ne rit pas, ne boit pas, ne fume pas, ne copule pas, ce Christ qui n’est que souffrance et finit transpercé, crucifié ?

40La rumeur cesse brusquement. L’évêque s’avance vers une chaire en forme de proue de bateau, une sculpture magistrale, une réplique de la pêche miraculeuse, avec des tortues, des lézards, des poissons et des tikis pris dans un filet géant.

41Percussions chaudes et chants choraux, c’est Noël, je suis ébranlé par la mise en scène. J’envie la confiance des fidèles, leur Dieu le veut, leur Paix du Christ, leur optimisme. Juste pour une nuit, j’aimerais ne plus être un penseur de l’ici-bas et rejoindre ces rêveurs de l’au-delà…

42Joyeux Noël, c’est le 25 décembre.

43La Nativité en plein été austral.

44J’avais déjà de la peine à y croire, il y a quinze jours, sur les trottoirs brûlants de Papeete. Ces sapins de pétrole, vert écossais ou blanc lapon, ces Merry Christmas à suspendre, ces bonnets rouges et blancs à pompon, ces Pères Noël aux yeux bleus made in China.

45De la peine à y croire à Hakahau, il y a deux jours, face aux annonces placardées devant les magasins, « vente de bûches de Noël pour le réveillon, parfum vanille ou chocolat, commandez avant le 23 », « pour les Fêtes, offrez des macarons, passez commande chez Momona », « vente de porcelet pour la Noël à 800 francs le kilo »…

46Quittant le village de Hakahetau, je passe devant l’ancienne maison de Monseigneur Le Cléac’h, l’évêque qui avait lutté pour le réveil de la culture indigène. Je célèbre Noël au bon endroit, à égale distance de la tradition païenne et de la religion catholique.

47L’évêque savait combien son christianisme avait de points communs avec les croyances anciennes. Les Marquisiens avaient aussi leur Trinité, trois dieux nommés Teuutoka, Teuuhua et Tehitikaupeka. Ils avaient déjà leur paradis, même s’il était souterrain. Et leurs prêtres étaient astreints au célibat.

48Après une toute petite dizaine de kilomètres de marche, j’atteins le village de Haakuti. Son unique route coupe le village en deux, en ligne droite, de la mer à la montagne, du temple protestant, petit clocher carré, petit auvent passé à la chaux, petites fenêtres à carreaux, sobre et modeste, à l’église catholique du Sacré-Cœur, comme une reine sur son trône de pierres. À mi-chemin de la route, sous un abri de bois, trois jeunes lisent un livre, en compagnie d’un couple adulte, quel beau spectacle.

49Les trois jeunes profitent de mon arrivée pour filer en douce. J’aurais pu le deviner. La femme porte une jupe longue et un sac en bandoulière. Son mari, des pantalons à plis et une cravate. J’aurais dû le deviner. Elle est de Nouvelle Calédonie, lui de l’île de Nuku Hiva. Ces deux témoins de Jéhovah étaient en train de montrer à ces trois brebis égarées que la Bible ne mentionne pas le 25 décembre, que Noël est une célébration païenne.

50Mieux vaut en rire. Les deux témoins réitèrent avec moi la démonstration, lecture d’extraits à l’appui. Leur Bible est annotée, saturée de marque-page. Ils me font lire un verset, ils me posent une question simple, je réponds, ils me valorisent. Ils utilisent des images familières.

51Un ordinateur est livré avec un manuel d’utilisation. La Bible, c’est pareil, c’est le mode d’emploi de la vie. Dieu est le fabriquant et nous, les utilisateurs. La Bible explique comment faire du produit – notre vie – une utilisation optimale. N’est-il pas logique de suivre les instructions du fabricant ?

52Vous vous foutez de qui ? Je vais vous la montrer, l’utilisation optimale du produit, vlam !, retour des utilisateurs au fabricant !

53Ces vilaines pensées ont dû se lire dans mes yeux. Bons joueurs, ils cessent les hostilités et me laissent partir avec un petit cadeau, un numéro de La Tour de Garde, un mensuel de propagande publié en 194 langues.

54Rencontrerai-je un imam prosélyte à la sortie du village ?

55Mes chances sont minimes.

56Il y a un mois, trois cents personnes ont défilé dans les rues de Papeete avec des slogans édifiants. « Touche pas à mon cochon ! », « La burka ? Beurk ! », « Pas raciste, réaliste ! », « La charia, faut pas charrier ! » Les raisons de la vindicte populaire ? Une vingtaine de musulmans se réunissaient sans autorisation dans un appartement décoré en mosquée.

6/ Île de Nuku Hiva

57Au village de Hatiheu, je suis accueilli sur une terrasse décorée de filets de pêche et de flotteurs en verre par une femme au grand cœur. Théodora, ou Mamie Tehina, a plus de 70 ans, elle tient une forme olympique, elle jure que sa mère adoptive a vécu jusqu’à l’âge de 122 ans.

58Théodora a eu un premier mari australien, un parachutiste, puis un Chinois, victime d’une crise cardiaque, puis un Tahitien, un cœur volage, enfin son mari actuel, il nous rejoint, il s’appelle Roger, il a travaillé à Mururoa pendant quinze ans, il récolte aujourd’hui le coprah.

59Théodora a eu dix enfants, elle a perdu deux filles en 1989 dans un accident de voiture au col de Taihoae. Elle conserve dans un livre d’or, entre des lettres de marins et des photos de ses enfants, deux coupures de presse évoquant la tragédie.

60Théodora a grandi avec son cousin, Lucien Kimitete, l’ancien maire de Nuku Hiva, mort dans un accident d’avion en 2002. Il est celui qui aimait rappeler que les Marquises se doivent d’être autre chose qu’un « cimetière d’étrangers célèbres ». Il avait prononcé un discours mémorable lors d’une réception donnée chez l’administrateur :

61« Nous en avons assez d’être comme un cheval attaché à deux pieux, Tahiti et la France ! Notre choix est fait, nous voulons notre rattachement à la France et à la France seule ! »

62Puisqu’un pamplemousse ne fait pas de citrons, comme on dit ici, Panui, le fils de Théodora, partage les mêmes convictions. « Si Tahiti demande l’indépendance, on fera pareil ! ». Panui adopte les principes de la République, il a même épousé une infirmière normande, Éléonore. Elle lui a donné un fils adorable, elle est à nouveau enceinte, elle se demande si elle doit accoucher à Tahiti, seule et en toute sécurité, ou à l’hôpital de Taihoae, en famille mais avec le risque de complications mal gérées.

63Depuis deux ans, Panui est une vraie star en Polynésie, il comptabilise 32 373 vues sur YouTube pour son apparition dans l’émission française J’irai dormir chez vous.

64Le concept de cette dernière est simple, Antoine de Maximy, un globe-trotter en chemise rouge, voyage seul et se fait inviter chez des autochtones. Il est équipé de trois caméras, la première accrochée à son sac filme les gens qui lui font face, la seconde fixée à un bras articulé filme son propre visage, la dernière, il la porte.

65En 2011, l’émission est tournée aux Marquises. Le scooter du globe-trotter tombe en panne près de Hatiheu. Roger et Panui le trouvent en allant nourrir leurs chèvres. Le voyageur entame la conversation, déride ses interlocuteurs et ose promptement la question « je peux dormir chez vous ? » Pris de court, le père et le fils chargent son scooter sur la benne de leur pick-up et le ramènent à la maison. Roger va acheter un litre de vin, et Panui fait son show face aux caméras d’Antoine de Maximy. Que penses-tu des touristes ? « Y a du bien et y a du pas bien. Le bien, c’est les sous. Le pas bien, c’est qu’ils restent trop ». Que penses-tu de l’indépendance ? « C’est la France qui nous aide dans tout. Maintenant, si on veut être indépendant, il faudrait planter les trucs naturels, et se débrouiller nous-mêmes pour vivre. Déjà les jeunes maintenant, s’il y a pas de riz, pas de ketchup, pas de soya, ils mangent pas. Attends, qu’est-ce qu’il va aller foutre avec l’indépendance, l’autre ? »

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Notes

1 Blaise Hofmann, Estive, Genève, Zoé, 2007.

2 Blaise Hofmann, Marquises, Genève, Zoé, 2014.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Blaise Hofmann, « La France du bout du monde. Fragments d’un voyage sur les six îles de l’archipel des Marquises »Viatica [En ligne], 6 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/323 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.323

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